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Merveilleux

Quelle merveille !
Derniers mots prononcés par Carl Gustav Jung (1875-1861),
sur son lit de mort.

À la merveille, sixième film de Terrence Malick, loupé en 2013, rattrapé en DVD en 2018.

Titre singulier, bizarre syntaxe : d’où sort-il cet à-la.

Ce n’est pas à la limite, ce ne peut pas être non plus à la tienne Etienne, ni à la manière ni à la bourre ni à la traîne ni à la Bolognaise ni à la six-quatre-deux ni à la bonne heure, c’est à-la-quoi ?

Le sens s’éclaire un peu par la V.O., To the Wonder. Ah d’accord, il s’agit d’une direction, d’un axe, d’une recherche, d’un idéal. Seuls titres pouvant lui être comparés : Vers la joie de Bergman, Vers la lumière de Kawase.

Quant à la destination, la merveille en question… Dans une biographie de Jean « Moebius » Giraud, j’ai appris que cet artiste qui m’émerveille depuis que j’ai des yeux avait un tic de langage : pour exprimer son approbation ou son enthousiasme, il disait toujours « C’est merveilleux ». Il a fallu que je le lise dans la bouche d’un autre pour m’en rendre compte, ah, tiens, moi aussi je dis tout le temps ça. L’émerveillement est peut-être une question de tempérament, un don. Il faut croire que je l’ai. J’en suis bien aise.

Merveille vient de l’adjectif latin mirabilis, admirable, lui-même issu du verbe mirari, s’étonner, s’éprendre, contempler. À la merveille est donc une injonction à s’étonner, s’éprendre et contempler. Je m’étonne qu’une telle invitation ne soit pas plus courante dans la langue française, tellement plus prompte à dire Va te faire foutre (cependant foutre et se faire foutre peuvent être merveilleux, certes). On pourrait se dire les uns les autres À la merveille ! comme on dit bonne chance ou bon voyage. À ta santé, à tes amours, à la merveille.

Je ne parle toujours pas du film, c’est ce que tu crois ? Pourtant si, je ne fais que ça, je t’assure. Comme ce film ne possède pas vraiment d’intrigue, que le tournage a eu lieu sans scénario et que les acteurs n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils étaient en train de faire là, il est impossible, inutile et peut-être fallacieux d’esquisser le moindre résumé, un pitch, voire une paraphrase d’histoire, alors tu permets, laisse-moi plutôt parler de Moebius ou d’étymologie ou d’aller se faire foutre, et nous serons dans le sujet.

Ou alors je te parle d’Edward Hopper. Comme ce film ressemble moins à un long métrage pour salle de cinéma qu’à une une installation d’art contemporain, boucle de cent dix minutes qu’on peut attraper et quitter à n’importe quel moment, pour s’en faire une idée puisons une comparaison dans les musées. Imagine que tu es dans un musée, que tu restes assis devant une toile de Hopper pendant cent dix minutes, tu fixes deux ou trois personnages dans une pièce et une fenêtre, tu fixes jusqu’à ce qu’un état second t’apporte les flashes, les bribes, les vies de ces personnages, les vies sensibles, les merveilles, les musiques, les paysages vus par ces personnages ou même par d’autres durant les minutes ou les années qui précèdent leur entrée dans cette pièce, tous les sentiments qu’ils ont éprouvés, les objets qu’ils ont touchés, leurs chairs de poules, leurs jouissances, leurs climats, leurs saisons, leurs heures, les ciels dans leurs fenêtres pour inverser la perspective d’un Hopper ordinaire, tu t’inventes la narration à mesure comme si tu la rêvais en sommeil paradoxal plutôt que d’attendre bouche ouverte qu’Hollywood la prêmache et te la déposes dans le gosier.

Ou bien je te parle d’Einstein, ou de Doisneau.

« Il y a deux façons de voir la vie, l’une comme si rien n’était un miracle, l’autre comme si tout était un miracle. » (Albert Einstein – sachant que miracle et merveille sont des cousins étymologiques)

« Je prends des photos pour les montrer aux gens et leur dire : regardez, vous avez loupé ça, vous n’aviez pas fait attention, vous étiez distraits, heureusement j’étais là. » (Robert Doisneau – citation approximative, de mémoire)

Dans tous les cas, Einstein, Doisneau, Moebius, Hopper, Malick, foutre et se faire foutre, la direction est la même, l’élan, le tempérament, l’axe, le vecteur, la quête, la promesse et le chemin : c’est la beauté. Le sens (toujours dans la même acception : l’orientation) de la vie repose dans la beauté. La voilà on la tient dans nos mains, la Merveille, ici elle est filmée par une steadycam flottante. Tiens ? J’ai mis une majuscule mais on peut l’enlever, parce qu’elle est humble, aussi, la merveille. Elle est dans l’air, elle est dans l’eau, elle est dans la boue, elle est dans un bison ou une fougère, elle est dans le vent et dans un une robe, dans une corde pincée et dans une mèche de cheveux, elle est toujours dans la lumière.

Elle est, avant tout et après tout, dans la conscience d’être en vie.

À la merveille est de tous les films de Malick celui qui a encaissé les plus mauvaises critiques. À coeur joie on a moqué sa narration ennuyeuse, son esprit de contemplation qu’on a qualifié de complaisant dès le deuxième coucher de soleil, son préchi-précha abscons, ses aphorismes ineptes (« D’où vient cet amour qui nous aime ?« ), son ridicule achevé (les scènes de ménage qui tombent comme cheveux sur la soupe, entre autres), son esthétisme de pub pour les assurances ou pour le tourisme à Paris ou au Mont Saint Michel… Tout cela parce que les critiques n’avaient pas le don. Dommage pour eux. Ils n’avaient pas cette conscience du miracle d’être en vie, conscience qui peut nous être révélée dans une forêt, ou sur l’océan, ou dans le désert, ou même dans une rue et dans la foule. Ou dans un film de Terrence Malick qui, telle une photo de Doisneau, fonctionne comme une séance de rattrapage : « Vous n’aviez pas fait attention ? Regardez mieux. »

Malick est un mystique, sans aucun doute. Ça ne me dérange pas. Les mystiques, pour tout dire, sont merveilleux. Il faut prendre garde à ne jamais confondre un mystique, être admirable parce qu’il cherche, avec un dévot, être dangereux parce qu’il sait. Les films de Malick, de Béla Tarr, de Tarkovski, de Kiarostami, de Bresson, d’Eugène Green, peut-être de Lynch, sont des oeuvres de mystiques, et autant de merveilles. La passion du Christ de Mel Gibson, ou Le Pape François, un homme de parole de Wim Wenders, sont des films de dévots et on remarquera à quel point l’effet est différent.

Le dernier mot prononcé dans À la merveille est français : « Merci ».

  • Pour un récit de révélation mystique et de joie d’être en vie on peut aussi lire l’ultime paragraphe des Reconnaissances de dettes, III/100, page 364. 
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