« La liberté, l’égalité, la fraternité et moi » Photo : François Raulin, juste avant le concert de Micromégas, Châtel-en-Trièves, place de la Mairie (naturellement), 11 juin 2022.
Un peu plus tard, en pleine action, nous ressemblions à ça :
Pour ceux qui l’ignoreraient encore, Micromégas n’est pas qu’un petit géant âgé de 670 ans et mesurant trente-neuf kilomètres, venu de la lointaine Sirius. C’est aussi un petit grand groupe (en V.O. : little big band) qui swingue quand il le faut, improvise souvent, danse la bourrée auvergnate quand il a soif, groove le reste du temps, et parfois cumule les mandats. Mais toujours avec force liberté, égalité et fraternité.
Lorsqu’on écrit une lettre, surtout à des affranchis, voire à des timbrés, un accusé de réception fait toujours plaisir. Une note parue sur « Les Notes » à propos de ma Lettre ouverte au Dr. Haricot de la Faculté de Médecine de Paris (toujours en vente chez le Réalgar).
Voilà qui fait un retour de presse sur le Haricot ! Et toujours zéro pour Ainsi parlait Nanabozo. Comme dit Houellebecq (quand il ne dit pas de conneries) « il y a plus de différence entre zéro et un lecteur qu’entre un lecteur et un million de lecteurs ».
Comme on sait depuis Clémenceau, La guerre est chose trop grave pour être confiée à des militaires. De même, la chronique et l’analyse d’une guerre est chose trop subtile pour être déléguée, naturellement aux militaires qui naturellement n’en diraient pas un traitre mot authentique, mais pas davantage aux politologues, économistes et autres éditorialistes appointés. Il faut confier tout discours sur la guerre aux poètes, et, en général aux littéraires. Eux, savent.
Le meilleur commentaire que j’ai entendu sur la guerre que mène Vladimir Poutine en Ukraine est celui d’André Markowicz, russe français, poète et traducteur – de Tchekhov, Pouchkine, Dostoïevski, Gogol, Gorki, Boulgakov…
C’est fait ? Alors je poursuis. Avez-vous remarqué que le mot le plus employé par André Markowicz au fil de cette interview passionnante et terrible est la honte ? La honte comme moteur de l’histoire et de la guerre, comme incompressible noyau de l’âme slave, comme alpha et oméga de l’inconscient collectif, comme tache impossible à laver tel le sang chez Barbe Bleue, comme mal et aussi comme remède (il faudrait faire honte à la Russie, Markowicz explique très bien pourquoi la diplomatie de Macron, Ne pas humilier la Russie, est une aberration), la honte ainsi que la fierté (nationaliste) dont on ne saurait départager lequel des deux est le double maléfique de l’autre… Or la honte est un thème éminemment littéraire.
Parmi les membres de l’atelier d’écriture que j’anime en ma médiathèque se trouve une jeune femme russe. Lors de la séance qui a suivi le déclenchement de la guerre en Ukraine, elle nous avait dit, bouleversée : « Pardon, je ne sais pas ce que je fais là, je n’aurais pas dû venir aujourd’hui, je ne sais pas comment penser à autre chose qu’à ma honte » . J’ai tenté de lui suggérer qu’il ne fallait pas avoir honte parce qu’elle-même n’avait pas envahi l’Ukraine, mais qu’en savais-je, qui étais-je pour la raisonner, moi qui suis un tout petit peu poète mais pas même russe.
Lors de ma visite, ou pour mieux dire de mon incubation, le mois dernier, dans la merveilleuse Bibliothèque Humaniste de Sélestat, face à foison d’incunables en presque consultation libre, j’ai eu la révélation de ce qu’au fond j’ai toujours su : je suis un humaniste du XVIe siècle, et j’étais de retour à la maison.
C’est-à-dire que, tout comme les humanistes de la Renaissance (quoiqu’un peu moins cultivé qu’eux et sans risquer le bûcher, merci), j’aspire à une morale, à une sagesse et à une conduite de ma vie fondées sur le savoir humain et non sur une toujours un peu louche et suspecte parole divine confisquée par des instances de médiation autoproclamées. Une sagesse fondée sur le monde réel et non sur l’arrière-monde imaginaire. Sur l’expérience humaine. Sur l’homme. Sur l’humain étymologique de l’humanisme. Voire, s’il faut désormais en passer par une mise à jour inclusive pour se faire comprendre : sur l’hom·fem·me. Mais, en tout état de cause, pas sur Dieu, qui quant à lui, vous l’aurez peut-être remarqué, demeure en 2022 aussi bien qu’en 1522 obstinément et archaïquement viril et sévèrement burné – il ne viendrait à l’idée de personne de prier D·ieu.éesse. Car l’Homme est nettement plus universel que Dieu.
Or parmi les livres pluricentenaires, extraordinaires et intemporels, trésors qu’à Sélestat j’ai pu consulter, fût-ce sur écran, je me suis pris de passion pour les Adages d’Érasme. J’avoue humblement que d’Érasme de Rotterdam je n’avais jamais ouvert autre chose que le certes fondamental Éloge de la Folie.
Érasme, quatre décennies durant, a compilé adages, proverbes, apophtegmes, formules, métaphores et pensées spirituelles, principalement grecs et latins. En 1500 la première édition de ce best-seller en recensait 820 ; en 1536 la dernière édition du vivant d’Érasme en comptait plus de 4000. Difficile d’imaginer un meilleur concentré de la démarche humaniste telle que décrite plus haut : ce manuel de sagesse antique se positionnait implicitement comme une alternative, sinon comme un concurrent, face au Livre des Proverbes de l’Ancien Testament où à tout autre missel pétri de paroles sacrées.
Au fil des Adages, en compagnie d’Érasme (et d’Homère, Ésope, Aristote, Aristophane, Ovide, Virgile, Terence, Pline, Cicéron, Plutarque, etc.), nous réfléchissions soudain avec des humains, entre humains, pas avec Dieu. Nous pouvions, nous avions le droit de « frotter notre cervelle contre celle des autres » (expression de Flaubert), de nous nourrir de la parole des humains qui nous ont précédé sur la terre sans avoir besoin de prétendre qu’ils étaient des demi-dieux, des prophètes ou des saints pénétrés du souffle d’en haut. Mais pour autant sans exclure les adages issus de textes sacrés, puisqu’eux aussi font partie de l’Histoire, et donc de notre histoire, oui, la Bible est citée AUSSI parmi les Adages (faut-il rappeler que l’œuvre d’Érasme, contemporain de Luther, comprend une retraduction du Nouveau Testament, qu’il entendait vulgariser et démocratiser ?). Sans surprise, le concile de Trente en 1559 a sévèrement condamné comme subversifs et mis à l’index les Adages d’Érasme…
Érasme écrit dans sa préface, et je comprends immédiatement qu’il s’adresse à moi, comme à tout collectionneur de l’intelligence des autres :
« Je me suis promené pour une recherche d’un genre plus plaisant, parmi les jardins bigarrés des auteurs et j’ai cueilli au passage, comme des fleurettes de toute espèce, pour en faire une sorte de guirlande, les adages les plus anciens et les plus remarquables (…) pour l’utilité des jeunes gens qui aiment à avoir une provision de proverbes, utiles en société, car sentences, métaphores, paraboles, comparaisons, exemples, rapprochements, images et autres figures font l’ornement et l’agrément du discours ».
Sur place, à Sélestat, j’ai passé une heure délicieuse à me plonger dans l’exégèse de ces expressions, ces lieux communs au sens (noble) de patrimoine commun, et je m’émerveillais qu’elles fussent passées dans le langage courant (Lâcher la proie pour l’ombre, Récolter ce que l’on sème, L’habitude est une seconde nature… et bien sûr les indépassables Connais-toi toi-même ou Rien de ce qui est humain ne m’est étranger). Ou bien dont je regrettais que d’autres fussent nettement moins usuelles (Tondre un chauve, Recoller un œuf, Perdre le goût des lentilles… Serez-vous capables de reconstituer la signification de ces trois expressions ? Si oui vous venez de faire trois pas vers la sagesse).
Et puis l’imparable adage numéroté 1001 : Festina Lente, mot de passe et de prudence que se refilaient discrètement les hommes de lettres de ce temps, et qui est pour Érasme l’occasion de rendre hommage aux imprimeurs… Et puis, et puis, et puis… Il y en a tellement que je me suis proposé, naturellement je ne m’y tiendrai pas et tant pis, d’en lire un par jour, hygiène intellectuelle. Voici celui que je vous offre aujourd’hui, parce qu’il me semble d’actualité : l’adage 2032, Panidis Suffragium, soit Voter avec les pieds. Devinez-vous ce que veut dire « Voter avec ses pieds » ? Estimer que le vote en cours ne nous mérite pas, et s’en aller, s’abstenir. Le pas de côté pour agir politiquement d’une façon différente que celle qu’on attend de nous. Les deux pieds sur la terre.
Le « héros » du film est à l’arrière-plan, net. Avez-vous identifié les personnages flous du premier rang, indistincts comme des filigranes, ou comme les petits caractères d’un contrat piégé ? Il s’agit de Marine Le Pen et Florian Philippot.
Vu en DVD de rattrapage La Cravate, film brillant d’Étienne Chaillou et Mathias Théry, hélas passé sous nos yeux à la trappe puisque sorti en salle quelques jours avant le confinement de 2020. Or je tiens ce documentaire unique en son genre pour salutaire politiquement, psychologiquement, sociologiquement, et bien sûr cinématographiquement, tout ceci sans la moindre date de péremption.
Un, politiquement. La Cravate documente avec précision les rouages du fascisme aujourd’hui, c’est-à-dire de la tentation autoritaire, du déclassement, du ressentiment, de la violence, de l’irrationnel, de l’exaltation, des stratégies de conquête, de la démagogie, de l’opportune faiblesse voire de l’opportune trahison de l’adversaire (la démocratie libérale), de la dédiabolisation et du management. Pourtant, dans le contexte contemporain, les valeurs fascistes pourraient sembler tout simplement démodées : rappelons que le fascisme est la forme, ou disons le variant, extrême et toxique du nationalisme, vieille lune née au XIXe siècle, illusion fédératrice selon laquelle le pays X, meilleur pays du monde, mis en danger par les pays Y et Z alentour débordant d’étrangers malveillants, doit accéder à son émancipation et retrouver sa grandeur mythique, sa place prépondérante grâce à un régime totalitaire et/ou un homme providentiel qui est parfois une femme et/ou un dogme religieux intégriste à titre d’excipient. Ces billevesées, fussions-nous des êtres sensés, moisiraient dans les bacs à compost de l’Histoire en notre époque où le danger numéro Un est environnemental, par conséquent planétaire, où l’effondrement des ressources, la sixième extinction de masse, l’irrémédiable pollution des écosystèmes, ou les radiations, se foutent comme d’une guigne des archaïques états-nations, de leurs guéguerres, de leurs dérisoires frontières ouvertes ou fermées ou de leurs revendications identitaires sans fin aussi passionnantes que les débats sur le sexe des anges. Comment, en 2020, le fascisme peut-il se présenter comme une solution moderne ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.
Deux, psychologiquement. Ce film est avant tout le portrait d’un jeune homme singulier. Certes les films qui dressent les portraits, et narrent par le menu les itinéraires, de militants d’extrême-droite ne manquent pas, de Lacombe Lucien (Louis Malle) à Un français (Diastème), du Conformiste (Bertolucci) à Chez nous (Lucas Belvaux)… Chacun a ses mérites. Aucun n’a le mérite de la Cravate, qui regarde et écoute sans le moindre surplomb son protagoniste, le jeune Bastien Régnier. « Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre. » (Spinoza, Traité politique) Comment, en 2020, un jeune fasciste peut-il s’inventer un destin ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate. Et si comme moi vous le voyez en DVD, ne loupez en aucun cas parmi les bonus l’indispensable épilogue qui parachève le récit, l’intervention dudit Bastien Régnier à la sortie du film, prenant acte du rôle même que le tournage aura joué dans sa propre histoire et redevenant sujet pensant.
Trois, sociologiquement. Le portrait du jeune homme singulier devient ensuite représentatif de ce qui le dépasse et c’est ici que l’effet devient très, très fort. J’ai vu ce film il y a huit jours, et sur le moment j’ai cru qu’il m’aiderait seulement à comprendre les récentes élections présidentielles, les 41,45% de Le Pen, et que ce serait déjà bien. Mais non. Il a d’autres choses à me dire. Alors qu’il continuait à mûrir dans mon esprit, éclate aujourd’hui à Uvalde, Texas, une énième tuerie de masse américaine en milieu scolaire qui fera encore se lamenter The Onion c’est comme ça qu’est-ce qu’on y peut il n’y a rien à dire nous ne pouvons que pleurer et prier. Et par surprise, ce massacre aussi, je le comprends tragiquement grâce à la Cravate – mais je ne peux en dire davantage sans prendre le risque de déflorer une scène clef du film. Comment, en 2020, la pulsion meurtrière, la violence armée et retournée contre l’école d’un homme en perdition, en situation d’échec et de haine de soi, en complète rupture familiale et sociale, peut-elle trouver à s’employer/à se canaliser/à se sublimer/à se faire oublier ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.
Et quatre, bien sûr, cinématographiquement. Une portion du public ignore (et, je ne nourris hélas aucune illusion à ce sujet, ignorera toujours, la pédagogie n’y fera rien) qu’un documentaire peut être une œuvre d’art – de même, d’ailleurs, que d’autres catégories culturelles une fois pour toutes reléguées au second rang, une bande dessinée, un livre jeunesse, un polar, une chanson pop, une série B… Or ce documentaire est une œuvre d’art absolue, créant du sens neuf avec les purs moyens esthétiques à sa disposition, audiovisuels. Il invente un dispositif cinématographique inédit et fulgurant, quoique très littéraire puisque certaines scènes capitales filment le protagoniste en train de lire la retranscription de la voix off du film lui-même, très écrite, lettrée et romanesque, qui rappelle aussi bien Hugo ou Balzac que le Modiano de Lacombe Lucien – et soudain une lecture silencieuse devient une brûlante scène d’action cinématographique ; il invente en choisissant de placer caméra et micro ici plutôt que là ; il invente en jouant sur la chronologie, les niveaux de récit, les effets de montage ou de mixage (par exemple, dans un meeting, les mots du discours disparaissent, anecdotiques ou mécaniques par rapport aux visages du public) ; il invente enfin et surtout en façonnant sur le long terme une relation de confiance et de vérité sans précédent entre celui qui filme et celui qui est filmé – relation incluant in fine, par généreux ricochet, celui qui regarde. Comment, en 2020, un film peut-il vous éclairer en vous racontant une histoire que vous pensiez connaître, mais qui vous avait totalement échappé ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.
Onésime et Élisée commencent alors à me parler De tous les gens formidables qu’ils ont rencontrés Bien sûr ils ont aussi croisé quelques salauds C’était souvent des chefs dans le boulot
Bérengère Cournut, Élise sur les chemins
C’est reparti (ça recommence demain) ! Marimazille et moi-même nous taquinons à coups d’idées de chansons. Marie puise son inspiration dans des infos à la une du web, notamment scientifiques mais exclusivement saugrenues.
Puisque nul n’arrête la marche du progrès scientifique, ce coup-ci Marie me transfère une autre révélation fracassante qui vient secouer le milieu académique international : la formule du connard idéal (de l’asshole, en VO) vient d’être mise au jour par une équipe de chercheurs de l’université de Georgie. Certes, cette définition rigoureuse et méthodique du connard manquait à chacun de nous, qui employons cette insulte de façon si désinvolte ; une chanson pour chroniquer l’événement, aussi. OK, je m’y colle, je sens bien que si je n’écris pas cette chanson personne ne le fera et on ne saura pas ce qui nous manque. À nouveau en alexandrins à rime unique, -ard, comme Fond du Tiroir, par exemple.
De la vulgarisation ? Oui, mais de la vulgarisation de mirliton !
Intro Les progrès de la science sont tellement rapides (ah non au temps pour moi, mon erreur est stupide ! J’ai confondu avec une chanson en “-ide” Désolé, je reprends pour éviter le bide…) 1 Les progrès de la science sont tellement bonnards Qu’on a élucidé dans un laboratoire Grâce à des savants fous et à tout leur bazar Éprouvettes, cornues, alambic et sonar Le vrai portrait-robot en mode opératoire La formule chimique du parfait connard ! (gare au connard ! gare au connard ! gare au connard !) 2 Tu m’as bien entendu ! C’est pas un canular Si tu ne me crois pas attends que je te narre Quand j’aurai terminé tu seras moins ignare Enfin tu pourras dire “Je sors du brouillard” Sans même avoir besoin de brancher ton radar Tu sauras repérer le plus parfait connard ! (gare au connard ! gare au connard ! gare au connard !) 3 Hommage soit rendu à ces brillants thésards Qui consacrent leur vie à des questions bizarres Et grâce à leur recherche augmentent le savoir Universel car oui la science est un art Venons-en au sujet : au fait et pour mémoire A quoi ressemble-t-il notre fameux connard ? (gare au connard ! gare au connard ! gare au connard !) 4 Selon les statistiques, sources contradictoires, Le profil idéal serait multistandard : Ton ex qui t’a déçu en quittant ton plumard Ou bien ton actuel qui manque encor’ d’égards Ou bien un harceleur qui te suit dans le noir En bref il est tout près, derrière toi un connard ! (gare au connard ! gare au connard ! gare au connard !) 5 Quoi d’autre ? Un chefaillon qui t’en aura fait voir En jouissant d’exhiber son infime pouvoir Un gougnafier sans gêne, un mesquin, un avare Un gros bâtard qui a forcé sur le pinard Ou un ancien ami qui te plante un poignard En répétant partout que c’est toi le connard (gare au connard ! gare au connard ! gare au connard !) 6 Un dépressif qui t’a pris pour son déversoir Un religieux qui te bénit à l’ostensoir Un omniscient et ses maudits airs péremptoires Un cruel qui fait mal pour rien et puis se marre Un bavard, un tocard, voire un raton-lavoir Alerte on est cernés, au secours, des connards ! (gare au connard ! gare au connard ! gare au connard !) 7 T’en veux encore ? L’escroc qui t’aura pris pour poire Ou un voisin bruyant, sa femme et ses moutards Un manipulateur et son art oratoire Cousin relou, beau-frère réac, tonton Gérard Enfin tu m’as compris, panel aléatoire La conclusion s’impose, partout est le connard. (gare au connard ! gare au connard ! gare au connard !) 8 Mais attention car tout le monde (ou la plupart) Est susceptible un jour, de l’enfant au vieillard De correspondre peu ou prou à ce lascar Toi-même tu devrais vérifier tôt ou tard Si un de ces matins et comme par hasard Il n’apparaîtrait pas au fond de ton miroir (gare au connard dans ton placard ! gare au connard dans ton placard !)
Il me restait un seul film de Terrence Malick à voir, Voyage of time (titre français : Au fil de la vie, 2016). Voilà qui est fait, ce soir.
L’opus a beau être étiqueté documentaire, on aurait quelque peine à identifier la moindre différence avec ses fictions. En effet, l’expérience est familière. Ce que l’on voit est splendide comme du Terrence Malick, les plans cosmiques contemplatifs (coucou l’ultimate trip de 2001 l’Odyssée de l’Espace, inépuisable source d’inspiration) délivrant au spectateur le contractuel vertige devant les espaces infinis ; et ce que l’on entend est barbant comme du Terrence Malick, la voix off (ici ânonnée par Cate Blanchett), prêchi-prêcha new age et niaiseux digne d’une scène ouverte de poètes amateurs, soulignant en permanence à l’attention dudit spectateur ledit vertige devant lesdits espaces infinis.
Alors que zut, il suffit d’une seule pensée de Pascal pour se remémorer la notion qui manque cruellement à Malick :
Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.
… notion qui n’aura échappé ni à Kubrick évidemment (2001 est quasiment un film muet), ni à Baudelaire :
Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant. – Hélas ! tout est abîme, – action, désir, rêve, Parole ! Et sur mon poil qui tout droit se relève Maintes fois de la Peur je sens passer le vent. En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève, Le silence, l’espace affreux et captivant… Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.
J’en étais là de ce film sublime et fastidieux, émerveillé par le lyrisme des travellings de l’espace tout en songeant distraitement à Baudelaire, lorsque soudain une révélation m’a fait écarquiller les yeux et presser le bouton pause. Sur l’écran, quelque chose se passait. Une éruption volcanique sous-marine. Et j’y ai vu autre chose, d’encore plus grand et de plus abstrait.
J’ai été foudroyé par l’évidence : ce si puissant spectacle naturel était la représentation la plus proche des « Kirby Krackles » que l’on pourrait jamais espérer rencontrer dans le monde réel.
Pour qui l’ignorerait encore, Jack Kirby (1917-1994) est un immense créateur, d’un calibre que nous croisons dix ou douze fois durant notre existence si nous avons beaucoup de chance, à même de repeindre l’intérieur de notre œil pour nous préparer à regarder le reste du monde, et ses visions seront les nôtres, en surimpression. De fait, je pense à Kirby (ou à Kubrick ou à Pascal ou à Baudelaire) en regardant Malick alors que je n’ai jamais convoqué Malick en lisant du Kirby, par conséquent il me faut conclure que Kirby est un plus grand artiste que Malick, CQFD.
L’art de Kirby est un art populaire et démocratique, sur papier journal et quadrichromie, accessible aux enfants dès 5 ans, puisque Kirby est un artiste de comic books, opérant essentiellement dans le registre de la science-fiction. Sa qualité démiurgique fait, par exemple, que lorsque j’ai vu pour la première fois la skyline de New York j’ai immédiatement reconnu qu’elle était dessinée par Jack Kirby (où est le Baxter Building ?) ; lorsque j’assiste à un combat de rue j’ai envie de crier aux pugilistes Montrez-moi vos poings, les gars, que je les vérifie s’ils sont dessinés comme chez Kirby ! ; lorsque je rêve, allongé sous la voûte céleste une nuit d’été, je reçois non seulement mon content d’étoiles mais aussi d’histoires, je médite sur les dieux cosmiques de Kirby et je comprends la naissance de toute religion ou mythologie.
Et puis, bien sûr, devant n’importe quelle source d’énergie, une flamme ou une centrale électrique qui bourdonne, ou même un cœur qui palpite, je vois distinctement autour d’elle les ondes, frémissements, crépitements, grésillements, vibrations ! Les Kirby Krackles.
Les Kirby Krackles, l’une des inventions graphiques les plus célèbres et les plus reconnaissables de Kirby, son indiscutable signature, consistent en amas de taches rondes et noires, de taille et de concentration variables, qui par convention permettent de représenter sur un support en deux dimensions la manifestation d’une énergie quelconque, organique, mécanique, nucléaire, magique. Tournoiement des atomes et des planètes ! Cosmogonie et cosmologie ! Bouillonnement des particules et des désirs ! Magnétisme animal ! Orgone ! Force de l’Od ! Chi ! Radiation atomique ! Dans tous les cas, soupe primordiale en ébullition, magma remué par un dieu démiurge.
Un bel échantillon de Kirby Krackles
Un autre, pour le plaisir
… et, à titre d’intéressante comparaison, une projection de Mollweide du rayonnement fossile (Fond diffus cosmologique) de notre univers, assemblée des décennies après les chefs-d’œuvre de Kirby.
Revenons à ce Voyage of time arrêté sur l’image. Une éruption volcanique sous-marine ! Devant mes yeux les forces primitives contradictoires, telluriques et océaniques, s’entrechoquent, crépitent et explosent au contact l’une de l’autre comme le feraient matière et antimatière… Le solide se transforme en liquide, le brûlant se transforme en glacé, le bleu se transforme en rouge qui se transforme en noir, la roche se transforme en feu qui se transforme en eau, l’ordre se transforme en chaos puis en un tout nouvel ordre, entre chaque état la métamorphose engendre des lignes mouvantes de craquements et de bulles, et je vois, je jure que je vois les flux et les flots de krackles dessinées par Kirby, jets d’énergie pure promettant et léguant la vie elle-même. C’est la scène primitive définie par Freud, à la fois fascinante de vérité et insupportable d’obscénité, mais étendue de la chambre à coucher à l’échelle des galaxies, révélant l’origine non de notre dérisoire personne née d’organes génitaux, mais du cosmos tout entier. Si poétique et si violent, si immense et si beau, la terreur et l’extase. Kirby et la nature sont deux merveilleux artistes. Les contempler offre une idée de la façon dont un monde peut naître.
Terrence Malick aussi, parfois, quand il la boucle.
Le paradoxe, pour revenir à la notion de silence, est que Kirby était lui-même verbeux à la limite du tolérable quand il écrivait ses histoires, et qu’il avait même réussi le contre-exploit de rendre bavard 2001 l’Odyssée de l’espace. Mais on a le droit d’admirer l’œuvre de Kirby sans lire les phrases qui l’accompagnent.
Pour rendre hommage à Kirby, un détour par Stendhal, car le Fond du Tiroir n’a peur de rien :
Stendhal (1783-1842) : « Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. » Jack Kirby (1917-1994) [répondant à la question « Les bandes dessinées reflètent-elles la réalité ? »] : « Non, les bandes dessinées transcendant la réalité. Madame, si vous cherchez à refléter la réalité, vous ne réussirez qu’à la représenter à l’envers. Mais si vous parvenez à la transcender, alors vous avez une chance de comprendre ce qui se passe. »
Illustration ci-dessous : Frank Zappa et Jack Kirby, bras dessus, bras dessous, circa 1980. Ils étaient voisins en Californie et sont morts à trois mois d’intervalle. Sources : Citation Stendhal, Le Rouge et le Noir, II, XIX. Citation Kirby, Jack Kirby, King of comics, biographie par Mark Evanier. Photo, https://zappainfrance.blogspot.com/2009/12/et-frank-zappa-rencontra-jack-kirby_07.html
PS : Je suis en train de lire, ce que je n’avais jamais fait dans son intégralité et sa continuité, le chef-d’œuvre de Kirby, le Quatrième Monde (Fourth World), et cela me prendra, oh oui pas de verbe plus exact, cela me prendra jusqu’à la fin de l’été. Ou de l’année. Chef-d’œuvre fleuve, inégal, bancal, délirant, mal fichu, incohérent, compromis (oui, le qualificatif qui convient est davantage compromis que plein de compromis), inachevé… mais chef-d’œuvre tout de même, on gravira au fil de la saga maints sommets épiques et mythologiques, parmi lesquels l’épisode culte des New Gods intitulé The Pact, où Kirby tutoie Shakespeare, les Atrides grecs ou le Mahabharata. Sans déconner. Pourquoi Quatrième au fait ? Kirby n’a jamais donné d’explication à cette numérotation qui semble arbitraire… Soit c’était juste qu’à l’époque l’expression « tiers-monde » était déjà prise et que Kirby poussait toujours le curseur au minimum 25% plus loin que les autres ; soit c’était une mention du groupe de latin jazz de Flora Purim (groupe fondé dans les années 1990… quel visionnaire ce Kirby d’en parler dès 1970 !) ; soit il s’agissait d’une allusion cryptique à certains mythes amérindiens (pour en savoir plus sur le concept de Quatrième monde chez les Hopis, lire Ainsi parlait Nanabozo). Par ailleurs, pourquoi le lire maintenant ? Parce qu’Urban Comics vient de le rééditer en quatre beaux volumes ? Certes. Mais également, et je viens seulement de le comprendre, parce que Kirby s’est lancé dans cette histoire en 1970, à l’âge de 53 ans, au sommet de sa créativité et de la maîtrise de ses moyens. L’âge que j’ai aujourd’hui. Bon sang ! Il a fait ça, lui, à 53 ans ! Et moi ? Rien ! Rien du tout ! (Bon, au moins suis-je toujours vivant, contrairement à la cohorte des débarqués de la 53e borne, Philip K. Dick, Tchaikovsky, Tocqueville, Bourvil, Pier Paolo Pasolini, George Michael, Fred Chichin, Daniel Darc, René Descartes, Mary Shelley, Maria Callas, et même Lénine. Que faire ! Sinon jouer ce petit jeu maniaque chaque année !)
Les éditions phonographiques EPM viennent de publier Gaston Couté, jour de lessive, qui déploie en deux CD quelques-unes des chansons du grand poète anarchiste, entonnées par ses héritiers du XXIe siècle : Gérard Pierron, Laurent Berger, la Bergère, Marc Ogeret, Loïc Lantoine, Coko, Danito, etc.
Et puis bien sûr il y a La paysanne, chantée par Marie Mazille et nous autres, vibrante comme si elle avait été écrite ce matin, hymne national officieux qui aurait de quoi faire rougir de honte la Marseillaise – elles n’ont guère en commun que le « Marchons ! Marchons ! » volontariste, mais il suffit de se souvenir que n’importe quel parti, et pas le moins vulgaire, peut s’intituler « En marche » pour négliger ce lieu commun si facilement récupérable (ledit parti vient du reste de changer d’enseigne comme on retourne sa chemise et répond (?) désormais au nom de Renaissance alors même que le quattrocento ne lui appartient pas davantage que la marche à pied).
Écoutons, réécoutons cette chanson. « Eh bien, j’en suis ! », comme dit la Canaille : je suis là, quelque part dans les chœurs qui grondent.
S’agit-il d’une consigne de vote ? En quelque sorte.
Comment ? Il paraît qu’un événement national aura lieu ce dimanche 24 avril ? Attendez, je ne vois pas de quoi vous parlez… Laissez-moi réfléchir… Ah, mais oui, bien sûr ! Le début du stage de printemps à Bourgoin-Jallieu ! Avec notamment l’atelier « Ecriture de chansons » par MMMM (Marie Mazille et Mézigue pour Mydriase) !
Et voilà que, dommage collatéral, cette nuit je participais avec ma fille à un atelier d’improvisation théâtre-clown, dirigé par François Raulin (qui dans le monde réel dirige un orchestre où j’improvise au trombone). Avec son énergie et sa vitesse habituelles, François lance les thèmes et pousse les gens sur la scène. Il nous désigne, ma fille et moi, en deux coups d’index : « Allez, on y va, hop-hop, vous deux, vous tournez dans une émission de téléralité, il y a le présentateur qui retrace la carrière de son invité et appelle à monter sur scène successivement sa famille, ses amis et son chat. Vous avez deux minutes pour vous préparer. » Immédiatement j’empoigne un papier et un stylo, je commence à écrire à toute vitesse et je dis à ma fille : « Alors… c’est moi qui tiens le micro, je te présente tout mielleux tout sourire, attends j’ai une super idée, je me fous en caleçon et je te dis comme si de rien n’était : Merci beaucoup d’être venue, nous sommes ravis de vous recevoir, nous avons envie de tout savoir de vous, y compris votre inconscient, vos cauchemars récurrents, par exemple, racontez-nous : cela vous arrive-t-il de rêver que vous apparaissez en public en sous-vêtements, pas du tout préparée ? Ah ah, trop marrant, non ? » Et en riant je commence à me dessaper. Ma fille lève les yeux au ciel et me dit en soupirant : « Mais arrête, qu’est-ce que tu fous, rhabille-toi, et d’ailleurs arrête d’écrire tout à l’avance, c’est un atelier d’improvisation, pas d’écriture… » Je me réveille, et je recommence illico à cogiter à notre stage de chansons qui commence dans quatre jours.
Dans une époque lointaine, à une bonne décennie d’ici, mes livres me valaient des sollicitations, notamment scolaires, et je savourais la bonne fortune d’être un auteur qui rencontre des classes : parfois des primaires, beaucoup de collèges, quelques lycées. Bien sûr, j’adorais dans cet exercice l’opportunité de faire mon show, j’étais comme sur scène et je m’en donnais à cœur joie ; mais pas seulement. Pas gratuitement. Je prenais au sérieux la responsabilité, la dimension sociale et politique du job. Je causais avec des jeunes, j’étais avide de leurs interrogations, et j’en retirais le sentiment, tout aussi gratifiant que mon pur plaisir cabotin, de faire œuvre utile. J’offrais ici et maintenant une contribution au débat, à l’éveil des consciences, carrément une bonne action de colibri. Je partageais directement, joyeusement mais humblement (je réfléchis juste devant vous, avec vous, mais je ne détiens pas la Vérité), ma culture plus ou moins générale, mes idées humanistes, le témoignage personnel de ma quête de beauté (un peu subversive, comme le sont toutes les quêtes de beauté), une parole libre surgie au beau milieu de la routine scolaire. Je faisais de la politique.
Puis le monde a changé et moi aussi. Durant les années 2010 mes livres sont passés de mode, et le contexte global s’est durci (a priori, aucun lien de cause à effet entre les deux événements). J’ai cessé d’être invité à rencontrer des classes. Comme le désastreux quinquennat Hollande avait vu (avait laissé) la laïcité devenir un problème, je m’étais dit naïvement que sur ce sujet je pouvais, que je devais, aller au contact des jeunes, discuter, débattre, pour réfléchir ensemble, avec ou même sans le prétexte de mes livres (notamment celui que j’ai publié le 7 janvier 2015). Ces rencontres auxquelles j’aspirais n’ont pas eu lieu (cf. un lamentable bilan dressé deux ans plus tard, en 2017).
Ensuite, pétri de doutes mais aussi d’ambitions, j’ai consacré quatre ans à l’écriture d’un volumineux roman que je me figurais très politique. Aussi, dès sa sortie en 2021, je me calais dans les starting-blocks, impatient d’en parler, d’en découdre, à moi les rencontres ! Malheureusement, le roman n’a fait aucun bruit sinon flop, seuls mon éditrice et moi-même savons que ce livre est ce que j’ai écrit de meilleur, et je n’aurai connu aucune occasion d’en discuter avec de jeunes lecteurs. Encore raté.
Par conséquent, ne me reste que mon autre métier. Pour l’heure ce n’est plus que durant mon activité salariée de bibliothécaire que j’ai, parfois, l’opportunité de discuter avec de jeunes lecteurs, de jouer mon rôle de colibri, ma mission automissionnée d’éveilleur politique. Voici une brève chronique professionnelle de mes joies maïeutiques, en trois actes, en trois anecdotes qui n’ont que la valeur des anecdotes – c’est-à-dire celle qu’on leur donne.
Acte I (niveau élémentaire) – La Vénus de Willendorf, janvier 2022
Je reçois en ma médiathèque une classe de CM1 à qui je dois présenter une série de petits romans pour lecture suivie à l’école. L’un de ces romans, mi-chronique sociale, mi-fantaisie, raconte les pouvoirs magiques d’une figurine préhistorique exhumée dans un chantier de fouille à côté d’une école. Je raconte, je résume, je lis le début, je mets le ton pour les amuser, les inciter et les exciter… Et soudain, je pars en roue libre. Alors que ce n’était pratiquement pas prévu, je me mets à broder au sujet de la fascinante figurine en question. J’improvise sous leurs yeux.
« D’après la description du roman, cet objet, statuette qui représente une femme avec des grosses fesses et des gros seins (rires dans l’assemblée) a pour modèle une Vénus paléolithique telle que la Vénus de Willendorf. Vous savez ce que c’est, une Vénus paléolithique ? C’est un genre de trouvaille archéologique, l’une des plus vieilles représentations humaines faite par des humains, et ça date de 20 ou 30 000 ans, tiens, regardez, je vous en ai imprimé une photo (grosses fesses, gros seins, rires dans l’assemblée). Ces objets sont émouvants parce qu’ils sont extrêmement vieux, mais ils sont très mystérieux. On ne sait pas au juste à quoi ils servaient, on n’a pas de mode d’emploi puisqu’ils viennent de la préhistoire, donc d’avant l’écriture. On suppose qu’ils avaient une valeur religieuse, parce qu’à quoi bon mettre autant de soin dans un objet s’il n’est pas sacré, hein ? C’est pour ça que faute de mieux, on les appelle des Vénus, par allusion à la déesse de l’amour chez les Romains. Oui, on peut supposer qu’il s’agit d’une déesse. La déesse-mère, ou la déesse de la fertilité, de la maternité, de la protection, etc. Ce qui laisse rêveur, enfin je ne sais pas vous, mais moi je suis drôlement rêveur, c’est que cette archaïque représentation d’une divinité à l’allure humaine, c’est une femme. Ce qui voudrait dire qu’il y a 20 ou 30 000 ans, Dieu était une femme. Dieu en tout cas pouvait être une femme. Les religions récentes, celles qui sont à la mode, là, les monothéismes qui ont 4000 ans à tout casser, voire à peine 1400, soit de vrais gamins par rapport à ce témoignage d’il y a 20 ou 30 000 ans, ne parlent jamais que d’un Dieu, masculin, même pas de point médian Dieu*esse. Ce n’est qu’avec l’invention du monothéisme, que l’on subit encore, que nous sommes partis du principe que Dieu était un bonhomme, souvent vieux et barbu, à l’image de son chouchou l’humain mâle, rien à voir avec l’autre moitié femelle de l’humanité, avec grosses fesses et gros seins (rires) considérée au mieux comme un mal nécessaire. Et c’est ainsi que la religion institutionnelle est l’alliée objective du patriarcat. Comment ça, vous ne panez pas un mot de ce que je vous raconte depuis 5 minutes ? Mais enfin, vous êtes grands, vous avez déjà 9 ans, vous devez savoir ce qu’est le patriarcat, tout de même, non ? Qu’est-ce qu’on vous apprend à l’école ? Bon, okay, je vous explique en deux mots ce qu’est le patriarcat… Mais vite fait parce qu’on a encore cinq romans à voir… »
Je me suis emballé, je l’avoue, mais ça va, c’est passé. Du reste ce n’était pas gagné, je me souviens d’une autre fois où j’avais évoqué les religions… J’ai attendu quelques jours, redoutant un possible retour de bâton, une plainte d’un parent d’élève indigné, ou d’un instite me rappelant qu’il a un programme à traiter… Et puis rien. C’est passé, crème. Donc on peut.
Acte II (niveau collège) – Contrefeu, décembre 2022
Tiens ? Me voilà bombardé tuteur de deux stagiaires de 3e qui viennent effectuer leur stage en entreprise à la médiathèque. Leur semaine a commencé par une entrevue où nous avons fait connaissance (Alors, ça vous intéresse, la médiathèque ? Euh ben euh oui mais surtout y’a qu’ici qu’on nous a pris…) et je leur ai présenté le métier. Ils m’ont lu à haute voix les questions préparées à leur attention dans une grille clefs en main, un beau tableau Excel. « Quelle est l’activité de l’entreprise ? » « Quelles sont vos relations avec la clientèle ? » etc. J’ai lâché un discret soupir et je me suis lancé dans le contrefeu, prompt à endosser mon sacerdoce pédagogique. « Okay, les gars, vous êtes là pour découvrir le monde du travail, pas vrai ? Alors on va tout reprendre à zéro. Pour des raisons statistiques mais aussi idéologiques, « l’entreprise » se fait passer pour le seul modèle de cadre professionnel, alors qu’il en existe de nombreux autres dans le monde merveilleux du travail. Une entreprise, au fond, n’a qu’une seule fonction, voire un seul métier : gagner de l’argent. En vendant des pneus neige, des ordinateurs, des actions, des leçons de coaching en développement personnel, en vendant ses muscles ou bien son cerveau, peu importe, le métier reste en gros le même, gagner de l’argent. Toutes les autres formes de métiers, dont la fonction n’est pas de gagner de l’argent, sont discréditées, dénoncées comme peu sérieuses et parasitaires, ou tout simplement oubliées sur les questionnaires qu’on fournit aux stagiaires de 3e… pourtant elles existent, vaille que vaille. Il y a les emplois dans les associations, par exemple. Il y a aussi le bénévolat. Il y a surtout le service public. Vous savez ce que c’est le service public ? » Ils me regardent, perplexes, stylo figé, ce que je suis en train de raconter ne rentre pas dans leur grille. « Le service public est un ensemble de métiers extrêmement variés puisqu’il se déploie autour de nombreuses fonctions essentielles, vitales, accessibles théoriquement à tous… mais souvent gratuites, et pour cette raison même distinctes du métier unique de l’entreprise qui est, pour rappel, de gagner de l’argent. Par conséquent, ces métiers sont un peu méprisés, ils ne valent rien. Éduquer, soigner, assurer l’entretien des espaces communs, la protection des citoyens, et aussi mettre la culture à disposition de tous, comme ici à la médiathèque. Vous voyez le truc ? Nous n’avons pas de clients parce que nous n’avons rien à vendre, seulement des services à offrir et le public à servir, comme l’indique le nom service public… J’ai donc un peu de mal à répondre à cette question sur ma clientèle. Bon, question suivante ? » « Heu… Quel est le salaire moyen dans l’entreprise ? »
Acte III (niveau lycée) – La Vie ne vaut rien, novembre 2021
Hier : j’étais en grève pour la cinquième fois en deux mois – des collègues, ailleurs, cumulent trois fois plus de jours de lutte, dans l’indifférence absolue des pouvoirs publics. Pourquoi ? Pour protester contre le contrôle du pass sanitaire au seuil des bibliothèques, ces lieux de savoir et de loisir ouverts à tous gratuitement et qui, conséquence de cette gratuité, malgré les 15000 signatures de la pétition en ligne, n’ont pas de valeur, n’ont pas le moindre poids économique comparé aux hypermarchés où l’on peut s’entasser par centaines sans avoir à présenter de QR code, mais seulement sa carte bleue (véritable pass universel en ce monde).
Le seul poids économique de la grève est privé, sur mon bulletin de salaire. Aussi, pour limiter la casse, en réalité je n’étais hier qu’à moitié en grève, dans la manif devant la mairie l’après-midi, mais fidèle à mon poste de prêt le matin, injectant des doses de Virginie Grimaldi et d’Amélie Nothomb à des lecteurs masqués et opportunément munis de leur attestation vaccinale.
C’est alors qu’une adolescente est venue me demander un renseignement, puisque nous sommes là aussi pour elle. « Je peux vous poser une question ? » Elle avait en main un bloc et un stylo. Ben oui, bien sûr, vas-y pose. Je me préparais à lui indiquer le rayon où elle trouverait de quoi préparer son exposé sur la construction européenne, le réchauffement climatique ou la mythologie grecque. Mais non, il s’agissait de tout autre chose.
« Que vaut la vie ? »
J’ai écarquillé les yeux et par réflexe je les ai détournés vers la fenêtre, comme si la réponse était dans le ciel. J’aurais voulu vous y voir. Les bibliothécaires sont là pour répondre à toutes les questions. D’où qu’elles viennent, il faut les prendre au sérieux, cela fait partie du métier, un petit effort.
Après quelques longues secondes de silence, mes yeux sont revenus sur les siens, j’avais fini par trouver quoi dire, j’ai prononcé une citation qui est un peu d’André Malraux et un peu d’Alain Souchon : La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie. Je lui ai même fredonné la mélodie, en précisant qu’il était bien normal qu’elle ne la connaisse pas, cette chanson a une vingtaine d’années, nettement plus vieille qu’elle, une chanson de daron. Je me suis bien sûr abstenu de lui chanter en entier le refrain car il y est question d’une paire de jolis petits seins, il ne manquerait plus que je me fasse traiter de pédophile.
Elle a hoché, a paru à moitié satisfaite de mon plaisant paradoxe mais l’a tout de même noté sur son bloc, et moi j’ai repris ma tâche, remettant des doses de Marc Levy ou de JK Rowling entre des mains frottées au gel hydroalcoolique. Pourtant, deux minutes plus tard, profitant d’un creux dans la file, je l’ai rappelée pour développer un peu :
« Les citations sont très pratiques lorsqu’on est pris de court, elles nous permettent de commencer à penser, mais ensuite, à partir d’elles, on peut creuser tout seul. Comment creuser à partir de La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie ? Eh bien, on peut poser une question à ta question, d’où viennent les mots qui la composent ? On peut réfléchir sur le verbe valoir, sur la valeur. Je crois que nous sommes tous, globalement, sous l’influence d’une certaine manière de penser, manière de penser consensuelle qu’on peut appeler idéologie, et qui nous fait formuler les questions, et les réponses, avec certains mots et pas d’autres. L’idéologie dominante, ici et maintenant, nous force à estimer la valeur des choses, y compris la valeur des gens, de façon comptable : c’est en euros que l’on estime. Nous ne cessons jamais de poser des questions dont la réponse est exclusivement numérique, numéraire, tarifée : Combien ça coûte ? Quel métier rapporte ? Combien tu gagnes ? Combien tu dépenses ? Qu’est-ce que j’y gagne ? Quel est la fortune de tel people ou d’Elon Musk, et par conséquent quel est le prestige et le sérieux de ladite personne ? etc. Bref, nous en venons à penser en permanence comme des comptables, en cohérence avec l’idéologie comptable qui prévaut. C’est ici que le paradoxe La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie est très utile, pour briser, ne serait-ce qu’une petite seconde, cette pensée en nous, pour protester contre les excès de cette idéologie qui prétend tout quantifier en termes de profits et de dépenses, tout acheter et tout vendre, y compris la vie elle-même. Que vaut la vie est une question que pourraient poser des compagnies comme Monsanto dont le projet est de privatiser la vie, et donc d’accumuler plus de vie que les autres dans leurs coffres. Or c’est une aberration. Parce que les choses les plus importantes de la vie… Je ne sais pas, moi, euh, attends, par exemple…
Je lui laisse le temps d’intervenir. Elle intervient.
– Tomber amoureux ? »
Mon index a tranché l’air en signe d’approbation, j’étais épaté du répondant. Cette jeune fille avait déjà beaucoup vécu, n’avait nul besoin du prêche intégral pour pressentir d’elle-même les tenants et aboutissants.
« Exactement ! Excellent exemple, merci. Combien ça vaut, l’amour ? Deux euros cinquante ou dix milliards d’euros ? Aucun des deux. Donc, a priori, l’amour ne vaut rien. De quoi faire enrager les comptables, y compris le mini-comptable qui squatte notre cerveau. Et pourtant, rien ne vaut l’amour. Tu comprends le truc ? »
Bien sûr, elle comprenait. Elle m’a remercié et elle est repartie avec son bloc et son stylo, et moi j’ai continué à prêter du Max et Lili et du Eric Zemmour à des citoyens dûment vaccinés. Mon métier est assez beau, parfois. J’étais à présent suffisamment remonté pour le défendre au point de me mettre en grève l’après-midi même.
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
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