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Rêve d’immortalité

16/02/2022 Aucun commentaire

Le capitalisme c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, tandis que le communisme c’est le contraire.

Je repense à cette vieille blague qui avait cours dans le bloc de l’Est durant la Guerre Froide. Excellente, elle pointait en quelques mots, avec une remarquable économie de moyens, le point commun implicite entre les deux mondes, les deux systèmes, les deux idéologies, liquidant leurs divergences tout compte fait superficielles et surtout utiles à exacerber leur compétition. Le point commun, c’était l’exploitation. Autrement dit le pouvoir, la domination, le productivisme et avant tout le matérialisme. La course poursuite engagée de 1945 à 1991 entre les USA et l’URSS avait pour terrain l’exploitation de la matière : qui aurait le plus d’usines, d’ouvriers, de soldats (1), de champs de blé, de bombes atomiques et de fusées pour la lune, qui assujettirait le plus grand empire, raflerait la mise. L’histoire est achevée, et le vainqueur connu.

Autant de matérialisme, autant d’obsession de la matière des deux côtés du rideau de fer, ne pouvait qu’engendrer une angoisse et une crise spirituelles. Et une réponse similaire : une nouvelle manière, scientifique, de promettre l’immortalité de l’âme.

C’est ainsi que je comprends le passionnant livre Lénine a marché sur la lune que Michel Eltchaninoff consacre à l’histoire d’une curiosité philosophique et religieuse russe, le cosmisme.

Le cosmisme, plongeant ses racines dans les traditions occultistes et ésotériques russes ainsi que dans le christianisme orthodoxe (il est préfiguré dès le XIXe siècle par un ami excentrique de Dostoïevski, Nicolas Fedorov), a été curieusement mâtiné au XXe siècle de foi marxiste en la toute puissance scientifique et technique, et à ce titre largement exploité et vulgarisé à la fin de l’ère soviétique ; enfin, au XXIe siècle, il est mis à jour et à profit par Poutine et les poutiniens, à grand renfort de nationalisme pro-russe – car de toute éternité les Russes ont tout inventé (cf. une autre fascinante folie russe non exempte de liens avec le cosmisme : le récentisme).

Ressusciter les morts, prolonger la vie éternellement, augmenter et perfectionner les corps périssables afin de nier les atteintes du temps, libérer le potentiel psychique infini, créer la vie artificielle, manipuler les phénomènes naturels tel le climat, révolutionner les transports et les communications, transformer le monde et carrément sauver l’humanité, disposer d’un réseau sur terre réservé à l’élite consciente puis partir à la conquête des étoiles, coloniser l’Univers, en somme devenir Dieu à la place de Dieu… Ce programme qui semble si californien est en réalité né russe. La charnière entre les deux versants est peut-être identifiable historiquement : Sergeï Brin, mathématicien né en URSS en 1973, immigré aux USA enfant, est le cofondateur de Google.

Axe Est-Ouest des allumés ! Dans la Silicon Valley des transhumanistes milliardaires et cinglés, Elon Musk et consorts, autant que dans la Moscou des parvenus cosmistes ultra-nationalistes et messianistes, domine une même obsession, soi-disant spirituelle mais fondamentalement matérialiste : l’immortalité. Si bien que l’archaïque blague de la Guerre froide convoquée ci-dessus en préambule mériterait son aggiornamento : le libéralisme américain promet qu’il y a une vie après la mort, tandis que le poutinisme russe promet qu’après la mort il y a une vie.

On prétend, depuis le concile de Latran IV en 1215, que l’âge de raison est 7 ans. Car c’est à cet âge que l’homo sapiens prend conscience de sa mortalité, naissance en chaque individu de la mélancolie et de la philosophie. Entre nous, je crains que passé cet âge, tout fantasme d’immortalité, qu’il soit vintage judéo-christiano-musulman, ou bien moderne pseudo-scientifique, libertarien et cosmiste, ne soit qu’un pur symptôme d’immaturité et d’infantilisme, une réponse paniquée au matérialisme, un déni du renoncement programmé à notre propre matière (Quoi ? Je ne suis que matière moi aussi ? Non ! Non !), un refuge dans la chimère et l’arrière-monde.

Quant à moi, je me fais une raison depuis l’âge de 7 ans : je mourrai, ce n’est ni bien ni mal, c’est ainsi, ça n’est triste que pour la poignée de personnes qui tiennent à moi, dont j’ai la faiblesse, parfois, de faire partie, et à qui je présente mes excuses par avance. Je me console avec l’art, qui, cela tombe bien, a un peu été inventé pour cet usage, pour la fraternité devant la mort. Je me console en regardant César de Pagnol. Je me console en lisant Gotlib : Tuer la mort, ne serait-ce qu’une seconde… N’est-ce pas devenir immortel l’espace d’une seconde ? , et je me console en écoutant Bashung : Mortels, mortels, nous sommes immortels/Je ne t’ai jamais dit/Mais nous sommes immortels


(1) –  » Car de plus en plus les Américains trouvent qu’ils manquent de bras et d’enfants,
c’est-à-dire non pas d’ouvriers mais de soldats,
et ils veulent à toute force et par tous les moyens possibles faire et fabriquer des soldats
en vue de toutes les guerres planétaires qui pourraient ultérieurement avoir lieu,
et qui seraient destinées à démontrer par les vertus écrasantes de la force,
la surexcellence des produits américains,
et des fruits de la sueur américaine sur tous les champs de l’activité et du dynamisme possible de la force.
Parce qu’il faut produire,
il faut par tous les moyens de l’activité possibles remplacer la nature partout où elle peut être remplacée,
il faut trouver à l’inertie humaine un champ majeur,
il faut que l’ouvrier ait de quoi s’employer,
il faut que des champs d’activités nouvelles soient créés,
où ce sera le règne enfin de tous les faux produits fabriqués, de tous les ignobles ersatz synthétiques
où la belle nature vraie n’a que faire,
et doit céder une fois pour toutes et honteusement la place à tous les triomphaux produits de remplacement
où le sperme de toutes les usines de fécondation artificielle fera merveille pour produire des armées et des cuirassés.
Plus de fruits, plus d’arbres, plus de légumes, plus de plantes pharmaceutiques ou non et par conséquent plus d’aliments,
mais des produits de synthèse à satiété,
dans des vapeurs,
dans des humeurs spéciales de l’atmosphère, sur des axes particuliers des atmosphères tirées de force et par synthèse aux résistances d’une nature qui de la guerre n’a jamais connu que la peur.
Et vive la guerre, n’est-ce pas ?
Car n’est-ce pas, ce faisant, la guerre que les Américains ont préparée et qu’il prépare ainsi pied à pied.
Pour défendre cet usinage insensé contre toutes les concurrences qui ne sauraient manquer de toutes parts de s’élever,
il faut des soldats, des armées, des avions, des cuirassés, de là ce sperme
auquel il paraîtrait que les gouvernements de l’Amérique auraient eu le culot de penser.
Car nous avons plus d’un ennemi
et qui nous guette, mon fils,
nous, les capitalistes-nés,
et parmi ces ennemis la Russie de Staline
qui ne manque pas non plus de bras armés
. »

Antonin Artaud, Pour en finir avec le Jugement de Dieu, 1947. Insurpassable.

Petits dieux fictifs

25/01/2022 Aucun commentaire
(photo par Laurence Menu : Carine d’Inca, Susie, Katy Feinstein)

Suite à la visite de Susie Morgenstern à Grenoble , j’ai lu son dernier, Mes 18 exils, autobiographie en 18 déchirements. Lire du Susie procure toujours grand plaisir, rafraîchit et revigore les intérieurs comme une eau de source, renforce les défenses immunitaires, console de bien des méchants, des idiots, des cyniques, des gougnafiers.

Ce livre-ci pourrait être son dernier (ce qui ne l’empêchera pas d’en publier de nombreux autres) puisque, sans vouloir spoiler quiconque, elle y parle in fine de la mort : la lumineuse Susie, si douée pour la vie, envisage sa mort dans ses insomnies et dans le dernier chapitre. Elle rédige ainsi son épitaphe : « Mère, grand-mère, écrivain. Elle a fait de grands efforts dans les limites de son possible. A aimé la vie ! »

Le Fond du tiroir étant toujours obsédé par les rapports entre la religion et le reste de la culture, je prélève à votre attention cet extrait du livre, Exil 5 : être juive :

« De mon école juive, la yeshiva, que j’adorai dès mes dix ans, je conserve l’image du directeur, M. Schloss, en haut de l’escalier, qui criait mon nom comme Dieu appelle Moïse sur le mont Sinaï, chaque fois que j’étais prise en flagrant délit de retard pour les prières du matin. Je détestais ces prières léchant le cul d’un dieu invisible, un dieu fictif pour moi. J’avais beaucoup d’autres petits dieux fictifs, les héros de mes livres. Je refusais de le remercier vingt mille fois pour des services non rendus, comme nourrir les affamés, guérir les malades et ressusciter les morts. Les garçons ânonnaient « Merci de ne pas m’avoir fait femme » et les filles « Merci de m’avoir fait selon ta volonté ». Pourtant, j’enviais mes copines profondément religieuses. »
Mes 18 exils, p. 87

Je passe pudiquement sur le pur scandale que constituent les différences entre les prières bleues pour les garçons (apprends la fierté, mon gars !) et les prières roses pour les filles (apprends la honte, pisseuse !)… Et je me réjouis spécialement de la perspective du « dieu fictif » aligné sur les autres créatures littéraires : l’aligner ainsi N’EST PAS LUI FAIRE OFFENSE (j’écris en majuscules car c’est là une idée propre au Fond du Tiroir, je ne prétends pas que Susie la partage), c’est autant l’abaisser vers le trivial que hisser les autres personnages vers le sublime, parce que je reconnais volontiers que Dieu est une matière à penser aussi géniale qu’Ulysse, Jean Valjean, Anna Karénine, Kirikou, Nanabozo ou Spider-Man. Que serions-nous sans eux ?

Martelons la phrase-mantra de Jorge-Luis Borges : « La métaphysique est une branche de la littérature fantastique ».

Carnet de Carthage

07/08/2021 2 commentaires
J’étais à Megara, faubourg de Carthage, dans (ce qui a pu être autrefois) les jardins d’Amilcar.

Me voici en Tunisie. Pays plongé dans le chaos sanitaire, politique, économique et, par-dessus le marché, climatique (à Tunis, des pointes à 48° C… à l’horizon, des panaches de fumée noire signalent l’incendie du jour…).

Quelle mouche me pique de me précipiter dans un tel merdier ? C’est simple, ma fille vit ici. Il fallait bien que j’aie très fort l’envie de voir ma fille pour supporter les tests PCR, le pass sanitaire à tous les portiques, les auto-confinements sur l’honneur, le stress, les ordres et contrordres des instances politiques, les listes rouges et noires, les tentatives de découragement du ministère des affaires étrangères ainsi que des amis bienveillants, le suspense jusqu’au dernier instant sur le maintien ou l’annulation du vol.

Enfin, me voici en Tunisie.

Je présume que peu de Français ont une fille à visiter sur place. Je n’en croise aucun. Depuis deux ans le touriste est oiseau rare, voire espèce en voie de disparition dans ce pays qui vit largement sur son tourisme. Les temps sont très durs pour tout le monde, mais pour les pays pauvres encore plus que pour les pays riches (règle d’or en économie : lorsque s’abat la crise les pauvres pâtissent plus que les riches, la crise étant un accélérateur de sélection darwinienne néo-libérale). Pourtant il me semble que les Tunisiens restent de bonne humeur malgré l’anxiété et la colère. Ou peut-être qu’ils se montrent de bonne humeur afin de ne pas déprimer les exceptionnels touristes opiniâtres. En tout cas je ne croise que des Tunisiens à l’air heureux de me voir et prompts à discuter. Et ce dès le plus jeune âge.
Sur la plage un petit garçon me dévisage avec curiosité, ma trogne exotique le passionne, sûrement à cause de mes cheveux longs comme ceux d’une fille. Il finit par tenter de m’adresser un «Salamaleikoum ! ». Comme j’ai du savoir-vivre, je lui réponds « Aleikoumsalam ! », il en écarquille les yeux comme d’une expérience chimique réussie et s’en va avec un grand sourire, il retourne se baigner. Il est content ; moi aussi. Un peu plus loin, je croise un groupe d’ados sur le chemin de la plage. Comprenant de loin que je parle français, ils se mettent à rire et à discuter entre eux en arabe. Une fois parvenu à mon niveau, l’un d’eux lance un sonore « Nique ta mère ! ». Je trouve qu’il parle très bien le français. Il parle même très bien la France. Comme le petit garçon, il a tenté une expérience chimique et doit l’estimer réussie. Il est content ; moi, un peu moins. Bon, vivement que je parle à des adultes.

N’importe, je ne suis pas venu pour la plage. Mais pour ma fille. Aussi, pour les sites antiques.

Vers l’entrée des thermes d’Antonin, à Carthage, un camelot sort en vitesse de derrière son stand couvert de bustes d’Hannibal ou de Jules César made in China et m’interpelle, lui aussi semble très heureux de me voir, il m’attendait. Il voit si peu de monde depuis deux ans. De fait je suis absolument seul dans la rue. « Bonjour, bienvenue, ça va ? Français ? De Paris ? Première fois en Tunisie ? » Dans l’ordre : oui, oui, non, non.

Je suis déjà venu dans les parages mais il y a si longtemps qu’il est à peine raisonnable de le mentionner. J’étais une toute autre personne et la Tunisie était un tout autre pays. J’avais « la vie devant moi » soit exactement la moitié de l’âge que j’ai aujourd’hui, je rayonnais, je décomptais les jours et les mois, un semestre encore à attendre la naissance de mon premier enfant dont l’existence était alors tenue secrète, j’étais si heureux et confiant que je me croyais indestructible, par conséquent, provisoirement, je l’étais, je pouvais me rendre en Tunisie ou ailleurs et rien de grave ne pourrait m’atteindre, en outre je voyageais sans pass sanitaire. Quant à la Tunisie, elle vivotait tranquille sous la dictature de Ben Ali, dont le portrait, reproduit tous les deux mètres, surveillait les rues, mais dont il ne fallait pas parler. C’est dire si elle et moi sommes aujourd’hui comme deux étrangers qui se rencontrent pour la première fois.

Tout de même, les réminiscences d’une vie antérieure sont inévitables : la question du camelot fait remonter un souvenir de ce premier séjour, à une vie de distance. Je m’étais retrouvé, à la suite d’un accident stupide comme il arrive lorsqu’on se croit indestructible, sur une table d’opération, dans un hôpital où le chirurgien qui me recousait le mollet engageait la conversation pour faire diversion : « Bonjour, bienvenue, ça va, Français ? De Paris ? Première fois en Tunisie ? Tu as des enfants ?
– Ah, non, pas encore… mais… dans six mois… » Ainsi, ce médecin tunisien que je ne reverrais jamais serait la première personne au monde que je mettrais dans la confidence capitale, celle que je préservais jalousement jusque là, mais je me trouvais en sueur et le mollet ouvert sur un billard, en bonnes dispositions pour céder sur le secret. Il m’a répondu « Félicitations ! Ce sera un garçon, inch’Allah ! » et hop, en a profité pour coudre un autre point, restent quatre, je transpire et je serre les dents. En fait, six mois plus tard, ce fut une fille. Qui vit aujourd’hui en Tunisie, qui étudie la jeune démocratie tunisienne, et que j’avais très envie de voir.

Ressassant mon histoire ainsi que celle des Romains et des Phéniciens, j’ai déambulé lentement, sans rencontrer de près ou de loin le moindre touriste, parmi les ruines des thermes d’Antonin, réduites à peu de choses tellement le site au cours des siècles a servi de carrière à ciel ouvert, notamment pour construire la grande mosquée Zitouna, à Tunis. Nulle âme qui vive. Tout au plus, in extremis, un garde armé, qui lorsque j’ai outrepassé le périmètre autorisé, m’a lancé des cris et des gestes depuis sa guérite en plein soleil, pour me faire rebrousser chemin. Car le parc des thermes, s’il est bordé à l’est par la Méditérannée, est borné au nord par une muraille blanche, celle du palais présidentiel que Ben Ali a édifié ici autrefois. Par réflexe, comme partout, je vois du symbolique, Ben Ali plaçant son château ici bénéficie du prestige de l’Histoire, Carthage est l’une des rares civilisations a avoir fait trembler Rome, le message est-il assez clair ? Ben Ali en a profité pour déclassifier nombre d’aires de fouilles archéologiques alentour afin de laisser proliférer les luxueuses villas de ses amis. Son voisin le plus immédiat est le consulat de Suisse, on ne sait jamais.

J’ai obtempéré et fait demi-tour, toujours aussi lentement. Près de l’entrée du site, une gardienne patientait, sur sa chaise à l’ombre. Enfin ! Ni un enfant, ni un ado, ni un militaire, mais un véritable adulte avec qui parler. On échange quelques politesses avant d’aborder la politique, forcément. Elle éclate de rire sur le mot « démocratie ». Elle met dans son rire de la rage et, je crois, un peu d’ostentation. « Démocratie ? Mais quelle démocratie, monsieur ? C’est une vue de l’esprit, la démocratie, ça n’existe pas. Ce n’est qu’un mot confisqué par ceux qui nous font croire qu’ils travaillent pour nous et en notre nom, alors qu’ils ne sont qu’à leur propre service. »

Elle cherche peut-être, par son cynisme, à choquer le démocrate qu’elle pressent en moi ? De fait, je tente de plaider, de faire valoir les avantages, sinon de la démocratie introuvable, au moins du « processus démocratique » qui autorise les petits progrès, un par un. Allons, ne vit-elle pas mieux que sous la dictature ?

Elle est obligée d’acquiescer, mais presque à regret. « Oui… Au moins, aujourd’hui, on me laisse tranquille avec ça… » De l’index elle touche son crâne, recouvert d’un voile, mais avec ce geste, sa phrase pourrait aussi bien être interprétée comme : Au moins, aujourd’hui, on me laisse tranquille avec ce que j’ai dans le crâne. « Sous la dictature, je me faisais arrêter dans la rue et arracher mon voile par les chiens de Ben Ali, je veux dire ses policiers… Aujourd’hui, ça va… Je porte ce que je veux, mes amies aussi… J’ai des amies en mini-jupe et je les aime, figurez-vous… »

En voilà une qui a manifestement voté Ennahdha, le parti islamiste parvenu au pouvoir en se faisant passer pour moins pourri que les autres.

Moi qui, si c’est possible, suis encore plus laïc que démocrate, je crois que j’avais besoin de cette rencontre pour envisager concrètement que la laïcité puisse être un outil d’oppression de la dictature (la religion aussi, bien entendu, mais de cela je n’avais nul besoin d’énième preuve, et d’ailleurs, pendant ce temps-là, en Afghanistan…). (1)

Plus remué par le présent que par le passé de Carthage, je quitte finalement le site des thermes et je rejoins le fil de mon récit. Le camelot sort en vitesse de derrière son stand couvert de bustes d’Hannibal ou de Jules César made in China et m’entreprend. « Bonjour, ça va ? Français ? Paris ? Regarde, mon ami, c’est Hannibal, c’est très beau et c’est pas cher du tout, un souvenir pour toi ou pour offrir. J’ai aussi des éléphants, des amphithéâtres, tu peux toucher, c’est du solide, ou des monnaies romaines si tu préfères.
– Merci mais non merci, je voyage léger. Je suis désolé de vous décevoir, je vois bien que vous n’avez pas beaucoup de clientèle, mais ça ne m’intéresse pas… » Une fois posée de façon claire et définitive l’impossibilité d’une transaction commerciale, nous nous détendons, nous tombons les masques, or la conversation désintéressée est pour lui comme un plan B, un excellent lot de consolation.

Nous nous demandons l’un à l’autre comment ça va et cette fois nous pouvons enfin répondre sincèrement. Et là, son sourire se dissout, il prend une mine désolée, pathétique. « Franchement, non, ça ne va pas, ça ne va pas du tout. On est abandonnés, nous, tous, ici. On ne réussit pas à vivre. Le dinar s’écroule d’année en année, le tourisme ne marche plus, on a eu deux années impossibles, on n’intéresse personne, je ne vois pas comment on peut s’en sortir. »

Il vide devant moi son sac à désespoir de façon étonnamment franche, résignée, et surtout sans l’ombre d’un ressentiment anti-français, alors qu’il est si facile et si courant de faire de l’ancien colon le bouc émissaire des misères du temps présent. Au contraire, le camelot de Carthage m’invite, plutôt qu’à la revanche symbolique du match joué par nos aïeux, à la compassion réciproque, à la communion dans ce qui nous rassemble, ce qui unit nos deux pays : « Les hommes politiques tunisiens sont à peu près tous corrompus. Ils s’intéressent à leur survie, pas à la nôtre. Oh, je sais bien que dès qu’il y a du pouvoir, il y a de l’argent, et dès qu’il y a de l’argent il y a de la corruption, en France c’est pareil, vous avez votre lot de politiques pourris… Mais nous, c’est à un point…
– Oui, c’est vrai. Mais ce que vous me dites est très triste. Vous n’avez donc aucun espoir ? Aucune lueur qui permettrait de supposer que demain sera un peu mieux qu’aujourd’hui ? Regardez, il y a tout de même des progrès, à vue d’oeil ! Rien que le fait de pouvoir me tenir ces propos, la liberté dont vous faites preuve en me donnant votre opinion sur la situation, elle était inimaginable autrefois pendant la dictature. Sous Ben Ali, vous étiez tous bâillonnés, sans liberté de parler, de penser, ou de porter sur la tête ce que vous voulez, mais le peuple tunisien a fait sa révolution il y a dix ans, il a même reçu le prix Nobel de la paix en 2015 pour cela, ce n’est pas rien, dites ! Et cette année encore, les manifestations ont ébranlé le pouvoir ! Le pays bouge, rien n’est figé ! Le progrès est possible, du moins si l’on croit qu’il l’est ! Non ? Vous n’y croyez plus ? »

Il me dévisage, secoue la tête, prend le temps de réfléchir à sa réponse. Elle arrive et elle est terrible. « Vous me croirez si vous le voulez, mais sous Ben Ali, c’était la bonne époque. On n’était pas libres, mais on n’était pas malheureux. On gagnait notre vie. Et puis, l’avantage d’une dictature sur la démocratie, c’est que sous la dictature on a toujours un espoir, on a toujours l’espoir que la dictature se termine un jour. Mais à présent que la dictature est terminée, on n’a plus cet espoir-là. Et on n’en a pas d’autre non plus. »

J’ai beau avoir été échaudé par la gardienne voilée qui s’esclaffait au simple mot de démocratie, je suis cette fois confondu par la violence, le fatalisme, la radicalité, et hélas l’évidence de l’analyse politique du camelot : la démocratie court-circuite la possibilité de l’espoir dès lors qu’elle prétend que tout est pour le mieux une fois que le peuple a le pouvoir. La dictature au moins est exempte de cette hypocrisie. Je tente une dernière fois : « Vous n’attendez plus rien du tout de la démocratie ? Des nouvelles élections vont avoir lieu, non ? Et ensuite ? »

Il hausse les épaules et lâche un soupir. « Comme on dit toujours, comme on dit ici… Inch’Allah. »


(1) – Pour rappel, de même que Jaurès affirmait que laïcité et démocratie étaient des termes identiques, je conçois quant à moi la laïcité comme un corolaire de la liberté. La liberté consiste, selon la Déclaration des Droits de l’Homme et de Citoyen, à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Appliquée au champ des croyances religieuses, la double garantie réciproque pourrait s’exprimer ainsi : crois ce que tu veux, n’emmerde personne avec, personne ne t’emmerdera. Personne ne t’arrachera ton voile, tant que tu n’obliges personne à le porter.

Sus aux hypocrites et aux pisse-froid !

01/05/2021 Aucun commentaire

« Sus aux hypocrites et aux pisse-froid ! » (réplique clef, page 127)

Peau d’homme (Hubert & Zanzim, éditions Glénat), paru il y a plus d’un an, a eu largement le temps de se voir recouvrir de prix et d’éloges – posthumes, puisqu’hélas son scénariste est mort sans rien connaître de ce succès. Le grand bien qu’on m’en disait unanimement me rendait méfiant. J’ai peu de goût pour le consensus critique et n’aime guère ajouter ma fleur aux couronnes déjà tressées. Pourtant, ici je m’incline bas, et me joins volontiers au choeur : Peau d’homme est un livre formidable ! Délicieux, intelligent, gracieux, très nécessaire et archi-contemporain même si l’intrigue se joue à la Renaissance.

Une jeune fille promise au mariage avec un inconnu est initiée à un grand secret par sa marraine (on songe à Peau d’âne de Demy et pas seulement parce que les titres se ressemblent comme deux gouttes d’eau) : les femmes de leur famille se transmettent de génération en génération une peau d’homme qui leur permet, une fois qu’elles s’en sont revêtues, de parcourir le monde en éprouvant la vie et les plaisirs de l’autre sexe. C’est en garçon que l’héroïne enterrera sa vie de jeune fille.

Conte fantaisiste et sexuel, cruel et moral, situé dans une cité italienne du cinquecento, la référence culturelle majeure qu’il induit est naturellement le Décaméron de Boccace. Mais ses sources imaginaires sont bien plus profondes et plus universelles qu’un simple contexte historique. Elles plongent jusqu’aux Métamorphoses d’Ovide, et notamment à l’histoire du devin Tirésias (livre 3, vers 316-338), père et mère de tous les récits ayant trait à l’ambiguïté sexuelle. Dès ce prototype, l’idée fait son chemin que c’est seulement en échangeant son sexe, en changeant de peau, en connaissant successivement « les plaisirs des deux Vénus » (Ovide, III, 323) que l’on a une chance d’accéder à une sagesse supérieure. La fable de Tirésias était irréaliste et ne valait qu’en tant que métaphore de l’empathie ; aujourd’hui les transsexuels sont devenus une réalité sociale, et l’on en vient d’ailleurs à se demander si la raison cachée de toute pulsion transphobe ne serait pas la jalousie envers l’inaccessible sagesse de Tirésias.

Depuis, les grandes histoires de changement de sexe (Orlando de Virginia Woolf) ou ne serait-ce que de travestissement (Le Mariage de Figaro, Certains l’aiment chaud, Victor Victoria, Tootsie…) creusent le même sillon, délivrent la même ouverture d’esprit « au-delà de nos oripeaux », l’art délicat de se mettre dans la peau de l’autre sous couvert de comédie.

Comme il est dans Peau d’homme beaucoup question d’intolérance religieuse (l’idée de départ a surgi chez Hubert à l’époque des pénibles manifs pour tous…), on ne manquera pas d’évoquer aussi le Tartuffe : Zanzim, le dessinateur, est par ailleurs l’auteur d’une adaptation en bande dessinée de la pièce de Molière. Et puis il y a le carnaval, fête joyeuse mais subversive analysée autrefois par Emmanuel Le Roy-Ladurie, qui est montré ici comme la préfiguration de la gay pride.

Ce n’est pas pour accabler Peau d’homme que je multiplie ces références, au contraire : il est à la hauteur.

On a beaucoup qualifié ce livre de féministe. Pourquoi pas, mais les causes qu’il plaide sont plus vastes encore que seulement celle des femmes : la liberté de choix, la tolérance, le respect, l’émancipation, en fin de compte l’amour. Le mari de l’héroïne est tout aussi intéressant que celle-ci, tout aussi légitime et respectable, tout aussi victime de la pression sociale, tout autant fragile et sauvé par la rebellion. En tant qu’homme je me sens exactement aussi concerné par ce conte que si j’étais de l’autre bord. Ou entre les deux. Ou déguisé en Jessica DeBoisat.

En outre, Peau d’homme fait du bien par son optimisme final. Il ne désespère pas de l’avenir, ce qui est bon pour la santé. Autre réplique clef, page 150 :

« Les choses sont revenues à la normale, le fanatisme religieux n’est plus à la mode. »

Le lapin sort du bois

19/03/2021 Aucun commentaire
Bien sûr : Winsor McCay, Little Nemo, mars 1910

1 – Joie !

Dans deux mois tout ronds, le 19 mai, surgira du bois Ainsi parlait Nanabozo, roman, mon opus 18, dix-huit ans après mon opus 1 (TS, 2003). La coïncidence des nombres pourrait faire accroire que je suis régulier comme une horloge ou un cerisier, voire comme une horloge en cerisier : un livre par an.
Nenni !
Je n’ai rien publié depuis cinq ans, mesdames et messieurs. Et pour cause, celui-ci m’aura occupé près de cinq ans. C’est un très gros lapin. Un énorme. Voyez, c’est la première fois de toute ma biblio que je signe un livre suffisamment épais pour que sur son dos son titre s’étale en DEUX LIGNES. Je présente ci-après sa couverture, ainsi que celles auxquelles vous avez échappé, et quelques autres signaux. Mais d’ores et déjà, hommage soit rendu et gratitude à mon éditrice, Charline Vanderpoorte, de chez Thierry-Magnier, très enthousiaste, et l’enthousiasme sauve. Je suis content de l’avoir trouvée ; réciproquement. La première fois que je l’ai eue au téléphone, elle m’a déclaré : « C’est un livre que tout le monde n’aimera pas. Raison de plus pour le défendre. » Une telle assertion fait tout l’honneur de sa corporation.

2 – le titre

J’ai fait le test autour de moi. Le nom Nanabozo, bien avant d’évoquer la spiritualité amérindienne, remet en mémoire une bande dessinée pour enfants. Ce filigrane ne me gêne pas, au contraire. Je profite de l’ancrage dans un inconscient innocent et émerveillé. Yakari, créé comme moi en 1969, écrit par Job et illustré par Derib est une série des plus estimables, enfantine mais pas infantile, tendre, écolo, riche d’enseignements culturels à la fois factuels et imaginaires. Derib est également l’auteur de séries plus adultes mettant en scène des Amérindiens, tout aussi recommandables : Celui qui est né deux fois, Red Road, ainsi que la saga Buddy Longway où les Sioux jouent un rôle majeur. Si jamais quelqu’un dans la salle connait ses coordonnées, qu’il me les transmette, je me ferai un plaisir de lui offrir un exemplaire de mon roman.
Et puis bien sûr l’autre moitié du titre Ainsi parlait Nanabozo, la moitié tragique, c’est Nietzsche, théoricien fondamental de la tragédie (concept clef de mon roman). Mix papoose/surhomme.

3 – la couve

Je ne sais même pas si j’ai le droit de vous la montrer ou si c’est encore top secret, on s’en fout, je trépigne, la voici tout de go. Version bonnet à oreilles sur fond d’attrapeur de rêves. Réalisée par Nicolas Galkowski, qui a bien du talent. Si vous ne me croyez pas allez admirer son travail ici.

4 – la quat’ de couve

Texte conçu comme un « chapitre zéro ». On peut lire la quat’ de couve et enchaîner direct sur la première phrase du roman, ça colle.

5 – On ne se baigne jamais deux fois dans le même livre

Quatre à cinq ans de besogne pour venir à bout d’un livre… C’est beaucoup trop… La longue durée a certes des avantages : les bilans d’étape. Les allers-retours entre chaque perle et le fil. Les amples ravalements de façade aussi bien que les retouches infimes des ornements sur une discrète corniche invisible à l’œil nu. Les révisions incessantes qu’il faut cesser un jour. Les recours aux lecteurs-cobayes, chers amis, ni plus ni moins compagnons de route, à qui l’on confie un état du texte à un moment donné durant les cinq ans, si bien qu’aucun d’eux n’aura lu le même livre mais tous l’auront poussé un peu plus loin par leur lecture. Mes gratitudes renouvelées à Laurence M., Fred P., Yasmina A., Éric M., Claude F…
Mais la longue durée a aussi d’imprévisibles inconvénients. Le cours du monde, qui se fout bien de mes griffonnages, est susceptible de changer le cours du livre, sans ménagement rendre tel pan ou telle digression obsolète, littéralement dépassé par les événements. Un exemple pour l’anecdote : un chapitre écrit il y a trois ans comprenait un long développement sur l’observation attentive et parallèle des yeux et des sourires (car mon narrateur est un regardeur obsessionnel) et sur les rapports mécaniques entre les deux, l’effet sur les coins des yeux induit par un sourire. Les conclusions que mon protagoniste en tirait à l’époque me semblaient amusantes, bien troussées, vaguement originales… Mais depuis un an elles ont sombré dans la banalité absolue puisque nous faisons TOUS et chaque jour cette expérience sociale qui consiste à décrypter un sourire en fixant seulement les yeux d’un visage masqué. Au temps pour moi : j’ai supprimé un paragraphe.
Pire : l’une des toutes premières pages du roman, écrite durant l’hiver 2016/2017, montrait l’un des personnages principaux se rendre coupable d’un canular, ou du moins d’une bizarrerie, en se promenant sans explication le visage couvert d’un masque chirurgical, « le carré bleuté qu’on s’accroche aux oreilles, prophylactique en papier, hygiaphone portatif récupéré d’un fond de pharmacie et d’une épidémie oubliée » . Les réactions, amusées, paniquées ou compatissantes de ses amis s’étalaient sur la page suivante. Incompréhensibles en 2021 ! Désormais c’est l’absence de masque qui serait commentée et ressentie comme une excentricité publique. J’ai tripoté le texte et, moins mauvaise solution, j’ai ajouté une phrase de contexte : « Je te précise, ça se passait bien avant la grande pandémie on n’avait pas l’habitude. Essaye de te rappeler la première fois que tu as vu un de ces masques ? Ben c’était comme nous ce jour-là, en débarquant masqué il était pionnier à sa façon.« 
Vous voyez un peu le boulot ? Quatre à cinq ans… C’est beaucoup trop long…

6 – les épigraphes

Nino
Vincent
Gaston

J’aime les épigraphes.
J’aime dans un livre la page des épigraphes, sas de décompression. « Vous qui entrez ici » enfouissez-vous ces quelques mots dans un coin de la tête, peut-être qu’ils vous serviront le moment venu. J’aime en lire donc j’aime en écrire.
Mais orner ou parachever un livre d’une épigraphe bien sentie et fulgurante n’est pas sans risque. Le lecteur conserve le droit souverain de juger les phrases convoquées plus intéressantes que le texte qui s’apprête à les suivre et se hausse désespérément du col pour être à la hauteur. Tant pis, j’aime les épigraphes donc j’aime ce risque. Mon livre s’ouvre, non pas par une, mais par deux épigraphes, une longue et une courte.

« La danse de la pluie c’est sans espoir
mais on danse quand même le soir au fond des bois
La danse de la pluie, surtout le soir
par lune bien pleine de corps et d’esprit
La meilleure méthode est celle d’un sachem
qui vit entre Jackson et Abilene
il utilise une poignée de poudre d’ortie
et des crottes de chauves-souris
Ça marche surtout pendant la saison
où il va bientôt pleuvoir de toute façon
mais il arrive parfois que ça marche vraiment
et c’est inexplicablement »
Nino Ferrer

« La vie est probablement ronde. »
Gaston Bachelard

Voici leurs sources :

– La chanson de Nino Ferrer est La danse de la pluie, titre de son dernier album studio (ou avant-dernier, suivant la façon dont on compte) La désabusion (1993), que j’adore, qui alterne sommets d’absurdité et sommets de mélancolie.

– La phrase de Bachelard est cueillie dans Poétique de l’espace (1957)… sauf qu’elle est en réalité de seconde main, Bachelard l’attribuant à Vincent Van Gogh. Le 10e chapitre de ce livre s’intitule « La phénoménologie du rond » (titre hyperclasse) que Bachelard entame en confrontant et discutant quatre citations, parmi lesquelles celle de Van Gogh. En revanche, j’ignorais en premier lieu dans quel contexte Van Gogh avait pu écrire cette phrase, puisque Bachelard lui-même ne cite pas ses sources… Je viens donc de poser la question à Google qui m’a obligeamment répondu qu’il s’agissait d‘une lettre de Van Gogh à Emile Bernard « vers le 26 juin 1888 » :

« La science – le raisonnement scientifique – me parait être un instrument qui ira bien loin dans la suite. Car voici : On a supposé la terre plate. C’était vrai ; elle l’est encore aujourd’hui, de Paris à Asnières, par exemple. Seulement n’empêche que la science prouve que la terre est surtout ronde. Ce qu’actuellement personne ne conteste. Or, actuellement, on en est encore, malgré ça, à croire que la vie est plate et va de la naissance à la mort. Seulement, elle aussi, la vie, est probablement ronde, et très supérieure en étendue et capacité à l’hémisphère unique qui nous est à présent connu. Des générations futures, il est probable, nous éclairciront à ce sujet si intéressant ; et alors la Science elle-même pourrait – ne lui déplaise – arriver à des conclusions plus ou moins parallèles aux dictions du christ relatives à l’autre moitié de l’existence. »

Ce paragraphe de Van Gogh est pour moi une découverte formidable, un cadeau ! Je suis refait, ravi de ce que l’idée énoncée par Vincent (la confrontation de la science et de la religion en tant que « deux moitiés de l’existence » ) recoupe ce qui se déroule dans mon Nanabozo.
Je suis tenté de corriger in extremis mon épigraphe sur les épreuves, et d’attribuer la phrase à son auteur originel… Sauf qu’au fond j’aime Bachelard plus que Van Gogh et que c’est bien à la science farfelue et poétique du premier que j’avais envie de rendre hommage…

7 – les épigraphes auxquelles vous avez échappé

« Aucune morale, ni aucun effort ne sont a priori justifiables devant les sanglantes mathématiques qui ordonnent notre condition. » (Albert Camus, Le mythe de Sisyphe)

« L’un des aspects du monde est purement mathématique. L’autre n’est que volonté, plaisir et douleur. » (Friedrich Nietzsche)

8 – les couvertures auxquelles vous avez échappé

Deux pistes de travail abandonnées pour la couverture, reproduites ici avec l’aimable autorisation de l’artiste, Nicolas Galkowski. Elles avaient chacune leur charme et leur intérêt.
Celle avec le bonnet (inspiré de la photo de profil Facebook de quelqu’un) et les volutes était mystérieuse, peut-être un poil trop.
Ma préférence allait à celle avec le personnage de dos sur fond de chaos en tourbillon, elle me faisait penser à l’affiche de Nocturama de Bertrand Bonello et cette référence subliminale me comblait. Tant pis, la couve définitive est très bien aussi.

9 – autre chose

Un phénomène bien connu fait que lorsqu’on est soi-même empli d’un livre en cours, tout ce qui rentre fait ventre : ce qu’on peut lire ou voir ou faire en dehors nous semble encore parler du livre.
Tiens, par exemple. Revue de presse au trésor. Je lis aujourd’hui sur lemonde.fr une formidable interview de la formidable « rabbine » Delphine Horvilleur. J’en sors requinqué au possible, décrassé. Truisme : confier les clefs des vieilles religions patriarcales aux femmes est un bon moyen de se protéger contre l’imbécilité obscurantiste et dogmatique… Vivent les papesses, les imames, les grandes mufties ! (c’est cependant sans garantie, foin de féminisme intégriste, songeons à Christine Boutin.) Parmi les passages que je relève, celui-ci, sur les liens entre le métier de chef religieux et celui de conteur, idée qui me va droitaucoeur puisque ces liens sont à l’œuvre dans mon roman sous presse, et je me trouve dans un tel état d’esprit que je me grise de l’illusion que Delphine (vous permettez que je vous appelle Delphine ? Je vous en prie, appelez-moi Fabrice) prononce ces phrases à mon attention :

Vous dites qu’« être rabbin, c’est raconter des histoires », être « conteur ». Ce type de définition ne risque-t-il pas de décrédibiliser la fonction ?
« Je comprends très bien que certains attendent de la religion et de ses « leaders » un discours de vérité exclusive. Cependant, à mes yeux, ce n’est pas du tout conforme à ce qu’un rabbin devrait être. Le métier qui se rapproche le plus du mien, c’est effectivement celui de conteur. Cette formulation est tout sauf une profanation de la fonction. C’est même le contraire : une tentative d’élever ce rôle à la hauteur de celui qui raconte des récits.
On a longtemps pensé que le propre de l’homme était le langage, le rire ou les rites funéraires, or il n’en est rien. Au bout du compte, il me semble que le propre de l’homme est sa capacité de raconter des histoires et se raconter des histoires. Si certains tournent cela en ridicule, je pense à l’inverse que la force des humains tient à cette capacité à construire des mondes, et à avoir une action politique dans le monde en partageant des récits qui leur permettent d’agir ensemble.
Si nos traditions religieuses, chacune par le biais de ses propres narratifs, se révèlent porteuses d’histoires de vie, elles peuvent apporter quelque chose de l’ordre d’une bénédiction pour nos sociétés. Quand elles se font porteuses de récits de mort – comme elles l’ont souvent fait dans l’histoire, et particulièrement ces dernières années –, alors elles sont une malédiction. Car les assassins du Bataclan se racontaient eux aussi des histoires qui, de leur point de vue, étaient sacrées. De ce travail de conteur, on peut faire le meilleur comme le pire.
A ce titre, les histoires constituent une arme de destruction ou de construction massive dans le monde. Mais quand la mort surgit, la puissance de ces récits est décuplée. Face à la dévastation, soit vous la laissez s’emparer de vous, soit vous agissez avec vos mots pour la contrer. »

Quelle intelligence ET quelle spiritualité ! Il y a aussi ce passage lumineux sur la laïcité. Delphine Horvilleur réagit au fait d’avoir un jour été qualifiée de « rabbin laïc » :

« En entendant la sœur d’Elsa [Cayat] me présenter comme un « rabbin laïc », j’ai tout d’abord sursauté. Qu’entendait-elle par là ? Mais très vite, rien n’a sonné plus juste dans ma vie que ce « baptême » de « rabbin laïc » qu’elle m’offrait. Dans ce moment très particulier où tant de gens voulaient mettre notre nation endeuillée en posture d’affrontement – répartir le monde entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, ceux qui chérissent la laïcité et ceux qui n’en veulent plus –, je sentais dans ce cimetière qu’on ne pouvait laisser la nation en lambeaux et qu’on pouvait ensemble recoudre. Rapiécer n’est pas si difficile, mais cela implique de pouvoir entendre le langage de l’autre.
Quand la sœur d’Elsa emploie ces termes antinomiques, je vois très vite ce qu’elle veut dire, et que c’est ce que j’aspire à faire moi aussi : montrer pourquoi la laïcité me permet d’être la rabbine que je veux être, pourquoi la laïcité est la bénédiction qui me permet d’exercer ma fonction d’accompagnante dans un langage très particulier qui est celui du judaïsme, mais qui est là pour raconter quelque chose d’universel. La laïcité est pour moi un cadre qui ne sature pas, qui promet que l’espace autour de nous restera non saturé des convictions ou des certitudes des uns et des autres. Parce que c’est un cadre plus grand que ce que je crois, la laïcité est une forme de transcendance, une promesse d’infini. »

Un dernier extrait, brillant, sur l’identité :

« Parce que l’identité juive échappe à toute définition, elle échappe aussi à toute finition, c’est toujours un mouvement. D’ailleurs le mot « hébreu », dans cette langue, signifie « en passant », et le verbe « être » ne connaît aucune conjugaison au présent : on peut avoir été, devenir, mais on ne peut pas dire « je suis ». Il n’y a pas d’identité au présent fixée une fois pour toutes.
L’identité mère du judaïsme est donc une identité de passage, qui refuse l’immobilité, d’où la haine qu’il peut susciter – surgissant dans des temps d’obsession identitaire, le discours antisémite ne supporte pas l’identité mouvante que le juif incarne très bien. Ma non-sérénité de juive ou de rabbine est donc, pour moi, une fidélité à la tradition. J’appartiens à une religion où il a souvent été question de trahir la tradition au nom de la tradition. Dès lors, est-on fidèle à la tradition quand on cesse de l’interroger ? »

10 et fin – Also sprach Winnie

Merci de votre attention et basta l’avant-première. On a fait le tour du propriétaire comme si l’objet n’était pas à ce jour purement virtuel, vue de l’esprit et disque dur. Restent deux mois de frein à ronger avant qu’il ne s’épanouisse au printemps et exhale une bonne odeur d’encre et de papier. Je retourne transpirer sur les épreuves.
Pour patienter : Ainsi parlait Winnie l’ourson de Thiéfaine, c’est bien aussi.

Dieu a-t-il une mentalité de parvenu ?

03/03/2021 Aucun commentaire

Si l’on en croit les contes traditionnels, la triple répétition est un signe souverain qu’il convient de ne pas ignorer.

Lorsqu’un livre vient jusqu’à vous par trois chemins distincts, nul atermoiement. Il faut l’accepter et le lire.

Premier chemin : l’une des consolations face aux confinements qui ont bouclé les cinémas aura été la plateforme de films gratuits aménagée par la Cinémathèque, Henri. Comme Henri a obligeamment dévoilé de nombreux films de Raoul Ruiz, j’en ai profité pour réviser toute sa filmo. Certains titres m’étaient inconnus. La Chouette aveugle (1990) ? C’est quoi, ça, La Chouette aveugle ?

Deuxième chemin : je suis lecteur de Jack-Alain Léger (1947-2013), pas systématiquement enthousiasmé par sa prose mais toujours épaté par ses masques, dont le plus connu est Paul Smaïl (Vivre me tue, 1997), fasciné en général par les artistes qui se réinventent sous pseudo, façon Gary/Ajar. Or je découvre qu’il a aussi été chanteur de prog-pop à la fin des années 60 sous le pseudonyme Dashiell Hedayat. La partie Dashiell, okay, je devine sa provenance, référence facile, moisson rouge et faucon maltais. Mais Hedayat ? C’est quoi, ça, Hedayat ?

Troisième chemin : je discute littérature avec mon frère iranien. Le pied d’égalité est impossible : mon frère a deux cultures et je n’en ai qu’une. Je me sens très ignorant. De la même façon qu’il parle aussi bien le français que moi alors que j’ignore tout de sa langue persane, il est féru (et même docteur) de littérature française tandis que je suis incapable de citer au pied levé un écrivain iranien (heu… Marjane Satrapi ?). Il évoque La Chouette aveugle de Sadegh Hedayat qu’il qualifie de chef d’œuvre. Ah, bon ?

J’ai tenu compte du triple signal, j’ai obtempéré, j’ai lu La Chouette aveugle de Sadegh Hedayat, roman écrit en 1936-37, publié d’abord confidentiellement en Inde, puis à peine plus largement mais avec scandale en Iran en 1941, enfin paru en France chez José Corti en 1952 dans une traduction de Roger Lescot.

Quel drôle de bouquin. Qui pourrait débuter, comme une autre œuvre singulière, par « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. » André Breton le tenait pour un classique du surréalisme, ce qui est peut-être un oxymore. Halluciné, baroque, flamboyant, terrifiant, onirique y compris lorsque le protagoniste se réveille, tremblant de fièvre, suave et délirant comme un trip d’opium, surchargé comme une couche d’or fondue sur de l’argent, du bronze et du cuivre, ou comme de la soie jetée sur une pile de velours-satin-taffetas-organza, décadent, répétitif, morbide, suicidaire comme peut l’être un romantique qui a vu mourir son idéal… Pour tester vos nerfs, je prélève un extrait particulièrement sinistre, p. 153 :

Seule la mort ne ment pas.
Sa présence réduit à néant toutes les superstitions. Nous sommes les enfants de la mort. C’est elle qui nous délivre des fourberies de l’existence. Des profondeurs mêmes de la vie, c’est elle qui crie vers nous et si, trop jeunes encore pour comprendre le langage des hommes, il nous arrive parfois d’interrompre nos jeux, c’est que nous venons d’entendre son appel… 
Durant tout notre séjour sur terre, la mort nous fait signe de venir vers elle. Chacun de nous ne tombe-t-il pas, par moment, dans des rêveries sans causes, qui l’absorbent au point de lui faire perdre toute notion du temps et de l’espace ? On ne sait même pas à quoi on pense mais, quand c’est fini, il faut faire effort pour reprendre conscience de soi-même et du monde extérieur. C’est encore l’appel de la mort.

On lit ces mots en déglutissant et on n’est pas tellement surpris d’apprendre qu’Hedayat a fini par se suicider, à Paris en 1951, un an avant la parution de la traduction française… Roman chatoyant et abstrus, déconseillé aux tempéraments trop sensibles, il revêt pour moi une qualité cardinale : il me donne envie de m’en barbouiller la gueule, de le lire à voix haute et vibrante. C’est l’effet que me font Kafka, Poe, Maupassant, Lovecraft et autres journaux intimes de fous, d’égarés, de hantés ou d’anxieux dont je me suis toujours régalé (ah ! les riches heures de mes spectacles Fais-moi peur !)

Je ne suis pas insensible, en outre, à l’exotisme : le narrateur cite, souvent pour le tourner en dérision, tel trait folklorique iranien, telle tradition persane, et me voilà enchanté. Saviez-vous qu’en Iran, si au moment d’entreprendre une action ou ne serait-ce qu’un geste, l’on entend un éternuement, il faut immédiatement s’immobiliser et renoncer, de crainte du mauvais sort ? Ou bien qu’autrefois, les femmes iraniennes justifiaient leur grossesse suspecte par les bains publics pollués par les hommes ? Excuse coutumière qui ne dupe personne, comparable chez nous à J’ai chopé la chtouille sur une cuvette de chiotte malpropre.

Mais surtout, comme je ne puis m’empêcher de mouliner en permanence des préoccupations religieuses dans l’un des recoins de mon cerveau, je suis estomaqué par la posture religieuse affichée par cet étrange roman. Le narrateur, du fond de son gouffre existentiel, ne trouve aucun réconfort dans le Coran ou autres livres de prières qu’il qualifie de billevesées, ni dans l’idée de Dieu qu’il insulte à plusieurs reprises. Ainsi pp. 136-137 :

Elle m’avait apporté un livre de piété que recouvrait au moins un empan de poussière. Or, non seulement ce livre de piété, mais encore aucune autre sorte de livres, d’écrits ou d’idées émanant de la canaille ne pouvait m’être du moindre secours. À quoi bon ces billevesées ? N’étais-je pas moi-même le produit d’une suite de générations, dont l’expérience héréditaire survivait en moi ? N’étais-je pas l’incarnation même du passé ? Et pourtant mosquée, chant du muezzin, ablutions, gargarismes et ces courbettes devant un être omnipotent et sublime, d’un maître absolu avec lequel on doit s’entretenir en arabe, rien de tout cela ne m’a jamais fait quoique ce soit. Il y a bien longtemps, quand j’étais encore en bonne santé, il m’est arrivé d’aller à la mosquée, quand je ne pouvais pas faire autrement. Je m’efforçais alors de mettre mon cœur à l’unisson de celui des autres, mais sans jamais parvenir à m’arracher à la contemplation de carreaux de faïence qui recouvraient les murs. Les motifs dont ils étaient ornés me plongeaient dans des rêveries délicieuses, malgré moi je trouvais ainsi un moyen d’évasion. Pendant les dévotions, je fermais les yeux, je me couvrais le visage des mains, et c’est dans cette nuit artificielle que je récitais mes prières, inconsciemment, comme en rêve. Je n’arrivais pas à en prononcer les paroles du fond du cœur : je préfère m’entretenir avec quelqu’un que j’aime ou que je connais, plutôt qu’avec un Dieu omnipotent et sublime. Dieu me dépassait !
Quand j’étais couché dans mon lit moite, toutes ces questions perdaient leur importance. Je ne tenais plus à savoir si Dieu existe réellement ou s’il a été créé à leur propre image par les seigneurs de la terre, soucieux de confirmer leurs prérogatives sacrées, afin de piller plus aisément leurs sujets – projection dans les cieux d’un état de choses terrestre. Je sentais alors combien religion, foi, croyance, sont choses fragiles et puériles en face de la mort ; autant de hochets à l’usage des heureux et des bien portants. En regard de la terrible réalité de la mort et des affres que je traversais, ce qu’on m’avait enseigné sur les rétributions réservées à l’âme dans l’au-delà et sur le jour de Jugement m’apparaissait comme un leurre insipide. Les prières que l’on m’avait apprises étaient inefficaces devant la peur de mourir.

Rebelote p. 150, cette fois ce sont les dévots, les aspirants à l’autre monde, qu’il accable de son mépris :

Il m’arrivait aussi de me dire que tous ceux dont la fin est proche devaient avoir les mêmes visions que moi. Trouble, terreur, effroi, désir de vivre, tout s’était effacé. Je ne me sentais aussi calme que parce que je m’étais débarrassé des croyances qu’on m’avait inculquées. L’espoir du néant, après la mort, restait mon unique consolation, tandis qu’au contraire l’idée d’une seconde vie m’effrayait et m’abattait. Pour moi qui n’étais pas encore parvenu à m’adapter à celui dans lequel je vivais, à quoi bon un autre monde ? Déjà, celui-ci n’était pas fait pour moi mais pour une poignée d’impudents, de mufles, de mendiants nés, de prétentieux, de moucres, d’insatiables, pour des gens créés à sa mesure, capables d’implorer et de flatter les puissants de la terre et des cieux, comme ce chien famélique qui, devant l’étal du boucher se trémousse pour qu’on lui jette un bout de tendon. Oui, l’idée d’une seconde vie m’effrayait et m’abattait ; je n’avais pas besoin de voir tous ces mondes dégoûtants, toutes ces physionomies répugnantes. Dieu avait-il donc une telle mentalité de parvenu qu’il lui fallût m’épater avec ses créations ?

Quelle modernité, en 1936… Je songe avec mélancolie que le pays natal d’Hedayat a sombré en 1977 dans le régime des mollahs où de tels discours sceptiques seraient aujourd’hui sévèrement punis, et je me demande quelle peut bien être en 2021 la postérité de cet écrivain dans sa propre patrie… J’en discuterai avec mon frère…

Halte aux amalgames

06/01/2021 Aucun commentaire

1) 1993, Prévessin-Moëns (Ain) : au terme d’une spirale de 20 ans de mensonges, escroqueries et dénis, Jean-Claude Romand assassine sa femme, ses enfants, ses parents. Seul survivant retrouvé inanimé sur les lieux, il est d’abord hospitalisé avant d’être arrêté en tant que suspect. Très pieux, il a reçu la grâce de la foi, ne sélectionne en prison que des visiteurs chrétiens (c’est ainsi qu’il accepte les visites de l’écrivain Emmanuel Carrère, qui en tirera un livre), passe son temps en prière face à une reproduction de la Sainte face de Georges Rouault (1933) suspendue au mur de sa cellule (voir illustration ci-dessus), et devient le détenu le plus fidèle de l’aumônerie. Dès 1994, ses visiteurs lui proposent de devenir « intercesseur », c’est-à-dire un volontaire qui s’engage à se lever la nuit, au moins une fois par mois, afin de prier pour les intentions que portent les Équipes Notre-Dame. « De sa prison, Jean-Claude avait ainsi le sentiment d’appartenir à l’Église », témoigne l’un de ses amis. À sa libération en 2019, il trouve refuge en l’abbaye traditionaliste Notre-Dame de Fontgombault, dans l’Indre, la même qui abrita dans les années 1970 l’ancien milicien Paul Touvier, caché avec sa famille alors que la justice le traquait pour « complicité de crime contre l’humanité ».

2) 2011, Nantes (Loire Atlantique) : Xavier Dupont de Ligonnès tue sa femme et ses quatre enfants puis disparaît. Catholique traditionaliste, il a, avant d’enterrer ses quatre victimes sous sa terrasse, pris soin de joindre à chaque corps une figurine religieuse pour accompagner son dernier voyage. Lui et sa famille appartenaient par ailleurs à un groupe de prière mystique inspiré par l’Apocalypse de Saint Jean et déplorant que le monde appartienne désormais, surtout depuis Vatican II, à Satan. Ce groupe, nommé « Le Jardin » ou « Philadelphie », a été fondé en 1960 par la propre mère de Xavier, Geneviève Maître, qui entendait des voix et recevait des messages de l’au-delà. Peu avant la tuerie, Xavier écrivait sur un forum catholique : « En quoi Dieu a-t-il besoin, ou envie, ou autre sentiment, qu’on lui offre la mort d’une bête, d’un enfant, d’un homme… de son Fils ? »

3) 2020, Saint-Just (Puy-de-Dôme) : Frédérik Limol, survivaliste violent, surarmé, antisystème et paranoïaque, terrorise sa compagne, abat trois gendarmes et se suicide. Il était aussi un catholique pratiquant et très fervent et c’est ce qui l’avait rapproché de sa compagne, elle-même en quête de spiritualité. Lors de la dernière nuit de terreur qu’il lui a fait subir, elle déclenche l’enregistreur de son téléphone : «  Je vais brûler ta maison. Je vais t’enlever tout ce que tu as. Tu ne vaux rien. Je vais tuer plein de gens là, maintenant. Je vais tuer tous les gens autour de toi, et toi en dernier. (…) Tu n’auras aucune miséricorde. Dieu n’est pas avec toi. Je te jure qu’il ne sera jamais avec toi. C’est ma colère, ma colère et ça se règle avec ça. [Il lui applique une machette contre le visage, il hurle.] Fais ton signe de croix, fais ta petite prière de merde. Fais-le Jésus, Marie, Joseph. Vas-y ! Tu comprends pas que ça sert à rien. Il est pas là pour toi. Tu sais pourquoi il est pas là ? Parce que t’es qu’une pute. Je dis la vérité aux gens avant de leur couper la tête. Tu m’as fait perdre trois ans de ma vie, petite connasse. Je te jure sur la tête de ma fille que je vous regarderai crever. Avant ça, je vais tout t’enlever. Ta maison, tes biens. Et quand tu auras tout perdu, peut-être tu réfléchiras. Dieu t’a envoyé un mec qui comprend tout avec des milliards d’années d’avance. (…) T’es une vieille, t’es de moins en moins bandante. Tu n’as rien pour t’en sortir. (…) Tu me dégoûtes, tu l’expliqueras à un autre ange de l’apocalypse. »

Jusqu’à quand ? Jusqu’à quand assisterons-nous à ces massacres sordides que l’on qualifiera de faits divers regrettables mais commis par des déséquilibrés solitaires, sans ouvrir les yeux sur ce qu’ils ont en commun ? Les intégristes catholiques sont des personnes extrêmement dangereuses que les services de renseignement feraient bien de surveiller, tant leur religion où le mythe fondateur montre un père tuant son fils (« Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Matthieu 27:46 ) est un exemple funeste propre à intoxiquer les âmes influençables, banalisant la violence et le crime. À la fin, qu’attend donc l’ensemble de la communauté chrétienne pour se désolidariser, pour clamer « not in my name », pour dire « Nous n’avons rien en commun avec ces monstres à part une lointaine base théologique archaïque, nous voulons seulement vivre notre religion en paix tout en respectant les règles de la République » ? Ce geste que nous attendons d’eux sera seul capable d’enrayer la christianophobie, d’empêcher les amalgames entre les chrétiens et les christianistes et de restaurer un climat serein dans l’espace républicain laïque.

C’était lui l’avant-garde

11/12/2020 Aucun commentaire

Durant le confinement je me suis plongé, à petite gorgées, dans le récit d’un autre confinement : Joseph Anton, grosse (700 pages) autobiographie des années de clandestinité de Salman Rushdie, à l’ombre de la fatwa. Rappelons qu’en 1989 un connard enturbané et à l’agonie, en manque de renom international et souhaitant créer une diversion après une guerre de 8 ans ayant laissé son pays exsangue, décréta que le quatrième roman de Rushdie, paru l’année précédente, offensait l’Islam, le Prophète et le Coran, et que son auteur méritait la mort pour blasphème. La tête de Rushdie est mise à prix, la récompense s’élevant à 6 millions de dollars. Réfléchissez : que feriez-vous de 6 millions de dollars ?

Je veux informer tous les musulmans que l’auteur du livre intitulé Les Versets sataniques, qui a été écrit, imprimé et publié en opposition à l’Islam, au prophète et au Coran, aussi bien que tous ceux qui, impliqués dans sa publication, ont connaissance de son contenu, ont été condamnés à mort. J’appelle tous les musulmans zélés à les exécuter rapidement, où qu’ils les trouvent, afin que personne n’insulte les saintetés islamiques. Celui qui sera tué sur son chemin sera considéré comme un martyr. C’est la volonté de Dieu. (Ayatollah Khomeini, susdit gros connard, fatwa radiodiffusée le 14 février 1989 – son œuvre sur terre parachevée, Khomeini passera l’arme à gauche trois mois plus tard)

Origine du « crime » : en trois paragraphes au chapitre II de son roman par ailleurs riche, divers, foisonnant et complexe (de la littérature, quoi), Rushdie transposait en fiction, durant une scène rêvée par l’un de ses personnages, un épisode légendaire de la vie de Mahomet, selon lequel le Prophète, à un moment où il éprouvait quelque difficulté à imposer son idée du monothéisme à La Mecque, prononça des versets qui semblaient admettre avec bienveillance la coexistence d’Allah avec d’autres dieux que Dieu, trois divinités mecquoises pré-islamiques, Al-Lat, al-Uzzâ, et Manât, puis se rétracta en plaidant que Satan lui avait soufflé ces paroles – d’où l’expression Versets sataniques.

C’est tout ? Oui, oui, c’est tout. Qu’alliez-vous imaginer, c’est juste de cela que l’on parle, un rêve enchâssé dans un roman très cultivé qui fait allusion à l’exégèse délicate des versets 19 à 23 de la sourate 53, النَجْم an-najm (L’étoile). Un personnage de fiction fait un rêve, dans lequel un autre personnage s’approprie un épisode légendaire attribué à Mahomet par certaines traditions islamiques. Et le monde des chasseurs de primes s’enflamme. Innombrables tentatives d’assassinats sur la personne de Rushdie, ses éditeurs, ses traducteurs (à ce jour, un seul attentat a réussi, celui contre son traducteur japonais, Hitoshi Igarashi, exécuté au poignard en 1991), ses lecteurs (37 morts dans un incendie criminel lors d’un festival culturel à Sivas, Turquie, en 1993…), toutes atrocités perpétrées par des salauds décérébrés aimantés par le pactole sur terre (hé, 6 millions, on en fait des choses ici-bas avec 6 millions) puis le paradis dans l’arrière-monde, multitude de connards dont il ne faut pas dire trop de mal parce qu’ils sont musulmans et que l’islamophobie, c’est vilain.

Salman Rushdie a survécu, dans des conditions qu’il raconte dans ce livre. « Joseph Anton » fut durant cette période de traque et de planque le pseudonyme que Rushdie se choisit, association propitiatoire des prénoms de deux écrivains qu’il chérissait, Conrad et Tchékov, comme on placerait son destin entre les mains de deux saints vénérés. Métaphore déplacée, obscène dans ce contexte ? Je ne trouve pas. Imaginez le chouette calendrier que ça nous ferait, 365 grands écrivains plutôt que tous ces blaireaux surfaits à légende dorée qui ont eu pour grand mérite de se faire bouffer par des lions et/ou accomplir des miracles tout-à-fait imaginaires.

Le témoignage de Rushdie en 700 pages est, quoiqu’un brin répétitif (concédons que la vie confinée, la vie en cage est répétitive, quand bien même l’on pourrait régulièrement changer de sens de rotation), passionnant, et instructif, pas seulement sur ce que Rushdie a vécu, mais sur ce que tous nous vivons. On réalise brutalement à la lecture que notre époque a débuté en 1989, agençant depuis tous les éléments qui nous empoisonnent la vie : l’obscurantisme religieux, le bannissement des livres au nom du Livre, l’arbitraire théocratique, les délations et la haine en réseaux, la bigoterie matérialiste occupant toute la place laissée vacante par la spiritualité introuvable, les attentats, le recul de la tolérance en même temps que la montée des communautarismes, l’épée de Damoclès sur la liberté d’expression, les débats hypocrites d’intellectuels (« Faut-il être Rushdie ? » = « Faut-il être Charlie ? », Alors moi je réponds sans détours, je suis pour la liberté d’expression évidemment, MAIS ! Fallait pas provoquer ! Fallait pas jeter de l’huile sur le feu ! Et d’ailleurs de vous à moi Rushdie n’écrit pas si bien que ça, alors est-ce que ça valait bien la peine… et pendant que tout le monde donne son avis, personne ne prend la peine de lire ni Rushdie ni Charlie), l’aveuglement et les accommodements déraisonnables, la géopolitique mondiale qui a des conséquences au coin de la rue et réciproquement… Rushdie était ni plus ni moins que le prototype expérimental de l’humain des années 2020, il était en avance sur son temps. Qu’avons-nous fait pour enrayer ces flots de merdes ? Ben rien, puisque tout est pire.

Association d’idées (1) : je lis par hasard une archive, les débats à l’Assemblée nationale sur la loi de liberté de la presse, 1881 qui instaura de fait un droit au blasphème dans notre pays. C’était hier, ou peut-être même demain.
Charles-Émile Freppel (1827-1891) évêque d’Angers, député du Finistère, fondateur de l’Université catholique de l’Ouest :
« Je ne voterai pas la loi parce qu’en supprimant le délit d’outrage à la morale publique et religieuse, aux religions reconnues par l’État, c’est-à-dire à Dieu, à tout ce qu’il y a de plus auguste et de plus sacré dans le monde, elle livre, elle abandonne, elle sacrifie ce qu’elle a le devoir et la mission de protéger et de défendre. »
Réponse de Georges Clemenceau (1841-1929), député de Montmartre (et futur chef du gouvernement, au siècle suivant) :
« Dieu se défendra bien lui-même. Il n’a pas besoin pour cela de la Chambre des députés ! »
Clemenceau se fait ardent apôtre de la liberté de la presse. Quoique « républicain depuis qu’il respire » – ou à cause de cela même -, il demande explicitement qu’on ait le droit d' »outrager la République« . Et il a cette exclamation restée fameuse :
« La République vit de liberté, elle pourrait mourir de répression. […] Fidèles à votre principe, s’écrie-t-il, confiez-vous courageusement à la liberté… Le respect que vous demandez n’a de valeur que s’il est librement consenti. Que catholiques et anticatholiques fassent librement appel à la raison humaine, qu’ils se contredisent en toute liberté ! Défendez-vous librement contre moi qui use de ma liberté en vous attaquant, et que l’opinion juge entre nous. Mais vous qui prétendez, au nom de la majorité, protéger vos dogmes contre la liberté, que répondrez-vous à celui qui viendra à son tour, au nom d’une majorité de citoyens français, vous demander de protéger les siens ? »

Association d’idées (2) : je lis aussi une citation relayée par Yann Diener. « Pensez au contraste affligeant qui existe entre l’intelligence radieuse d’un enfant en bonne santé et la faiblesse de pensée d’un adulte moyen. Serait-il tout à fait impossible que l’éducation religieuse porte justement une grande part de responsabilité dans cette sorte d’atrophie ? » (Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, 1927)

Association d’idées (3) : j’écoute enfin une chanson de Jacques Brel, une de mes préférées. « Fils de bourgeois / Ou fils d’apôtres / Tous les enfants /Sont comme les vôtres / Fils de César / Ou fils de rien / Tous les enfants / Sont comme le tien / Mais fils de sultan / Fils de fakir / Tous les enfants / Ont un empire / Ce n’est qu’après… / Longtemps après…« 

Invention

23/11/2020 Aucun commentaire

Je m’échine à lire un livre à peu près incompréhensible de Pierre Bettencourt, Le Littrorama ou le triomphe de la roue libre (Livre Premier) d’où je prélève cette citation en revanche limpide qu’il attribue à Bossuet : « Tout ce que l’on pense de Dieu n’est qu’un songe. »
Comme je rechigne à utiliser des citations de seconde main sans avoir vérifié leur source, j’aimerais beaucoup retrouver la référence exacte. Sauf que je ne suis pas tellement lecteur de Bossuet. Si jamais il en s’en trouve parmi vous, qu’il (elle) me contacte, il (elle) a gagné un livre du Fond du tiroir.
À défaut, je continuerai de me servir de cette phrase de Borges, au moins celle-ci je sais d’où elle vient : « La métaphysique est une branche de la littérature fantastique » . Je recoupe aussi avec cette pensée du méconnu pionnier de la science-fiction française Gaston de Pawlowski, (1874-1933) : « Quant à la religion, elle est la fille de l’imagination et de la peur (…) Elle est un moyen de gouvernement utile lorsque cette imagination et cette peur sont collectives », puisque d’ailleurs « Toute chose imaginée existe, du fait seul qu’elle est imaginée ».

À quiconque s’intéresserait aux liens entre « Dieu et les songes » (Bossuet), « la métaphysique et le fantastique » (Borges), ou « religion et gouvernement » (Pawlowski), je ne saurais que recommander la vision du film The invention of lying (Ricky Gervais, 2009, disponible en un clic sur une célèbre plateforme dont le nom commence par « Ne » et se termine par « ix »).
Le titre français, Mytho-man, est idiot ; le titre original est honnête et annonce franchement la couleur : L’invention du mensonge est un conte étiologique, une fable absurde et métaphysique un peu dans la veine d’Un jour sans fin. Le point commun entre ces deux films est que le protagoniste, enlisé dans une situation fantaisiste et inextricable, n’a au fond qu’un seul but, la conquête d’une femme qui n’est pas amoureuse de lui. Qui n’a pas cette expérience ne comprendra pas qu’il s’agit de la situation inextricable par excellence.
L’histoire se passe dans un monde où n’existe pas le mensonge, ni, par conséquent, l’imagination, l’hypocrisie, la fiction, la métaphore, la plaisanterie, la délicatesse, la spéculation, l’abstraction, la séduction, la littérature fantastique, l’ambiguïté, la publicité (enfin, pas comme nous la connaissons). Bref, ce monde parallèle n’est pas méchant, juste super chiant. Voilà qu’un homme, par accident, invente le mensonge. Et observe l’effet autour de lui. Découvre des applications.
Au début, le film est sympa.
Mais à la moitié, vers la 46e minute, le film devient génial. Parce que notre héros encouragé par ses succès précédents invente (pour des raisons du reste respectables) la religion, le paradis, « The man in the sky » . La plaisanterie est magistrale.

Le culte à Glycon

18/11/2020 un commentaire

18 novembre, bon anniversaire Alan Moore ! Joyeux 67 ans à l’un des écrivains les plus cités au Fond du Tiroir (avec Annie Ernaux, Camus, Perec, Céline, Pierre Louÿs et Flaubert) et le seul que j’ai jamais tenté de traduire en français, probablement parce que tous les autres écrivent mieux le français que moi.

Excellente occasion de republier l’une des meilleures et plus utiles citations de Moore :

« Pourquoi serions-nous obligés de fonder nos vies sur des systèmes de croyances nés vers le IVe siècle avant JC ? Je ne vois pas pourquoi le christianisme, le judaïsme ou l’islam fourniraient des croyances plus fiables que le Seigneur des anneaux. »

Moore, individu très spirituel à tous les sens du termes, a beaucoup puisé dans les traditions ésotériques pour écrire ses oeuvres (lire son merveilleux Promethea). Il a aussi de façon plus étonnante fondé en 1993, ou plutôt ressuscité, une religion à son usage intime dont il est à peu près le seul dévot, puisant sans doute l’inspiration dans la religion intime d’Aleister Crowley, Thelema. Magicien et prenant au sérieux la magie, Moore rend un culte à un serpent romain nommé Glycon, serpent à visage humain et chevelure blonde dont l’effigie était utilisée lors de rituels sous la forme d’une marionnette-gant, façon Muppet Show. Ce culte fut pourtant dénoncé comme supercherie par Lucien de Samosate dès le IIe siècle de notre ère… Peu importe, Moore s’y tient, il a dressé chez lui un autel à Glycon, il le vénère quelque part entre le premier et le deuxième degré, et surtout il n’emmerde personne avec ça.

Deux autres citations formidables à propos des religions (quand on lit ses interviews il n’y a qu’à se servir, tout est intelligent) :

« Étant donné l’amalgame de pensées, d’émotions, et de croyances qui constitue chacun d’entre nous, il est bien normal que les humains cherchent un sens à l’univers depuis l’endroit où ils se trouvent. Je n’y trouve rien à redire. Cela ne signifie évidemment pas qu’ils aient raison. Ce qui serait bien c’est que la foi suive la même règle d’or que la médecine : Primum non nocere, avant tout ne pas faire de mal. »

« Le monothéisme est une vaste simplification. La Kabbale comprend un très grand nombre de dieux, mais au sommet de l’arbre de la vie kabbalistique, on trouve une sphère, qui est le dieu absolu et indivisible, la Monade. Tous les autres dieux, par conséquent toute chose dans l’univers, est une émanation de ce dieu-là. Okay, super, mais si vous partez du principe que seul ce dieu-monade existe, à une hauteur inaccessible au genre humain, sans aucun intermédiaire entre nous et lui, vous réduisez et simplifiez toute l’histoire. J’incline à penser que le paganisme est un langage, un alphabet dont chaque dieu est un signe, une lettre ou un chiffre. Chacun d’eux exprime une nuance, une variation de sens ou une subtilité, une idée qui s’affine. Au sein de ce langage, le monothéisme n’est qu’une voyelle. Quelque chose comme « Ooooooooooooo ». Un cri de singe. »

(À écouter en français : la Méthode scientifique spécial Alan Moore)