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Articles taggués ‘Bandes dessinées’

De la qualité des rencontres sur les salons du livre, des larmes versées sur la tragédie ouvrière, du vent du Nord qui emporte dans la nuit, du monde décidément tout petit-petit, de la sodomie comme formule de politesse, et des oeuvres complètes d’Efix

10/01/2010 3 commentaires

Bonjour Efix

Mon nom est Fabrice Vigne. Nous nous sommes croisés sur le salon de la
Côte Saint André, j'étais sur le stand d'en face. Je t'ai acheté là-bas
Putain d'usine, et j'ai trouvé ça tellement bien que j'ai enchaîné illico
avec Les fantômes du vieux bourg - que j'ai trouvé exactement aussi bon -
à l'exception peut-être d'une petite réserve pour la couverture : je ne
saisis pas le sens ni la pertinence graphique de ce croquis négatif.
Peu importe.
Il y a quelques années, quand je lisais Mon amie la poof, je me disais, wow,
nom de Dieu quel excellent dessinateur, quel virtuose de première bourre,
quelle expressivité, quel mouvement... Mais il serait grand temps qu'il se
trouve un scénariste, ou alors quelque chose à dire, parce que là si je peux
me permettre c'est du brio un peu à vide...
Eh bien, voilà, ici au contraire c'est indéniable, il y a quelque chose à
raconter, il y a Levaray, le contenu est aussi fort que le contenant, le
ramage et le plumage, j'en ai chialé, même, quelques fois. C'est pour dire.
Je passais juste dire cela : félicitations. Et bonne continuation.
Fabrice
Cher Fabrice,
Un petit mot de remerciement pour le mail que m'a fait suivre mon éditeur.
C'est con à dire, mais ça m'a fait plaisir de t'imaginer touché au point d'en
chialer.
Bon, sur ma poof qui est un digest d'une vie parallèle un peu plus opiacée et
aussi mon bébé —au sens où c'est ma première BD, imaginée et réalisée tout
seul — je suis désolé que tu n'aies pas été touché, mais on ne peut pas
viser juste tout le temps... et avec tout le monde. Rassure-toi, j'en suis
le premier critique. Et d'autres aiment, heureusement (des sales drogués,
faut croire).
Pour le reste, ben, simplement merci d'avoir pris le temps de venir me le dire.
C'est toujours un grand plaisir de savoir que certains, comme moi d'ailleurs,
apprécient un travail au point de prendre la plume pour en informer l'auteur.
Je me fais toujours un petit bonheur (pour ne pas redire plaisir et encore
moins obligation) de répondre. Et je dois reconnaître que c'est cette usine
qui me vaut le plus de retours positifs.
Du coup, je suis allé voir ton blog qui est bien intéressant aussi...
Et comme tout ça semble t'intéresser, sache que nous allons mettre en chantier
le troisième volet de ce que nous appelons, Jean-Pierre et moi, notre trilogie
prolo : "Tue ton patron", ça va s'appeler, en toute simplicité.
J'espère qu'on le terminera pour fin 2010.
1. A l'usine.
2. Autour de l'usine.
3. A la Défense, là où les décisions se prennent !
En attendant, je m'offre une récréation sur un western Music box avec mon pote
Stéphane Nappez. Avant de revenir à cet univers que j'affectionne tant mais qui
est socialement si sombre, j'avais besoin d'un petit remontant fictif.
Voilà, tu sais tout des temps à venir, si les petits cochons ne nous
mangent pas avant, comme disait... heu... ma grand-mère !
Bonne continuation et encore merci !
Amicalement.
efisque
Merci pour ta réponse, et pour ce scoop : "Tue ton patron" ? Ah, ça me
plait, c'est punk, j'ai hâte. Je resterai à l'écoute, sans faute.
Une précision quant à la Poof : certes je n'ai pas été touché, mais j'ai
admiré la virtuosité. Je finissais par regarder les planches sans lire
l'histoire, que je trouvais un peu vaine, un peu facile... Oh ! Je sais
que je me montre bien culotté et con de te dire ces choses aussi
candidement, et tu serais en droit de m'envoyer chier, parce que de ton
point de vue, c'était sûrement très difficile ! Disons juste que ce
n'était pas ma came. Mais je sais que la Poof a de nombreux fans... J'en
connais...
(Et au fait, j'avais bien aimé K une jolie comète, aussi. Ah oui, là
aussi, cela touchait aux tripes, le plaisir n'était pas que rétinien.)

Anecdote "le monde est petit" : je suis très lié avec un particulier nommé
Patrick Villecourt, grand admirateur de la Poof justement, graphiste qui a conçu
tous mes ouvrages autoproduits, et qui a longtemps travaillé à Seyssinet dans le
même bureau que Jean-Jacques Barelli, qui composait autrefois des affiches avec
tes oeuvres en matière première. C'est ainsi que, par hasard, alors que je
planchais sur mes livres, j'ai eu l'occasion de voir en avant première certains
de tes dessins.

Au sujet de la culture ouvrière, et des histoires que l'on en tire...
Je travaille présentement au centre culturel de la ville d'Eybens.
Dans la salle de spectacle, le mardi 12 janvier, nous présenterons la pièce
Sortie d'Usine de Nicolas Bonneau. C'est susceptible de t'intéresser, non ?
Si tu n'es pas trop loin, je peux peut-être t'obtenir une invitation ?
Sur la même thématique, le lendemain à la médiathèque, mon camarade Hervé
Bougel procèdera à une lecture de son livre Les Pommarins, que je te
recommande aussi très chaudement, où il raconte sa jeunesse à l'usine.

Salutations, à la revoyure,
Fabrice
> Merci pour ta réponse, et pour ce scoop : "Tue ton patron" ? Ah, ça me
> plait, c'est punk, j'ai hâte. Je resterai à l'écoute, sans faute.

Je compte sur toi, mec !
Si tu n'es pas au rendez-vous, méfie-toi : j'envoie Patrick Bruel !

> Une précision quant à la Poof : certes je n'ai pas été touché, mais  
> j'ai admiré la virtuosité.

Ach, gut !

> Je finissais par regarder les planches sans lire
> l'histoire, que je trouvais un peu vaine, un peu facile... Oh ! Je sais
> que je me montre bien culotté et con de te dire ces choses aussi
> candidement, et tu serais en droit de m'envoyer chier, parce que de  
> ton point de vue, c'était sûrement très difficile ! Disons juste que ce
> n'était pas ma came. Mais je sais que la Poof a de nombreux fans...  
> J'en connais...

Va te faire enc... heu, non, merci pour ces précisions.
J'aime pas les smiley ou les messages typographiques pour préciser les
pensées, mais je précise que c'est une tentative d'humour, hein !
Le problème de la came, qu'elle soit la tienne ou pas, c'est qu'elle
est pleine de clichés, justement. C'est la loi du genre, malheureusement.
Quand un produit transforme toutes les personnalités en la même, les
histoires de junkies en deviennent banales, toutes les mêmes. Y'a qu'à
se balader à Barbès et regarder le ballet des mecs en manque : dos
cassé, air hagard, tous le même discours et les mêmes obsessions.
Affligeant, oui, mais terriblement réaliste.

> (Et au fait, j'avais bien aimé "K", aussi. Ah oui, là aussi, cela  
> touchait aux tripes, le plaisir n'était pas que rétinien.)

Ah, chouette alors !
C'est notre bébé, ça aussi.
Tu as vu passer Autour de kate ? on y raconte la genèse de tout ça...

> Anecdote : je suis très lié à un particulier nommé Patrick Villecourt, grand
> admirateur de la Poof justement, graphiste qui a conçu tous mes ouvrages
> autoproduits, et qui a longtemps travaillé à Seyssinet dans un bureau commun
> avec Jean-Jacques Barelli, qui composait des affiches avec tes oeuvres en
> matière première. C'est ainsi que, par hasard, alors que je planchais sur
> mes livres, j'ai eu l'occasion de voir en avant première certains de tes
> dessins.

 Oui, je me souviens.
Patrick et Jean-Jacques Barelli ! Que de souvenirs qui remontent...
Comment vont-ils, tu as des nouvelles ?
J'adorais jean-Jacques et je connaissais moins Patrick, mais j'ai
d'excellents souvenirs liés à eux.
Mais le vent du Nord les emporte dans le nuit froide de l'oubli. Et la
mer efface sur la sable, les pas des amants désunis...
>
> Au sujet de la culture ouvrière, et des histoires que l'on en tire...
> Je travaille présentement à l'Odyssée, le centre culturel de la ville
> d'Eybens. Dans la salle de spectacle, le mardi 12 janvier, nous  
> présenterons la pièce Sortie d'Usine de Nicolas Bonneau.
J'ai été contacté par Dominique du Polaris pour intervenir à Lyon (ou
j'habite), autour de Sortie d'usine, justement. Je ne peux pas car je
suis absent au moment des représentations. Mais je reste en contact
avec ces artistes militants bien cool et intéressants.
Pour Tue ton patron, par exemple...

> Le lendemain mon camarade Hervé Bougel procèdera à une lecture de son livre
> " Les Pommarins", que je te recommande aussi très chaudement, où il  
> raconte sa jeunesse à l'usine.

Je cours me renseigner, merci.
Pour l'invitation c'est très gentil, mais après une pause salvatrice à
partir de demain, je m'y remets direct en janvier pour finir les 100
pages de mon western Music box à rendre fin mars.
Je ne fais donc plus rien d'autre, en attendant. Je me suis envoyé
presque un festival, une intervention, ou une librairie par semaine
depuis septembre, j'arrête un moment pour reprendre mon souffle et
faire les albums que j'ai du mal à tomber quand je ne fais que
promouvoir les autres...
Mais ailleurs, pour autre chose, pas de souci, avec grand plaisir, même !

> Salutations, à la revoyure,
> Fabrice

Itou.
Amicalement.
efix
Patrick a connu quelques problèmes financiers qui ont remis en question son
activité fin 2008... Il a redémarré autrement, il bosse désormais chez lui
(entre autre pour mon label d'auto-édition, le Fond du tiroir, même si ce n'est
pas ça qui va le faire vivre), mais de façon un peu précaire. Quant à Jean-
Jacques Barelli, je ne sais pas, je n'ai jamais été très proche de lui, même
s'il était le graphiste de la boîte de com où bossait autrefois ma compagne
(ah comme le monde est petit).
Bon courage pour ta Music box, et à un de ces jours, alors.
Merci pour tes voeux de bonne année ! Moi aussi je te souhaite bien
amicalement de te faire enc !
Fabrice
Merci pour les nouvelles des gens.
En allant sur ton blog, il me semblait reconnaître quelques visages,
en effet. C'est tout.
Un petit mot rapide, entre deux, avant de partir à Paris (mon complet bleu,
y'a trente ans que j'le porteuh) et à Angoulême pour m'exposer l'usine (et
mes chansons ne font rireuh que moi). Juste pour te dire ça et t'en
souhaiter de bonnes. Pas laisser ton dernier mail sans réponse, quoi !
Passe le bonjour à Patrick, steuplé et profite bien de la vie.
Malgré l'enfer environnant, je l'aime bien, cette salope !
Tiens, à propos, naïf, je me suis donc fait enculer sur tes conseils.
Ah, merci, hein ! Putain de bonne idée ! J'ai eu mal au cul
pendant toutes les fêtes ! Depuis, Natacha me regarde de
travers et je n'ose plus me promener dans les bois.
Pfff ! Merci, hein !
Ah.
Bien à toi.
efix
Tu me fais rire... Et comme je suis partageur, j'aimerais bien reproduire
notre correspondance sur mon blog, afin de faire rire dans la foulée
mes trois lecteurs et demi. (Parce que les histoires de sodomie, on dira
ce qu'on voudra, ça fait toujours rire.) Est-ce que tu vois un
inconvénient à ce que je rende "publics" ces messages privés ?
Salut camarade, bon Paris, bon Angoulême, bonne pommade anale
Efvé
Pas de problème, si tu penses que des enculades suggérées peuvent
offrir quelques sourires épars, tu m'en vois bien heureux.
Longue vie à tes écrits et à bientôt, mec.
Que ton parcours soit bordé de belles fleurs turgescentes sur lesquels
tu pourra reposer (glisser ?) ton cul fatigué.
Jolie formule pour te proposer une nouvelle fois de te faire
doucement, tendrement, enculer. En toute amitié !
Comique de répétition, tu dis ? Bon, ok, faudra qu'on se trouve autre
chose... Des fleurs en forme de poings ?
Bises !
efistfucking

M le Menu

19/06/2009 un commentaire

portrait signé David Rault

JC Menu : voilà un homme.

Lorsque, pérorant à propos du FdT (l’un de mes sujets favoris), j’éprouve le besoin d’invoquer un auteur devenu éditeur par viscéral besoin d’émancipation, d’intégrité, de liberté, je cite volontiers Benoît Jacques ; mais en fin de compte, dans ce registre, le Menu est peut-être une figure tutélaire plus importante encore(1). Alors que Benoît Jacques n’édite que lui-même, cowboy solitaire, Menu a les épaules d’un porte-drapeau (c’est lourd un drapeau, il faut des épaules), et il a initié une émulation longue, large et profonde, une collective lame de fond où ont trouvé leur place quantité d’auteurs (parmi lesquels Benoît, d’ailleurs).

Évidemment, mon cas personnel s’inscrit plutôt, représentatif d’exclusivement moi-même au creux de mon Tiroir sur mesure, dans le sillage de Benoît… Et c’est pourquoi je le cite spontanément en tant que modèle… Cependant je revendique fermement l’influence de Menu.

Jean-Christophe Menu, homonyme sans parenté de la présidente du Fond du Tiroir, est pour mémoire le co-fondateur et principal animateur de l’Association, cette maison d’édition capitale, qui a montré par l’exemple et par la ténacité que les livres, les bandes dessinées en l’occurrence, pouvaient être autre chose que ce que l’on s’attend à ce qu’elles soient.

Voilà plus de vingt ans (oui : Meder, 1988) que je ne manque rien de son œuvre protéiforme, et même doublement protéiforme, c’est dire s’il y a de quoi manger : auteur passionnant (avez-vous lu le Livret de phamille ? Les Lock groove comix ? qu’attendez-vous, bon sang ?) et éditeur irremplaçable (les trois volumes de l’Eprouvette, quelle somme ! quelle corne d’abondance ! et l’OuBaPo ! et Lapin !). Au sein de sa bibliographie, je fais la fine bouche seulement devant les Plates-bandes, pomme de discorde certainement salutaire mais qui ne méritait peut-être pas un livre. Car Menu, en outre, est un graphiste qui soigne ses objets : le livre a de la valeur ; est une valeur. Je trouve qu’il y a dévaluation du livre avec les Plates-bandes, texte contingent, lisible mais pas relisible, bah, peu importe.

Un récent entretien paru sur le site du9 présente un Menu toujours aussi stimulant. C’est bien simple, l’écouter parler, moi, ça me donne envie d’en faire, des livres. Depuis vingt ans, presque.

Dans cet entretien on peut lire notamment ceci, position radicale, provocation primesautière, par conséquent vitamine pour l’esprit, que je me fais un plaisir de copiercoller, juste parce que ça faisait longtemps que je n’avais pas parlé de « littérature jeunesse » :

« L’Association n’a jamais fait de la jeunesse. Parce qu’on trouvait qu’il y avait plein de gens qui le faisaient déjà bien, et que faire une collection « jeunesse » à L’Association ça n’aurait pas eu de sens. On nous a souvent demandé pourquoi on ne l’avait jamais fait (…) Il y a déjà trop de choses à faire, il y a une sorte de sélection naturelle pour ce qui ne se fait pas. Et puis d’ailleurs je suis plutôt contre le fait de concevoir des livres réservés aux enfants. Ils n’ont qu’à tout lire !« 

(NB : lors d’une conversation avec Thierry Lenain, à propos du projet de ce dernier de créer une structure éditoriale « jeunesse » alternative, gérée par les auteurs eux-mêmes, je lui avais dit « Il faudrait pour cela une sorte de Menu… » Mais qui en aurait la carrure ? Thierry lui-même, c’est possible. Certainement pas moi !)

(1) – J’ajoute cette note parce qu’entre temps, un souvenir d’enfance m’est revenu… Un autre cas de bande dessinées éditées par l’auteur… Chez mes parents, quand j’étais petit, traînaient les volumes des Frustrés auto-édités par Claire Bretecher. Pourtant je savais (je m’intéressais déjà à ces choses) que Bretecher était éditée ailleurs, chez Dargaud… Sans aucun doute, l’exemple de Bretecher, auteur considérable qui choisit la voie de l’édition personnelle par souci d’indépendance, m’a également nourri.

Quis custodiet ipsos custodes ? (Watchmen ou l’adieu à l’adolescence)

20/03/2009 2 commentaires

Splendeurs et misères de la culture populaire

Il semble que le film Watchmen (Zack Snyder, 2009) soit un bide, finalement. Tant mieux. En tout cas, moi non plus, je n’irai pas le voir.

Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons, est un livre parfait. La notion de « livre parfait » est naturellement sujette à caution ; je ne l’utilise que pour les besoins de la démonstration : une œuvre qui a trouvé sa forme idéale (en l’occurrence : une bande dessinée) ne peut pas avoir d’intérêt transposée dans une autre forme d’expression.  Un tableau parfait n’a nul besoin d’être transposé en musique. Hitchcock disait quelque chose comme : « On me conseille de temps en temps d’adapter Crime et châtiment de Dostoïevski… On me dit que c’est un livre pour moi… Voilà une erreur grossière. Si l’on veut faire un mauvais film, certes il faut adapter un bon livre. Mais si l’on veut faire un bon film, il faut adapter un mauvais livre… Prenez Psychose… »

Eh bien, ce qui vaut pour Dostoïevski, sans déconner, vaut pour Alan Moore. Permettez que je développe. Vous avez un peu de temps ? Le temps. Tout est là. Le mot Watchmen est traduit par « Gardiens ». C’est tellement évident qu’on en oublierait l’ambigüité apportée en douce par le second sens. Les Hommes-montres. Précédés, selon l’histoire, par les Hommes-minutes (Minutemen). Tic, tac.

J’ai lu pour la première fois Watchmen (dans la traduction de J.-P. Manchette, qui n’est plus celle que l’on trouve en librairie) en 1987, à l’âge de 18 ans. L’impact de ce maître-livre sur moi fut gigantesque, et ne s’est guère résorbé. C’était l’âge où mon goût se formait, où mon relief intérieur s’agençait à coups de  révélations littéraires : Dostoïevski justement, ou Céline, Kafka, Perec, Flaubert, Borges… Tous ceux-là  qui simultanément racontent de sacrées bonnes histoires et délivrent un geste esthétique ; ceux qui parlent du monde en même temps que de leur art ; ceux qui me nourriront à vie.

Alan Moore me nourrira à vie. À l’égal des écrivains précités, j’ai tenté de lire, après l’initiale illumination, et méthodiquement, tout ce qu’il a écrit. Inévitablement, certains aspects de mes propres livres sont influencés par Moore – thématiquement peut-être (l’ancrage dans le temps, la perplexité et la tentation de l’anarchie face aux images du pouvoir), mais formellement à coup sûr (le soin apporté à la structure globale, mettant en forme un sens qui est, ou bien qui n’est pas, celui du détail particulier ; l’itération dudit détail, qui modifie sensiblement le regard qu’on lui porte…).

L’œuvre d’Alan Moore me fascine à un point tel que j’ai même entrepris il y a environ trois ans de, ah, non, c’est vrai, j’ai promis que je ne parlerai plus de ça, c’est trop pénible.

Bref.

Voilà qu’on adapte Watchmen au cinéma. Pourquoi ? Parce que les films de super-héros, c’est cool, en ce moment. C’est sympa, en plus d’être possible numériquement. Et ça rapporte. Cependant il semble que le film Watchmen soit un bide. Au cul, le cool et le sympa. Bof. Tant mieux.

Je lis aujourd’hui une interview de Moore, très sévère, dans Technikart, dont voici un extrait :

« Je ne sais même pas si j’ai un exemplaire de Watchmen à la maison, je ne peux plus regarder cet album, il y a trop de mauvais souvenirs associés à cela. C’était la culture des années 80, nous sommes en 2009… Ça en dit long sur la pauvreté de la culture populaire actuelle. J’espérais que Watchmen allait ouvrir les portes et encourager les créateurs à concevoir des idées et des manières originales de raconter. C’est l’inverse qui s’est produit. (…) Depuis Watchmen, je ne pense pas que ce soit les comics qui ont gagné en maturité, c’est plutôt la société qui a régressé en s’infantilisant. Les lecteurs de comics, en deux générations, sont passés de la tranche 7-12 ans, à 12-18 ans, à une petite quarantaine. Nous voulions faire en sorte que les comics ne soient plus seulement pour les gosses… résultat, ils sont lus (et vus au cinéma) par les adultes qui ont refusé de grandir. (…) Vous savez, je n’ai vu aucun des films consacrés aux superhéros. L’idée me paraît ridicule et infantile. Je suis un adulte, pourquoi voudrais-je voir des fantaisies adolescentes telles que Batman ? Au niveau créatif, c’est pire. Les artistes pop d’aujourd’hui sont en état de choc créatif. C’est l’inertie totale. Prenons la misérable adaptation du Spirit par Frank Miller : dès que j’ai entendu parler du projet, j’étais incrédule. Ces gens ont-ils seulement compris le sens du Spirit ? Le Spirit n’est pas une série sur un ennemi du crime qui se bat dans un monde noir et graveleux à la Sin City. Le Spirit, c’est une disposition de cases sur une page. Will Eisner changeait le support et le langage des comics… Il n’y a rien à tirer d’une adaptation cinématographique, qui ne peut que passer à côté de la poésie d’Eisner. (…) J’ai le plus grand mépris pour toute cette culture qui s’inspire des comics. »

Je trouve Alan Moore très en colère, et même un poil aigri, mais je comprends ce qu’il veut dire. Tout ça pour ça…  Cette déflagration il y a 25 ans pour assister, sur grand écran plutôt qu’en quadrichromie, à un repli névrotique dans les archaïsmes super-héroïques et le pop-corn…

Reprenons. Tic, tac. La grande affaire de Watchmen, c’est le mûrissement. L’affirmation que le temps passe. L’historicité. L’adolescence, si l’on veut trouver un autre synonyme significatif. Il se trouve que, pour ma génération, et peut-être pour elle seule parce que les aiguilles ont continué leur rotation (historicité dès le gimmick : le mouvement des aiguilles est l’emblème graphique de l’oeuvre), Watchmen a été très important : dans la seconde moitié des années 80, alors que nous sortions, à des vitesses variables, de l’adolescence, Watchmen nous donnait l’impression que la bande dessinée de super-héros (culture adolescente par excellence, dont je me suis gavé, ayant pour ainsi dire appris à lire dans Strange) mûrissait en même temps que nous. L’effet était saisissant : nous ne reniions pas nos lectures passées (tout n’est pas à jeter, loin de là, dans les stéréotypes super-héroïque… la bravoure chevaleresque, pour être candide, n’en est pas moins parfois admirable), mais nous les relativisions, nous comprenions par cette œuvre ambitieuse et complexe que la vie était (ou plutôt : serait) plus ambitieuse et complexe que ce qu’on avait cru – la scène page 16 du dernier épisode est ainsi une métonymie de toute la lecture du bouquin :

« – Veidt ! You Bastard ! If you’ve hurt her, I’ll…
– Oh, Daniel. Daniel, Daniel, Daniel… Please… Do grow up. »

Or, ce qui est frappant dans Watchmen, c’est qu’on n’y trouve pas un seul ado (à part le jeune noir à côté du kiosque à journaux, dont le seul rôle consiste à lire des comics !). Les personnages ont entre 40 ans (le second hibou bedonnant) et 80 (le premier hibou, vieillard sympathique qui vit sur son passé), ils ont des « midlife crisis », des problèmes d’âge mûr. Voilà (entre autre) ce qui était vraiment culotté : aucun ado-miroir tendu au lectorat adolescent, pourtant cœur de cible. Je me suis fait cette réflexion a posteriori, puisque il arrive que l’on me prenne pour un « écrivain pour ados »… La question s’est posée pour mes Giètes: suis-je, au fil de ma narration, obligé de placer stratégiquement un personnage ado pour aller à la pêche au lecteur ? Non, pas question ! Pour cela (mais pour vingt autres raisons) Watchmen reste un modèle de perfection narrative, sans concession. Il ne faut pas croire que les ados ont forcément besoin d’un miroir tendu pour entrer dans une histoire, pour la sentir, pour vibrer, et en retirer quelque chose. Il ne faut pas croire qu’ils vivent dans leur seul présent et que le seul moyen de les toucher est de leur parler de ce présent-là. Ces histoires d’adultes ont contribué à façonner l’ado que j’étais.

Et, comme je le disais, le geste esthétique combine l’histoire très bien ficelée, les personnages habités, ET le discours réflexif sur l’art en train d’advenir : oui, c’est surtout sur la forme que l’on assiste au mûrissement puisque, de la part d’Alan Moore, l’innovation iconoclaste a été d’insérer les personnages de super-héros dans une chronologie (historicité encore) : ils sont nés à une époque, ils ont vieilli à une autre, et ils meurent en une troisième – contrairement à Superman qui a le même âge depuis 1938, et Spiderman depuis 1962… mais le tic-tac est à l’œuvre dans le fond aussi. Toute l’intrigue de Watchmen tourne autour du vieillissement, du passage d’une époque à une autre, du parfum « Nostalgia » au parfum « Millenium », c’est à dire du repli sur le passé à l’ouverture sur l’avenir.

Seulement, chaque personnage est apte ou pas à mûrir, prêt ou non à passer un cap, et chacun accomplit ce passage à sa manière ; mais irréversiblement.

– Dr. Manhattan décide que les conneries humaines ça commence à faire, et s’exile sur Mars, qui est sa vraie place.
– Daniel et Laurie décident que les conneries super-héroïques ça commence à faire (mais seulement après un dernier exploit, le plus important de leur vie, parce que leur carrière héroïque, le dévouement, l’adrénaline, ça avait vraiment un sens), et mènent désormais une vie bourgeoise, rangée, ils auront sûrement des enfants.
– Adrian Veidt a reçu une leçon, et consacrera la prochaine partie de sa vie à méditer la moralité de la fable : « Rien n’est jamais fini » (historicité, toujours). Alors à quoi bon ?
– Rorschach, lui, est trop intransigeant, il est incapable d’évoluer, de s’adapter, de renaître autrement : c’est le seul dans l’histoire qui choisit la mort, et c’est là son passage de cap à lui.
– Et moi, lecteur, qui ai sacrément mûri au bout du livre, pour toutes ces raisons-là, face à tous ces destins d’adultes. Est-ce donc ça, mûrir ? Alors, qu’est-ce que je vais faire de ma vie, de mon miracle thermodynamique perso, moi ?

Dans l’une des plus belle pages du dernier chapitre, Dr. Manhattan passe silencieusement devant le couple Daniel/Laurie, nus, endormis l’un contre l’autre. Il a pour eux un sourire bienveillant et, peut-être, un peu mélancolique (s’il est encore capable de mélancolie). Ce sourire signifie « Aimez-vous les enfants, couchez ensemble, profitez-en, vous mourrez un jour, alors soyez vivants… Moi, je suis immortel, donc je ne suis pas non plus vivant… Je ne connaitrai pas cela, la chaleur d’un corps qui vieillit contre le mien… »

Eh bien cette morale tacite, « Vous savez que vous allez mourir, donc vivez votre vie, soyez vivants avant la mort », est une définition tout à fait recevable de la maturité, et vraiment cela n’a rien d’une farce, c’est même plutôt le seul antidote au nihilisme qui domine ce bouquin, le smiley sanglant. Cette fin est, du reste, exactement la même que dans Le septième sceau de Bergman : les deux seuls qui s’en sortent correctement à la fin du film sont le couple de jeunes comédiens, qui rayonnent de vie charnelle et qui grâce à cela échappent (provisoirement) à la mort, à la farce – car pour le coup, Le septième sceau, voilà encore une grosse farce bien tragique à propos de la fatalité des ravages du temps sur les hommes et les sociétés.

Le mûrissement, c’est la prise de conscience que l’on s’inscrit dans un processus temporel, que le temps passe, autant le redire simplement puisqu’on le vit simplement… Certes, après le mûrissement, viendra le pourrissement ! On le sait au moins en abstraction. Mais cette désillusion s’accompagne d’une lucidité qui est loin d’être un renoncement.

Car avant le pourissement, eh bien profitons du mûrissement. Y compris politiquement. Quis custodiet ipsos custodes ? C’est encore ce même thème de la maturité qui travaille la question de Juvénal choisie comme épigraphe de Watchmen. Qui garde nos gardiens ? Se poser cette question, sous quelque forme que ce soit (à qui obéissent nos parents ?), c’est grandir. L’adolescence s’emploie énormément à mettre en doute l’autorité (« le roi est nu ! »), tandis que la maturité consiste à devenir sa propre autorité – penser par soi-même, devenir son propre gardien. Mais qui est vraiment mature, y compris parmi les adultes ?

Ah là là, quel beau livre ! Plus j’y pense, moins j’ai envie d’aller voir le film !

Livre noir, cependant, memento mori. La brièveté de nos échéances y est inscrite dès la première page : « The end is nigh »… C’est curieux, d’ailleurs, parce que cette angoisse de la fin, de la fin des hommes et de la fin du monde, on pourrait croire que c’est l’un des aspects périmés de Watchmen, parce que c’est ancré dans le contexte de la guerre froide, quand LA bombe arriverait à minuit moins une poignée de minutes. Mais en fait non, ce n’est pas périmé, ça ne l’est plus, le catastrophisme millénariste revient en force aujourd’hui, sous d’autres formes que l’apocalypse nucléaire de la guerre froide : la planète se réchauffe, la crise mondiale (partout-partout) déglingue la géopolitique mondiale et les structures sociales… A nouveau, comme il y a 25 ans, the end is nigh.
C’est fâcheux.
Il paraît qu’Alan Moore ajoute sa voix de prophète à ceux qui croassent la fin du monde pour 2012, j’ai lu ça quelque part.
C’est bientôt la fin du monde alors que j’ai des plans, moi…
D’un autre côté, Moore prévoit la sortie de son prochain roman, Jerusalem, pour 2013, alors…

Dub

Miaou

16/03/2009 un commentaire

Namedropping

Le grand jeu, mesdames et messieurs : je dégaine ci-dessus la dédicace que m’a offerte Philippe Geluck. Regardez : il a même écrit « amitiés », mot rarissime dans les rituels de dédicace, comme chacun le sait !

Je peux donc tenter de vous faire croire que Geluck, c’est mon pote, que lui et moi entretenons une relation privilégiée, une complicité de longue date, faite de respect mutuel et d’inoubliables fous rires (ah, il est super sympa, si vous saviez), et qu’il m’encourage sans cesse à persévérer au Fond du Tiroir, « si je peux te faire un petit dessin pour ton blog, c’est avec plaisir ».

Tout ceci n’est absolument pas vrai. En revanche, comme tout le monde, j’aime bien le Chat de Geluck, son humour charmeur, malin (qui donne l’impression d’être intelligent parce qu’on a saisi la finesse), et consensuel. Si je l’appelle à comparaître aujourd’hui, c’est pour me faire chat moi-même. Je veux me montrer charmeur, malin et consensuel, parce que j’ai un truc à vous demander.

Voilà : il est plus que temps que je régularise la situation du FdT, et que je le dote d’un vrai statut. D’abord, parce que le flou fiscal finit par être embêtant, et le retour de bâton serait pénible ; ensuite, parce que je m’achemine, à moyen terme disons, vers l’édition d’un livre qui, contrairement à mes expériences underground antérieures, mériterait une distribution digne de ce nom – qui nécessiterait, si jamais on arrive jusque là, une véritable identité pour ma petite entreprise (si j’ose employer ces trois mots, un jour de deuil).

L’identité la plus raisonnable pour le FdT serait l’association loi 1901. Avec des statuts déposés, un président, un secrétaire, un trésorier – même si ces rôles ne sont pas indispensables. Or, moi, je n’ai guère envie de m’occuper de ces démarches qui me semblent un peu fastidieuses. Pour la faire courte, j’ai envie d’écrire des livres, pas des statuts.  (et si je voulais la faire longue, j’ajouterais que symboliquement ET materiellement, c’est bon d’être épaulé.) Quelqu’un se sent de prendre en charge l’affaire, dans la salle ? J’en appelle aux bonnes volontés ! « Faites comme le Chat de Geluck : soutenez le Fond du Tiroir ! »

Acme Novelty Library

13/11/2008 Aucun commentaire

Ah nom de Dieu ! Quel génie ce Chris Ware ! Quelle maîtrise ! Quelle épure et quelle émotion ! Quel art ! Ah oui quel génie ! Il est toujours dangereux de traiter un auteur de génie, cela peut l’inhiber durablement : tant pis, il est hautement improbable que Chris Ware lise le Fond du Tiroir. La seule chose indéniable ici est la réciproque, l’indéniable influence que Ware a sur le Fond du Tiroir, notable dans ma volonté de ne jamais publier deux livres aux formats identiques, ou dans les baratins fleuves à petits caractères dans les formulaires de bons de commande

On pouvait croire que Ware avait réalisé son chef d’œuvre avec Jimmy Corrigan, et finalement non, il est encore jeune, il a de quoi crever le plafond deux ou trois fois : l’histoire en cours dans sa revue sporadique l’Acme Novelty Library (dernier numéro paru : 19), Rusty Brown, est largement aussi bonne que ces travaux précédents, sans doute supérieure. On savait Ware formaliste fou mais il est en outre maître psychologue et maître narrateur : le tout conjugué nous donne un récit comme on n’en a jamais lu/un livre comme on n’en a jamais vu/une humanité comme on ne l’a jamais pensée.

Et voilà qu’avec le nouveau chapitre, la nouvelle pièce du puzzle global intitulée Les chiens d’aveugle de Mars, il donne à présent dans la science-fiction ! Sauf que non, ce n’est pas la science-fiction que vous croyez. De même que, si vous vous imaginez savoir de quoi il retourne en étiquetant tout ceci dédaigneusement « bédé » , vous vous gourez mais alors à un point. Allez voir de ma part ce livre magnifique, qui réussit à être bouleversant grâce à, ou en dépit de, sa maestria technique. Une façon nouvelle, vraiment nouvelle, de raconter une histoire ancienne, vraiment ancienne, celle de la solitude de l’être humain.
Sur Mars.
Génie !

Ce n’est pas encore traduit en français, donc il n’ est d’autre choix que de se le procurer en anglais. J’aurais très envie de le traduire moi-même, mais la dernière fois que j’ai pris cette sorte d’initiative, ça s’est mal terminé.

Deux rêves de Mahler

04/10/2008 Aucun commentaire

La métamorphose

Je suis en voiture sur une autoroute. A contresens, malheureusement.
Quelques véhicules accidentés plus tard, je sors de l’autoroute.
Je gare ma voiture près d’un troupeau de vaches au pâturage.
A peine suis-je descendu que la voiture se transforme en vache.
Cette transformation me ravit. D’autant que la police doit déjà être à la recherche du véhicule fauteur d’accidents. Grâce à cette métamorphose, plus de traces.
Même la plaque minéralogique a complètement disparu.
Satisfait, je prends le chemin du retour. Cette infraction n’aura probablement pas de conséquences.
Arrivé chez moi, je constate, anéanti, que j’ai laissé mon carton à dessin sur le siège arrière
.

I dreamed of GIGER

A l’âge de 11 ans, j’ai vu à la télévision autrichienne un passage marquant du film « Alien ».
Comme chacun sait, l’Alien du film a été inventé par le créateur d’horreurs suisse H.R. Giger.
Ma relation personnelle à Giger devait en rester là.
Trente-cinq ans plus tard, je rêve que je suis à la recherche d’une chambre d’hôtel pour la nuit.
Le réceptionniste commence par me dire que l’hôtel est complet, mais…
« Un instant ! Il reste un lit inoccupé dans une chambre à deux lits. Mais n’ayez pas peur, dans l’autre lit dort le créateur d’horreurs H.R. Giger !
– OK, je prends. »
La chambre a l’air bien confortable.
« Regardez, il est couché là. Il est déjà mort et ne vous dérangera d’aucune manière… Je vous souhaite une agréable nuit. »
Giger, couché en position foetale, semble étrangement incrusté dans le lit.
Au milieu de la nuit, je vois Giger debout à la fenêtre en train de regarder la lune.
Puis Giger retourne se coucher.
Et il est de nouveau mort.

in L’Art sans madame Goldgruber, Nicolas Mahler, ed. L’association, coll. Eprouvette, 2008, pp. 57-60 (cf. aussi pp. 89-90 et 109.

En octobre 2002, je prends le TGV pour Paris, tout fébrile : ça y est, ça a marché, un éditeur a accepté mon premier roman, je monte signer un contrat dans la capitale, je fais mes débuts dans le monde. Je pénètre dans la carrière littéraire en même temps que dans le bureau du directeur de l’Ampoule, Christian Dubuis-Santini. Celui-ci me montre le livre sur lequel il travaille : « Voici la maquette de notre prochain, Les souffrances du jeune Frankenstein, de Mahler. Vous serez le suivant ».

Je signe mon contrat, je reprends le TGV, je rentre chez moi. Est-ce là tout ? Oui, c’est tout là. Je n’ai jamais revu ni Christian Dubuis-Santini ni les locaux de l’Ampoule ni la « carrière littéraire ». Dans l’année qui suit, j’achète l’intégralité du catalogue de l’Ampoule (où va se nicher l’esprit d’entreprise, n’est-ce pas), dont Le jeune Frankenstein, et ces achats seront désormais mes seuls contacts avec mon premier éditeur. Cette anecdote dérisoire, où la trivialité de l’existence emporte, sans méchanceté mais sans pitié, les rêveries juvéniles et les ambitions esthétiques, « makes me feel like in some stupid Mahler-comic » (op. cit., p. 86).

Je suis resté attentif à ce que publient (ailleurs, forcément) les auteurs de l’Ampoule virtuellement croisés à cette période. L’esprit d’entreprise a vécu, mais j’adore toujours Mahler. Son humour à froid, absurde, désabusé, « kaurismakien », son absence d’effet sinon l’obstination spartiate de son gaufrier minimaliste et de son long nez, me ravissent. Son dernier livre, sous-titré « Saillies » et composé d’humilations burlesques, de souvenirs tristement drôles puisés dans la vie artistique et sociale d’un auteur de bandes dessinées autrichien, contient notamment ces deux récits de rêves qui recoupent mes préoccupations du moment (dans mon Echoppe, bail à céder). Et j’ai mesuré, en les retranscrivant ici devant vos yeux mesdames et messieurs, combien je les amputais : la bande dessinée est un langage autonome et complexe (et, peut-être, plus approprié au rendu onirique que le seul texte nu), qui ne saurait se passer de son hémisphère gauche, les dessins. Vous savez ce qu’il vous reste à faire.

(Quoi, « vous savez ce qu’il vous reste à faire » ? On est censé se mettre à dessiner, c’est ça ?)

« No comment »

23/09/2008 Aucun commentaire

Voilà belle lurette que je n’avais pas lu autant de « littérature jeunesse ». Mon prix Rhône-Alpes 2008 du livre jeunesse m’a, effet secondaire, bombardé membre d’office pour le jury 2009. J’ai donc rejoint un distingué aréopage de critiques, bibliothécaires, libraires, directeurs de salons, a priori tous plus savants que moi, et nous discutons « littérature jeunesse ». On goûte le cru de l’année, son bouquet, sa robe et sa cuisse, et on recrache. Deux réunions ont déjà eu lieu, les livres circulent, 30 ou 40, ils diminueront au fil des semaines jusqu’à ce que l’on se mette d’accord sur celui qui mérite la timbale et la bise de la conseillère régionale déléguée à la culture. Tout ceci rigoureusement confidentiel, bien sûr : je ne donnerai pas de noms. No comment.

Je lis, donc. Souvent, c’est laborieux (oh la la, comme c’est mauvais, la « littérature jeunesse » ! Oh comme elle mérite sa sale réputation de sous-littérature normée et normative, pré-mâchée et fonctionnelle !), et de temps en temps c’est magnifique (oh la la, comme c’est riche et surprenant, la « littérature jeunesse » ! Que d’univers singuliers, que de pépites en liberté, que de merveilles insoupçonnées par les snobs qui auraient l’impression de déroger si par accident ils ouvraient un « livre pour enfants » !).

Les listes des ouvrages en lice sont à géométrie variable, on raye, on ajoute dans les marges. A un moment donné, je pose une question innocente :

– Tiens, pourquoi ce livre-ci est exclu ?
– Parce que c’est une BD.

Je poursuis, de plus en plus candide :

– Ah bon, être une bande dessinée constitue donc un vice de forme redhibitoire ? Et pourquoi ? Y’a-t-il une catégorie à part, une « catégorie bande dessinée » dans les prix Rhône-Alpes ?

Mes co-jurys me regardent avec un sourire indulgent. Une quoi ? Une… catégorie BD ? Ce Fabrice Vigne est un ingénu d’accord, un bizuth, un fauteuil tournant, mais est-il possible d’être si innocent ?

Voilà : la « littérature jeunesse » n’est pas le seul champ éditorial qui donnerait aux lecteurs sérieux, jurys ou non, la sensation de déroger. Si cette pauvre « littérature jeunesse » est la cinquième roue du char, nous avons identifié la sixième : la bande dessinée.

Pourtant, l’un des livres les plus forts que j’ai lus cette année (comme chaque année, si je réfléchis bien) est une bande dessinée. Mieux : elle est signée par un auteur rhonalpin (il habite Lyon, que je sache). No comment, par Ivan Brun, éditions Drugstore (filiale de Glénat). Je me permets de le citer sans scrupules, ce n’est pas confidentiel, il n’est sur aucune liste (et d’ailleurs ce n’est pas particulièrement « jeunesse »). Voilà un livre choquant, subversif, formellement original, qui dit quelque chose d’important sur notre époque, sur sa « jeunesse », sur vous et moi, et qui le fait en inventant à chaque page son propre langage, à la fois virtuose et expérimental. Bref, très précisément ce que l’on peut attendre d’un livre, d’un bon livre. Hélas pour lui, ce n’est pas un livre, c’est une BD. Par conséquent Ivan Brun et son oeuvre resteront ignorés des prix Rhône-Alpes du livre.

Allez, j’y retourne, j’ai un « roman jeunesse » à lire.

René Goscinny (1926-1977)

30/04/2008 un commentaire

Le 5 novembre 1977 trépassait René Goscinny, grand écrivain français, ni plus ni moins. J’ai rédigé un hommage de deux pages, et c’est là je vous prie de le croire, la moindre des choses, sur la bénéfique influence d’un auteur qui ne prenait ses lecteurs ni pour des adultes, ni pour des enfants, mais juste pour des gens d’esprit.

Le 13 mai 2007, je me trouve au salon du livre de Caen. J’attends le chaland sur mon stand. Sur le stand d’en face, je guette Anne Goscinny qui signe son roman, « Le père éternel ». Pour me désennuyer (le fait est que je signe moins qu’elle), je lui écris une lettre, au sujet de son papa, que je lui remets discrètement avant de quitter le salon. Elle ne m’a jamais répondu. Je suppose que des hommages à son père, elle en reçoit beaucoup.

Plus tard, je communique ce texte à Michel Lebailly, libraire et infatigable gardien de la flamme goscinnienne. Il me suggère de remanier la lettre en article, d’ôter ce qui en faisait une correspondance privée avec Anne (pour ce qu’elle en a fait, t’façons), pour publication dans son « Bulletin Goscinny ». Je m’exécute. Michel est enthousiaste quant à mon texte, à une phrase près. Cette phrase est « polémique », si l’on veut. Il me prie de l’enlever. Je rechigne un peu, puis finis par concéder à ce qui relève d’une gentille censure. Le n°5 du « Bulletin » vient de paraître, contenant mon article moins une phrase.

Si ça intéresse quelqu’un : quelqu’un peut m’adresser une demande par email, et j’enverrai gracieusement à quelqu’un par retour de courrier l’article (dans sa version non expurgée). Mais que cela n’empêche pas quelqu’un d’acquérir le par ailleurs intéressant « Bulletin Goscinny », disponible à la « Librairie Goscinny », qui est sise à Paris « rue Goscinny » (au moins c’est facile à retenir, tout ça), ou alors par corresponadance :

http://www.librairiegoscinny.com/spip.php?article1525