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L’alphabet fera le ménage (Troyes épisode 59)

Résidant temporairement et, en somme, un peu par effraction, dans la ville de François Baroin, je tâche d’en profiter autant que possible pour me cultiver.

Il se trouve que c’est justement à Troyes, entre autres endroits, que la maison Gallimard fête son centenaire. La médiathèque du Grand Troyes est gratifiée d’un cycle de rencontres fort intéressantes auxquelles je suis assidu, et d’une magnifique expo truffée de pièces rares, manuscrits, exemplaires dédicacés, maquettes typographiques, notes de lecture rédigées par de grands auteurs à propos d’autres grands auteurs… et galerie de portraits en noir et blanc d’écrivains nénérefisés voire pléiadisés, bref sanctifiés. L.F. Céline, qui se rêvait « pléiadisé entre Bergson et Cervantès » , voisine finalement dans l’escalier de la médiathèque, le long de la rambarde (photo ci-dessus), pour cause d’ordre alphabétique, avec René Char. On ne saurait imaginer riverains plus dissemblables : le génial salaud et le fastidieux héros de la résistance (mille excuses aux charistes s’il s’en trouve dans la salle, Char me tombe des mains des yeux et des oreilles) regardent ensemble dans la même direction, pour citer un autre auteur Gallimard, icône lui aussi de ce best-of. J’espère qu’ils ne vont pas se battre dès que nous auront détourné les yeux.

On raillera tant qu’on voudra le bunker de la rue Gaston-Gallimard (anciennement rue Sébastien-Bottin), sa culture de l’auto-célébration (le siècle Gallimard quelques années après celui de la NRF), son « bon goût français », la mainmise de ses parrains sur le milieu goncourophile, et ses bourdes historiques (refuser les manuscrits de Céline, Proust, Duras, pour les publier en Pléiade quelques décennies plus tard)… Il faudrait faire montre d’une colossale mauvaise foi pour contester la place que tient Gallimard dans le paysage littéraire français. Quiconque a un jour essayé d’écrire un roman a envoyé par la poste son manuscrit à Gallimard (rejoignant les caves de Gaston, fantasmées dans les Entretiens avec le professeur Y), simplement parce qu’il avait été, un jour antérieur, bouleversé par un bouquin Gallimard. Je dois peut-être de ne pas être devenu fou pendant mon service militaire à un volume de la Pléiade acheté d’occase et mal en point, glissé dans la poche de ma veste de treillis façon gilet pare-balles, et que j’ai lu de la première à la dernière ligne, pendant des mois, dans les rangs, dans mon lit, dans les chiottes, dans les tranchées de leurs manoeuvres à la con.

Post-scriptum deux mois plus tard : je n’ai manqué aucune des rencontres du cycle Gallimard, je m’en suis copieusement nourri. Et c’est seulement maintenant, banquet achevé table débarrassée miettes balayées, que tout en digérant je réalise une chose : tous les aspects de ce gigantesque éditeur étaient représentés par au moins une rencontre publique, la littérature, les sciences humaines, la Pléiade, la poésie, le fonctionnement général… Tous, sauf la jeunesse. Toujours la même chanson : la jeunesse n’a pas de respectabilité, chez Gallimard comme ailleurs, c’est un secteur économique, pas un secteur culturel. Bon, ils pourraient au moins avoir cela, cette reconnaissance du ventre, c’est tout de même grâce à Harry Potter que Gallimard a pu recouvrer récemment sa pleine indépendance financière…

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