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Articles taggués ‘L’Echoppe enténébrée’

L’élément « Temps »

31/12/2020 un commentaire
« C’est une pendule ? Non ! C’est une guillotine ? Non ! C’est… La Quatrième Dimension ! »

Non-actualité du cinéma, ersatz 1 : le streaming

Ouf ! Enfin le dernier jour de cette foutue 2020, « pire année » dans tellement de domaines qu’on ne sait où donner de la tête masquée.

Ainsi… le cinéma. Je tire ce sujet au hasard, les yeux bandés, j’aurais aussi bien pu tomber sur une autre activité humaine parmi celles qui me passionnent et qui sont pareillement sinistrées, je ne sais pas, le trafic aérien, les coiffeurs, l’immobilier, la production automobile, les relations commerciales entre l’Union Européenne et le Royaume-Uni, les placements bancaires, le foot, la télé-réalité, le nucléaire. Mais non, allez, le cinéma.

L’art du cinéma (qui, comme on sait, est « par ailleurs » une industrie) repose précisément sur l’écoulement du temps, et s’est interrompu comme le temps lui-même. Quand j’étais jeune projectionniste, du temps argentique, lorsque la machine se bloquait sur une seule image, celle-ci fondait et la pellicule brûlait : le mouvement ne devait jamais être interrompu (mouvement = kinéma en grec). Né il y 125 ans, ayant survécu à tout, à la radio, à la télé, à la VHS, au DVD, à Internet, à la transition numérique, à Netflix… en 2020 le cinéma s’est interrompu et il est tout bonnement mort aux trois quarts : -75% de fréquentation, de sorties, de productions, et de tournages. Et d’intérêt du public ? Et d’attente ? Et d’émerveillement ? S’en relèvera-t-il ? Peut-il s’en relever, fort de son dernier quart vivace ?

De façon symptomatique, en milieu d’année, entre deux confinements, le film censé sauver le cinéma, Tenet de Nolan, nous parlait pâteusement du temps qui s’arrête. Un temps sidéré, enrayé, rebroussant chemin au beau milieu de la guerre. Même si Tenet est le film le plus vu dans les salles françaises en 2020, étant donné que les entrées se sont globalement effondrées, on peut dire que peu de spectateurs se sont déplacés pour aller voir ce cul-de-sac et on ne voit pas pourquoi on s’en étonnerait. No future, le cinéma.

Un petit tuyau à quiconque aura été déçu par ce « film de l’année » si malheureusement représentatif : voyez plutôt sur Youtube l’épisode pilote (inédit en France) de La Quatrième Dimension, The time element (1958). Car c’est quasiment la même histoire que Tenet : on y voit un homme, trop peu sympathique pour qu’on ait envie de s’identifier à lui, s’engluer dans une boucle temporelle, ne rien comprendre à ce qui lui arrive mais tenter désespérément d’en profiter pour éviter un massacre en pleine guerre mondiale.
Allez savoir pourquoi, j’ai mille fois préféré ce Time element à Tenet. Pas seulement parce qu’il est nettement plus court.

Un peu de Deleuze pour se prendre la tête une dernière fois en 2020 ? Deleuze résume très bien l’histoire du cinéma en observant le basculement de l’image-mouvement vers l’image-temps :

Il se passe quelque chose dans le cinéma moderne qui n’est ni plus beau, ni plus profond, ni plus vrai que dans le cinéma classique mais seulement autre. C’est que le schème sensori-moteur ne s’exerce plus, mais n’est pas davantage dépassé, surmonté. Il est brisé du dedans. Des personnages pris dans des situations optiques ou sonores, se trouvent condamnés à l’errance ou à la balade. Ce sont de purs voyants, qui n’existent plus que dans l’intervalle de mouvement et n’ont même pas la consolation du sublime, qui leur ferait rejoindre la matière ou conquérir l’esprit. Ils sont plutôt livrés à quelque chose d’intolérable qui est leur quotidienneté même. C’est là que se produit le renversement : le mouvement n’est plus seulement aberrant, mais l’aberration vaut pour elle-même et désigne le temps comme sa cause principale. « Le temps sort de ses gonds » : il sort des gonds que lui assignaient les conduites dans le monde, mais aussi les mouvements du monde. Ce n’est pas le temps qui dépend du mouvement, c’est le mouvement aberrant qui dépend du temps. Au rapport, situation sensori-motrice -> Image indirecte du temps, se substitue une relation non localisable, situation optique et sonore pure -> image directe du temps.

Bonne année 1958 à tous !
Bonne année 1985 aussi (année de sortie de l‘Image-Temps de Deleuze, et en outre 85 est le palindrome de 58 car tout est lié).
Mais allez, courage, tout de même, bonne année prochaine.

Non-actualité du cinéma, ersatz 2 : le DVD

Oui, en France les salles restent fermées, mais au moins elles sont toujours là, on peut espérer que des jours meilleurs viendront.

Certains pays sont plus malheureux que nous puisqu’ils sont sans cinéma.

Le « Park » , plus vieux cinéma de Kaboul, symbole de la culture moderne en Afghanistan, a été rasé en novembre 2020…

Le Park est bien sûr évoqué dans le film Nothingwood (Sonia Kronlund, 2017) où l’on s’attache à un homme-cinéma « bigger than life » , énorme et truculent, plus grande star du minuscule cinéma afghan, Salim Shaheen, acteur, réalisateur, producteur d’une centaine de films, cabotin illettré qui tourne trois films en même temps sans aucun moyen, mais avec sa famille (seulement les membres masculins) et avec une infatigable envie.

Les Américains ont Hollywood, les Indiens Bollywood, et les Nigérians Nollywood. Les afghans n’ont rien. Ah, si, ils ont Salim Shaheen !

Le film est une merveille, drôle et émouvante, parce qu’on voit comment peut surgir coûte que coûte la joie du cinéma dans un pays en pleine guerre et en plein chaos, entre deux roquettes. Au fond, la joie du cinéma est le sujet même du film, joie que les talibans et autres abrutis bigots voudraient bannir sous le prétexte qu’elle n’existait pas du temps du prophète donc elle est haram.

Shaheen fait certes penser à Ed Wood comme le dit la bande-annonce, mais il évoque tout autant d’autres monstres sacrés pour qui le cinéma était vital, pures créatures d’écran, Orson Welles, Raimu, Toto, Depardieu, Sharukh Khan…

Je recommande de ne pas manquer les scènes coupées présentes dans le DVD : on y découvre notamment Shaheen en train de reconstituer pour la filmer une scène fondatrice de son enfance. Bouleversé par le cinéma qu’il découvre dans ladite salle mythique, le « Park » , il construit une petite caisse en bois où il fait défiler des morceaux de pellicule récupérés près de la cabine de projection. Il s’installe derrière le Park, attend la sortie de l’école et fait payer quelques sous les enfants pour « voir le cinéma ». Bref, il réinvente le cinéma à lui tout seul, et cette fois c’est à Jacques Demy qu’il fait penser, l’enfant-cinéma dans Jacquot de Nantes.

Non actualité du cinéma, ersatz 3 : le cinéma inter-crânien

Cette nuit j’allais assister à un match de boxe. L’un des deux combattants annoncés sur l’affiche était ma fille. Je me tenais debout au fond d’une arène bondée et bruyante, le ring au centre était vide mais éclairé par des spots tournoyants. J’attendais anxieusement que le match commence, mais plus l’attente durait plus je me disais que ce n’était pas possible, que je devais mettre fin à cette mascarade. Je réfléchissais à des moyens d’empêcher le match, je me préparais à mettre mes mains en porte-voix et à hurler : « La boxe, c’est pas très geste barrière ! » , mais je me suis réveillé. J’ai mis quelques instants à me souvenir où ma fille dormait cette nuit.

Bonus – l’excellente photo utilisée par la Cinémathèque de Grenoble en guise de carte de voeux :

Mauvais rêves

09/10/2020 Aucun commentaire
Dudley Moore (1932-2003)

Cette nuit j’étais assailli par des zombies. Je trouvais refuge dans un centre de vacances désaffecté en pleine montagne. J’ai reconnu l’endroit au premier coup d’œil, c’est ici, à Autrans, sur le Vercors, que j’ai travaillé pour la première fois à l’âge de 17 ans. Les bâtiments sont mal entretenus, l’électricité ne marche plus. Les zombies sont nombreux à traverser les couloirs, hagards et assez lents donc il suffit de les garder à l’œil pour ne pas se laisser déborder. Je me suis enfermé dans un réfectoire et de là je les observe, ils essayent de rentrer, s’entassent et rebondissent mollement contre les portes vitrées, s’écrasent le nez qui du coup tombe le long de la vitre en laissant une trainée noire, et je commente à voix haute : « Ils viennent là poussés par l’habitude, c’est ici qu’ils mangeaient, ils veulent continuer à manger, sauf que c’est moi le menu » (pour cette scène et ce dialogue j’assume le plagiat du Zombie de Romero). Mais soudain j’entends une voix me répondre, je me retourne, un zombie est assis dans un coin, il me dit en souriant gentiment : « Ne vous inquiétez pas, vous ne risquez rien d’eux » . Il s’exprime calmement, parle « d’eux » comme s’il n’en faisait pas partie, je suis très méfiant. Je m’approche pour mieux le voir, il ne semble pas du tout zombifié, raison de plus pour être prudent, il est très bien maquillé par dessus sa pourriture de zombie, je reconnais sa tignasse noire bouclée : c’est Dudley Moore qui joue le rôle, il est super sympa Dudley Moore, Dudley Moore n’a jamais joué que des personnages super sympas, c’est bien la preuve que son amabilité est un piège ! Il a entre les mains mon ordinateur portable, justement je le cherchais, il me demande mon mot de passe parce qu’il veut juste « tchéquer ses mails » , ouais c’est ça si tu crois que je suis dupe, tu veux m’embobiner gros rusé, une fois que je t’aurai filé le code de mon ordi tu pourras me bouffer le cerveau tranquille, je vous connais vous autres zombies, il n’y a qu’une chose qui vous intéresse, même si vous êtes joués par Dudley Moore pour donner le change. Je joue au plus malin, je lui donne un faux mot de passe puis je feins la déception, « Ah tiens ça ne marche pas ? comme c’est bizarre… Bon ben je vais aller chercher le mot de passe ailleurs, alors… » J’ouvre une fenêtre, j’enjambe, on est au premier étage, je m’apprête à sauter, je vois que la nuit tombe sur le Vercors… Dudley se lève, il ne sourit plus, il me dit « Non mais attends, reste avec moi, on s’en fout du mot de passe ! », il tend la main vers moi. Je saute ! Magnifique réception en roulé-boulé sur le gravier. Et je cours dans la forêt, dans la nuit, je cours, je cours, je cours, je me réveille.

Je me gratte les yeux, je pose les pieds par terre, je baille.

Je suis de retour dans le vrai monde. Je prends le temps de me souvenir qu’il est plus inquiétant encore que l’autre. Je ne me recouche pas pour autant. Quand faut y aller.

Nouvelles du jour. Le 2 octobre dernier, Rihanna a accompagné le défilé de sa collection de lingerie d’un morceau de techno intitulé Doom signé d’une CouCou Chloe. Elle l’avait déjà fait en 2017 sans que cela fasse tiquer quiconque. Trois ans plus tard, ce morceau engendre un scandale : il se trouve qu’il remixe des chants musulmans. Or, faut respecter. Cette appropriation de sons sacrés dans un contexte profane est intolérable pour certains. Après une petite semaine de bouillonnement des réseaux dits sociaux, Rihanna et CouCou Chloe s’excusent toutes les deux piteusement. Nous avons fait une grosse erreur, pardon à nos frères et sœurs musulmans, on ne recommencera plus promis. L’écume éclabousse jusqu’en France. Dans l’émission de Cyril Hanouna, une chroniqueuse commente placidement : « Moi je trouve que [Rihanna] j’ai envie de la tuer » . Cet appel télévisé au meurtre, ou du moins, cette légitimation de la mise à mort pour blasphème, quant à lui, passe comme une lettre à la poste, beaucoup mieux qu’un morceau de musique choquant. Il est « normal » .

Ce matin, tout à fait réveillé et ébroué de mes faux zombies, j’écoute Doom de CouCou Chloe. Je n’aime pas spécialement ça, tant pis, je me force, je l’écoute, jusqu’au bout, je monte même le son pour être sûr. Comment un morceau de musique peut-il donner envie de tuer ? En y mettant de la religion dedans. Putain, pas moyen de me réveiller puisque je ne dors pas.

Durant les années 90, des groupes comme Enigma (Sadeness) puis Era (Ameno) ont connu leur heure de succès en remixant des chants grégoriens façon techno-new age. Je n’en raffolais pas non plus (alors que j’aime les chants grégoriens), je dédaignais ce qui me semblait du parasitisme esthétique, mais l’idée du blasphème ne m’effleurait même pas. Je ne sache pas qu’Enigma ni Era aient reçu la moindre menace de mort du tribunal de la Sainte Inquisition. Ils sont juste passés de mode.

Lettre de Gustave Flaubert à Louis Bouilhet du 27 juin 1850 : « Le monde va devenir bougrement bête. D’ici à longtemps ce sera bien ennuyeux. Nous faisons bien de vivre maintenant. Tu ne croirais pas que nous causons beaucoup de l’avenir de la société. Il est pour moi presque certain qu’elle sera, dans un temps plus ou moins éloigné, régie comme un collège. Les pions feront la loi. Tout sera en uniforme. »

Duck and cover

09/08/2020 Aucun commentaire

Je passe l’été dans la vallée du Jura, pour les vacances mais également pour raisons professionnelles puisque j’accompagne ma fille dans ses démarches de recherche de stage.

Depuis quelques jours, une rumeur enfle et vient perturber le repos estival : le président russe, Vladimir Poutine, souhaite reprendre la main sur la scène internationale avec une stratégie belliqueuse dont le succès lui permettrait de modifier la constitution russe et devenir président à vie. Poutine a exhumé une très ancienne querelle territoriale et a exprimé sa volonté, pour l’honneur du peuple russe, d’exercer des sanctions contre la France, en lâchant des bombes atomiques sur le territoire français. Cette fanfaronnade lui permet de ré-affirmer que la Russie détient l’un des plus importants, si ce n’est le plus important, arsenal nucléaire au monde, et qu’il est prêt en s’en servir.

Je suis assis devant un ordinateur, au rez-de-chaussée d’un immeuble de montagne au cœur de la vallée, la fenêtre est ouverte, le paysage est paisible, montagneux et verdoyant. Je fais défiler sur Internet les derniers rebondissements de la crise diplomatique en cours : des ONG pacifistes manifestent devant les ambassades et plaident pour l’annulation de la frappe qu’ils dénoncent comme inutilement exagérée (le mot overkill figure en titre de tous les sites d’information), et il semble qu’elles aient au moins partiellement obtenu gain de cause. Après d’âpres négociations Poutine a accepté de réduire de moitié le nombre de bombes larguées, passant de 8 à 4, et de choisir comme cible une région peu fréquentée par les touristes (donc ni Paris, ni le littoral) afin de préserver la vie économique du pays, concession que le gouvernement français a saluée, avec soulagement et gratitude, se félicitant de ce bon compromis et rappelant que la Russie est une grande nation et un partenaire de premier rang. Les sites que je consulte affirment que la région retenue pour le bombardement sera finalement les Vosges, en souvenir des précédentes guerres mondiales.

Soudain un bruit à l’extérieur me fait quitter l’écran des yeux. C’est un bruit de moteur d’avion. Je sors précipitamment et me joins à la foule qui observe le ciel, parle à voix basse et tend des index. Quatre avions nous ont survolé puis ont disparu derrière les montagnes, au nord, en direction des Vosges. Nous sommes tous fébriles et terrifiés, même si règne surtout dans notre groupe en habit d’été une ambiance de feu d’artifice. Un petit malin a mis en place un bon coup, il revend à prix d’or un vieux stock de lunettes de cinéma 3D périmées en promettant qu’elles offrent une protection optimale, ce qui fait que de nombreux badaux arborent un oeil rouge et un oeil bleu. Tous braquent leurs regards vers le même horizon.

Et c’est là, c’est maintenant, ça arrive pour de bon. D’abord le bruit, qui fait trembler le paysage. Puis le souffle qui nous ébranle et nous fait nous raccrocher les uns aux autres. Puis le champignon atomique qui se déploie au-dessus de la ligne de crête. Il est bleu. Quelques secondes passent, puis un deuxième fracas, un deuxième souffle et un deuxième champignon. Puis un troisième et un quatrième. Les quatre champignons s’élève à des hauteurs différentes dans le ciel. Je trouve le spectacle magnifique mais je n’ose pas le dire, j’ai peur d’être mal compris. À la place je dis « Maintenant nous sommes tous des fils de pute » et j’espère que quelqu’un saisira l’allusion.

Je me réveille. Je ne suis pas dans le Jura, je suis dans ma chambre, couvert de sueur. Je regarde l’heure. 3h21. Je me lève pour faire pipi. Je me recouche. Je finis par me rendormir. Très exceptionnellement, le rêve se poursuit comme s’il s’agissait de l’épisode suivant d’une même série.

Je me trouve dans le grand réfectoire de ce centre de vacances dans la vallée du Jura. J’assiste à une assemblée générale d’où doivent sortir les décisions pour l’organisation de la vie quotidienne au sein de notre communauté, pour l’heure coupée du monde. Nous établissons les listes de ce que nous n’avons plus le droit de manger. Tous les produits frais sont interdits, il nous reste les surgelés et les conserves, qui s’épuisent rapidement. Les personnes présentes se fâchent, se coupent la parole, en viennent presque aux mains.

Il faut que je retrouve ma fille. Je quitte le réfectoire et descends au sous-sol où, d’après ce que j’ai compris, elle règle les démarches administratives de son stage et donne des cours de soutien scolaire à de jeunes enfants. Je la trouve dans un bureau sans fenêtre où elle travaille la grammaire française avec un petit garçon très brun, yeux noirs, teint basané. Je lui explique qu’il va falloir être sérieux, ne pas manger n’importe quoi. Elle me répond un brin agacée qu’il y a des choses plus importantes et me désigne de l’œil le stylo du petit garçon.

Je me réveille. Cette fois le jour est levé. Ma fille est en train de préparer le petit déjeuner.

Ce rêve a été induit par l’actualité libanaise, par le 75e anniversaire des destructions atomiques d’Hiroshima (6 août) et Nagasaki (9 août, aujourd’hui même), mais surtout par la lecture du livre extrêmement bien documenté et par conséquent anxiogène La Bombe (Alcante/Bollée/Rodier, éd. Glénat, 2020).

Seconde vie

27/06/2020 3 commentaires

J’ai longtemps eu sous les yeux, façon liste de courses aimantée à la porte du frigo, une citation de Gérard de Nerval : « Le rêve est une seconde vie » . À force de relire la même phrase au petit matin, on finit par la comprendre. Puis la recomposer de diverses manières et l’extrapoler, la varier comme on ferait d’un standard de jazz, en ajoutant une note à l’accord. J’ajoutai dans ma tête un troisième terme, la fiction, pour démultiplier les sens. La fiction est une seconde vie. La fiction est un second rêve. Le rêve est une seconde fiction… Toutes ces jongleries étaient vraies et réversibles sans besoin de préciser qui était le double de quoi. Puis un quatrième terme : le cinéma. Que le cinéma soit une seconde vie m’apparaissait une telle évidence, un tel truisme, que Nerval l’avait sans le moindre doute pressenti. J’imaginais Nerval prophétisant les films, je le rêvais rêvant et peu importe qu’il se soit pendu à une grille d’égout 40 ans avant l’avènement de l’invention des frères Lumière.

Durant le confinement, le 22 mai dernier, tombait l’anniversaire de Gérard de Nerval. Certes, ce n’était pas un chiffre rond, Nerval fêtant ses 212 ans. Tout de même, je n’allais pas souffler les bougies tout seul, aussi à tout hasard j’ai feuilleté (.fr) mon journal (.fr) quotidien (.fr) de référence (.fr)… Hélas, à la une ce jour-là, aucune mention de Nerval. Cependant un autre anniversaire était célébré : les 40 ans du jeu Pac-Man. Moins classe, mais… Un jeu vidéo est une fiction. Donc une seconde vie. Donc ça marche. Un jeu vidéo est un second rêve, etc. J’ai pensé à tous les no-life, mes frères gamers, qu’on appelle sans-vie parce qu’en réalité ils délaissent la première pour jouer dans la nuit la seconde. J’ai pensé aussi à Chris Marker, pionnier de la réalité virtuelle, qui vantait la plateforme Second Life, l’habitait sous la forme de son avatar, donnait là ses rendez-vous, ses entretiens, ses expositions.

Puis j’ai lu le dernier Pennac, La loi du rêveur. Selon la couverture il s’agit d’un roman mais Pennac y parle à la première personne de ses rêves, de ses souvenirs, surtout de ses souvenirs de rêves. Car le rêve est un second souvenir, le souvenir est un second roman, réciproquement et ainsi de suite, le vrai le faux le rêve tout fait histoire.

Peu de temps auparavant, j’avais lu son gigantesque Journal d’un corps (cf. ci-dessous, au jour 45 de ma confine), qui peut-être restera comme le chef-d’œuvre de son auteur, même s’il faudra attendre sa mort pour en être sûr, et à comparaison cette Loi du rêveur m’est apparue au premier abord plaisante et mineure, négligeable. Composer un livre à partir de ses rêves me semblait une facilité, une pirouette, un trop simple ego-trip, presque une complaisance (quoi, c’est moi qui juge ainsi ? Je ne manque pas de culot ! J’en ai fait un autrefois, de livre de mes rêves) et je jugeais l’inspiration de ce prétendu roman bien courte. Quoique pas désagréable lorsque l’on goûte le style et les archétypes pennaquiens (chez lui le scribe, de fiction ou de mémoire, se fait systématiquement chroniqueur d’une tribu bigarrée et parfaite où chaque individu à la personnalité très marquée occupe sa juste place, le monde de Pennac est une utopie politique où chacun est différent et complémentaire, et l’unité est donnée par celui qui écrit – comme le lui dit l’un des personnages du livre : Toi et tes instincts de chien de berger…)

Sauf que non, ce n’était pas ça, pas ça du tout, la loi du rêveur, j’avais été induit en erreur, j’avais dû rêver. Attention, ce livre est piégé comme un rêve. Oui, bien sûr, il raconte les rapports entre notre première, notre seconde, notre troisième, notre ixième vie… mais pas comme on le croit en premier lieu, les articulations entre les strates sont plus subtiles et plus passionnantes. Il faut aller au bout. J’ai commencé en appréciant distraitement le livre, j’ai terminé en l’adorant. Et la nuit suivante, il m’a valu un rêve. Un livre qui fait rêver est un bon livre (axiome).

Federico Fellini tient une place majeure dans ce livre comme dans les rêves de Pennac. Fellini, grand rêveur, filmait ses rêves, ce qui peut expliquer que l’on rêve à la Fellini. Pour ma part, même si j’aime Fellini (cf. une autre entrée de mon journal de confine, jour 23), mon cinéaste de rêve est David Lynch. Ainsi, cette fameuse nuit sous influence du livre de Pennac, j’ai fait un rêve réalisé par Lynch. Le décor réagençait des éléments de mon enfance dans une maison déserte et un cadavre était caché dans une horloge comtoise aussi haute que le mur, horloge que je connais fort bien mais qui n’a rien à faire là (qui, dans la première vie, repose pour l’heure, démontée, désossée, neutralisée dans mon garage). Tandis que les va-et-vient du pendule étaient ceux de mon coeur dont les battements allaient crescendo, un zoom avant final révélait par transparence, sur le disque de cuivre qui oscillait lentement, un visage, le visage d’un homme, mort, moustachu, et hurlant.

Je me suis réveillé haletant et tremblant du cou aux orteils. Les frissons montaient et descendaient par vagues, alors même que depuis quelques jours la canicule s’est bien installée, même la nuit. Ces convulsions n’étaient pas de froid mais d’effroi. J’étais saisi par une fulgurante sensation de révélation, et même de vérité, une vérité essentielle qu’on m’avait cachée et que le rêve me rendait enfin avec les frissons, une clef qui expliquait tout. J’avais reconnu le moustachu mort et hurlant sur le battant de l’horloge. C’était Gérard de Nerval.

Crise climatique

12/05/2019 Aucun commentaire

Je me réveille, je me lève, je traverse le salon, j’ouvre la porte d’entrée, je fais un pas dehors, il fait déjà jour. Encore à demi-endormi, je me gratte en observant les plinthes et les poutres sous le faux toit. Elles sont encore plus que d’habitude envahies de toiles d’araignée. Je m’approche, je m’attends à y trouver un insecte, une mouche, ou un papillon pris au piège. Mais non, ce que je vois c’est un poisson. J’écarquille les yeux. Il est brun-vert, avec des rayures jaunes et bleues étincelantes un peu comme un poisson clown, un gros oeil jaune, il mesure presque dix centimètres, plaqué de tout son long et en diagonale contre la toile. Je lève les yeux vers le ciel comme si allait en tomber une explication, et je murmure « Putain de dérèglement climatique ». Soudain le poisson frémit de la queue. Il est encore vivant ! Je me précipite dans la cuisine, j’empoigne dans le placard mon plus grand verre, une chope à bière. J’ouvre le robinet, l’eau s’écoule jaunâtre, trouble. Je murmure « Et ça continue… putain de dérèglement climatique… » Je remplis mon verre avec l’eau jaune et je ressors. Aussi délicatement que possible je décolle le poisson par la queue, j’ôte les toiles qui adhèrent à son corps et je le lâche dans le verre. Il doit tournoyer là-dedans mais je ne vois rien dans cette eau opaque. Finalement il sors la tête, et ouvre et referme la bouche plusieurs fois, mpp, mpp, mpp. Est-il en train de me remercier ? Je me réveille.

Que reste-t-il à souhaiter ?

01/01/2019 un commentaire

Je me trouve chez ma grand-mère, et très heureux de cette surprise puisque depuis sa mort, sa maison étant occupée par d’autres locataires, je n’avais pas l’espoir de revoir ces murs un jour. Ils n’ont pas changé du tout, c’est fou, je croyais pourtant que les nouveaux locataires avaient fait des travaux.

Plus précisément je suis en train de descendre l’escalier raide et étroit qui mène des chambres au rez-de-chaussée. Depuis cet escalier, en s’asseyant d’une fesse dans le coin d’une marche haute, on réussit à voir la cuisine à travers la vitre qui surmonte la porte. Je me souviens, quand j’étais petit et qu’on m’obligeait à faire la sieste alors que je n’en avais ni envie ni besoin, je me relevais sans bruit de mon lit et je m’installais là, sur cette fesse, sur cette marche, la tête entre les mains et j’observais longuement les grandes personnes dans la cuisine, elles faisaient la vaisselle, buvaient le café, fumaient, parlaient fort.

Mais aujourd’hui il n’y a plus personne dans la cuisine. Pourtant, la lumière est allumée. Peut-être que ma grand-mère n’est pas loin. Je vais descendre l’escalier, pousser la porte, entrer dans la cuisine, ça me ferait plaisir de la voir, il y a si longtemps.

Je descends à pas feutrés, j’actionne la poignée de la porte tout doucement, comme si j’avais encore l’âge de feindre de faire la sieste, j’entre dans la cuisine mais non, décidément la maison est déserte, je suis seul. Je ne sais pas qui est parti en dernier mais il a oublié d’éteindre la lumière, ça ne peut pas être ma grand-mère, elle ne ferait jamais ça, elle l’engueulerait. Je pose la main sur le poêle à charbon, il est froid, je regarde le lavabo, vraiment curieux, j’étais persuadé que tout ça avait disparu. J’éteins consciencieusement la lumière, je ferme la porte derrière moi, je sors.

Il fait nuit. Je descends la ruelle, je décide de traverser la départementale et marcher jusque devant la mairie du village. La chaussée est luisante d’une récente pluie. Je vois un attroupement devant le vieux café fermé depuis si longtemps. Ce sont des personnes assez âgées en vêtements bariolés, lunettes, chapeaux sur cheveux blancs, sourires, quelques instruments de musique dont pour le moment personne ne joue. Ah ça y est j’y suis, c’est un rassemblement de « coquelicots » , des braves gens dont je me sens solidaire, des colibris collapsologistes, tous un peu paniqués de la disparition de notre écosystème mais avec le sourire, essayant de freiner la fin du monde avec leurs pieds nus dans leurs chaussures.

Le cortège se met en branle, je lui emboîte le pas. Quelques bavardages calmes. Nous entrons dans la salle polyvalente aux murs jaunes éclairée par des néons vibrants. Nous nous asseyons sur des bancs autour des tables, un repas est-il prévu ? Je crois reconnaître quelqu’un au fond de la salle, mais il m’est désormais caché par la personne assise en face de moi. Lorsque je me déplace légèrement pour l’observer, il a disparu. Tous ceux qui étaient avec lui ont disparu aussi. Mon regard revient vers mon vis-à-vis… Entre temps il a disparu aussi. Je me retourne alors pour balayer les autres convives à ma table. Tous sont effacés. Derrière moi, devant moi, il n’y a plus un chat, ceux à droite de mon regard se sont évanouis pendant que je regardais à gauche et vice-versa, comme ces taches qu’on a sur les yeux et que le regard traque en vain en les faisant fuir toujours plus loin. Que s’est-il passé ? Je suis tout seul à table, entre les murs jaunes, dans le silence et sous les néons vibrants.

Je me réveille.

Que souhaiter pour 2019 ? Des coquelicots. Pour mesurer la valeur du symbole, comparer avant et après – la disparition était bien le sujet de mon rêve. La fin de de l’année a des allures de fin du monde. Prochain rassemblement des coquelicots dans la vraie vie : vendredi 1er février sur tout le territoire français et même chez moi.

Transcuration

08/10/2018 Aucun commentaire

Je perds encore mon temps sur Internet. Va savoir comment, à la suite de je ne sais quel virage tordu et déjà oublié de sérendipité, je me retrouve en train d’éplucher consciencieusement la page Wikipedia consacrée à la Transcuration alors que franchement j’ai autre chose à foutre mais bon la Transcuration c’est comme tout, c’est un peu intéressant et ce qui est un peu intéressant attire l’oeil et détourne du travail et toute diversion est bonne à prendre, enfin bonne je me comprends, alors je lis.

En haut de la colonne de droite apparaît en guise d’illustration la photographie de deux perceuses disposées à plat, tête-bêche, sur fond blanc. Légende : « Exemple d’outils traditionnels associés à une Transcuration ».

Le corps de l’article, après un sommaire tout en liens bleus permettant d’accéder facilement à la section désirée, détaille l’histoire de la Transcuration à travers les siècles, ses origines, ses variantes locales, ainsi que ses usages déviants et polémiques en neurobiologie et en acupuncture.

Je saute quelques paragraphes pour atteindre La Transcuration aujourd’hui. J’apprends que :

La Transcuration est un procédé rhétorique impliquant, dans le but de marquer l’auditoire, l’expression métaphorique d’une violence corporelle telle que la mutilation, la destruction d’un organe ou le prélèvement de chair. Exemples classiques de transcurations : « Son départ m’a brisé le coeur », « Mon voisin me casse les pieds », « Ta musique me fait saigner les oreilles », « La nouvelle m’a troué le cul » (vulgaire) ou bien « C’est à se faire péter la caisse ».

J’écarquille les yeux, je répète à voix haute, « C’est à se faire péter la caisse », eh attends, je connais cette phrase, je crois que je l’ai écrite quelque part, laisse-moi réfléchir.

Le temps de réfléchir, je me réveille.

Aussitôt je sors du lit, j’allume l’ordinateur, je chauffe la wifi et me précipite sur Wikipedia pour finir de lire cette page, c’est trop bête je me suis interrompu à quelques lignes de la fin, j’en étais aux exemples. Hélas quelle incroyable déconvenue m’attend. La page Transcuration est introuvable sur Wikipedia ! Elle était encore là il y a un instant ! Elle vient peut-être d’être supprimée à la suite d’un litige ? Je ne trouve même pas son historique. J’hésite à la re-créer sur le champ. J’ai tous les éléments en tête. Ah, non, il me manque l’illustration, les deux perceuses. Mais j’ai une solution : je crois me souvenir que le webmaster (masqué) du Fond du tiroir possède deux perceuses… Je lui donne sans tarder les instructions d’après mon souvenir, qu’il n’omette pas la disposition tête-bêche ni le fond blanc, et par retour de mail, car il est vif, il me livre la photo ci-dessus.

Mon devoir semble me dicter de créer cette page, tant il est évident que la Transcuration existe, et que l’on pourrait dire d’elle ce que le docteur Faustroll disait de la ‘pataphysique : le besoin d’un tel concept se fait généralement sentir. Pourtant, un scrupule m’étreint. Je crains et regrette par avance que, comme souvent, Wikipedia ne brise les enthousiasmes en objectant sèchement :

Cet article ne cite pas suffisamment ses sources. Si vous disposez d’ouvrages ou d’articles de référence ou si vous connaissez des sites web de qualité traitant du thème abordé ici, merci de compléter l’article en donnant les références utiles à sa vérifiabilité et en les liant à la section « Notes et références »

Pays natal

13/03/2018 Aucun commentaire

Moins de deux semaines, c’est le bref délai qu’il aura fallu pour que je commence à rêver de mon nouveau job après ma prise de fonction.

Je marchais pieds nus dans mon lieu de travail encore désert, et je finissais par croiser un collègue qui, pointant mon pied de l’index disait : « Tu fais comme tu veux mais tu ne devrais pas rester comme ça, il y a un crocodile qui rôde. » Je restais prudent, aux aguets, mais aussi curieux, et finalement j’apercevais le crocodile au détour d’un meuble, il rampait lentement et je me disais oh, il est gros mais pas très impressionnant, ça va, j’ai tout le temps de l’enjamber ou même de marcher sur lui, l’expérience me tente d’ailleurs, je me demande l’effet des écailles de croco sur la plante des pieds, et je me réveillai.

Comme il faut bien gagner honnêtement sa vie, je suis pour l’heure tôlier d’une mine d’or : j’ai en ma garde des filons de milliers de CD et de DVD. J’avale goulument ces bonnes galettes, je remplis ma carte d’abonnement à ras-bord de films sans être sûr d’avoir le temps de les voir, de musiques à écouter plus tard, sans compter les livres juste de l’autre côté du mur puisque je ne vais pas cesser de lire pour autant, je veux je veux je veux et yeux plus grands que le ventre je songe avec une nuance d’inquiétude à la méthode employée par les boulangers pour accueillir leur petit mitron : vas-y mon gars fais-toi plaisir mange tout ce qui te fais envie n’hésite pas croque, c’est corne d’abondance et table d’hôte – le mitron se gave mais dès le lendemain, tout blême de crise de foie jurant mais un peu tard qu’on ne l’y prendrait plus se fait raisonnable et ne touche plus la came.

En attendant l’indigestion, ah comme je me suis régalé ce week-end avec les premiers DVD glanés dans les bacs ! Comment c’est bien les médiathèques publiques, y compris pour les films car il n’y a pas que Netflix dans la vie.

Je suis comblé d’avoir enfin vu coup sur coup deux films que je connaissais de réputation seulement, deux joyaux qui n’ont rien en commun sinon le désir que j’avais d’eux :

Premier jour, La planète des vampires (Mario Bava, 1965). Science-fiction très ringarde et très délicieuse pourtant puisque décalée d’à peu près tout. On a parfois envie d’appuyer sur la touche avance rapide tellement ce film d’une heure vingt est long, tout en sachant qu’on aurait tort de le faire tant il est évident qu’il y a là-dedans du cinéma, de l’imagination, de la peur profondément enfouie, du « giallo dans l’espace » (un peu comme les cochons du même nom pour le Muppet Show). Quelques scènes sont admirables et réellement fondatrices, comme celle avec les squelettes difformes et disproportionnés, dont on dit qu’elle préfigure Alien 15 ans plus tard. Certes, ce film-ci est peut-être plus beau qu’Alien (à tout le moins plus onirique, plus pop et poétique, plus esthétisé, avec des couleurs qui te pètent à la figure), mais c’est sur le plan politique qu’Alien (ainsi que quelques autres) lui aura flanqué un fatal coup de vieux : La planète des vampires repose sur des schémas archaïques balourds, tant du point de vue patriarcal (l’équipe de militaires fade mais disciplinée dirigée par un sous-John Wayne viril et sûr de lui, qui sauve les jeunes filles en détresse), que du point de vue de l’idéologie qui pousse à la guerre (nous sommes au sommet de la guerre froide et les extra-terrestres qui se déguisent en humains pour conquérir la planète seraient de fieffés communistes que ça ne m’étonnerait pas). À la décennie suivante, la donne politique a changé : dans Alien, les explorateurs (et colonisateurs) du cosmos ne sont plus des militaires en uniformes mais des soutiers, des prolos crasseux employés par des multinationales (pour le coup, des interplanétaires) qui exploitent les ressources naturelles des mondes lointains. Et surtout, le premier rôle, c’est une femme, le héros est devenu héroïne, tout est à réinventer, on refait le jeu : littéralement, Ripley = Re-play.

Second jour, Céline et Julie vont en bateau (Jacques Rivette, 1974), film très court de trois heures et dix minutes. Je passe de la planète des vampires à la cité des phantom ladies ! Encore mieux ! Quelle merveille ! Et alors là aucun train de retard, les femmes sont déjà dans la place. Voilà un grand film féministe, qu’on réduira abusivement chaque fois qu’on ajoutera un adjectif à la suite de grand film. Vive Rivette, qui joue et ensorcelle, mais surtout vive Juliet Berto, quelle femme, quelle liberté, quel spectacle permanent, elle éclipse tout le monde : sa partenaire (Dominique Labourier, pourtant pas mal du tout en bibliothécaire excentrique, anti-modèle de l’archétype chignon-lunettes-jupe grise), leurs doubles repoussoirs (Bulle Ogier et Marie-France Pisier), les hommes faire-valoir bien sûr, les spectateurs, le cinéaste lui-même. Comme dans Out 1 (autre expérience extraordinaire, douze heures de suspense en épisodes qui n’ont rien mais alors rien, et rien est un mot trop faible il en faudrait un autre, rien à voir avec les séries télé d’aujourd’hui), c’est la Berto qui incarne le mieux le film, qui l’invente à mesure, elle est le film presque à elle toute seule, Rivette a le beau rôle finalement, il n’a qu’à la regarder hop le film est fait. Voilà que j’ai une envie dévorante de voir Duelle du même avec la même, et d’ailleurs j’ai l’envie globale de voir tout ce qui est visible de Juliet Berto. Tiens là je viens de regarder le documentaire Juliet Berto où êtes vous ? dédié comme par hasard à Jacques Rivette, vampire, et ensuite son cinématon, et ce qui se passe sur son visage est palpitant à chaque seconde, c’est à ça qu’on reconnait les actrices qui sont plus que des actrices, qui sont entièrement le cinéma en personne, c’est-à-dire un monde parallèle.

Et puis, en plus, il y a ce que le film raconte mais qui est inracontable. Mais, en gros : la jeunesse et l’improvisation sauveront le monde en ridiculisant l’esprit de sérieux des fantômes qui récitent leur texte.

Comme pour La planète des vampires en regard d’Alien, je tiens Céline et Julie pour le précurseur d’un autre grand film que j’ai vu dix fois (et que donc j’ai tendance à voir partout, je ne suis pas dupe de l’illusion rétrospective) : Mulholland Drive (David Lynch, 2001) en est presque le remake anxiogène. Deux femmes, une brune mystérieuse et une blonde pimpante (une rousse, chez Rivette) se rencontrent un été, elles se pourchassent l’une l’autre et se protègent, leur course trépidante les emporte dans les souvenirs de l’une des deux et dans les rêves d’on ne sait qui, elles mènent une enquête dont on n’aura pas la clef, elles échangent leurs rôles puis en jouent d’autres puis le même inversé, et enfin sont spectatrices au sein d’une fiction dans la fiction qui culmine par une mise en scène de théâtre révélée par un objet magique. Dans les deux films, on voit presque de façon documentaire comment le théâtre se transforme en cinéma et comment paradoxalement le cinéma, qui fige les formes et met l’époque en boîte, est plus libre que l’art vivant de la répétition sur la scène : « Tout est illusion, parce que tout est enregistré », entend-on dans Mulholland Drive. Bon, je doute que Lynch ait vu Céline et Julie et peu importe. On explore les mêmes territoires dans ces deux films, de façon joyeuse, extravertie et ludique chez Rivette où les filles risquent tout parce que l’amitié les rend invincibles / de façon névrotique et sanglante chez Lynch où l’amitié des filles est brisée par la rivalité qui fait douter de soi comme des autres. Si jamais je délire en jetant des passerelles entre Rivette et Lynch, je suis bien aise de n’être pas seul à délirer : en deux ou trois clics j’ai trouvé ceci.

Au termes des deux excellentes soirées que j’aurai passées avec deux films si dissemblables, m’est révélé ce que je savais déjà : le cinéma des années 60 et des années 70 est mon pays natal. Même ces films que je n’avais jamais vus, je les connaissais, et ils n’avaient rien perdu pour attendre. Enfant, j’ai baigné dans ce cinéma, dans son éclat et ses défauts, et surtout dans le monde qui était reflété sur les écrans. La SF d’aventure kitsch et baroque, les monstres et l’espace, c’est mon enfance, la folle roue libre des fantômettes libertaires c’est mon adolescence, ou bien l’inverse, on ne sait pas, peu importe la chronologie, tout est enregistré. Quarante ans plus tard, je me replonge dans ces images et m’y sens chez moi, je claque ma langue et je reconnais le goût amniotique.

La poignée triangulaire

06/06/2017 un commentaire

Me voici à nouveau assis à mon bureau, embusqué au premier étage de cette médiathèque que j’ai quittée il y a un an. Ma directrice (n’est-elle pas mon ex-directrice ?) dans son pull rouge glisse la tête par la porte et me rappelle sèchement, sans me regarder, qu’aujourd’hui est le jour de ma circoncision. Je me lève et descends au rez-de-chaussée, où je constate que la cérémonie se prépare du côté du canapé, sous la verrière. Il n’y a là, en file indienne et torse nu comme pour une visite médicale, que des petits garçons et des adolescents, je suis le seul adulte. J’essaye de me rappeler la raison administrative, quelque réforme ou décret ou  changement de statut, pour laquelle ma circoncision est soudainement devenue obligatoire, mais je n’y arrive pas. Je me demande s’il y avait des juifs dans mon arbre généalogique, j’énumère dans ma tête mon ascendance connue, rien à faire, je ne me rappelle plus. Arrive le circonciseur : il a une allure de baroudeur, une veste en cuir, une barbe mal rasée, une grande valise à la main, et la tête de l’acteur Willem Dafoe. Il néglige la file d’enfants et me salue. Il essaye de me mettre à l’aise, me dit : « Détends-toi. Regarde, il y a un piano derrière toi, profite, joue un peu… » J’essaye de pianoter, mais c’est laborieux, j’ai du mal, les notes s’enchaînent poussivement, je reprends chaque phrase et chaque accord, pendant que Willem Dafoe me fait la conversation. Il évoque, lyrique, la Russie, la steppe et la vodka, ses voyages, je vois bien qu’il ne parle que pour faire diversion car il n’écoute pas un mot de ce que je lui dis en retour. Enfin, il frappe un grand coup entre ses mains et dit : « Bon, faut y aller ! » Il se lève et ouvre sa grande valise dans laquelle se trouve une batterie de couteaux de toutes tailles.

J’ai tourné de l’oeil, ou bien ai-je été anesthésié. Lorsque je me réveille, je suis à nouveau assis à mon bureau, seul. Je porte autour de la taille une sorte de pagne, ou de couche pour adulte. J’ose à peine regarder le résultat de l’opération. Je me décide à empoigner et arracher la couche : ouf, tout est normal, mon bermuda est toujours là. Je jette un oeil dans les couloirs… Personne. Je m’enfuis sans demander mon reste.

Mes pas me portent dans une sorte de village de vacances, désert, peut-être désaffecté. Le ciel est bouché, nuageux, le vent souffle et la nuit tombe. Je marche dans des rues bordées de palmiers, entre les façades décrépites de bungalows fermés et de boutiques aux enseignes éteintes. Ça me revient, je sais ce que je fais ici : j’ai rendez-vous avec mon frère, il m’a promis de faire de l’escalade avec moi. J’espère qu’il aura apporté son équipement, je n’ai qu’un vieux baudrier élimé, dont la sécurité n’est pas garantie. Il me reste à trouver l’emplacement du mur d’escalade du village de vacances, c’est sûrement là que mon frère m’attend. Je pénètre dans un bâtiment qui, de l’extérieur, avec ses grandes baies vitrées laissant deviner des rideaux en plastique gris, ressemblait à piscine. Toutefois, une fois à l’intérieur je ne vois aucun bassin. Je marche sur le carrelage.

Je suis seul dans la pénombre, et je m’immobilise brusquement quand me parvient un bourdonnement de moteur : mon entrée a déclenché un mécanisme automatique, j’entends des poulies et des engrenages. Au-dessus de ma tête, une rampe à roulement à billes fait défiler à intervalle régulier des poignées triangulaires, dont la procession m’évoque une usine de dépeçage des poulets, sans doute ai-je déjà vu cette image dans un film ou bien ailleurs. Je comprends : je me trouve au point de départ d’un circuit acrobatique, une attraction du village de vacances, une version sportive et ludique de l’usine de dépeçage de poulets. Il est probable que le mur d’escalade où m’attend mon frère est l’une des étapes suivante de ce circuit pour vacanciers, je devine donc ce qu’il me reste à faire : jouer le jeu, saisir le premier agrès du parcours, la poignée triangulaire. Je guette le moment où la prochaine poignée triangulaire sera exactement à la verticale de ma tête… Alors, je plie les genoux… Et je bondis, de toute la détente dont je suis capable.

Dès l’instant où j’enserre la poignée triangulaire dans ma main droite, son trajet cesse d’être horizontal pour devenir ascendant. La rampe a changé d’aiguillage. Je m’élève, suspendu par le bras à la poignée triangulaire. L’ascension dure, et dure encore. Je ne soupçonnais pas que la piscine ait un plafond si haut. J’oscille un peu. C’est à peine si je distingue encore le carrelage sous mes pieds. Je ne vois d’ailleurs toujours pas de bassin. Et si je regarde vers le haut, je ne discerne même rien du tout. Je continue de monter, dans le bruit monotone des engrenages et des poulies. Je commence à tétaniser. Je ne suis pas encore inquiet, pas vraiment. Les concepteurs de cette attraction pour village de vacances respectent forcément les normes de sécurité en vigueur. Ce n’est qu’un jeu, n’est-ce pas. Pourtant mon bras durcit et tremble. Je serre plus fort la poignée triangulaire. Je suis désormais si haut qu’autour de moi le noir est complet, et je monte encore. Sous mes pieds le carrelage n’est qu’une vague lueur bleue. Les phalanges de ma main droite me font mal. Mon bras, mon épaule, mes côtes aussi. Si c’était pour lâcher j’aurais lâché plus tôt, lorsqu’il était temps, lorsque j’étais près du sol, à présent c’est trop tard, je n’ai plus le choix et le trajet finira forcément, tôt ou tard, je dois tenir, j’agrippe encore plus fort. Si fort que je ne sens plus rien. Je ne sens plus mes doigts. Si ça se trouve j’ai déjà lâché.

Je me réveille. Des fourmis tout le long du bras. J’écrasais ma main.

Au moins, je sourirai aux bébés

11/03/2015 Aucun commentaire

autrans

Cette nuit, c’était le milieu de l’été.

Je me trouve dans une station de haute montagne, mais il n’y a pas le moindre flocon de neige. Il fait chaud, le ciel est dégagé.

Je suis ici pour un séjour en famille, mais j’ai un motif caché : je dois à tout prix retrouver Patrick V. et je sais qu’il passe quelques jours ici. J’ai grand besoin de lui, mon factotum m’est indispensable pour boucler le prochain livre.

Je déambule dans des couloirs, des halls, des galeries desservant des dortoirs, j’aperçois par les fenêtres les cimes vertes et les remonte-pentes à l’arrêt… Jusqu’à ce qu’enfin je tombe sur Patrick, dans un réfectoire, à l’heure de la fin du service. Patrick est attablé, il mange un yaourt. Il surveille du coin de l’oeil un empilement de cinq ou six chaises en plastique noir, tenues ensemble par un entrelacs de cordes et tendeurs.

« Qu’est-ce que c’est que ces chaises ?
– J’ai trouvé exactement ce qu’il me fallait pour ma maison en Sicile.
– Allons bon, tu as une maison en Sicile, toi ?
– Je viens de l’acheter. Pour une bouchée de pain… Mais c’est une ruine, tout est à faire. Je la meuble petit à petit.
– D’accord mais… Patrick… Tu as pu avancer la maquette du bouquin ?
– Ah, non, pas du tout. T’inquiète, ça sera fait dans les temps.
– Bon… Est-ce qu’au moins tu as lu le texte ? Qu’est-ce que tu en penses ?
– Non, pas lu. Pas le temps. En plus, là, c’est presque l’heure du match. »

Le match, effectivement, va commencer et je perds de vue Patrick. Il s’agit apparemment de hockey, puisque le décor ressemble à une patinoire. La foule envahit les gradins, je me laisse porter par le mouvement, je franchis plusieurs tourniquets et je m’assois sur un banc en béton. On entend de la musique funk, on voit s’agiter sur le ring le chauffeur de salle, dans les gradins des drapeaux québécois s’agitent… mais rien ne se passe, le morceau de musique redémarre du début et le chauffeur de salle entreprend un nouveau tour de piste. Par vague, des spectateurs ressortent pour en laisser entrer d’autres, et les sortants ont l’air satisfait comme si toute l’attraction consistait dans le décor et non dans le match qui ne vient pas. Je profite d’un de ces mouvements pour quitter la patinoire.

Je traverse ce qui ressemble à un immense hall de gare, des guichets, des boutiques, des publicités, des luminaires, des gens en tenues de touristes, des queues. L’esthétique de l’architecture, de la décoration, des réclames, et même des vêtements… tout évoque les années 60, j’ai l’impression de traverser Playtime de Tati, je me demande si les concepteurs de la station ont choisi de jouer la carte vintage, ou si je suis, ce qui serait plus logique, réellement dans les années 60. Je cherche quelques signes de modernité, j’en trouve cependant : des guichets électroniques, des écrans. Je me trouve donc bel et bien dans un parc à thème.

Je regarde longtemps, fasciné, une gigantesque affiche désuète figurant un skieur heureux, souriant, dévalant une piste enneigée. Je me dis que ni le skieur ni la neige ni le sourire ne sont encore de ce monde. Je me demande quelle valeur d’attraction peut aujourd’hui revêtir pareil simulacre. Dans ce hall, en tout cas, les guichets pour les pistes de ski sont désertés. En revanche on se presse devant ceux des randonnées. De grands panneaux jaunes indiquent les horaires des prochains départs des randonnées, à la manière des indicateurs SNCF.

J’en viens à me dire que, tôt ou tard, je devrai renoncer aussi à la randonnée. J’ai alors la vision, non angoissante, plutôt sereine au contraire, de moi-même vieux, fripé, décati, en fauteuil roulant, au milieu de ce hall. En vis-à-vis, un bébé, un tout petit enfant, s’extirpe de sa poussette et accomplit ses premiers pas, sous les bravos de sa famille. Je croise son regard et je lui souris, plein d’amour.

Je me réveille. Je réalise que je n’avais plus rêvé depuis des mois.