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Le prophète se caricature

19/03/2015 3 commentaires
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Portrait signé Denis Rouvre. Pour en voir un autre, cliquer sur l’image.

Finalement je me le suis mangé, le Soumission, avalé plus que dégusté. J’ai tergiversé un peu mais il n’y avait pas de raison. J’avais lu tous les précédents, je n’allais pas boycotter ce Houellebecq-ci pour de mauvais prétextes, parce qu’il serait encore plus scandaleux, « islamophobe » (quelle connerie)… Parce qu’il serait paru un jour spécial, 7 janvier jour funeste, jour funèbre, jour fatal

J’ai lu Soumission et, sur la plus grande part du trajet, je me suis régalé. Houellebecq est avant tout un grand auteur comique, non mais PTDR, quoi.

On est en droit de trouver son humour trop noir, sinistre et désespéré, mais moi, je lis ça, et je me bidonne tout haut :

Ma voiture démarra sans difficulté. Je n’avais aucune destination précise ; juste la sensation, très vague, que j’avais intérêt à me diriger vers le Sud-Ouest ; que, si une guerre civile devait éclater en France, elle mettrait davantage de temps à atteindre le Sud-Ouest. Je ne connaissais à vrai dire à peu près rien du Sud-Ouest, sinon que c’est une région où l’on mange du confit de canard ; et le confit de canard me paraissait peu compatible avec la guerre civile. Enfin, je pouvais me tromper.

Houellebecq est également un auteur érotique, qui continue de mêler ses obsessions sexuelles à l’économie (puisque pour lui, depuis le tout début, Extension du domaine de la lutte, la sexualité est un « marché », le marché premier et dernier. L’existence d’un être humain se résume à la valeur qu’il revêt, fatalement en déclin au fil des années, sur le « marché de la séduction sexuelle »).

On est en droit de juger ses scènes de cul complaisantes mais moi, je lis ça, et je rêve tout bas :

Le pénis passait d’une bouche à l’autre, les langues se croisaient comme se croisent les vols des hirondelles, légèrement inquiètes, dans le ciel sombre du Sud de la Seine-et-Marne, alors qu’elles s’apprêtent à quitter l’Europe pour leur pèlerinage d’hiver.

Enfin, Houellebecq est un auteur de science-fiction, qui cultive, comme il dit, le goût des hypothèses. Or l’hypothèse formulée ici (la charia imposée en France par des moyens démocratiques) est palpitante, presque crédible, et ouvre de très nombreuses réflexions politiques. Houellebecq, révoltant et génial, a le culot de parler vraiment d’ici et de maintenant (malgré la légère anticipation : nous sommes en 2022). C’est ce qui le rend déplaisant, sans aucun doute. Mais le cataloguer « symptôme » à jeter dans le même sac que Zemmour est une aberration et une paresse. Il n’est pas un symptôme, il est un écrivain, qui fictionne sur ses intuitions.

Sur le plan du style justement, les ingrédients familiers sont réunis. On retrouve sa phrase nonchalante, faite de considérations générales et acerbes sur la société contemporaine, de citations hétéroclites, de points virgules pince-sans-rire, d’italiques à usage ironique, et surtout, trait le plus caractéristique, de la juxtaposition paradoxale de termes précis (issus de registres incontestables, technique, sociologique, voire médiatique et people, puisque c’est notre socle culturel commun), et d’adverbes flous (généralement, à peu près, souvent, globalement, pratiquement, un peu, pas vraiment, au fond etc.)

C’est peut-être à cause de cette sensation de déjà-lu, et peut-être aussi parce que le postulat initial du roman, très puissant, n’est pas poussé aussi loin qu’il le pourrait, que vers la fin du livre mon enthousiasme était légèrement détumescent. Quand on a lu tous les autres Houellebecq, on se retrouve en terrain tellement connu dans la dernière partie de celui-ci qu’on a hélas l’impression de voir les ficelles. Finalement, ce n’était que du Houellebecq. C’est déjà beaucoup. Faites vous-même votre propre petit Houellebecq en suivant les étapes narratives suivantes :

* traversée désabusée et dépassionnée d’un milieu professionnel donné – cette fois : l’université, vue comme lieu des querelles de pouvoir entre des ratés et des arrivistes (Houellebecq est infiniment plus universitophobe qu’islamophobe, l’islam n’étant présenté ici que comme une opportunité de carrière et de droit de cuissage, et la polygamie une bonne affaire pour les vieux mandarins libidineux qui aiment à séduire les étudiantes) ;

* leitmotiv de la décrépitude physique et mentale, du dégoût généralisé et de l’obsession de l’inéluctable ;

* misogynie ambiguë, chagrin d’amour rationnalisé en métaphysique des corps, impossibilité des relations avec les femmes qui apportent pourtant les seuls moment de bonheur, qui seules peuvent consoler les hommes de vivre et de mourir ;

* famille explosée, branche brisée, sans tronc ni bourgeons, renoncement à la descendance, et compte de l’ascendance réglé expéditivement par enterrement d’un parent puis de l’autre ;

* longues discussions explicatives et alcoolisées avec des personnages plus savants ou plus cyniques ou plus ambitieux ou plus passionnés que le narrateur…

Non, tout compte fait, on aurait beau énumérer les pièces et morceaux, on ne pourrait pas faire Houellebecq. Les perles sans le fil. Manquerait le lien, c’est-à-dire l’auteur lui-même. Pour le citer une dernière fois, parce que Houellebecq, aussi, est un écrivain qui parle très bien de la littérature (Soumission, p.13) :

Seule la littérature peut vous permettre d’entrer en contact avec l’esprit d’un mort, de manière plus directe, plus complète et plus profonde que ne le ferait même la conversation avec un ami (…) Alors bien entendu, lorsqu’il est question de littérature, la beauté du style, la musicalité des phrases ont leur importance ; la profondeur de réflexion de l’auteur, l’originalité de ses pensées ne sont pas à dédaigner ; mais un auteur c’est avant tout un être humain, présent dans ses livres, qu’il écrive très bien ou très mal importe peu, l’essentiel est qu’il écrive et qu’il soit, effectivement, présent dans ses livres.

Persan intéressant

15/03/2015 Aucun commentaire

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Internet, ce ne sont pas que des trolls haineux surexcitant l’air ambiant, des chapelets sans fin de vidéos youtioubées à curiosité molle puisque vous avez aimé ceci vous allez aimer cela mais Bon Dieu qu’est-ce que je fous encore devant mon écran alors que j’ai du boulot, des touites décérébrés retouités pour la galerie, ou des tutoriels permettant d’apprendre dans sa chambre le jihad et la vérité vraie sur les complots. Internet est, aussi, un miracle de connexion, sans cesse renouvelé, dont il est impossible jamais de se déclarer blasé : nous sommes à une queue de souris les uns des autres.

Ainsi il y a deux ans, je rentrai en contact, émerveillé, avec Dorothée Blanck, grâce à son blog ; aujourd’hui seulement (après un hiatus dû entre autres contretemps à une hospitalisation de la dame – mais elle va bien !), notre conversation trouve sa conclusion naturelle par un troc de livres. Je lui ai adressé un bouquet garni du Fond du tiroir, et j’ai reçu en échange deux de ses livres, La dériveuse et Rêves, deux témoignages pétillants et savoureux de sa vie, qui fut, qui est, exemplaire de liberté et de doux anticonformisme.

Autre genre de beauté : je lis un livre qui me surprend et me bouleverse, Le sourire des marionnettes de Jean Dytar. Quelques minutes plus tard, je discute d’Omar Khayyâm avec l’auteur sur son site. Internet, en fait, c’est bien.

Bonjour
Je viens de découvrir (oui, avec 5 ans de retard) votre magnifique Sourire des marionnettes. Outre ses vertus propres (histoire excellente au service d’une philosophie profonde, graphisme très neuf tout en étant très référencé – c’est curieux d’ailleurs comme la géométrie particulière des miniatures persanes, tellement précise qu’elle en fausse la perspective, vous rapproche d’une esthétique qui n’a rien à voir : celle de Chris Ware), votre livre lu aujourd’hui, c’est-à-dire dans la période nouvelle ouverte par les événements du 7 janvier, prend de très fortes connotations politiques. Nous puisons dans votre Omar Khayyâm revisité de quoi méditer sur certains invariants de l’islam et de l’être humain… La liberté et la manipulation, la culture et les jeux de pouvoir, la sophistication et la barbarie, l’humanisme et la violence, l’aveuglement et l’éphémère. Et cette conclusion extraordinaire et muette, les oeuvres nées des dépouilles disputées aux vautours…
Je vous remercie.
Cordialement,
Fabrice Vigne

 

 

Bonjour et merci beaucoup pour votre très gentil message, d’une grande finesse.
Vous semblez avoir pleinement perçu ce que j’ai essayé de mettre dans l’album, et oui, c’est vrai je l’ai moi-même relu après les évènements de Charlie Hebdo, et les résonances m’ont paru saisissantes. J’apprécie aussi votre commentaire sur la fin dans la mesure où pour plein de gens elle a été considérée comme trop hermétique, au point que j’ai parfois fini par la juger aussi comme telle (mais l’ayant donc relu dernièrement, je me suis de nouveau trouvé en affinité avec cette fin ouverte, et même émotionnellement je retrouvais dans la fuite désespérée d’Omar Khayyâm la sensation que j’éprouvais – et éprouve encore – suite à l’attentat contre Charlie – et et au vu de l’Etat Islamique – et Boko Haram… et j’aime toujours ce pied de nez final et dérisoire). Cela me fait plaisir de constater que des lectures fines et sensibles peuvent tout de même plonger dedans et investir ce final muet…
Enfin, d’un point de vue plus formel, le lien que vous faites avec Chris Ware est tout à fait pertinent. Je l’avais aussi en tête, bien sûr. Il fait partie de mon panthéon d’auteurs absolument indispensable, et nourrissant.
Merci donc pour votre message qui m’a beaucoup touché.
Bien cordialement,
Jean Dytar

 

Je trouve quant à moi ce final excellent, justement parce qu’ambigü, même si pour ma part j’y vois un sens très clair : LA vie qui se poursuit après NOTRE vie, Khayyâm n’aurait pas désavoué cela.
Merci beaucoup pour cet échange. Verriez-vous un inconvénient à ce que je le reproduise sur mon blog ? Dans tous les cas, bonne continuation et amicalement,
Fabrice

 

Bonjour,
je découvre votre blog, et par la même occasion que vous êtes écrivain et éditeur ! Je perçois autrement la finesse de votre regard, donc… (même si évidemment il n’est pas nécessaire d’être un créateur pour être un bon lecteur). Je retournerai vous lire quand j’aurai davantage de temps, mais j’ai l’impression de questionnements intéressants nourris d’une belle curiosité. C’est attirant.
Pour finir sur ce final, oui, je crois être resté proche de l’esprit de Khayyâm, avec cette figure du potier qui apparaît souvent dans ses poèmes, celui qui façonne l’argile, modeste personnification de la Création plutôt que Dieu transcendant. Il y a effectivement de ce que vous dites. Au départ, j’avais en tête un poème précis, que je voulais juste mettre en images, mais je ne voulais pas citer le poème pour ne pas terminer sur un final illustratif, rester plus énigmatique justement. J’ai toujours aimé les fins ouvertes qui prêtent à la rêverie, qui amènent à (ré)interroger l’oeuvre.
Le poème était celui-ci :
Quand mon arbre de vie se déracinerait
Et par ses éléments au sol retournerait
De ma poussière alors qu’on fasse une carafe
Et tout rempli de vin je ressusciterai
(traduction Sadegh Hedayat)
Petite pirouette devant l’absurde, « politesse du désespoir »…
Oui, vous pourrez relater cet échange si vous souhaitez.
Bonne continuation à vous aussi,
Au plaisir,
Jean

 

Boulette

16/02/2015 Aucun commentaire

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Et soudain je repense à Diam’s en 2006. Plus grand monde ne pense à Diam’s depuis 2006.

2006 marque l’apogée de la rappeuse. Son troisième album, Dans ma bulle, plus grosse vente de disques en France de l’année, est successivement disque d’or, disque de platine, double disque de platine, disque de diamant. Diam’s conjugue succès public (sa tournée est un triomphe) et critique (elle est couverte de prix). Elle fait entendre partout sa voix tonitruante qui représente, comme on dit en hip-hop, qui parle pour ceux qui ne parlent pas : elle est la voix de la jeunesse, la voix de la banlieue, ainsi que la voix, plus rare encore, de la femme de cette même banlieue ; elle chante avec une énergie formidable l’émancipation de ces trois figures, le jeune, le banlieusard, la femme. Elle est un relai d’opinion pop, implicitement féministe à sa manière puisque femme dans un milieu d’hommes.

Elle rappe l’anti-machisme, la galère quotidienne, la lutte contre les discriminations, le racisme, le fascisme rampant (sa lettre ouverte Marine), l’angoisse et la liberté, le harcèlement et le viol (Ma souffrance), elle se fait chroniqueuse à la fois politique (Ma France à moi) et intime (Jeune demoiselle)… Les adolescents, et même les enfants, les petites filles, s’identifient à son charisme, à sa force, à sa modernité. Si bien que son succès déborde son milieu (ceux qu’en 2006 on commence à appeler « bobos » lui font fête eux aussi)… avant de la déborder elle-même.

En 2007, Diam’s percutée par le burn-out plonge dans la dépression. En 2008, elle se convertit à l’Islam (je ne me prononcerai pas sur le rapport de cause à effet, ce serait indécent). En 2012, elle renonce à sa carrière, et refuse d’apparaître dans les médias ; désormais, lorsque cela arrivera, par exception très contrôlée ou par sauvage abus des paparazzis, on la verra recouverte du voile. Au moins n’a-t-elle pas renoncé à s’exprimer puisqu’elle a publié entre temps deux livres pour raconter son histoire, sa foi, la honte qu’elle éprouve à l’évocation de son passé et de sa vulgarité (sic).

Depuis le départ à la retraite de Diam’s, on croit (je crois) déceler une certaine régression dans le rap français grand-public. Tous les grands succès populaires ultérieurs (Sexion d’assaut, Booba, Black M, Maître Gims, La Fouine, Rohff, Lacrim, Jul, Kaaris, Gradur… Voire, comble d’auto-caricature radicale, l’impayable Swagg Man, infiniment plus vulgaire que Diam’s) sont exclusivement masculins et, du point de vue des paroles, généralement coulés dans le même moule machiste, arriviste, matamore, bodybuildé, buté, querelleur, gangster ou pseudo-gangster, cynique, va-de-la-gueule, trivial, à cran, sombre, sans joie. Puéril et fat. Cependant, dans le livret de leurs CD, ces messieurs remercient parfois le Tout-Puissant et/ou son Prophète, ce qui rachète sans doute tous les maternalismes et les eaux glacées du calcul égoïste.

Une décennie après son triomphe, de Diam’s restent en tête quelques refrains emblématiques. La Boulette, l’un de ses plus grands succès (2006), m’est revenue au nez ces jours-ci comme un diable en boîte. Non pour cette phrase issue d’un couplet « y a comme un goût d’attentat » , mais pour cette autre, dans le refrain : « C’est pas l’école qui nous a dicté nos codes nan nan, génération nan nan, alors ouais on déconne, ouais ouais on étonne… »

C’est pas l’école qui nous a dicté nos codes. A-t-on été assez attentifs, il y a dix ans, à cet avertissement martelé dans les MP3 ? Diam’s mettait des mots sur le discrédit de l’Education Nationale. Pas seulement l’échec des élèves ; l’échec de l’école. Et dire que c’est sur ce tube anti-école que Jamel Debouze a fait danser Ségolène Royal juste après lui avoir arraché sur un plateau de télé l’aveu de sa candidature à la présidentielle, c’était une émission cool, fun, pop, c’était l’échec annoncé de l’école, de Royal, de la gauche, de l’infotainment, de la démagogie, de la démocratie.

Plus que jamais, l’Éducation comme lieu non seulement d’apprentissage et de découverte, mais aussi de partage, de terrain d’entente, de langage commun et grâce à cela d’appropriation et de réinvention des choses communes, bref, comme le lieu des codes, apparaît comme le tout premier enjeu politique. Qui, sinon elle, dicte les codes ?

Que vive l’école publique républicaine gratuite laïque et obligatoire. Putain, chaque épithète pèse seize tonnes. Je m’interroge sur le pourcentage d’écoliers français en mesure de comprendre le terme épithète. La grammaire est un code.

Et soudain je repense à un autre signe avant-coureur : Nicolas Sarkozy en 2007, aussi pionnier et visionnaire que Diam’s en 2006. On n’a pas tellement cessé, hélas, de penser à Sarkozy depuis 2007. « L’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé. »

Post-scriptum tardif à propos du rap et du reste : je relis en 2015 deux articles de Libé de 2013. Une chronique du sociologue Louis Jésu ; quelques jours plus tard, la réponse de Charb. Or, ce retard de deux ans laissant tiédir l’actu est très éclairant, parce que tout était déjà contenu dans ce dialogue de sourd, à part peut-être le sang coulé : l’incompréhension, le mépris réciproque entre le rap et Charlie, la violence, à l’époque exclusivement verbale (je réclame un autodafé…), la religion qui se crispe, l’analyse sociologique à posteriori (on croit lire en avant-première le bouquin de Todd), les fossés qui désespérément se creusent entre les gauches d’une part, entre les Français de l’autre.

Eigengrau

14/02/2015 un commentaire

Génèse 22,11

Non, décidément, non, non, non. Le mercredi 7 janvier ne se digère pas, un bloc dans la gorge, impossible à métaboliser. Je me lève et chaque matin je suis le mercredi 7 janvier, j’ai du sang partout. Je ne passe/pense pas à autre chose. Grumeaux dans le Flux, graviers dans le sablier, couille dans le potage. Pourtant je sais que le temps coule, puisque j’ai des souvenirs.

Automne 2011. Je me trouve à Troyes pour une résidence d’écriture. À Paris, les locaux de Charlie Hebdo sont incendiés par un cocktail Molotov. Je tourne en rond dans ma thébaïde, je rumine, je n’arrive pas à écrire ce que je suis venu écrire ici, j’entreprends autre chose. C’est autour de la religion que je médite et tâche de bâtir une quelconque histoire. Je doute d’être capable d’écrire là-dessus, ou même de contenir quoi que ce soit qui mérite d’être écrit. Or mes pensées se formulent ainsi : la religion est une bien belle chose, qui offre au mortel sens et mythes, recul et élévation, paix intérieure et sagesse, régulation et réconciliation, méditation et ré-enchantement du monde, redécouverte sous de nouveaux noms des trésors les plus anciens, l’amour, la générosité, la nature, la vie / la religion est une saloperie, qui emplit les cerveaux de merde archaïque et de contes à dormir debout, racistes, sexistes, patriarcaux, qui refile à bon compte un reflet de ciel aux englués terre-à-terre, et un vernis de transcendance aux matérialistes postmodernes, qui replie dans l’ignorance, dans le communautarisme, dans la haine, dans la guerre, dans la mort. Je confronte dans ma mémoire des personnes proches de moi ou lointaines, qui illustrent ces deux récits, ces deux facettes. J’en trouve en foules. Je dialectise. La religion n’est ni bien, ni mal. Elle est un seulement un outil de pensée. Elle est un couteau. Tout dépend de la main qui tient ce couteau.

Je réalise que je pense énormément aux religions, et la plupart du temps c’est un registre de pensée mélancolique.

Je me lance dans l’écriture d’un texte. Il sera intitulé Double Tranchant. Finalement, il prendra la forme d’un monologue de coutelier ; toute allusion à la foi y sera escamotée, refoulée très profondément dans l’inconscient des mots. Jean-Pierre Blanpain accepte de l’illustrer. Je suis fou de joie en voyant surgir dans ma boîte mail, jour après jour, les somptueuses linogravures que mon texte a inspirées à Jean-Pierre. Intuitif et génial, celui-ci fouille le texte et exhume le motif religieux enfoui : l’une des plus belles linos qu’il réalise met en scène le sacrifice d’Abraham – alors même que le texte n’en dit pas un traître mot, du moins en surface. Abraham, levant son bras armé d’un couteau, est ce patriarche qui créa trois religions, engendra trois civilisations. Les trois monothéismes ont en commun cet ancêtre, et en partage ce geste arrêté, ce coup de couteau fondateur parce que justement non abouti, sublimé dans un rituel et dans une mystique. Trois religions soeurs, qui se détestent, persuadées qu’elles sont toutes trois d’être la seule authentique héritière du coup de couteau interrompu – prêtes à l’occasion à parachever le geste pour mieux le prouver.

Hiver 2015. Parmi les trois religions, toutes folles ET sages congénitalement, l’une (celle de la lune) est en train de se laisser dévorer par sa folie. Elle abat le bras, plante le couteau. Elle égorge là-bas, fait exploser des enfants-kamikazes ailleurs, tue des journalistes et des dessinateurs ici même. Et nous vivons sous un règne de terreur où, comme le dit Salman Rushdie, ce que l’on appelle « respect de la religion » signifie en réalité « peur de la religion » et comme si souvent dans l’histoire, le seul vrai Dieu c’est le mieux armé alors ta gueule. Rien à faire, ça ne passe pas.

Je continue de lire énormément (sans doute trop) de textes sur Internet, témoignages, réflexions, alertes, faits et gestes, des heures, des nuits, afin de comprendre ce qui s’est passé à Charlie, dans mon pays, dans le monde.

Sur le monde, je n’ai aucune prise (même si certaines réactions étrangères m’intéressent. Alan Moore considère carrément que le monothéisme, qui ne peut qu’opposer un dieu « unique » à un autre, a fait son temps : « Pourquoi serions-nous obligés de fonder nos vies sur des systèmes de croyances nés vers le IVe siècle avant JC ? Je ne vois pas pourquoi le christianisme, le judaïsme ou l’islam fourniraient des croyances plus fiables que le Seigneur des anneaux » – Moore a fondé il y a longtemps une religion à son usage personnel, il rend un culte à un serpent romain nommé Glycon, il s’y tient et n’emmerde personne avec ça…)

Mais je relève surtout ce qui se passe dans mon périmètre, là où ça craque, dans les banlieues de la République. Quotidiennement je passe en revue la presse, à l’affût d’outils de pensée, de couteaux levés et de préférence non abattus. Je constate un phénomène perturbant : souvent une chronique passionnante et éclairante d’un envoyé spécial dans les banlieues est suivie quelques jours plus tard de son contrecoup, l’auteur étant sommé de revenir, s’expliquer, justifier chaque mot, le débat n’en finit plus, les malentendus, faux procès, susceptibilités, arguties. Deux exemples :

* Ici, cette chronique écrite par un professeur de philosophie musulman est hélas suivie de celle-ci où il raconte qu’entre temps sa première intervention l’a contraint à démissionner.

* Là, ce récit d’un dramaturge intervenant dans des classes hostiles où l’on en vient à faire l’éloge des terroristes, est soupçonné de bidonnage et oblige son auteur à expliquer sa façon d’écrire (et de penser) dans une seconde chronique.

Moi-même, j’ai vécu ce phénomène dès 2010 : un article sur ce blog où j’exposai avec anxiété mes difficultés de contact avec des collégiens de la Villeneuve de Grenoble (je ne parlais pas encore d’apartheid comme Valls, mais déjà de ghetto, l’idée était la même, on ne pourra pas prétendre qu’on n’était pas au courant) a été contesté et m’a obligé a revenir sur le sujet maintes fois, des années durant.

Aujourd’hui les alertes viennent de partout, et même avec des codicilles et des précautions de démineur, elles disent toutes la même chose ! L’Apartheid, les ghettos, la misère d’une catégorie de Français qui ne se sentent pas Français mais ennemis des Français, existent, la France est fissurée de l’intérieur, les Français se détestent comme se détestent les trois religions.

Les alertes viennent de partout, mais trop tard et uniquement à l’attention de ceux qui les lisent, l’entre nous, le cercle fermé.

Que faire, que faire, bordel ?
Je suis démuni et désespéré. Je ne dors pas, je me demande toujours ce que je pourrais bien écrire sur la religion, je scrute Internet, j’appréhende la prochaine explosion, la prochaine Kalashnikov. [Mise à jour samedi 14 février : la réplique advient, à Copenhague.
Le premier qui a une idée…

Une piste de solution : l’admirable Latifa Ibn Zatien fonce, va au contact, tente le cessez-le-feuMais Latifa Ibn Zatien est légitime pour le faire, parce qu’elle porte le fichu-fichu sur la tête, pas moi… Je viens d’accepter d’aller causer bénévolement de Fatale Spirale dans un lycée pro en marge de la Villeneuve, toujours elle, où de grosses échauffourées sont advenues il y a quelques mois, je peux le faire et je dois le faire… Mais j’ai l’impression de pisser contre le vent. Quelle crédibilité ai-je à prêcher la paix alors que j’incarne le « système » selon l’acception de Dieudonné ? Que je suis le Français (je peux toujours essayer de les convaincre qu’ils sont autant français que moi, mais la tâche est plus délicate à présent que l’Apartheid est avoué au sommet de l’Etat), que je suis majoritaire, classe dominante, blanc, bourgeois et « chrétien » ? (moi totalement athée ! C’est un comble ! le repli identitaire est une telle régression collective qu’il fait de MOI AUSSI ce que je ne suis pas !)

Remarque, il faut bien qu’il m’en reste un peu, de culture judéo-chrétienne, pour que la culpabilité me soit ainsi chevillée au corps : j’ai l’impression que tout ça c’est de ma faute… Je voudrais faire quelque chose mais je suis dans le brouillard. Je ne peux pas empecher la guerre civile à mains nues. Je n’ai pas de solution toute faite. Je n’ai que des mots. Certains sont très beaux : l’eigengrau (en allemand : « gris intrinsèque »), prononcé aïgueungrao, aussi appelé eigenlicht (« lumière intrinsèque »), est la couleur vue par l’œil humain dans l’obscurité totale. Je marche dans le noir et discerne un gris sombre.

Collatéral

12/01/2015 un commentaire

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Nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle ne l’était avant de nous connaître.
Alexis de Tocqueville, Rapport de la commission parlementaire, 1847

Hier, manif. J’étais parmi les quatre millions. Pour la première fois depuis cinq jours, je marchais ragaillardi, confiant. On était plein. Pour la première fois depuis bien plus longtemps encore, j’étais sinon fier, du moins content d’être français. Le bon côté de la fièvre obsidionale, ça existe.

Il est beau le leurre. Elle est belle l’union sacrée. Elle se dissipera comme une brume matinale, celle qui fugitivement confond, donne le même aspect à tout individu. Demain et après-demain, tout restera à faire. La société française est à fragmentation, comme on dit d’une grenade.

Mercredi, je recevrai dans ma boîte le Charlie de la semaine, il me fera rire et peut-être pleurer. Mais parmi les trois millions d’acheteurs visés pour ce numéro exceptionnel, combien vont tomber des nues ? « Quoi, c’était ça, Charlie ? Mais ! C’est dégueulasse, vulgaire, de mauvais goût, bête et méchant, irresponsable ! Il y a même des bites ! Si j’avais su ! Je ne suis pas Charlie, finalement ! » Et cela sera drôle aussi. Professeur Choron, que pensez-vous de ceux qui achèteront Charlie demain tout en sachant pourquoi ils ne l’achetaient pas hier ?

Charlie n’a jamais eu vocation à rassembler, à consensualiser dans les chaumières, à tirer trois millions. Sa vocation, c’est faire rire en testant (pour mieux dire, en éprouvant) la liberté d’expression. Par conséquent, il exagère. L’outrance fait partie du processus. Exemple de mauvais goût qui peut, plus que d’autres, prétendre Je suis Charlie : Lisa Mandel. Ce dessin me fait rire. Et vous ? Si oui, vous pouvez continuer à arborer Je suis Charlie. Sinon, autant s’en tenir au dessin ci-dessous, publié par le New Yorker : Nous vous offrons ce dessin culturellement, ethniquement, religieusement et politiquement correct. Nous comptons sur votre responsabilité pour en faire bon usage. Merci beaucoup.

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Mon précédent article, où j’incitais à dessiner des prophètes, a de même créé un certain malaise. Have I offended someone ? comme disait Zappa ; Never be rude to an arab, comme chantait Terry Jones. Je reproduis ci-dessous un débat que je crois fécond avec l’ami précédemment cité – je précise pour la bonne compréhension de sa position qu’il est prof de français en collège.

 

Amis chers,

Vous dessinez très bien, Fab et Franck. Bravo. Comme des enfants.

Mais, puisqu’il est l’heure de palabrer, je ne suis pas sûr que dessiner le prophète soit très judicieux.
Je m’explique.
S’il s’agit de montrer qu’on n’a pas peur, qu’on se moque voire qu’on provoque les fanatiques, OK je souscris et je veux bien apprendre à dessiner, des deux mains.
En revanche, par les temps qui courent, pas certain que les représentations du prophète, aussi respectueuses soient-elles, seront appréciées par les musulmans (je ne précise même pas « non-intégristes »).
Faites l’expérience, allez faire un tour en banlieue avec vos dessins…

Moi j’ai fait une expérience vendredi.
Après-midi, classe de 3e, 23 élèves, aucun musulman. Je projette le dessin « C’est dur d’être aimé par des cons ». Je laisse un peu mariner. Résultat : les 3/4 des élèves y voient une insulte et une provocation aux musulmans.
OK ils ne savent pas lire. Ok quand on explique et qu’ils comprennnent, ils constatent tous que Charlie ne fait qu’insulter les intégristes. Mais ils ne l’avaient pas compris seuls… Et je suis sûr qu’on peut renouveler l’expérience dans toutes les classes jusqu’au lycée.
Les gens ne savent pas lire, ne prennent pas le temps. Les profs sont nuls. C’est un triste constat mais c’est ainsi.

Les gars de Charlie le savaient. Ils ont joué avec le feu (en ce sens, Fabrice, ce sont des enfants, même si c’était en connaissance de cause). Je crois que dans toute l’histoire de l’humanité, les gars de Charlie se seraient fait descendre en quelques jours. Ils ont pu s’exprimer comme ils l’ont fait si longtemps car ils ont bénéficié d’une parenthèse enchantée, d’une fenêtre de tir exceptionnelle, en jouissant d’un pays et d’une époque particulièrement tolérante. Ils ont aussi bénéficié des forces de l’ordre qui ont permis à ces forces du désordre de s’exprimer.
Je m’en réjouis, c’était un haut degré de civilisation. Je serai demain dans la rue (et j’espère que nous serons des millions) pour défendre ce droit total à la liberté. Mais j’ai peur que la parenthèse soit refermée. Il faudra apprendre à cibler plus explicitement les cons et ne pas heurter, blesser, les sensibilités inutilement. C’est ce qu’explique très bien Cabu ici.
Il ne faut pas baisser les crayons, non, mais il faut que les crayons visent mieux.

Je ne pense pas que ce soit de la lâcheté. C’est juste qu’en ce moment il s’agit surtout de rassembler. Et si les musulmans considèrent qu’il ne faut pas représenter le prophète, je ne pense pas que ces dessins soient rassembleurs.
Voilà, c’est tout.
Si j’ai pu paraitre comme un Don Quichotte grotesque, avide d’en découdre et de partir en guerre, la guerre à mes yeux est celle qui consiste à tout faire pour récupérer autant de musulmans possible pour qu’ils ne se sentent pas écartelés entre des fous de Dieu et des mécréants qui ne respectent rien. Il faut reconquérir cette jeunesse qui ne comprend plus rien et qui risque de basculer. Ce sont les élèves que Fred a en face de lui. Et ce sera très très compliqué car il faut se rendre à l’évidence, tous nos beaux discours ont échoué.

Je veux être optimiste pour demain, mais je suis très pessimiste pour la suite.
J’ai peur que les gens qui se rassembleront demain le soient pour des motifs si différents que l’unité éclate bien vite. Je redoute la débandade, la bande décimée… pas comique.
Me gourge ? Je l’espère de tout coeur.

Je respecte ton point de vue, et dans le fond je l’approuve (loin de voir en toi un Don Quichotte grotesque).
Cependant, je laisserai mon prophète en ligne. Ce n’est pas de l’entêtement de principe (quoique l’auto-censurer serait un aveu d’échec face aux assassins), c’est réellement parce que je trouve capital de rappeler pourquoi 12 personnes ont été assassinées : pour ça. Pour un dérisoire dessin. Nous sommes dans un pays où la peine de mort, même en cas de crime de sang, est abolie, parce que nous considérons que la justice est préférable à la vengeance (à ce sujet je ne peux que déplorer que les trois terroristes aient été abattus avant-hier plutôt que traînés en justice : leur plan a ainsi été accompli jusqu’au bout, qui comprenait le suicide rituel)… et nous affrontons des gens qui veulent instaurer un régime où l’on punirait de mort le fait de poser de l’encre sur le papier et de donner à cette encre la forme d’un bonhomme avec un nez une barbe et un turban. Le voilà, le grotesque. (et le monstrueux et le tragique)
Je n’ignore pas que dessiner peut être perçu comme de la provocation, mais je veux croire encore que la provocation n’est que le premier temps de la discussion, je veux provoquer, oui, je veux provoquer l’échange (Je regrette beaucoup que tu n’aies pas diffusé, soit sur Facebook, soit sur mon blog, ta réponse [bon, c’est fait, désormais…]), la réflexion, et l’ouverture au sens des choses, à leur origine.
C’est quoi l’origine ? Le problème théologique de la représentation du prophète… Okay, discutons théologie et arts islamiques. Il y a des pages Wikipedia pour ça. Je vous renvoie aux livres de François Boespflug (écoutez par exemple cette émission)
Malek Chebel rappelle que l’Islam n’interdit pas la représentation de Mahomet, et qu’on ne trouve rien de tel dans le Coran… Seuls quelques hadiths peuvent être interprétés comme interdisant formellement cette représentation. Mais ces interprétations radicales et tardives (le fondamentalisme wahhabite, cette gangrène, ne date que du XVIIIe siècle), manipulées aujourd’hui par des fous furieux qui promulguent des milliers d’autres interdits (dont la musique – et le rire) sont postérieures à une certaine époque de l’art islamique où, par exemple, des miniatures représentant le fameux vol nocturne de Mahomet, sont des merveilles. Ceci est important : un précédent existe, Mahomet a été représenté autrefois par des artistes qui étaient très pieux, regarde donc ça, Mahomet y est figuré à chaque page, bien plus souvent que dans Charlie Hebdo. (Et ce croquignolet Mahomet iranien, n’est-il pas merveilleusement kitsch ?) 
Comme toujours, tant que les bibliothèques n’auront pas brûlé, il faut se rendre en leur sein pour réfléchir, apprendre… et admirer les représentations (le travail des hommes), y compris celles de Mahomet. Je renvoie vers cette expo virtuelle de la BNF.
Je ne suis, et c’est terrible d’avoir besoin de l’affirmer, pas islamophobe, pas plus que Charlie. (Qu’on réfléchisse un peu à ce que signifie cette une de Charlie d’octobre 2014… Est-elle raciste, islamophobe ? Je soutiens qu’elle est tout le contraire…) Je me sens comme les musulmans contraints de clamer honteusement Not in my name. Je suis, comme Charlie, islamistophobe et connarophobe. Or la question de l’islamophobie est piégée depuis que les islamistes (et les connards) accusent tous azimuts d’islamophobie ceux qui dénoncent le fanatisme (cf., pour faire le point, cette tribune de Laurent Zimmermann).
Islam = 1,5 milliard d’êtres humains, soit le quart ou le cinquième de l’humanité (et par conséquent le quart ou le cinquième de moi). Dont beaucoup vivent dans la même modernité que nous, c’est-à-dire un monde d’images et de représentations, et sont capables de réfléchir à ce sujet.
Islamisme = quelques dizaines de milliers de dangereux abrutis, fascistes d’une sous-obédience en vogue du fascisme.
Effacer de mon blog mon joyeux prophète, ce serait baisser la tête devant les quelques milliers et mépriser le milliard et demi considéré comme unanimement trop con et susceptible – ce serait islamophobe.
Si la guerre arrive, et je ne suis pas de ceux qui nient qu’elle vient, c’est ainsi que je la mènerai. Mais j’admire sans fin la façon dont vous enseignants (et toi notamment, merci pour ce récit de ton expérience en classe) menez la vôtre.
Tu fais une confusion en attribuant à Cabu des propos de Plantu. De fait, Plantu, plus « modéré » que Cabu, plus prudent et plus autocensuré, est toujours vivant.
Nous sommes dimanche, 14h, il est bientôt l’heure d’aller au rassemblement.
Je nous souhaite une bonne journée.
Fabrice

C’est une question de point de vue et de priorité.
Moi j’adopte le point de vue ras-les-paquerettes et je demande : quelle réaction susciterait des représentations du prophète demain dans certaines situations et lieu (salle de classe, mosquée, PMU…) ? Pas besoin d’être bien malin pour deviner que vous ne feriez pas un gros tabac. Fabrice tu dis qu’il faut provoquer pour dialoguer. Euh… oui, mais il faut aussi courir vite quand on provoque.
Ca c’est la réalité à l’instant T. Maintenant, faut-il s’en contenter, s’y résigner ? Evidemment non. Nous sommes d’accord, le but que l’on puisse partout représenter le prophète et dessiner n’importe quoi, qui, et supprimer cette notion de blasphème. Pour ma part, je n’éprouve pas le besoin de provoquer ou d’offenser (je suis plus Plantu que Cabu) mais sur le principe il faut avoir le droit moral et légal de tout représenter.
Pour cela le monde musulman doit faire son aggiornamento, vite et de fond en comble, et cela ce n’est pas gagné. Voir la Lette ouverte au monde musulman d’Abdennour Bidar. Si on attend en se croisant les bras que le Croissant se décroisse, autant commencer à réunir un grand orchestre de prostatiques et un violoncelle (celui de Vironsussi ?).
Donc il va falloir aider ce monde à changer. Comment ?
1) En réformant notre monde, notre civilisation. La nature a horreur du vide ; si nous poursuivons notre civilisation tellement vide au plan spirituel d’autres formes de spiritualités s’imposeront mais elles seront précédées par leurs masques, les fanatismes.
2)…
3)…
4)…

Je rends public cet échange parce que je doute. Je suis sensible aux arguments de mon contradicteur. De même que je suis sensible à cet article de Pacôme Thiellement : « Nous sommes tous des hypocrites. C’est peut-être ça, ce que veut dire « Je suis Charlie ». Ça veut dire : nous sommes tous des hypocrites. Nous avons trouvé un événement qui nous permet d’expier plus de quarante ans d’écrasement politique, social, affectif, intellectuel des minorités pauvres d’origine étrangère, habitant en banlieue (…) Nous avons refusé d’admettre qu’en se foutant de la gueule du prophète, on humiliait les mecs d’ici qui y croyaient – c’est-à-dire essentiellement des pauvres, issus de l’immigration, sans débouchés, habitant dans des taudis de misère. Ce n’était pas leur croyance qu’il fallait attaquer, mais leurs conditions de vie.« 

Être sensible à son contradicteur. Tant mieux, au fond, si l’une des victimes collatérales des attentats est le simplisme.

Dessinez des prophètes !

10/01/2015 2 commentaires

Je suis Charlie

Après le choc.

Les yeux encore rouges, les larmes, le manque de sommeil, les heures d’écran.

Au moins aurons-nous communiqué d’abondance, durant trois jours. Conversations, débats, communions, embrassades, fesse-boucage et dizaines de mails, échange d’émotions et d’idées. On passe nos nuits en ligne parce qu’on cherche à comprendre. Contributions innombrables, liens. Parmi les textes les plus forts que j’ai lus : celui de Rushdie, celui d’un lecteur d’Averroès et du Coran (le verset 140 de la quatrième sourate dit aux musulmans ce qu’ils doivent faire lorsqu’ils se retrouvent face à des gens qui « tournent en dérision » les versets d’Allah : quitter le lieu et ne pas demeurer à leurs cotés – Allah s’occupera de les envoyer en enfer au jugement dernier), mais aussi celui, viscéral, du Webmestre Masqué du Fond du tiroir. Il avait l’intention d’en faire une lettre ouverte à Hollande, mais je ne sais pas s’il l’a envoyée, il serait bien du genre à la laisser au fond de son tiroir, c’est de famille. Mon vieux, tu as les clefs du blog : je t’invite à publier ton texte ici-même.

Parmi les autres textes reçus hier, celui-ci, privé, émanant d’un ami cher, m’a fait gamberger :

Ce qui nous touche tellement, je crois, c’est qu’ils on tué l’Enfance.
Ces gars de Charlie hebdo étaient des gosses (on entend ça partout, ça doit être vrai) avec le goût de la déconnade, l’absence de calcul, l’inconscience, la folie… que cela suppose. Ils ont tué des enfants.
Mais ils ont aussi tué notre enfance. Nous vivions, avec nos principes, nos valeurs, notre naïveté, comme des enfants.
Vous qui écrivez, les artistes, vous faites profession d’enfance. Il n’y a rien de plus beau.
Et là, on est obligé d’en sortir, de voir. On se heurte au réel. C’est d’une brutalité inouïe ; on n’a même pas le temps de faire notre crise d’adolescence.
Il va pourtant falloir devenir adultes très vite.
Devenir adultes, pour pouvoir reconstruire l’enfance.
C’est ça qui doit nous rassembler, nous faire tenir.

Si je partage le constat de brutalité et la nécessité d’affronter le réel, je suis loin d’être d’accord avec l’analogie entre des dessinateurs de presse et des enfants, ni dans ses tenants (qu’y a-t-il d’enfantin chez un type qui déclare Je préfère mourir debout que vivre à genoux ? Ou alors, les enfants sont plus responsables que bien des adultes, point de vue qui se défend), ni dans ses aboutissants (okay, nous sommes en guerre, et s’il faut faire la guerre je la ferai avec mes moyens, à ma mesure… Mais la guerre est-elle vraiment une preuve de maturité ? Certes c’est ce que dit la chanson, Et puis les adultes sont tellement cons/Qu’ils nous feront bien une guerre)…

En revanche, l’enfance, je la reconnais distinctement dans le plaisir, la joie. Et avant tout la joie de faire. La joie de dessiner.

Alors, hier, pour me relever, et pour m’occuper les mains loin des fil d’actu et pis aussi pour rire un peu plutôt que de pleurer toul’tant-toul’tant, vous savez quoi j’ai sorti mes crayons et j’ai fait un très zoli dessin. Je me suis appliqué, j’ai presque pas débordé, j’ai fait un joli Prophète Muhammad (que la paix soit sur lui).
Je suis sûr que Charb quand il a débuté, ne dessinait pas mieux que ça. Vingt ans plus tard, il ne dessinait toujours pas mieux que ça, mais ça s’appelait « son style » , il a dessiné des millions de bonshommes, toujours les mêmes, avec un gros nez rond et trois points dessus, sauf que s’il lui ajoutait un turban sur le crâne, son bonhomme devenait le prophète et ça méritait la mort. Lisez je vous prie La vie de Mahomet de Charb, lire ce livre (lire tout court) fait partie de la résistance aussi bien que de la culture générale, livre enfantin par son dessin si l’on veut, mais extrêmement sérieux dans son récit, cautionné par des théologiens, car contrairement à ses assassins Charb savait lire et avait lu les textes coraniques. « Islamophobe » ? Faut-il être bas du front ou manipulateur ou manipulé pour penser une chose pareille ! Cf. ceci, mais cf. Charlie, lisons Charlie avant d’avoir une opinion et une arme.

Moi je débute dans le dessin, j’ai 20 ans devant moi. Et ensuite moi aussi je mériterai le paradis.

Il est bien gentil ce label carré Je suis Charlie collé partout, je l’ai adopté aussi, pas bégueule, mais tout bien réfléchi, puisque je suis à nouveau en état de réfléchir, j’estime qu’on rendra un meilleur hommage à Charlie en dessinant, en s’amusant à dessiner, plutôt qu’en diffusant ce slogan qui fleure un peu le marketing (ils détestaient tellement la pub). Voir aussi cette interview de Luz, l’un des survivants : « Au final, la charge symbolique actuelle [du soutien unanime à Charlie comme symbole de la liberté de la presse] est tout ce contre quoi Charlie a toujours travaillé : détruire les symboles, faire tomber les tabous, mettre à plat les fantasmes. C’est formidable que les gens nous soutiennent mais on est dans un contre-sens de ce que sont les dessins de Charlie.« 

Et voilà, ça a marché, j’ai dessiné mon prophète en riant, je vous jure que j’allais mieux après.
Je conseille à TOUT LE MONDE de dessiner son prophète. Ne serait-ce que pour prouver que ça ne fait pas mal.
Je suis d’avis de diffuser partout la phrase Toi aussi dessine ton prophète plutôt que Je suis Charlie. C’est comme ça qu’il faudrait le comprendre, le slogan ‘Je suis’ : I am Spartacus ! Liquidez-moi comme vous l’avez liquidé, liquidez-moi à sa place tant que vous y êtes, je suis prêt à la recevoir, la fatwa pour un petit dessin.

Dessinez des prophètes ! Chiche, on s’y met tous ! Et puis d’ailleurs, vous n’êtes pas obligés de dessiner spécifiquement Muhammad (que la paix soit sur lui), vous pouvez dessiner le prophète que vous voulez, ce n’est pas ce qui manque, dessinez un pape, un rabbin, un Hollande, un Sarkozy, un Séguéla, un Houellebecq, un Zemmour… Un Charb, pourquoi pas. Mais dessinez-les. Appropriez-les vous sur papier et à la taille que vous voudrez. Représentez-les. La représentation est un outil de pensée pour enfants de tous âges.

Death on the installment plan

22/08/2014 Aucun commentaire

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Dieu dit enfin : « Faisons les êtres humains ; qu’ils soient comme une image de nous, une image vraiment ressemblante ! Qu’ils soient les maîtres des poissons dans la mer, des oiseaux dans le ciel et sur la terre, des gros animaux et des petites bêtes qui se meuvent au ras du sol ! »
Dieu créa les êtres humains comme une image de lui-même ;
il les créa homme et femme.
Puis il les bénit en leur disant : « Ayez des enfants, devenez nombreux, peuplez toute la terre et dominez-la ; soyez les maîtres des poissons dans la mer, des oiseaux dans le ciel et de tous les animaux qui se meuvent sur la terre. »
Et il ajouta : « Sur toute la surface de la terre, je vous donne les plantes produisant des graines et les arbres qui portent des fruits avec pépins ou noyaux. Leurs graines ou leurs fruits vous serviront de nourriture.
De même, je donne l’herbe verte comme nourriture à tous les animaux terrestres, à tous les oiseaux, à toutes les bêtes qui se meuvent au ras du sol, bref à tout ce qui vit. »
Et cela se réalisa. Dieu constata que tout ce qu’il avait fait était une très bonne chose. Le soir vint, puis le matin ; ce fut la sixième journée.
Génèse, 1, 26-31, Traduction oecuménique de la Bible.

Deus sive natura. « Dieu, autrement dit, la Nature », disait Spinoza.

La Nature par la voix de son masque, Dieu (à moins que ce ne soit le contraire), semblait autrefois adresser une suprême injonction : que l’humanité, enfant chéri enfant gâté, perle de la création divine ainsi que sommet de la chaîne alimentaire, profite et prolifère. Croissez, multipliez, vous avez toute la place. C’est bien simple, la terre lui appartenait. La nature en coupe réglée. Puis, à force, en coupe déréglée.

Chaque année, l’ONG Global Footprint Network « célèbre », si l’on ose dire, l’Earth overshoot day, c’est-à-dire le jour où, dans une année donnée, l’humanité atteint la limite de consommation annuelle des ressources naturelles (eau potable, hydrocarbures, faune, flore…) que la terre est capable de reconstituer. Chaque année de plus en plus tôt, nous franchissons le seuil symbolique au-delà duquel notre espèce, jusqu’au 31 décembre, consomme et consume la terre à crédit. En 2014, ce franchissement a eu lieu mardi dernier, 19 août.

Ce jour-là j’ai ruminé de funestes pensées et comme toujours en ruminant j’ai plané par associations d’idées. Puis j’ai atterri sur une image dont le lien avec  ce qui précède n’est pratiquement pas conscient : Indiana Jones dans un frigo.

J’ai vu à sa sortie Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal (2008). Film délicieux, distrayant, un poil régressif, à consommer sur place : je l’ai aimé, je l’ai oublié, passons à autre chose. Sauf que non, il ne s’est pas intégralement effacé. Une scène spectaculaire et comique, absurdement logique, bizarre, surréaliste au sens premier, m’est restée : Indiana survit à l’apocalypse nucléaire en s’enfermant dans un frigo. Il faut bien, pour insister ainsi qu’elle veuille dire quelque chose.

Notre héros se retrouve en cavale dans une ville paumée du Nevada au milieu du désert. Il cherche secours dans la première maison… Les habitants, aux airs de famille américaine idéale, un papa plus une maman plus un garçon plus une fillette, se révèlent des mannequins de cire, assis et souriant devant la télévision qui diffuse des joyeuses publicités. La télé, elle, au moins, est réelle, elle parle et bouge et chante, fonctionne parfaitement. La ville entière semble opérationnelle, mais toute forme de vie y a été réifiée, jusqu’au chien, statue immobile dans la rue. Le salon est un décor. Les vêtements, y compris suspendus au fil, des costumes.

La gloire d’Hollywood et de Spielberg est de rendre fun des visions terriblement anxiogènes, qui en outre ne demanderaient, en d’autres mains, qu’à devenir brulot politique : n’est-ce pas là une image figée du piège consumériste, de la déréalisation par le confort domestique, du bonheur de pacotille mais obligatoire, de l’American way of life inventé dans ces années 50, modèle qui n’a pas été remplacé depuis lors ?

Cette ville factice, Survival town, n’est pas un fantasme de scénariste. Elle a existé et, comme dans le film, servait à tester grandeur nature l’espérance de survie des hommes et des choses en cas d’explosion nucléaire. Soudain, Indy entend une sirène et comprend que cette maison où seuls les biens de consommation sont authentiques est l’épicentre du point d’impact d’une bombe A suspendue au-dessus de sa tête. Il n’a que quelques secondes pour réagir et sauver sa peau. Cinq, quatre, trois… Il ouvre le frigo, le vide précipitamment de tous ses aliments conditionnés, et s’y enferme à leur place. Boum ! L’apocalypse se déchaîne. Indy survit. La scène n’est pas tout à fait invraisemblable, paraît-il. Mais elle est bien mieux que réaliste : elle est puissante du point de vue imaginaire.

Nous sommes au seuil d’une destruction massive de notre environnement – le seul que nous avons, et que nous gaspillons. Quel recours reste-il ? Nous enfermer dans l’électroménager en attendant la déflagration.

Le climat se réchauffe ? Pas grave, allume la clim.

(Sans le moindre rapport, si ce n’est le cinéma : cette nuit, j’ai rêvé que je racontais une histoire à Louis de Funès. Je le faisais bien rire. Un peu comme un cadeau rendu au père Noël.) 

Il n’y a d’autre Dieu que Dieu

30/03/2014 Aucun commentaire

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Dimanche de vote. J’aime bien voter. J’aime bien la démocratie en général. J’aime bien, en général, la France, je m’y promène, je m’y extasie, c’est drôlement beau en fait la France, c’est comme la démocratie, il faut aller la voir pour le croire.

Par exemple je me suis promené il y a quelques semaines à Perpignan. Enchanté, Perpignan. J’avais entendu parler de vous. Je vous trouve charmante.

À Perpignan, j’ai longuement visité le très curieux palais des rois de Majorque. J’y ai vu une chose, je crois, unique au monde. Dans la chapelle haute des rois très chrétiens de cet éphémère (1229-1349) micro-royaume, une frise fait le tour des quatre murs à hauteur des yeux, en petits carrés verts et rouges, mosaïque de trompe l’oeil, ainsi que le rideau peint au-dessous d’elle. Cette frise a longtemps été considérée comme purement ornementale, abstraite, une (bien nommée) arabesque, mais finalement les historiens et archéologues ont fini par reconnaître dans le motif sériel des mots articulés. Du langage commun, et non des traits laissés à l’imagination d’un artiste.

Il s’agissait ni plus ni moins de l’inscription en caractères coufiques, stylisée jusqu’à l’abstraction de la première moitié de la chahada : ašhadu an lâ ilâha illa-llâh. Il n’y a d’autre Dieu que Dieu. La première phrase de la profession de foi des musulmans. Dans un lieu de culte chrétien. Juste ciel, comme qui dirait.

La bizarrerie de cette inscription déplacée n’a choqué personne pendant la courte vie de cette chapelle. Elle s’explique par une notion qui, elle aussi, semble incongrue selon les époques : la tolérance. La culture arabo-andalouse circulait alors des deux côtés des Pyrénées et de la mer, certes au fil des guerres, mais aussi par la grâce des échanges entre les hommes, entre les clercs, entre les souverains, entre les lettrés. On se connaissait, on commerçait, on s’épousait même entre Chrétiens, Musulmans, et Juifs (deux par deux, j’entends, hein). Fatalement, quelqu’un s’est rendu compte que cette phrase, il n’y a d’autre Dieu que Dieu, s’appliquait aussi bien aux trois religions, et que la chahada ferait une chouette déco dans une chapelle dédiée au Christ, que le témoignage de foi mauresque n’allait pas se battre avec le crucifix posé à côté.

Trois religions, un seul Dieu. Les points communs plus importants que les différences.

Ensuite le royaume a été englouti dans les replis du Moyen-âge, le palais a fait la culbute, et pendant les siècles suivants la bâtisse a servi de caserne à des militaires revêtus de divers uniformes. Les soudards n’avaient pas beaucoup d’égard pour les traces du passé. La chapelle leur a longtemps servi de dortoir.

Perpignan fait partie des villes qui courent le risque, aujourd’hui, de tomber dans l’escarcelle du Front National. J’écoute la radio.

20h, les résultats s’égrainent. Le FN n’a pas emporté Perpignan. Mais Béziers, Fréjus, Hayange, Beaucaire, Villers-Cotterêts, Le Luc, Le Pontet et Cogolin.

Les petites soeurs de l’ouvrier

14/04/2013 Aucun commentaire

Georges Brassens ne croyait pas en Dieu (« hélas », précisait-il) mais aimait beaucoup les rituels chrétiens. Le refrain Sans le latin la messe nous emmerde/Le vin du sacré calice se change en eau du boudin/Sans le latin, et ses vertus faiblissent est drôle mais nullement ironique, il est à prendre au premier degré.

Moi-même, athée incurable mais cependant non hermétique aux mythes et symboles, musiques et spiritualités chrétiennes (ou émanant d’autres confessions, tout aussi bien), c’est avec enthousiasme, soit, étymologiquement, avec Dieu en moi, que je relaie l’information suivante.

Catherine Page et Alain Massonneau présenteront leur dernier film L’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles à la cinémathèque de Grenoble le vendredi 19 avril à 19h. Détails ici.

Il s’agit d’un documentaire qui interroge et observe, pendant 3h45, des bonnes soeurs…

Enoncé ainsi, le « pitch » pourrait vous donner envie de fuir. Vous auriez tort.

Le film est non seulement instructif (vous saviez que cela existait, vous, cet ordre, « les petites soeurs de l’ouvrier », ces nonnes qui vivent sans cornette et travaillent avec les prolos ? moi, non), il est émouvant. J’ai eu la chance d’en voir une copie de travail, il y a près de deux ans. C’est ainsi que j’ai passé 3h45 en compagnie de femmes lumineuses et attachantes, qui certes sont un brin anachroniques (le film parle notamment de cela, du vieillissement de leur ordre, de la disparition de leur mode de vie, de la mort pure et simple aussi), certes ont la foi (et alors ça c’est le gros mystère), mais sont bigrement vivantes, et ont des choses à raconter. Juste raconter, se raconter, sans faire de prosélytisme, ce n’est pas la question. Je vous assure que c’est beau.

Pour ma part je ne prie pas pour vous, mais je pense à vous, ce qui revient un peu au même, chacun faisant comme il peut.

Saint Père intérimaire

04/03/2013 Aucun commentaire

Cela pourrait avoir un lien, peut-être, avec la récente défection de Ben Sixteen (on ne sait jamais, s’il prenait l’envie à la curie de me filer le job). Plus sûrement s’agit-il d’une réminiscence d’un souvenir : il y a quelques années, pour l’enterrement de ma grand-mère, j’ai pris la parole face à une église bondée. Sans m’en rendre compte sur le moment, moi qui suis laïcard en diable-dans-un-bénitier et qui souhaitais un laïus le plus détaché possible des rites catholiques, je comparais la défunte à Marie, alléguant qu’elle avait traversé le plus grand chagrin qui soit, celui de voir mourir son fils.

Bref, sans savoir au juste pourquoi, cette nuit j’ai rêvé ce qui suit.

Un enfant est mort. La messe d’enterrement doit avoir lieu. Je remplace au pied levé le curé, qui s’est défaussé, prétextant qu’une mort d’enfant lui est insoutenable et le ferait même douter de sa foi. Pourtant il faut bien que le spectacle ait lieu puisque le public est assemblé dans la salle. Il se trouve que je connais les circonstances de la mort du garçonnet, j’étais présent, j’ai assisté à ses derniers spasmes, j’ai vu son agonie, son dernier hoquet et son vomi. Il faut bien que quelqu’un fasse le sale boulot, je me dévoue, je monte en chaire, c’est moi qui vais dire la messe. Le silence se fait, on n’entend que mes pas sur le marbre. Je me racle la gorge. Je déploie sur un pupitre les notes que j’ai prises. Enfer ! Il ne s’agit pas du brouillon de mon homélie, mais de toutes les notes qui doivent me servir à la préparation de la reprise du spectacle Du sang sur l’archet à l’automne prochain. J’essaie à toute vitesse de comprendre les liens possibles entre les deux affaires interverties… Les rapports entre ces deux choses comme entre toutes les choses me paraissent évidents, limpides, analogies à l’infini, mais je ne parviens pas à mettre de mots dessus, j’en suis désespéré, je ne peux que me concentrer sur les apparences, le concret, la couleur claire du bois de mon pupitre. À force de concentration, il me semble que ce garçon devait assister au spectacle, nous en avions parlé ensemble, c’est ça, je le tiens le rapport, il n’y sera pas, c’est triste, mais que dire de plus ? Il ne me reste qu’à improviser. Je prononce dans mon micro-casque : « La grand-mère de ce pauvre petit garçon disait souvent, et elle aurait pu vous le dire à ma place aujourd’hui même si elle n’était pas morte… » J’entends alors une voix s’élever des rangs de la nef : « Mais qu’est-ce qu’il raconte, ce con ? Ce n’est pas vrai, je suis vivante ! » Je panique, je transpire, je ne sais pas comment enchaîner, je suis dans de beaux draps, heureusement je me réveille.