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Sur un trottoir, face à la Poste, Chambéry, 1985

Ah comme c’est amusant de vivre !
Je ne savais pas que c’était passionnant de respirer,
d’avoir du sang qui passe dans les veines,
des muscles qui bougent…
Jean Anouilh, Eurypide

C’était l’autre jour, nous étions à table, nous parlions de je ne sais quoi, nous profitions d’un rire, ou du goût de la nourriture, ou juste de la chaleur du printemps sur nos peaux qui, coup de chance, se trouvaient côte à côte. Soudainement ma fille, la plus jeune des deux, celle qui tant bien que mal rentre dans l’adolescence, s’exclame hors propos, comme un chien pousserait un petit aboiement dans un jeu de quille : « C’est bien, de vivre. » Pris de court par cette assertion abrupte, je n’ai pas relevé, j’ai sans doute acquiescé, c’était le minimum à faire, sans creuser la question nous avons fait comme si tout était normal, tout était normal d’ailleurs, c’est ça qui était bizarre, nous avons repris ou changé la conversation, peu importe, j’avais été envahi d’une émotion forte mais non identifiée.

Ensuite, j’ai réfléchi sur cette émotion. Je crois qu’il s’agissait d’une forme de profond et pourtant diffus soulagement, comme si nous l’avions échappé belle, comme si m’avait été remise la preuve d’avoir accompli, du moins achevé, quelque chose dans l’éducation de cette enfant, ou alors n’avais-je rien fait du tout, nous avions simplement eu de la chance, nous pouvions souffler, et j’ai décidé d’écrire un article pour le blog.

Le roman TS reste le livre pour lequel j’ai mené le plus d’interventions en milieu scolaire. Disons que ce livre fait toujours son petit effet. Si l’on s’en tient aux faits, ce qui n’est pas forcément le plus intéressant, ce roman raconte la dépression et la tentative de suicide d’un adolescent. L’une des questions que me posent le plus fréquemment les ados est : « Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que c’est vous ? L’avez-vous faite pour de bon, la TS ? » Et je lis systématiquement de la déception dans leurs yeux lorsque  j’avoue : « Non. J’étais sans aucun doute un terrain favorable à la tentative, mais j’ai traversé les ans sans passer à l’acte. Mon passage à l’acte, c’est l’écriture, c’est la fiction. Mon ambition n’est pas le témoignage, c’est la littérature. » Il arrive qu’ils m’en veuillent presque, se sentent escroqués. Ils auraient tellement préféré rencontrer un survivant plutôt qu’un mytho.

Alors je me souviens. Je ne leur dis pas tout aux jeunes filles aux jeunes gens, je ne rentre pas dans le détail topologique dudit terrain favorable, ses couches archéologiques et reliefs, sédiments et failles, je ne raconte pas l’époque où les avantages d’être en vie me semblaient discutables, je ne cherche pas à traduire ce corps et cet esprit que j’étais, ce chaos écœuré et sec, cette fragilité du dedans, ce vide du dehors, cette solitude gorge acide, je ne déballe rien du contexte, on s’en fout du contexte, je ne re-raconte rien, ils n’ont qu’à lire le livre, c’est dedans, la vulnérabilité, tout, pas besoin de parler, je me souviens pour moi seul.

Et je revois, je revis cette fin d’après-midi de 1985, au printemps je crois, logiquement ce devait être au printemps, où je suis sorti du lycée, où j’ai traversé le parc du Verney en direction de la Poste, parce que l’arrêt de bus de la ligne qui me ramènerait chez mes parents se trouvait derrière ce gros bâtiment un peu gris, un peu moche, un peu quelconque, je rentrais chez mes parents comme j’aurais pu me jeter à l’eau.

Je me suis immobilisé, juste le temps de respirer. Inspiration, expiration. Je me suis senti vivant. Qu’est-ce que cela veut dire ? J’arrive au point le plus difficile à exprimer de ce récit. Je me suis senti vivant. J’avais la liberté de me mettre en marche vers la Poste ou de demeurer sur le trottoir, parce que mes muscles m’obéissaient. Je sentais ces muscles, je les éprouvais comme à l’instant de les mettre en branle, sans bouger pourtant. Je sentais mes vêtements. Le poids du cartable. La transpiration de mes paumes. Le bruit des voitures. Le vent, léger. Les odeurs. Tout ça pour la première fois, comme un super-héros dont les sens sont décuplés par accident chimique. Et cette vision, en face : la Poste, avec sa façon extraordinaire, unique au monde, d’être moche, grisâtre, beigeasse, jaunabre, mastoc, entre elle et moi une infinité de particules miroitait. Les feuilles des arbres bougeaient.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté debout, immobile, sur le trottoir, cartable sur le dos, face à la Poste, à être vivant. Ma poitrine se soulevait et s’abaissait doucement, voilà ce que je me rappelle, ainsi que la couleur exacte de la lumière sur les murs de la Poste. Ensuite je me suis remis en marche, j’ai contourné la Poste, j’ai calmement attendu à l’arrêt que le bus arrive, quand il est arrivé je suis monté dans le bus, je suis rentré chez mes parents. Quelque chose avait changé, mais rien n’était acquis. Aucune garantie définitive. Les rechutes restaient possibles. Elles sont advenues. Autres histoires. Mais j’avais là, en moi et pour toujours,  un souvenir qui me servirait, qui me sert encore : la lumière sur la Poste.

J’ignore si cette expérience, qu’on pourrait qualifier de révélation si elle n’avait pas aussi un aspect trivial, est intelligible. J’ignore si elle est transmissible. J’ignore si elle est banale. J’ignore si elle est intéressante. J’ignore si elle est racontable – c’est la première fois que j’essaye. L’un dans l’autre, c’est bien, de vivre.

  1. f. paronuzzi
    04/06/2012 à 09:21 | #1

    Très beau ! (ce texte)

  2. 04/06/2012 à 13:48 | #2

    J’imagine qu’il en est ainsi des toutes ces petites émotions personnelles que l’on pense être vraiment et que nous sommes finalement nombreux à ressentir dans son intérieur, sans partage. Je me souviens également d’un adolescence pas forcément joyeuse (mais jamais suicidaire) avec quelques bouffées d’optimisme de sentiment d’appartenance à ce monde, à la vie tout simplement. Oserais-je dire que même à mon âge avancé -enfin, pas trop quand même-, ces bouffées me reprennent parfois -même si je suis à cet âge qui est loin de mon adolescence d’un naturel optimisme et joyeux ?

  3. Tof Sacchettini
    06/06/2012 à 10:59 | #3

    f. paronuzzi :

    Très beau ! (ce texte)

    Ouaip. Parce que je la connais bien moi aussi cette Poste, et je vous jure qu’il n’y a pas de quoi rencontrer Dieu en s’arrêtant devant !

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