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Rachmaninov ? It is unfair ! (Cancel la Cancel, 5/5)

Je conclus en musique le feuilleton du Fond du Tiroir consacré à la cancel culture, débuté l’an dernier en musique. Épisodes précédents :
1 : Que faire du baroque ?
2 : Le zèle des mythos
3 : C’est une blague ou quoi ?
4 : Céline n’avait pas menti

Le vendredi 18 mars 2022, OSE, l’orchestre symphonique dirigé par Christine Antoine, au sein duquel j’officie à la fois en tant que trombone basse et chauffeur de salle, a donné un spectacle dont le clou était l’interprétation du 2e concerto pour piano de Rachmaninov, avec la jeune et prodigieuse Laure Cholé au piano.

Le speech que j’ai prononcé en amont :

Vous allez entendre à présent le deuxième, sans doute le plus connu, des quatre concertos pour piano écrits par Sergueï Rachmaninov. C’est pour nous une grande chance de jouer cette pièce, très difficile pour nous, de même c’est une chance pour la soliste, la pianiste Laure Cholé, de jouer avec nous cette pièce très difficile pour elle aussi – surtout pour elle, d’ailleurs – au seuil de sa carrière qu’on lui promet brillante. Elle est très jeune certes, quoique pas beaucoup moins que Rachmaninov qui n’avait que 27 ans au moment de la création du concerto. Mais attention : je viens de mentionner deux fois que c’était une œuvre difficile… Mesdames et messieurs, il vaut mieux ne pas s’étendre sur la grande difficulté technique de cette musique, car si elle n’était pas aussi belle, sa difficulté n’aurait aucune importance. 
Qu’est-ce qu’un concerto ? C’est, littéralement, une concertation, un dialogue. Vous allez assister à un dialogue entre deux interlocuteurs, un instrument soliste, ici le piano, et l’orchestre. Que raconte ce dialogue ?
Le concerto a été créé en 1901 et depuis 120 ans, son succès ne s’est jamais démenti. On l’a entendu sur tous les continents, on a vibré, on s’est extasié, on l’a cité (“Rachmaninov ? It is unfair !”), on l’a décortiqué et analysé de bien des façons, et pour ma part, je vous propose la grille d’interprétation suivante : il s’agit d’une œuvre profondément autobiographique. 
Comment comprendre une musique sans paroles comme autobiographique ? Eh bien, simplement en se souvenant que Rachmaninov était un romantique, peut-être le dernier des romantiques égaré dans une époque où le romantisme n’était plus guère à la mode. L’un de ses modèles revendiqués était Berlioz, et comme son précurseur, il n’hésite pas à emplir sa musique de ses propres drames, ses passions, ses angoisses et ses enthousiasmes. On peut écouter ce concerto comme un documentaire sur la psyché de Rachmaninov, d’autant qu’il l’a composé au sortir d’une longue dépression. La musique raconte sa résilience, si l’on veut employer ce mot du XXIe siècle qui est ici un grossier anachronisme, tant pis.
Un autre élément clef autorise, à mon sens, la piste autobiographique : lors de sa création en 1901, qui joue du piano ? Rachmaninov lui-même, bien sûr. Écoutez bien : le piano parle, l’orchestre répond. Le dialogue entre le piano et l’orchestre est en réalité un dialogue que l’individu R. engage avec son art, avec la musique. Voire avec le monde.
Rachmaninov était un pianiste prodigieux, un des meilleurs de son époque, avec une mémoire sans égale, et une exubérance qui tranchait par rapport à son tempérament plutôt réservé et introverti lorsqu’il se tenait loin du clavier. Il était connu pour jouer de façon très véhémente, il lui arrivait de casser des cordes de son piano en concert (il est en cela le prototype des rock stars qui ont fait de même avec leurs guitares). Espérons qu’aucune corde ne casse ce soir. Il avait aussi des mains gigantesques, il pouvait d’une seule main jouer un accord de treizième, je laisse les musiciens dans la salle (et sur la scène) rêver à cet intervalle : sur un clavier, du do au la de l’octave suivante – mais, de nouveau, quelle importance aurait la difficulté technique de jouer une treizième en une seule main, si ce n’était pour atteindre à la beauté d’un accord de treizième ?
Je vais vous laisse maintenant savourer ce moment exceptionnel, ce concerto composé de trois mouvements : Moderato ; Adagio sostenuto ; et Allegro scherzando, en vous rappelant de ne pas applaudir entre les mouvements. Nous voici, vous et nous, embarqués pour environ 35 minutes de musique sublime.

Puis, le speech en aval :

Après cet exceptionnel concert russe, nous vous proposons pour le rappel d’effectuer un pas de côté, qui n’est pas mentionné dans votre programme. Pardonnez-moi, il me faut pour une fois parler ici avec une certaine gravité. Car nous avons beau nous consacrer aux beautés de la musique, nous vivons dans le même monde que tous, et ce monde est heurté. Les échos de la guerre nous parviennent. La guerre qui a lieu en ce moment en Ukraine a d’innombrables conséquences, y compris dans le milieu de la musique. Un peu partout dans le monde, les musiques russes et les musiciens russes sont boycottés, en sanction d’événements qui les dépassent. Le cas du chef d’orchestre Valery Gerguiev, évincé des salles de concerts, est le plus connu, mais les exemples ne manquent pas. On peut citer celui du jeune pianiste russe de 21 ans, Alexandre Malofeev, qui justement joue Rachmaninov avec virtuosité, et dont les concerts en Europe ou en Amérique sont tous suspendus. Or, il s’était exprimé dès le début du conflit, conscient que ses propos pouvaient mettre en danger sa famille restée à Moscou. Il a déclaré : « La vérité est que chaque Russe se sentira coupable pendant des décennies à cause de la décision terrible et sanglante qu’aucun de nous ne pouvait influencer et prédire. » 
Et quant à nous, petit orchestre symphonique d’Eybens, même à notre échelle nous devons répondre à des questions du type : « Êtes-vous certains de la pertinence d’interpréter de la musique russe en ce moment ? N’y a-t-il pas une faute de goût ou au moins un problème de timing ?” Que répondre à cela sinon notre espoir que donner accès à la beauté contribue à la paix plus efficacement que canceler, reléguer au purgatoire Rachmaninov, Rimski-Korsakov, Tchaïkovski, Moussorgski, Borodine, Chostakovitch, ou Prokofiev ? (Prokofiev qui du reste n’était pas russe mais ukrainien…) Et aussi répondre par notre foi que la musique, comme Jean-Luc Godard l’avait dit à propos du cinéma, est “plutôt un pays en plus« . Comment ne pas évoquer pour conclure, l’amitié indéfectible et l’admiration mutuelle entre Rachmaninov le compositeur russe né à Novgorod et Vladimir Horowitz le chef d’orchestre ukrainien né à Kiev ?
En guise de bis, pour clôturer notre programme russe, nous allons vous interpréter l’hymne national ukrainien. Il s’intitule Chtche ne vmerla Ukraïny, ce qui signifie : “L’Ukraine n’est pas encore morte” . 

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