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Moi non plus, je ne le répéterai pas

Tiens, et si je “critiquais” un brin, moi aussi ? Mais, par mesure de précaution, ce sera une “critique” spéciale “FdT” : l’évocation d’une curiosité littéraire absolue dont à coup sûr personne d’autre ne vous aura causé, recension d’autant plus désintéressée, prescription d’autant plus désespérée que les probabilités que son objet croise votre chemin sont à peu près nulles.

Durant mon séjour au Québec en juillet dernier, je me suis arrêté quelques heures dans la charmante ville de Baie-Saint-Paul, dont les paysages, entre mer et montagne, attirent traditionnellement les villégiatures de peintres et artistes divers (des ateliers-galeries tous les dix mètres, comme dans certaines cités de Provence). Entre deux échoppes de rapins, je me suis vu interpeler en plein trottoir par un gars chevelu, lunetteux et affable, qui avait déployé devant lui un étal où s’empilaient les exemplaires d’un opuscule unique.

L’homme avait autopublié son œuvre, intitulée Je ne le répéterai pas, et désormais l’écoulait au culot, à la criée, aux badauds et au petit bonheur.

Son argument de vente, déclamé sans relâche : “Aimez-vous lire, par chance ? Alors voilà un roman extraordinaire, unique dans l’histoire de la littérature, né d’une contrainte originale : pas la moindre répétition. Chaque substantif, adjectif, verbe, adverbe n’apparaît qu’en une unique place du corpus. J’ai consacré plusieurs années de ma vie à l’achèvement de ce travail. Vous me semblez une personne tout à fait charmante et intéressante, j’ai été ravi de faire votre connaissance et je vous souhaite d’excellentes vacances au Canada. Prix : 20 dollars, taxes incluses“.

L’hurluberlu, nommé G. Levesque (pas de prénom) m’a ému par son bagout de camelot un rien désuet, son dévouement solitaire à une entreprise esthétique dérisoire, son investissement pathétique et sublime dans une tâche crypto-oulipienne « qui m’a rappelé quelqu’un » comme on dit, et j’ai déboursé la somme sans barguigner.

Or, voilà : le résultat ne constitue pas un chef d’oeuvre fracassant – l’intrigue, touffue, rocambolesque mais assez faible (et un chouia complaisante, avec sa mise en abyme où l’auteur se dépeint sous son propre patronyme, dans une version naïvement idéalisée, auréolé d’un immense succès de librairie – sic) ne justifierait sans doute pas à elle seule une lecture, et surtout ne « rejoint » pas in fine son principe de composition, comme il advient dans les réussites les plus spectaculaires de l’OuLiPo où fond et forme se corroborent subtilement. Néanmoins, on goûte ici avec plaisir une bizarrerie bienvenue et bien troussée, où la règle formelle de non-réitération, principe stylistique basique sinon scolaire, ainsi poussé à l’extrême, crée incontestablement un style étrange, riche et baroque.

La dégustation ne se révèle cependant pas exempte de scories : on butte sur de paradoxales redondances (jamais deux occurrences du même vocable, certes, mais à très peu de pages d’écart déboulent Foudre, Foudroyer et Foudroyant) ; des termes revenus de loin, rares et gouleyants (venusté) ; des canadianismes, charme exotique, léger décalage (Brassière pour soutien-gorge, Le type échappa ses outils pour lâcha, Elle magasinait pour Elle faisait des courses) ; des pléonasmes plutôt gauches (Il osa audacieusement, il lui susurra un chuchotement) ; des amusantes antilogies (Hé ho ! ténora-t-il comme un baryton) ; des absurdités, même, que magnanimement on supposera volontaires (Il renoua le lacet de son espadrille) ; surtout, des épuisantes circonvolutions de périphrases (La pénombre crépusculaire dévoilant l’astre céleste nimbé d’un halo sidéral qui majestueusement l’auréolait dans un firmament constellé par une myriade d’infimes lueurs stellaires – autrement traduit : Le ciel étoilé).

Le rendu, au final, a parfois un côté laborieux, genre « réécrit automatiquement par le dictionnaire de synonymes de Word ™ » ; pour autant, un tel projet linguistique (pourquoi ne pas oser : « poétique »), saugrenu et sympathique, chatouille, titille, et même stimule (la preuve, j’ai tenté à mon tour d’écrire le présent texte sans me répéter… N’hésitez pas à me signaler toute erreur…) et démontre que, sur les deux rives de l’Océan Atlantique, on s’amuse avec notre patrimoine commun, une langue française contrainte et féconde, on lui rend grâce en la jouant, on l’idéalise en élaborant soigneusement, et en secret, chaque phrase, « au fond du trop connu pour trouver du nouveau ». C’est attentivement, pour qui rédige comme pour qui déchiffre, que l’on avance dans le lexique et dans ces lignes – on redécouvre une pratique, mine de rien.

Cet OVNI, sans aucun doute introuvable en France, peut éventuellement se commander en devises autochtones sur Internet, via le site de l’auteur.

  1. stéphane
    29/08/2009 à 15:41 | #1

    Le terme espadrille au Québec désigne bel et bien une chaussures à lacets, que l’anglophonisation à la francaise traduit par basket.

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