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La religion nuit gravement

Paul Veyne a posé dès 1983 une excellente question dont la réponse ne peut qu’être ambiguë, mesurée, documentée, provisoire, débouchant sur de nombreuses autres questions au lieu de certitudes, et c’est à cela même qu’on reconnaît les excellentes questions : Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Pour mémoire, il faut toujours considérer avec circonspection les questions et les réponses les plus courtes, évidentes, assurées et définitives, elles sont la marque des religieux ou d’autres catégories de complotistes.

Ce matin, rencontre avec une classe de CP-CE1.

« Bonjour les enfants ! Aujourd’hui je viens vous parler de la mythologie grecque. Un mythe c’est une histoire. Une mythologie c’est un ensemble d’histoires qui ont des liens entre elles. Ces histoires-là ont entre 2000 et 3000 ans et on se les raconte de génération en génération parce qu’elles nous font toujours autant rêver, avec leurs héros et leurs monstres, leurs aventures fabuleuses, leurs voyages, leurs batailles, Ulysse, Thésée, Hercule… Je vous ai préparé une petite pile de livres, de contes, de romans, de bandes dessinées, et même de musiques, parce que ces histoires ont pris toutes les formes pour arriver jusqu’à nous, on verra bien ce que j’aurai le temps de vous raconter ! »

« La mythologie grecque a laissé de solides traces dans notre manière de voir et de dire le monde, puisque nous continuons à parler du chant des sirènes, du travail des titans, du cheval de Troie, du fil d’Ariane… Et ce beau centre culturel où nous nous trouvons, pourquoi croyez-vous qu’il s’appelle l’Odyssée ? Mais commençons par le commencement. Les Grecs avaient de nombreux dieux, et puis de demi-dieux, de héros, de rois… »

Une main se lève.

« Oui ? Tu veux dire quelque chose ?

– De nombreux dieux ce n’est pas possible. Il n’y a qu’un seul Dieu.

– Ah, bon ?… Alors ça, hein… On ne va peut-être pas rentrer dans cette discussion mais disons que certaines personnes sur terre croient à un dieu unique, on les appelle les monothéistes, d’autres croient à plusieurs dieux, on les appelle les polythéistes, et c’était le cas des Grecs. Ils ont imaginé que les dieux étaient très nombreux, qu’ils vivaient entre eux par familles et se mêlaient de la vie des hommes depuis leur ville, qui s’appelait l’Olympe. »

Une main se lève. Je commence à transpirer.

« Dieu n’habite pas dans une ville. Il est partout.

– Euh oui en quelque sorte. Mais tu sais, les religions, toutes les religions, se représentent les dieux d’abord en observant la nature. Un dieu est une explication à un phénomène naturel. Et les Grecs, tu vois, ils observaient cette immense montagne, à l’horizon, le Mont Olympe, ce phénomène naturel qui les dominait, qui semblait immense, inaccessible pour les hommes, et c’est pour cela qu’ils en ont conclu que les dieux habitaient là-haut. Et ils avaient des dieux pour tout ce qu’ils observaient dans la nature. La mer qui les entourait ? C’était le dieu Poséidon ! Le vent qui souffle ? C’est le dieu Éole ! Un éclair dans le ciel ? C’est une foudre lancée par Zeus ! On tombe amoureux, parce que cela aussi est un phénomène naturel, d’ailleurs très curieux à observer ? C’est un coup de la déesse Aphrodite ou du dieu Eros ! On se marie ? C’est la déesse Héra ! (Remarquons d’ailleurs comme c’est amusant, l’amour et le mariage sont attribués à deux déesses distinctes, une charmante jeune fille et une mégère…) On meurt, autre phénomène naturel très courant mais moins agréable ? C’est le dieu Thanatos ! Et ainsi de suite, tu comprends le truc ? Bref, chez les Grecs il y avait… »

Une main se lève. Je commence à transpirer beaucoup.

« Quand on meurt on va soit en enfer soit au paradis.

– Oui bon l’enfer est une bien plus vieille invention que le paradis, ce qui fait que les Grecs connaissaient l’enfer, c’était le royaume des morts gardé par Hadès, mais en revanche ils n’avaient pas encore inventé le paradis. Et c’est ainsi que pour les Grecs… »

Une main se lève. Je dégouline de sueur.

« Si on veut aller au paradis il faut faire ce qui est bien pour Dieu.

– Beuh peut-être si tu le dis mais c’est pas du tout de ça que je voulais vous parler, tu sais j’ai là sous la main plein de merveilleuses histoires qui font peur et rêver et rire et réfléchir et qui sont un peu plus compliquées que « ça c’est bon ça plaît à Dieu je file direct au paradis », je te parle d’un monde imaginaire grouillant de créatures bonnes ou méchantes ou entre les deux selon une infinité de nuances… »

Une main se lève. Je suis en nage.

« Il y a aussi les anges. Ce sont les anges et les démons qui essaient de nous influencer mais il faut écouter les anges. »

Les conversations se sont poursuivies sur ce mode jusqu’à l’heure de la fin de la rencontre où j’ai pu m’éponger. J’ai réussi à parlé un peu d’Ulysse, mais pas d’Hercule ni de Thésée, je n’ai ouvert aucun des livres que j’avais préparés, pas eu le temps. Nous sommes en 2019 et la religion a gagné les esprits des enfants de l’école dite laïque gratuite et obligatoire. Désormais, lorsqu’on parle de « dieux », on a de bonnes chances de tomber sur un enfant de CP/CE1 qui répond « Dieu » avec un D majuscule dans ta gueule en ayant l’air de savoir de quoi il parle, comme tous ceux qui en parlent, quel que soit leur âge. Ce qui fait qu’il devient difficile de transmettre ces belles histoires multimillénaires. Peut-être même que le différentialisme politiquement correct ira bientôt jusqu’à déconseiller formellement de parler aux enfants de mythologies, sous prétexte que cela froisserait la sensibilité des croyants. Ou celle des moralistes, puisque par ailleurs c’est rempli de viols et de meurtres.

J’en suis fort triste, inquiet et désemparé. S’il n’y a plus de place disponible dans les cerveaux des enfants pour les travaux d’Hercule, les voyages d’Ulysse ou même les amours bizarroïdes de Zeus, alors la religion est criminelle. La religion, en assénant ce qui est vrai, tue le plaisir d’entendre ou de raconter des « histoires », plaisir qui se situe dans la zone floue entre le vrai et le faux. Il me semble que les enfants savaient cela d’instinct, autrefois, et visitaient ladite Twilight Zone sans difficulté ni dommage, ils avaient le visa. La religion refuse le visa, paralyse une part d’émerveillement, une part d’imagination, une part d’intelligence, et une part de joie. La religion rend idiot. La religion tue et on devrait imprimer cet avertissement sur les emballages des livres sacrés comme on le fait pour les clopes.

Je me souviens de ces paroles de Michel Hindenoch, que je m’enorgueillis d’honorer comme mon maître, à l’époque où il présentait son spectacle inspiré de l’histoire du Minotaure :

« J’aime les mythes parce que ce sont des histoires qui nous dépassent. Ils nous relient à la naissance de l’humanité. Ils mettent en œuvre en nous une vertu précieuse et si rare aujourd’hui : la croyance. Depuis la nuit des temps, elles parlent de ce qui vit en nous, et aujourd’hui encore elles ne nous trompent pas. La raison et le savoir dont nous sommes si fiers ont étouffés notre capacité de croire, c’est à dire de faire confiance. Et notre monde est devenu craintif et avare. »

Ces paroles datent de 1992. Il y a près de 30 ans, on pouvait se permettre comme le fait Hindenoch de dénoncer le rationalisme comme l’ennemi mortel de l’imagination. Aujourd’hui on serait tenté de dire que cet ennemi impitoyable, c’est plutôt la religion. Peut-être que la situation s’est compliquée en 30 ans et que la partie ne se joue plus entre deux adversaires, mais trois ?

[Quelques années plus tard : la suite, relativement apaisée, comme quoi il ne faut jurer de rien.]

  1. Yann
    21/11/2019 à 23:15 | #1

    Conclusion 1 : Tu as du bol, tu es tombé sur des gamins qui lèvent encore la main pour demander la parole (ce qui n’est plus très tendance car cela marque, vous pensez bien, la position dominante de l’adulte tyran)
    Conclusion 2 : Ce que tu viens de découvrir est très révélateur : L’éducation nationale, sous prétexte de ne pas imposer un discours dominant, a éteint des Lumières (symboliquement, les programmes édités lors de la réforme du collège réduisaient considérablement, voire occultaient l’enseignement des Lumières).
    Conclusion 3 : La nature, qui a horreur du vide comme on sait, a bien vite occupé l’espace laissant vacant par la réduction des connaissances transmises. A la place de ces connaissances ? La croyance, et le fait que chacun se sente autorisé, si ce n’est invité, à exprimer ses superstitions. En classe comme sur internet.
    Conclusion 4 : Comme tu es du genre fut fut, tu as tout pigé des enjeux actuels: « Peut-être même que le différentialisme politiquement correct ira bientôt jusqu’à déconseiller formellement de parler aux enfants de mythologies, sous prétexte que cela froisserait la sensibilité des croyants. »
    Conclusion 5 : Je partage ta conclusion (tristesse, inquiétude et désempar…rage, -ment, -itude ?) Bref, quand on laisse des gugusses crier « Allah Akbar » (ou tout autre formule signifiant la supériorité absolue de dieu) dans les rues de Paris, on est foutus.

  2. JL
    26/11/2019 à 23:36 | #2

    On est foutus quand on fait parti du camp qui gémit et ne fait rien…
    Sinon, tout est à faire, inlassablement, fermement, tranquillement.
    La première chose à rappeler étant une notion de vocabulaire : en France, on dit « Croire » en une religion.
    Et c’est parti : définition de croire, etc.
    La graine sera semée.

  3. 27/11/2019 à 16:27 | #3

    @JL
    Egzactement ! C’est bien pour ça que j’ai mis en guise d’illustration le bouquin de Paul Veyne, dont le titre pose la bonne question sur la croyance à propos des Grecs qui à la fois ont inventé le rationalisme et pourtant raffolaient de mythologie. Veyne tente une réponse qui me semble très censée : croire à une histoire c’est croire que c’est une histoire. Démarche mentale autrement plus saine que le monothéisme intolérant ! D’ailleurs, selon un syllogisme très éclairant, mono = un = totalitarisme.
    Sans prétendre se mettre à la place des enseignants, on peut observer qu’ils ont un problème à parler des religions, à cause de (ou grâce à) la laïcité. Les religions ne sont absolument pas enseignées à l’école et lorsqu’elles sont révélées à l’école coranique ou au cathé, elles ont un autre effet, cultuel et non culturel. Alors qu’on pourrait justement les aborder sur le mode de « l’histoire » (l’arche de Noé, tout de même, c’est une histoire aussi géniale que n’importe quelle autre mythologie) sans que cela ne déborde sur le droit de chacun de croire ou de ne pas croire.
    Quant à mettre la main à la pâte oui bien sûr, il n’y a rien d’autre à faire, en sachant qu’on ne touchera que les mômes de notre proximité, sans réel effet sur la lame de fond nationale (et mondiale) d’obscurantisme.
    Autre aspect non négligeable : nos bonnes volontés sont parfois découragées et laissées en friche, cf. cet article de 2017 :
    http://www.fonddutiroir.com/blog/?p=12324

  4. Anne Larédo
    08/12/2019 à 21:01 | #4

    Bonjour,

    je ne vous connais pas ( et réciproquement!) mais j’ai eu la curiosité d’aller sur votre blog,
    Je suis en effet dans le mailing de Christophe Sacchettini, et j’ai été prévenue d’un spectacle à partir d’un texte de Pierre Louys, j’ai eu la curiosité d’aller cliquer sur les liens … et j’ai été tout à fait intéressée par la relation que vous faites de votre intervention en école primaire … je me suis permise de faire un copie- collé et de l’adresser à mes amis (en disant bien sûr où j’avais trouvé ce texte)… je vous copie colle en retour quelques reactions

    -Qu’on lui coupe la tête à ce mécréant ! (un copain – c’est evidemment une antiphrase!)

    -ah oui, très bien ce retour d’expérience, j’aime beaucoup. C’est effectivement inquiétant et triste.moi je suis bien contente que tu abreuves M…. de mythologie ou contes et qu’elle en reclame sans soif. Je ne crois pas qu’elle ait plus d’espace disponible dans son cerveau que d’autres enfants pour autant. Pour M…., tant qu’il y a une histoire à explorer, c’est bon a prendre. si on l’abreuvait de bondieuserie, elle se regalerait tout autant. Mais je suis contente effectivement que nos enfants échappent au formatage religieux. Par contre on a beaucoup de mal à ne pas les formater « politiquement » parlant, et ça , même si on est convaincu (comme les religieux) du bien fondé de nos valeurs, c’est un peu limite qd même. Mais on essaye de se soigner. mais l’apprentissage de l’esprit critique si jeune, c’est pas facile. (ma fille)

    -Oui. Il n z certes pas pu lire des histoires de la mythologie mais il leur a dit des choses très justes et instructives pour eux sur les religions comme élaborations historiques à partir du vécu collectif. Idée insupportable pour beaucoup mais certains l auront peut-être entendu et pourront y repenser à l occasion.En tout cas chapeau au pédagogue. 🤔 ( une amie prof de philo)

    – Intéressant et futé comme tout ces échanges sauf qu’on s’aperçoit que la religion progresse partout
    Sommes nous tous responsables de n’avoir rien à proposer
    Que les dieux de l’argent ? (une collègue psy:)

    -Très intéressant, ce texte. J’ai trouvé ça rigolo, j’aurais bien aimé voir ça.
    Je ne partage pas sa conclusion, je pense que c’est plus une question de présentation. Il s’est adressé à des enfants athées, et il a été surpris de les découvrir croyants. Il aurait voulu les amener à une distanciation impossible à cet âge et en si peu de temps. ….
    Je ne sais pas s’il dit vrai à la fin de son texte (Il me semble que les enfants savaient cela d’instinct, autrefois), ma mère disait bien que c’est quand elle a découvert la religion des Grecs et des Romains, à l’école Normale, que sa foi chrétienne a vacillé.
    Ce que son texte ne dit pas, c’est s’il se trouvait dans une banlieue plutôt musulmane ou dans des quartiers bien catholiques. J’imagine que c’est plutôt le premier cas, mais j’aimerais bien savoir.
    (ça c’est quelqu’un de la famille avec qui j’ai du mal à echanger car il s’agit d’opposer des croyances à des choses de l’ordre du savoir commun- ( révisable evidemment) et à qui je ne dirai pas qu’il s’agit d’une école dans un quartier musulman parce que ça alimenterait ses positions d’allure nationaliste…

    Quand je vois les réactions de mes amis, cela me rassure un peu … mais sans doute il faudrait beaucoup diffuser des histoires comme la vôtre pour que la laîcité se restaure un peu !

    cordialement
    Anne larédo

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