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Le tombeau de Louis Bouilhet

26/02/2010 3 commentaires

J’ai fait ce matin deux lectures, l’une déprimante, l’autre ravigotante, et je n’ai compris qu’après coup (car c’est rétrospectivement que l’on crée du lien, que l’on tricote du sens dans le hasard) comment la seconde m’avait été l’antidote de la première.

Premier temps : je lis une brochure éditée dernièrement par l’ONISEP. J’accomplis cette lecture à fin de documentation pour un livre que j’écris (oh, toujours le même, toujours le même… Une séquelle ardue à la bouclette, et dont pour patienter les bribes se baladent…). Or, cette brochure se fixe pour objectif de présenter aux collégiens de 3e la réforme du lycée, et plus spécifiquement ce qui changera dès la rentrée 2010 dans les filières générale et technologique. La 2de devient, cela nous est précisé fièrement, « une véritable classe d’exploration», et nous nous demandons ce qu’elle était jusque-là.

Au chapitre des matières désormais obligatoires : « Pour mieux comprendre le monde actuel et ses enjeux, vous bénéficierez tous d’un enseignement d’économie.»

Au chapitre des matières désormais facultatives, dites enseignements d’exploration : « Vous pourrez explorer d’autres domaines encore, par exemple : la littérature et société [sic, l’absence du second article étant dû sans doute à un malencontreux copier-coller], les sciences de l’ingénieur, les biotechnologies, les méthodes et pratiques scientifiques…»

Je n’ai rien contre les sciences économiques. J’en ai tâté. Je respecte (sans les révérer) leurs vertus euristiques, et plus généralement je m’arracherai un ongle avant de débiner un champ du savoir, quel qu’il fût. J’éprouve toutefois un accès de mélancolie naïve, face au trop évident partage entre les domaines intellectuels, les obligatoires et les facultatifs. Genre, H.E.C. contre La Princesse de Clèves, l’un des deux tombe à l’eau, qu’est-ce qu’il reste ? Pour comprendre le monde actuel, pour y trouver sa place, pour y être utile (et utilisé), étudions l’économie ! et abandonnons la littérature aux spécialistes explorateurs. Ce n’est pas du cynisme, c’est une brochure de l’ONISEP.

Second temps : je lis, sans raison économique particulière, la préface au recueil posthume de Louis Bouilhet, Dernières chansons, préface écrite par Gustave Flaubert. Dans ce texte de circonstance mais aussi de deuil, Flaubert juxtapose une biographie et un tombeau pour son ami défunt ; des vers choisis (Des vers ! écrire en vers ! Mais c’est une folie !/J’en sais de moins timbrés qu’on enferme et qu’on lie !) ; un plaidoyer esthétique (« Lui, il pensait que l’Art est une chose sérieuse, ayant pour but de produire une exaltation vague, et même que c’est là toute sa moralité… » L’ambition et l’expression « exaltation vague » ont depuis lors fait florès) ; et des ronchonnages bien sentis sur le déplorable manque de poésie de son époque :

« Regardez comme le désert s’élargit ! Un souffle de bêtise, une trombe de vulgarité nous enveloppe, prête à recouvrir toute élévation, toute délicatesse. Peut-être allons-nous perdre, avec la tradition littéraire, ce je ne sais quoi d’aérien qui mettait dans la vie quelque chose de plus haut qu’elle. Un peu d’esprit se gagne par la culture de l’imagination, et beaucoup de noblesse dans le spectacle des belles choses ».

Eh bien, j’avais l’impression de lire un commentaire de la brochure ONISEP, écrit avec 140 ans d’anticipation.

Le désert, dit-il ? La bêtise ? Oh, je sais bien… Il est si facile de les voir gagner du terrain.

Le discours de la décadence est une scie de tous les temps, une éternelle illusion. On sait des sénateurs romains qui déploraient chez les jeunes d’aujourd’hui la perte de la vigueur, de l’esprit, ou des valeurs en usage durant leur propre printemps, et les choses ne se sont pas arrangées : a-ton jamais entendu dans le moindre bistrot ou le moindre forum la phrase « Ah, les jeunes d’aujourd’hui sont mieux qu’autrefois » ? Ainsi, la déliquescence des adolescents est, depuis 2000 ans et plus, un phénomène au moins aussi constant et fatal que l’aigreur des vioques. Imaginer le niveau contemporain après tant de générations inférieures à la précédente est une expérience vertigineuse.

C’est pourquoi je ne suis pas entièrement dupe de l’acrimonie de Flaubert, et pour la nuancer je citerai ci-dessous un autre extrait du même texte, à la tonalité triste et lyrique plutôt que grincheuse, nostalgique plutôt que passéiste. Car le souvenir de Louis Bouilhet évoque surtout en Flaubert une adolescence commune vouée à la rêverie, à la poésie, et à l’écriture. Flaubert avoue quelque part dans sa correspondance qu’il a mouillé de ses larmes cette page du manuscrit de la Préface.

« Et puisqu’on demande à propos de tout une moralité, voici la mienne :
Y a-t-il quelque part deux jeunes gens qui passent leurs dimanches à lire ensemble des poètes, à se communiquer ce qu’ils ont fait, les plans des ouvrages qu’ils voudraient écrire, les comparaisons qui leur sont venues, une phrase, un mot, et, bien que dédaigneux du reste, cachant cette passion avec une pudeur de vierge ? je leur donne un conseil :
Allez côte à côte dans les bois, en déclamant des vers, mêlant votre âme à la sève des arbres et à l’éternité des chefs-d’œuvre, perdez-vous dans les rêveries de l’histoire, dans les stupéfactions du sublime ! Usez votre jeunesse aux bras de la Muse ! Son amour console des autres, et les remplace.
Enfin, si les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous sembleront pas avoir d’autre utilité, et que vous soyez résolus à toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute épreuve, lancez-vous, publiez !
Alors, quoiqu’il advienne, vous verrez les misères de vos rivaux sans indignation et leur gloire sans envie ; car le moins favorisé se consolera par le succès du plus heureux ; celui dont les nerfs sont robustes soutiendra le compagnon qui se décourage ; chacun apportera dans la communauté ses acquisitions particulières ; et ce contrôle réciproque empêchera l’orgueil et ajournera la décadence.
Puis, quand l’un sera mort, — car la vie était trop belle, que l’autre garde précieusement sa mémoire pour lui faire un rempart contre les bassesses, un recours contre les défaillances, ou plutôt comme un oratoire domestique où il ira murmurer ses chagrins et détendre son cœur. Que de fois, la nuit, jetant les yeux dans les ténèbres, derrière cette lampe qui éclairait leurs deux front, il cherchera vaguement une ombre, prêt à l’interroger : « Est-ce ainsi ? que dois-je faire ? réponds-moi ! » — Et si ce souvenir est l’éternel aliment de son désespoir, ce sera, du moins, une compagne dans sa solitude.»

J’offre au vent et à l’ONISEP cette élégie, convaincu que telle jeunesse, la sienne,  la mienne, d’autres, telles amitiés sur le seuil de la classe de 2de, telles aspirations à de plus bleus horizons que la sinistre économie du monde, ont eu lieu, auront lieu, ont lieu en ce moment même. Réforme pas réforme, il n’y a pas de raison. Je trouve beau ce texte, et considère, toujours mélancolique, et naïf toujours, que c’est par le spectacle des belles choses davantage que par la ronchonnerie que l’on a une chance de donner le regret, sinon le goût, des lettres, aux économistes de demain.

Going underground

14/02/2010 3 commentaires

Ma curiosité coule de source, et confine à la tautologie voire au narcissisme, pour les auteurs qui, ayant navigué dans le monde éditorial traditionnel, se plongent plein d’usage et raison dans l’auto-édition une fois revenus dans leur petit Liré ou leur gras Northampton. Jean « Moebius » Giraud ou, dans un autre style, Marc-Edouard Nabe en sont, en France, deux bons exemples (et en musique on pense aux courageux Ogres de Barback) – mais en voici un autre, anglais celui-ci.

Depuis tantôt vingt-cinq ans je puise dans les oeuvres d’Alan Moore un plaisir et une stimulation sans cesse renouvelés. Moore est un auteur, en ce qui me concerne, de tout premier plan, et j’ai consacré à ses livres certains textes qui sont des reconnaissances de dettes (un article ici même).

Dès les années 80, Moore flambe tout l’argent que ses comics à succès lui rapportent dans la fondation d’une maison d’édition, Mad Love Publishing. L’expérience fait long feu, mais voilà qu’il recommence. Il refuse d’être associé aux blockbusters que Hollywood fabrique d’après ses livres, il lorgne au contraire vers l’infiniment petit, le fanzinat, le sérieusement potache, l’artisanat créatif, la joie qui fuse ici. La contre-culture plutôt que le mass-media, ça prend un sens quand c’est quelqu’un qui a un pied ici, l’autre là, et qui dit non. Ressuscitant un projet et un titre vieux de trente ans, Moore lance en 2009 la revue expérimentale mais généreuse, foutraque quoique classieuse, Dodgem Logic (pas si indépendante que ça puisqu’elle est distribuée par un éditeur anglais solide, Knockabout, mais ne chicanons pas). Il parraine, il jubile, il réunit ses potes, voire sa famille, dont sa femme Melinda Gebbie (comment, vous n’avez pas lu Lost girls ? Mais qu’attendez-vous ? d’être devenu impuissant ?)

Moore titre l’édito inaugural Going underground, et interpelle ainsi le lecteur :

Bienvenue dans Dodgem Logic. Prix d’entrée : votre cerveau. Ainsi que £2,50. Franchement, si vous vous contentez des £2,50, on ne viendra pas vérifier que vous fournissez pour de bon votre cerveau, qui de toute façon doit être farci de protéines animales infectées et de réminiscences approximatives des meilleures répliques de Sex and the city. Soyons réalistes : la société s’est effondrée, la culture se débat comme un mille-pattes cloué au sol par une agrafeuse, l’économie s’est évaporée comme une divinité morte. Pendant ce temps, les corbillards se bousculent en déversant des cercueils venus d’Afghanistan, chacun recouvert d’une reproduction de la mini-jupe de Geri Halliwell pour que nos gars se souviennent pourquoi ils se battent, nous prenons conscience que nous verrons de notre vivant le Norfolk devenir une nouvelle Atlantide engloutie par les eaux, les icebergs nécessaires à la pollinisation de nos aliments meurent l’un après l’autre, et les abeilles fondent. Je le sais, j’ai fait des recherches. Il est donc clair que la seule chose dont le monde a besoin, c’est une revue underground barrée, et pour seul agenda une agressivité de hasard. Dodgem Logic est entièrement réalisé à Northampton, mais conçu pour résonner sur toute la planète précisément pour cette raison qu’un trou-du-cul-du-monde, saccagé et dérisoire, en vaut bien un autre. Nous ne sommes ni locaux, ni globaux. Nous sommes lobaux.

Lisant ceci, je me marre, me sentant pas mal lobal moi-même, mais je sais que l’affaire est grave. Il s’agit de liberté d’expression, non en principes dévitalisés, mais en actes. Le résultat sur papier est forcément inégal, bouillonnant qu’il est d’énergies disparates, mais toujours beau à voir. On y trouve des détournements et de la mémoire, de la rage et des poèmes, des flashs et des fictions, du bio et de l’alter, du dada et du situ, des dessins, des photos, des musiciens (le premier numéro est agrémenté d’un CD, une heure et quart de scène locale à Northampton, du groove blues rock rap vraiment ‘indie’, magnifique), d’autres machins et de moins descriptibles, et Moore en personne fournit quantité de textes, dont un historique fort intéressant sur la presse souterraine anglaise, et dans le numéro 2 un essai sur l’anarchisme, ben voyons.

Car le deuxième numéro vient juste de paraître, avec une somptueuse couverture signée par le photographe Mitch Jenkins. Pour rire, et parce que je suis prêt à braver crânement les menaces de démons antiques,  je vous traduis un extrait de l’ours (traduire Alan Moore est chez moi une marotte), en minuscules caractères sous la page 3 :

Dodgem Logic, deuxième numéro, février-mars 2010. Attrapez ça dans vos faces, vous tous les torchons qui n’ont jamais dépassé leur premier numéro. Style, la Bible. Tout le contenu de Dodgem est sous Copyright pour ses auteurs, tous droits réservés. Reproduction interdite sans l’accord de l’éditeur et/ou des auteurs individuels. Nous sommes sérieux, là. Ne venez pas nous chercher des poux. Sachez que nous sommes cul-et-chemise avec d’anciennes forces démoniaques, le genre de petits farceurs qui vous exploseraient la tronche comme rien. Nous ne proposerons pas de formule d’abonnement avant d’être bien certains que cette belle aventure ne se conclura pas dans la cellule d’une prison pour financiers véreux, notre pauvre derrière profané par Bernard Madoff. Pour tout renseignement, contacter Queen Calluz at PO Box 927, Northampton, NN19DT, ou par mail info-arobase-dodgemlogic.com, sauf si vous êtes ce type qui nous envoie des trucs à base de lait humain et de cuissardes, en ce cas sachez que vous nous faites flipper, et allez plutôt harceler Razzle [célèbre revue porno britanique] ou un autre organe du même genre, okay ?

En outre, ce numéro contient en encart le premier (et sans aucun doute dernier) comic-book entièrement écrit et dessiné par Moore : Astounding weird penises, dont le héros est un braquemart interstellaire en tenue de cosmonaute. Vous voyez bien, que l’affaire est grave.