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Au quatre coins du carré magique

Comme dit l’autre, « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. »

J’étais depuis plusieurs mois en quête intérieure d’une image manquante, engloutie au fond de ma mémoire.

J’avais beau touiller, l’image restait floue, reflétée à la surface d’une eau mouvante. Il s’agissait d’une image vue durant les années 70, dans l’un des albums reliés trimestriels du Journal de Spirou dont, enfant, je faisais collection. Une image (couverture du journal ? page intérieure ? double-page ? simple cul de lampe ?) annonçait la prochaine prépublication d’un nouvel épisode de la série Isabelle. Telle que je m’en souvenais, cette image était carrée et ses quatre coins étaient occupés par des portraits des quatre auteurs de la série (Will, Franquin, Macherot, Delporte), chacun se renvoyant la balle sur l’air de « Oh non mais moi je n’ai pratiquement rien fait dans cette histoire, voyez plutôt avec les trois autres » .

Si cette image m’a tant marqué c’est qu’elle a condensé, à un moment clef de ma vie de lecteur de bandes dessinées (donc… de ma vie de lecteur tout court) (donc… de ma vie tout court) l’émergence de l’idée même d’auteur, qui supplante celle de personnage : d’un seul coup quatre créateurs avaient un visage et la parole, et se révélaient beaucoup plus intéressants que la créature nommée Isabelle. Encore dix ou quinze ans et je serais mûr pour la déflagration de l’autobiographie dessinée, de Crumb à l’Association, mais ici la graine était plantée.

J’ai longtemps cherché à retrouver cette image sur le web… Hélas j’ai beau avoir usé de mots clefs, Isabelle, prépublication, quatre auteurs… fait défiler les couvertures de Spirou de l’époque… bernique, j’échouai à mettre le doigt de ma souris dessus. Pourtant, à l’ère d’Internet, les questions sans réponse n’existent guère. Notre mémoire externe est sans limites. J’ai soumis ma recherche à un groupe Facebook, Les Fans d’André Franquin… en deux ou trois heures mon énigme était résolue, PDF à l’appui. Merci !

Je relis cette double page publiée dans le Spirou numéro 1928 du 27 mars 1975. Je suis amusé, attendri, émerveillé, je redécouvre que les quatre caricatures sont géniales puisque de la main de Franquin, et que le fameux carré dont j’avais conservé la vague mais indélébile mémoire est en réalité créé de façon subliminale tout autour de la pliure du journal par les quatre mains des auteurs, créant le mouvement perpétuel d’une boucle à quatre maillons.

Quant au message exprimé par cette mise en page très graphique, il est d’une élégance folle, d’une admirable modestie, et en dit long sur la notion de collectif, le contraire même du cliché de l’Auteur plein de son ego qui tire la couverture à lui. Conclusion du texte, fort spirituel, que l’on est en conséquence tenté d’attribuer à Delporte : « La seule explication qui vienne à l’esprit, c’est que l’histoire s’est faite d’elle-même, comme par magie.« 

Et pourquoi donc, au fait, suis-je depuis si longtemps obsédé par cette image ? Pourquoi ai-je tenté avec tant d’empressement de la ressusciter ? Eh bien, parce que ces temps-ci, figurez-vous que je travaille au sein d’un quarteron. Je me sens moi-même le coin d’un collectif carré où la création a l’air de s’accomplir toute seule grâce au talent des trois autres. Depuis un an et demi, je crée Au Premier jour de la Confine avec mes trois camarades : Marie Mazille, Capucine Mazille, Franck Argentier. Je nous imagine sans mal proclamer, chacun à notre tour et avec quelle sincérité, « Oh non mais moi je n’ai pratiquement rien fait dans cette histoire, voyez plutôt les trois autres, tout ça c’est grâce à eux » .

Sur ces entrefaites déboule la 16e « saison » de notre chanson réputée interminable (et pourtant…), consacrée à nos vies à l’époque du confinement. Saison très littéraire puisqu’on y rêve, on y enfile des vers comme des perles (encore une magnifique illustration de Capucine) et qu’on y évoque Les Misérables. Pourquoi Les Misérables ? Allez, un coup d’œil en coulisse : avouons-le, certains des couplets de notre chanson sont nés purement et simplement de leurs rimes, nos deux rimes uniques, pied gauche et pied droit, « -ine » et « -an » . On cherche des ine, des an, ine, an, ine, an… à force de répéter ces sons nous finissons par ressembler à des ânes (« Venez faire les ânes dans mon studio et vous aurez de son« , dixit Thierry Ronget)… Tôt ou tard on ne pouvait que s’exclamer façon Eureka : « Fantine ! Jean Valjean ! Éponine ! » Aussitôt on décide qu’un couplet sera consacré à l’une de nos activités de confinement (mais si, rappelez-vous) : ouvrir un bon gros vieux pavé qui attendait depuis des lustres que l’on soit enfermé chez soi pour lui consacrer du temps. Quant à la musique de cette saison : Marie et Franck se sont à nouveau dépassés pour inventer quelque chose d’à la fois absolument neuf, et d’étrangement familier comme une immémoriale comptine. Petit indice : cette « saison » durant sa gestation a été désignée entre nous sous le surnom « saison Sheller » puis, après révision des arrangements, « saison Gotainer » . Saurez-vous identifier les discrètes influences ? Oui ? Non ? Dans tous les cas, abonnez-vous à la chaîne Youtube « Tous bien confinés » ! Et la souscription du livre-DVD arrive…

Moi ? Ah, non, moi, je n’ai pratiquement rien fait.

  1. Nicolas Auvet
    05/10/2021 à 00:26 | #1

    C’est fabuleux et touchant, l’humilité de Franquin (et les exemples sont trop nombreux pour qu’on puisse l’accuser d’affectation), de même que, symétriquement, l’admiration unanime dont il faisait l’objet de la part de ses confrères (Hergé lui-même déclarait : Quand je vois un Franquin, par exemple, je me dis : « Mais comment peut-on nous comparer ? – Lui, c’est un grand artiste, à côté duquel je ne suis qu’un piètre dessinateur »).
    J’ai une admiration sans bornes pour cette génération de visionnaires qui se pensaient artisans (les cadences auxquelles ils produisaient devaient bien aider, il faut dire). En somme, ce sont un peu les rock-stars de la BD, l’outrance et la mégalomanie en moins (quoique Gotlib ait déliré avec bonheur sur la figure de l’Auteur mégalo ceint de cape et lauriers).

  2. JL Saket
    05/10/2021 à 23:27 | #2

    Ah oui, Gotainer vous l’avez embauché pour la voix masculine un peu fluette dans les aigus !
    Il est sympa, quand même, d’être venu faire le guest !
    (et bon Sheller a dû se cacher dans ce qui ressemble à une petite sous-dominante mineure des familles, ou un truc du genre)
    En tout cas excellente musique et arrangement !!

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