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Je marche

23/01/2010 5 commentaires

Les Giètes, photoroman, évoque à plusieurs reprises (et pour mémoire pp. 101-103) l’expérience particulière des manifs, de ces matins de grève où l’on défile en cortège sur la voie publique. On marche – au double sens, dur et absolu, du beau verbe marcher :  on avance, et on y croit. On marche pour, on marche sur, on marche à, on marche ou crève, on marche.

Le héros dudit roman ne marche plus. Double sens également, quoiqu’il vous parlerait surtout de ses pauvres jambes.

En revanche, moi, je marche encore. J’ai marché hier, avec mes filles. Comme d’habitude, on camarade devant la gare, puis on terminusse devant la Préfecture, où les plus enragés continuent de piétiner. La Préfecture est cet auguste symbole républicain sévèrement gardé par un rang de CRS, arborant des casques intégraux et des gilets pare-balles d’une épaisseur impressionnante, et pour tout dire dissuasive. On renonce à même les regarder, le regard n’atteindrait pas leur épiderme. Mais cette manif était plutôt courte, faible mobilisation, dans le froid et la grisaille. Les syndicats annonçaient 3000 personnes dans le mégaphone, je pense qu’il n’y en avait qu’un petit millier… Toujours les mêmes revendications, « pour sauver le service public »… Je marche, puisque je suis un petit fonctionnaire. On suit la banderole, on soupire au slogan. Y croit-on encore ? Il faut bien, pourtant. Si l’on n’y croyait plus, on s’arrêterait de marcher, puisque c’est la moitié du sens.

Les suppressions de postes de fonctionnaires, qui déglingueront la société française plus durablement qu’un jour de grève, rapporteront à l’Etat 500 millions d’Euros, tandis que le bouclier fiscal, qui enrichit une poignée de créatures extra-terrestres humanoïdes ne vivant pas sur le même plan de la réalité que nous, lui coûte 600 millions d’euros. L’équation est simple, le gouvernement insupportable… Alors on le dit dans la rue… Et puis on n’est plus trop sûr de servir à quelque chose, alors on rentre chez soi et on prépare le repas pour ses enfants. Marcher, c’est physique, ça creuse.

Préparant le repas, j’écoute la radio. M. Henri Proglio, PDG d’EDF, pur spécimen de créature humanoïde extra-terrestre rolexée à mort, est pris en flag de cumul des salaires et de louche collusion entre service public et intérêt privé, précisément aujourd’hui, il tombe bien. Il est contraint de renoncer publiquement à ses émoluments de Veolia et de se contenter de son salaire d’EDF, soit 1 600 000 euros par an. Ce chiffre est tellement énorme, tellement abstrait, tellement incompréhensible, que je manque me couper un doigt en épluchant mes patates, j’interromps la cuisine pour sortir la calculette. Or, après calcul, son salaire est très exactement cent fois le mien.

C’est commode, les chiffres ronds, tout devient clair. Puisque l’argent est la vraie valeur des choses, comme nous le savons depuis le 6 mai 2007, je suis en somme important comme la centième partie de M. Henri Proglio. Il faut cent types dans mon genre, cent fonctionnaires de rien (environ 130 s’il avait conservé son salaire de Veolia) pour équivaloir à M. Henri Proglio. Si 100 (ou 130) gus comme moi mourraient, ce serait, en gros, aussi grave que si M. Henri Proglio mourrait. Voilà la sorte de pensées que cela m’inspire, spontanément. Bizarre, non ? D’autres sans doute se mettraient à rêver ce qu’ils feraient de cent fois leur salaire, puis pour se consoler gratteraient quelques cartons de la Française des Jeux (PDG : M. Christophe Blanchard-Dignac, créature humanoïde extraterrestre), alors que moi ces produits en croix m’entraînent seulement à compter ceux à qui ma mort fera de la peine. Voilà qui renvoie à l’étymologie du mot « prolétaire » = qui n’a d’importance que pour ses enfants, que par ses enfants. Prolo vs. Proglio. Je donne à manger à mes enfants, allez, dépêchez-vous, il est tard.

Pendant ce temps à la radio, le monde continue de trembler. Je continue de calculer. Finalement, 100 (ou même 130) individus dans mon genre, empilés dans la balance du jugement dernier pour parvenir au niveau de M. Henri Proglio, ce serait encore fort peu de chose, une bien modeste manif. Parce que si l’on prenait en compte, au lieu des grilles de salaires de la fonction publique territoriale française, le salaire moyen en Haïti, alors là pardon il faudrait assembler 15 à 20.000 Haïtiens avant d’espérer obtenir pour eux, collectivement, la dignité phynancière attribuée d’office au seul M. Henri Proglio, créature humanoïde extraterrestre. Et encore, c’est bien parce qu’il a renoncé à Veolia.

Bon appétit, les enfants.

Ah, moi qui voulais cesser de parler politique sur ce blog… Parlons plutôt littérature. C’est toujours, quoiqu’il arrive, moins dérisoire. D’autant que, pour les raisons que l’on sait, lire aujourd’hui la Princesse de Clèves est un acte de résistance, surtout pour un petit fonctionnaire qui passe des concours.

Voici, par association d’idées quant à la valeur relative d’un individu, le fameux monologue de Shylock :

« Il a jeté le mépris sur moi, il a ri de mes pertes, il s’est moqué de mes gains, il a méprisé ma nation, entravé mes affaires, refroidi mes amis, échauffés mes ennemis, et quelle raison a-t-il pour faire tout cela ? Je suis un petit fonctionnaire. Est-ce qu’un petit fonctionnaire n’a pas des yeux ? Est-ce qu’un petit fonctionnaire n’a pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ? Est-ce qu’il n’est pas nourri des mêmes aliments, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, échauffé par le même été et refroidi par le même hiver qu’une créature humanoïde extraterrestre ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous faites du mal, ne nous vengerons-nous pas ? Si nous sommes semblables à vous en tout le reste, nous vous ressemblerons aussi en cela ».

Le Marchand de Venise, Acte III, scène 1. William Shakespeare, trad. Emile Montégut et Fabrice Vigne