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Pas le même monde

10/10/2008 un commentaire

Mais je m’en contrefous, moi, de la crise boursière et bancaire partout-partout « sans précédent » ! Je n’ai pas de portefeuille d’actions, et si peu de chose sur mon livret A… Je pense à autre chose…

Allez savoir pourquoi je pense beaucoup à lui, en ce moment. Je repense à ce petit gars, lors d’une rencontre scolaire à Annemasse au printemps dernier, en 6e je crois, à la toute fin d’un marathon en collège, c’était ma neuvième classe de la journée, et loin d’être la moins stimulante. Une classe dite « difficile », un collège de banlieue dure (genre, comme au cinéma palmé d’or ces jours-ci), des mômes mal barrés dans la vie parce que typés dès l’origine, « ghettoïsés » et intériorisant la ghettoïsation, turbulents, tchatcheurs, non-lecteurs presque absolus, pour certains des bombes à retardement mais pour l’heure simplement des enfants, en 6e encore, sympathiques comme tout, rigolos, vivants.

Ce p’tit bonhomme, donc : vif, spontané, curieux, au premier rang du CDI, les yeux avides et la langue pendue. Il n’avait pas lu mon bouquin, il en avait seulement et lointainement entendu parler par sa prof, et cela ne l’empêchait en rien de poser plus de questions que tout le reste de sa classe, il s’intéressait énormément. Je retranscris ci-dessous trois de ses étranges interrogations, trois préoccupations sans aucun doute liées de façon subliminale, peut-être plus éclairantes pour moi que ne le furent pour lui mes réponses :

1) « Est-ce que Sarkozy, il connaît vos livres ?
– Euh… C’est extrêmement peu probable. Moi, je suis obligé de m’intéresser à lui, mais le contraire n’est pas vrai, il ne sait pas que j’existe. Sarkozy et moi vivons dans le même pays, mais pas dans le même monde [Note-de-bas-de-page en plein milieu de la page – Je réalise aujourd’hui, en consignant mes paroles, que je plagiais alors Bertrand Cantat qui évoqua en ces termes, lors du pince-fesses « Victoires de la musique 2002 », le PDG de Vivendi-Universal : « si nous sommes embarqués dans la même galère, nous ne sommes pas du même monde »]. Mais ta question m’étonne… C’est donc important, pour toi, que Sarkozy connaisse mes livres ? Ça changerait leur valeur ? En bien, ou en mal ? Dans quel monde vis-tu, toi, en ce cas ? Celui de Sarkozy ? Bling ? Bling ? »

Et j’ai enchaîné en racontant Diogène, histoire de n’être pas monté à Annemasse pour rien. « Diogène le cynique… Tu connais Sinik, le rappeur ? Bon, eh ben son pseudo arrive de là-bas, des cyniques, les philosophes malpolis de l’antiquité grecque. Diogène était l’un d’eux. Il vivait dans un tonneau, avec une lanterne. Alexandre le Grand, l’empereur, l’homme le plus puissant du monde, encore plus puissant que Sarkozy aujourd’hui, hein, avait entendu parler de la sagesse de Diogène, et il s’était dit que, stratégiquement, ça ne ferait pas de mal, vis à vis des medias de l’époque, si on le voyait fréquenter cette haute figure intellectuelle. Un beau matin il se pointe, enfariné et casqué, devant le tonneau de Diogène : « ô Diogène ! Qu’est-ce que je peux faire pour t’être agréable ? Tu veux que je fasse surveiller ta maison de campagne en Corse ? Tu veux un bouclier fiscal pour protéger ton capital ? Tu veux un poste de ministre d’ouverture ? Demande-moi ce que tu voudras, ô Diogène, et je t’exaucerai, car je peux tout. » Diogène a répondu : « Ce que tu peux faire pour moi ? T’écarter un peu, tu me caches le soleil. » Eh ben ça, tu vois, c’est la vraie classe. Le vrai cynisme, très différent de celui des rappeurs, matérialiste, arriviste, du bon côté du manche et par conséquent incomparable, en termes de liberté, à la vie dans un tonneau (356000 euros d’impôts impayés pour Doc Gynéco ? Combien diable a-t-il sur son livret A, celui-ci ? Ouh, comme il doit la surveiller de près, lui, la crise boursière…). Bref ! J’aimerais bien, mais je sais que l’occasion ne se présentera pas parce que médiatiquement je ne suis rien, pouvoir dire un truc pareil à Sarkozy : barre-toi, t’es tout petit, mais tu me fais de l’ombre quand même ».

[Autre note de bas de page – il m’est arrivé aussi d’évoquer, mais face à des plus grands, des lycéens, un autre épisode intéressant de la vie de Diogène : ses masturbations en public (encore la masturbation ? c’est une manie ! Un TOC ! Faut consulter, mon vieux !)]

2) « Vous êtes pour quelle équipe de foot ?
– Heu… Alors là, je sais que je vais te décevoir, mais je ne suis pour aucune équipe de foot. Le foot, en lui-même, m’indiffère, mais en revanche, les foules des stades qui hurlent « Vive l’équipe n°1 ! On va leur exploser la gueule à ces saligauds de l’équipe n°2 ! » [Encore une note de BdP : ici, c’est la première scène de Voyage au bout de la nuit que je suis en train de plagier] me dégoûtent. Je ne vois rien de plus dangereux ni de plus bête que les communautarismes, et je crois bien que le communautarisme du foot est le pire de tous, comme une inquiétante répétition générale. » [NdBdP : Car je suis, croyez bien que je le regrette, incapable de croire au foot en tant qu’utile et consensuel divertissement, qui émancipe et purge et unit, comme on le voit souvent quand on évoque la banlieue, comme on le voit par exemple à la fin du film palmé évoqué plus haut…] Autant, avec Sarkozy et Diogène, j’avais réussi à interloquer mon interlocuteur, et presque le convaincre, autant sur la question du foot j’ai pu mesurer que je baissais dans son estime à vue d’œil…

3) « Ah, et je voulais vous demander aussi… (il éprouve soudain un petit peu de gêne à formuler correctement…) Est-ce que vous avez une origine ?
– Heu… Une origine ? Qu’est-ce que tu entends par là ? (Je fais l’innocent, j’ai parfaitement compris.) Tout le monde a une origine, puisque tout le monde a un père et une mère.
– Non, mais je veux dire… Une vraie origine, je sais pas… Italienne, par exemple ? Vous ne seriez pas un peu italien ?
– Alors là, bravo, tu m’épates. Oui, j’ai une origine. Mon grand-père était italien. »
Le sourire que cet aveu m’a valu !
Et ainsi, grâce à mon « origine », grâce à mon statut de petit-fils d’immigrés, j’ai regagné in extremis auprès de lui quelques points que ma charge contre le football (et contre le communautarisme, c’était bien la peine) m’avait fait perdre.

CLS

29/09/2008 4 commentaires

Septembre 2008. Claude Levi-Strauss a presque cent ans. Je serais bien outrecuidant si je prétendais que l’oeuvre de ce grand savant m’a « influencé », et cependant comment le dire autrement ? Puisque je ne suis pas tout à fait le même que lorsque j’ignorais ce que je lui dois.

Ce que je lui dois ? D’abord, un inépuisable et perpétuellement délicieux vivier de connaissances, un vivier d’histoires, de mythes, d’imaginaires (Les « Mythologiques », néologisme à la fois limpide et à tiroirs). Mais plus que l’étendue du corpus, c’est la subtilité de la méthode qui m’a marqué à jamais : le regard qui change.

Je suivais un cours d’anthropologie le lundi soir, à la fac, il y a presque vingt ans. Je prenais des notes, énormément de notes, je ne voulais rien perdre, j’abrégeais son nom, « CLS », j’avais du CLS plein mes feuilles de cours. Je sortais de l’amphithéâtre la nuit tombée, à 20h, ébloui dans le noir, plein d’admiration et de gratitude pour CLS. Tant pis pour ceux qui trouveront ceci grandiloquent : je suis persuadé que l’anthropologie est la discipline intellectuelle la plus précieuse, la plus essentielle, la plus nécessaire, et qu’il conviendrait de l’enseigner dès l’école primaire. Oui, sans aucun doute dès le CP : savoir que chaque homme n’est qu’une possibilité de l’humanité, et que cette possibilité-là n’est a priori ni plus respectable, ni plus méprisable que la suivante ou que soi-même, est une information au moins aussi capitale que des rudiments d’arithmétique ou de géographie. (Du reste il ne faut négliger ni l’arithmétique ni la géographie : elles sont très utiles en anthropologie.)

Entre autres vertus, l’anthropologie structurale de Levi-Strauss déjoue le racisme élémentaire (élémentaire, lui aussi, dès les classes de CP) bien plus efficacement, plus calmement et plus scientifiquement, que les simples réflexes bien-pensants, ou que la bonne conscience mécanique.

De même qu’il convient de bien observer les autres espèces animales, voire végétales, pour se faire une idée de la vie en général, il faut sans relâche observer les autres hommes, les autres peuples, les autres cultures, les autres pays, les autres civilisations, afin d’apprendre d’eux ce que nous aurions pu être, afin de prendre du recul ( « le regard éloigné »), et espérer se figurer un jour, à force de juxtapositions, de comparaisons, de mises en relation ( « penser par les relations » étant la définition la plus pédagogique de la notion de « structuralisme »), ce qu’est au juste l’être humain. Ce que, au juste, je suis. Révélation « spirituelle » si l’on veut, et cependant rationnelle.

Claude Levi-Strauss aura peut-être cent ans, le 28 novembre prochain. Qu’il meure avant ou après cette date ne changera plus rien, je serai triste.

La paix

21/09/2008 Aucun commentaire

(Cf aussi : La guerre.)

Aujourd’hui 21 septembre, le saviez-vous, en plus de l’automne nous célébrons la « journée internationale de la paix« . L’ONU a décrété en 2001 que « dorénavant, la Journée internationale de la paix sera observée comme une journée mondiale de cessez-le-feu et de non-violence, pendant la durée de laquelle toutes les nations et tous les peuples seront invités à cesser les hostilités ».

Pourquoi précisément le 21 septembre ? S’agit-il de quelque réminiscence d’un rite archaïque célébrant l’équinoxe, l’équilibre des forces entre le jour et la nuit ? Pas la moindre idée. Toujours est-il que désormais seuls 364 jours par an sont dévolus à la guerre, et ça, c’est une grande victoire, un indéniable progrès. Sauf, naturellement, si les belligérants ne sont pas fair-play, et ne respectent pas le cessez-le-feu ni la non-violence. Ce serait moche, de piétiner ainsi une directive de l’ONU. On pourra toujours faire le bilan ce soir.

Ou, à défaut, consacrer sa journée à comptabiliser tous les jeunes gens, filles et garçons, croisés dans le bus ou dans la rue, vivant dans un pays en paix, loin des lignes de front, et portant cependant des treillis, des tenues bariolées de camouflage, grises ou vertes paramilitaires, des randjos, des tenues prémilitaires, promilitaires, cryptomilitaires, et cheveux ras. J’en ai vu plein, ces derniers temps. Un peu écœuré de l’œil, mais intrigué, je repensais alors à ma propre année passée dans l’uniforme et sous les drapeaux, ou le contraire, n’y trouvant rien de désirable, et me demandant si leur nostalgie kaki était une conséquence de la fin du service militaire obligatoire, en 2001. Mais à quoi rêvent-ils donc, ces civils pioupious ?

Martigues (école publique, laïque et républicaine)

31/08/2008 2 commentaires

Quelques photos de mon passage dans des classes de 6e à Martigues en juin dernier. Le type en mauve, là, bossu, bancal, hirsute, dépenaillé, bourré de tics (et encore, on ne voit pas bien, ce sont des photos, pas des films), tentant devant un portrait de Marcel Pagnol d’intéresser des mômes qui ont plus de tchatche que lui, eh ben c’est moi.

Les coulisses de l’histoire : Paloma Karle, la professeur de français qui m’invitait, accomplissait sa dernière année, avec retraite à l’horizon de l’été. Elle voulait partir sur un joli projet, et le projet ce fut moi et mon petit Posthume, j’en suis très flatté. Je lui retourne très volontiers la politesse en lui rendant hommage : je reproduis ci-dessous le très émouvant discours qu’elle a prononcé, en tremblant paraît-il, lors de son pot de départ. Ce « dernier appel », cette évocation des absents, était au moins aussi forte que mes propres paroles à l’attention des présents. Je souhaite à Paloma une excellente non-rentrée 2008.

« Collège Marcel Pagnol
Martigues, le 27 juin 2008
J’ai fait mon premier appel un matin de septembre 1974 dans une classe du collège Jules Ferry de Briey, en Meurthe-et-Moselle. 34 ans, 2 collèges, 8 principaux, quelque 3000 élèves et 50 000 copies plus tard, me voici au moment de quitter le métier.
Le métier. Pas seulement une profession. Un ouvrage, tissé empiriquement au fil des années scolaires, et recommencé chaque automne, et jamais vraiment achevé. Au bout de tout ce temps, je me sens toujours intacte, neuve, naïve, et les limites de cet ouvrage me semblent toujours lointaines, voire inaccessibles.
Pourtant il faut partir. Je suis fatiguée, et je ne veux pas attendre et perdre le sentiment d’être encore et toujours une débutante. Je ne veux pas ne plus pouvoir supporter les enfants. Ils ont changé, j’ai vieilli. Je veux préserver ma relation avec mes élèves, qui fait de cette profession quelque chose de spécial : le métier.
Avant de quitter le collège j’ai envie de faire une dernière fois l’appel. Un appel particulier, pour convoquer dans mon souvenir, et peut-être aussi le vôtre, quelques élèves à la fois uniques et représentatifs de tous les autres, dont les visages, les regards, les éclats de rire, les yeux chagrins, la gentillesse, l’insolence, la provocation, la fragilité et la force m’ont habitée toutes ces années, et ne cesseront de m’habiter.
J’appelle donc, en commençant par mes élèves lorrains :
Frédérique Impennati
Fabrice Meddouri
Dolorès Weistroffer
Lysiane Frachini
Lisa Dautel
Éric Falzon
Sandrine Clavel
Rabah Mosbah
Olivier Bagarre
Jennifer Bono
Cathy Latorre
Chaaban Aboudou
Boris Krivokuka
Pauline Baptiste
Anissa Djedaï
Joëlle Esteves
Yann Kuentz
Malika Aouar
Sandrine Ponce
Marie-Philippe Paoli
Patricia Peter
Yann Rouby
Pierre Bousquet
Alain Verdier
Édouard Bochet
Pauline Tcheurehjian
Sarah Tajini
Loïc Barraud
Anaïs Saunier
Mathias Martin
Lydia Ouaret
Lydie Nocella
Marvyn Youcef
Nesrine Khalfaoui
Camille Lubrano
Pour terminer, je souhaite saluer et remercier tous ceux et celles avec qui j’ai travaillé dans la communauté éducative : personnels TOS, surveillants, secrétariat et intendance, CPE, infirmière, assistante sociale, COP, direction, et tous mes collègues de la SEGPA et du collège.
J’ai une pensée particulière pour mes jeunes collègues, avec qui j’ai aimé travailler et me battre. Leur tâche sera rude et je leur souhaite bon courage. Je veux leur dire aussi combien il est important et noble de défendre l’École publique, alors qu’elle n’a jamais subi d’attaques plus destructrices. Mais l’enjeu est de taille. Il en va de la démocratie, car il s’agit de permettre à tous les enfants de France, sans distinction d’origine géographique et sociale, l’accès à la connaissance, aux compétences, à l’épanouissement professionnel et personnel, à la vie sociale et citoyenne.
Que résiste et que dure l’École publique, laïque et républicaine !
Paloma Karle »

La guerre

30/08/2008 Aucun commentaire

(Cf aussi : La paix.)

Il a fallu la mort de dix bidasses français pour qu’on s’intéresse (oh ! fugitivement !) en plein mois d’août à ce qu’il se passe en Afghanistan. On en parlera quelques jours, ne serait-ce, dérisoirement, que pour savoir si on peut employer ou non le mot « guerre » (sic, cf. Kouchner), un peu plus longtemps que d’autres « guerres » labelisées ou non (en Ossetie du Sud, ou au Tibet, ou, ou, ou… Hou ! Hou ! Hou !), dans tous ces coins du monde sans morts français.

Statistique intéressante (à vérifier, mais où ?) : il paraît que, depuis 1945, le nombre de jours sans le moindre conflit armé à la surface du globe ne dépasse pas 30. La guerre redémarre, alors ? Hé bien non, la guerre ne s’est jamais finie, et ne finit jamais. Elle dort parfois, seulement, puis se réveille, comme l’écrit Elzbieta dans un beau livre pour enfants.

À chaque réveil de la guerre, on peut lire, comme si elle datait de la veille, la lettre accablée que Flaubert écrivait à George Sand en 1870 (grâce à l’Université de Rouen, on peut lire en ligne toute la correspondance de Flaubert, ce qui m’a rendu quelques services lorsque j’écrivais les Giètes, livre gorgé de guerre, même si cela ne paraît pas au premier coup d’oeil). « Quoiqu’il advienne, nous sommes reculés pour longtemps« . On peut la lire et la relire, et puis quoi ? Pleurer ?

À GEORGE SAND

Croisset, mercredi 3 août 1870.
Comment ! chère maître, vous aussi, démoralisée, triste ? Que vont devenir les faibles alors ?
Moi, j’ai le coeur serré d’une façon qui m’étonne, et je roule dans une mélancolie sans fond, malgré le travail, malgré le bon Saint Antoine qui devait me distraire. Est-ce la suite de mes chagrins réitérés ? C’est possible. Mais la guerre y est pour beaucoup. Il me semble que nous entrons dans le noir ?
Voilà donc l’homme naturel ! Faites des théories maintenant ! Vantez le progrès, les lumières et le bon sens des masses, et la douceur du peuple français. Je vous assure qu’ici on se ferait assommer si on s’avisait de prêcher la paix. Quoi qu’il advienne, nous sommes reculés pour longtemps.
Les guerres de races vont peut-être recommencer ? On verra, avant un siècle, plusieurs millions d’hommes s’entretuer en une séance ? Tout l’Orient contre toute l’Europe, l’ancien monde contre le nouveau ! Pourquoi pas ? Les grands travaux collectifs comme l’isthme de Suez sont peut-être, sous une autre forme, des ébauches et des préparations de ces conflits monstrueux dont nous n’avons pas l’idée ?
Peut-être, aussi, que la Prusse va se recevoir une forte raclée, qui entrait dans les desseins de la Providence pour rétablir l’équilibre européen ? Ce pays-là tendait à s’hypertrophier, comme la France l’a fait sous Louis XIV et Napoléon. Les autres organes s’en trouvent gênés : De là un trouble universel. Des saignées formidables seraient-elles utiles ?
Ah ! lettrés que nous sommes, l’humanité est loin de notre Idéal ! et notre immense erreur, notre erreur funeste, c’est de la croire pareille à nous et de vouloir la traiter en conséquence. (…)
Étudiez-vous Prud’homme par ces temps-ci ? Il est gigantesque. Il admire le Rhin de Musset [NDFV : oeuvrette de circonstance de Musset, Nous l’avons eu, votre Rhin allemand…] et demande si Musset a fait autre chose ? Voilà Musset passé poète national et dégotant Béranger ! Quelle immense bouffonnerie que… tout ! Mais une bouffonnerie peu gaie.
La misère s’annonce bien. Tout le monde est dans la gêne, à commencer par moi ! Mais nous étions peut-être trop habitués au confortable et à la tranquillité. Nous nous enfoncions dans la matière. Il faut revenir à la grande tradition, ne plus tenir à la vie, au bonheur, à l’argent, ni à rien ; être ce qu’étaient nos grands-pères, des personnes légères, gazeuses.
Autrefois, on passait son existence à crever de faim. La même perspective pointe à l’horizon. C’est abominable ce que vous me dites sur le pauvre Nohant. La campagne ici a moins souffert que chez vous. (…)
Amitiés à tout le monde, et à vous mes tendresses.

Fait divers

29/08/2008 7 commentaires

Ce blog égotiste n’a pas vocation à se faire l’écho de tous les mails qui circulent, et que je reçois plus ou moins par hasard. Je fais une exception pour celui-ci, spécialement révoltant. Révolte sur pied, révolte impuissante, à ceci près, dérisoire et indispensable : je publie. Ce témoignage provient de Patrick Mohr, acteur et conteur qui fut autrefois accueilli dans la médiathèque où je gagne ma vie.
Qu’ajouter ? Dans un pays démocratique, les forces de police sont une ressource vers qui se tourner en cas de besoin, un « service public » au sens plein ; dans un pays fasciste, elles n’inspirent que trouille, méfiance, dégoût, malaise. Avant tout, la trouille.

« Je m’appelle Patrick Mohr.
Je suis né le 18 septembre 1962 à Genève.
Je suis acteur, metteur en scène et auteur.
A Genève je dirige une compagnie, le théâtre Spirale, je co-dirige le théâtre de la Parfumerie et m’occupe également du festival « De bouche à oreille.
Dans le cadre de mes activités artistiques, je viens régulièrement au festival d’Avignon pour y découvrir des spectacles du « in » et du « off ». Notre compagnie s’y est d’ailleurs produite à trois reprises. Cette année, je suis arrivé dans la région depuis le 10 juillet et j’ai assisté à de nombreux spectacles.
Le Lundi 21 juillet, je sors avec mon amie, ma fille et trois de ses camarades d’une représentation d’une pièce très dure sur la guerre en ex-Yougoslavie et nous prenons le frais à l’ombre du Palais des Papes, en assistant avec plaisir à un spectacle donné par un couple d’acrobates.
A la fin de leur numéro, je m’avance pour mettre une pièce dans leur chapeau lorsque j’entends le son d’un djembé (tambour africain) derrière moi. Etant passionné par la culture africaine. (J’y ai monté plusieurs spectacles et ai eu l’occasion d’y faire des tournées.) Je m’apprête à écouter les musiciens. Le percussionniste est rejoint par un joueur de Kamele Ngoni. (Sorte de contrebasse surtout utilisée par les chasseurs en Afrique de l’Ouest.)
A peine commencent-ils à jouer qu’un groupe de C.R.S se dirige vers eux pour les interrompre et contrôler leur identité. Contrarié, je me décide à intervenir. Ayant déjà subit des violences policières dans le même type de circonstances il y a une vingtaine d’année à Paris, je me suis adressé à eux avec calme et politesse. Le souvenir de ma précédente mésaventure bien en tête. Mais je me suis dit que j’étais plus âgé, que l’on se trouvait dans un haut lieu culturel et touristique, dans une démocratie et que j’avais le droit de m’exprimer face à ce qui me semblait une injustice. J’aborde donc un des C.R.S et lui demande :
« Pourquoi contrôler vous ces artistes en particulier et pas tous ceux qui se trouvent sur la place? » Réponse immédiate.
« Ta gueule, mêle-toi de ce qui te regardes!
« Justement ça me regarde. Je trouve votre attitude discriminatoire. »
Regard incrédule. « Tes papiers ! »
« Je ne les ai pas sur moi, mais on peut aller les chercher dans la voiture. »
« Mets-lui les menottes ! »
« Mais vous n’avez pas le droit de… »
Ces mots semblent avoir mis le feu aux poudres.
« Tu vas voir si on n’a pas le droit.»
Et brusquement la scène a dérapé.
Ils se sont jetés sur moi avec une sauvagerie inouïe. Mon amie, ma fille, ses camarades et les curieux qui assistaient à la scène ont reculé choqués alors qu’ils me projetaient au sol, me plaquaient la tête contre les pavés, me tiraient de toutes leurs forces les bras en arrière comme un poulet désarticulé et m’enfilaient des menottes. Les bras dans le dos, ils m’ont relevé et m’ont jeté en avant en me retenant par la chaîne. La menotte gauche m’a tordu le poignet et a pénétré profondément mes chairs. J’ai hurlé :
« Vous n’avez pas le droit, arrêtez, vous me cassez le bras ! »
« Tu vas voir ce que tu vas voir espèce de tapette. Sur le dos ! Sur le ventre ! Sur le dos je te dis, plus vite, arrête de gémir ! »
Et ils me frottent la tête contre les pavés me tordent et me frappent, me traînent, me re-plaquent à terre.
La foule horrifiée s’écarte sur notre passage. Mon amie essaie de me venir en aide et se fait violemment repousser. Des gens s’indignent, sifflent, mais personne n’ose interrompre cette interpellation d’une violence inouïe. Je suis traîné au sol et malmené jusqu’à leur fourgonnette qui se trouve à la place de l’horloge 500 m . plus bas. Là. Ils me jettent dans le véhicule, je tente de m’asseoir et le plus grand de mes agresseurs (je ne peux pas les appeler autrement), me donne un coup pour me faire tomber entre les sièges, face contre terre, il me plaque un pied sur les côtes et l’autre sur la cheville il appuie de tout son poids contre une barre de fer.
« S’il vous plait, n’appuyez pas comme ça, vous me coupez la circulation. »
« C’est pour ma sécurité. »
Et toute leur compagnie de rire de ce bon mot. Jusqu’au commissariat de St Roch
Le trajet est court mais il me semble interminable. Tout mon corps est meurtri, j’ai l’impression d’avoir le poignet brisé, les épaules démises, je mange la poussière.
On m’extrait du fourgon toujours avec autant de délicatesse.
Je vous passe les détails de l’interrogatoire que j’ai subi dans un état lamentable.
Je me souviens seulement du maquillage bleu sur les paupières de la femme qui posait les questions.
« Vous êtes de quelle nationalité ? » « Suisse. »
« Vous êtes un sacré fouteur de merde »
« Vous n’avez pas le droit de m’insulter »
« C’est pas une insulte, la merde » (Petit rire.)
C’est fou comme la mémoire fonctionne bien quand on subit de pareilles agressions.
Toutes les paroles, tout les détails de cette arrestation et de ma garde à vue resterons gravés à vie dans mes souvenirs, comme la douleur des coups subits dans ma chair.
Je remarque que l’on me vouvoie depuis que je ne suis plus entre les griffes des CRS.
Mais la violence physique a seulement fait place au mépris et à une forme d’inhumanité plus sournoise. Je demande que l’on m’ôte les menottes qui m’ont douloureusement entaillé les poignets et que l’on appelle un docteur. On me dit de cesser de pleurnicher et que j’aurais mieux fait de réfléchir avant de faire un scandale. Je tente de protester, on me coupe immédiatement la parole. Je comprends qu’ici on ne peut pas s’exprimer librement. Ils font volontairement traîner avant de m’enlever les menottes. Font semblant de ne pas trouver les clés. Je ne sens plus ma main droite.
Fouille intégrale. On me retire ce que j’ai, bref inventaire, le tout est mis dans une petite boîte.
« Enlevez vos vêtements ! » J’ai tellement mal que je n’y arrive presque pas.
« Dépêchez-vous, on n’a pas que ça à faire. La boucle d’oreille ! »
J’essaye de l’ôter sans y parvenir.
« Je ne l’ai pas enlevée depuis des années. Elle n’a plus de fermoir. »
« Ma patience à des limites vous vous débrouillez pour l’enlever, c’est tout ! »
Je force en tirant sur le lob de l’oreille, la boucle lâche.
« Baissez la culotte ! »
Je m’exécute. Après la fouille ils m’amènent dans une petite cellule de garde à vue.
4m de long par 2m de large. Une petite couchette beige vissée au mur.
Les parois sont taguées, grattées par les inscriptions griffonnées à la hâte par les détenus de passage. Au briquet ou gravé avec les ongles dans le crépis. Momo de Monclar, Ibrahim, Rachid…… chacun laisse sa marque.
L’attente commence. Pas d’eau, pas de nourriture. Je réclame en vain de la glace pour faire désenfler mon bras. Les murs et le sol sont souillés de tâches de sang, d’urine et d’excréments. Un méchant néon est allumé en permanence. Le temps s’étire. Rien ici qui permette de distinguer le jour de la nuit. La douleur lancinante m’empêche de dormir. J’ai l’impression d’avoir le cœur qui pulse dans ma main. D’ailleurs alors que j’écris ces lignes une semaine plus tard, je ne parviens toujours
pas à dormir normalement.
J’écris tout cela en détails, non pas pour me lamenter sur mon sort. Je suis malheureusement bien conscient que ce qui m’est arrivé est tristement banal, que plusieurs fois par jours et par nuits dans chaque ville de France des dizaines de personnes subissent des traitements bien pires que ce que j’ai enduré. Je sais aussi que si j’étais noir ou arabe je me serais fait cogner avec encore moins de retenue. C’est pour cela que j’écris et porte plainte. Car j’estime que dans la police française et dans les CRS en particulier il existe de dangereux individus qui sous le couvert de l’uniforme laissent libre cour à leurs plus bas instincts.
(Evidement il y a aussi des arrestations justifiées, et la police ne fait pas que des interventions abusives. Mais je parle des dérapages qui me semblent beaucoup trop fréquents.)
Que ces dangers publics sévissent en toute impunité au sein d’un service public qui serait censé protéger les citoyens est inadmissible dans un état de droit.
J’ai un casier judiciaire vierge et suis quelqu’un de profondément non violent, par conviction, ce type de mésaventure me renforce encore dans mes convictions, mais si je ne disposais pas des outils pour analyser la situation je pourrais aisément basculer dans la violence et l’envie de vengeance. Je suis persuadé que ce type d’action de la police nationale visant à instaurer la peur ne fait qu’augmenter l’insécurité en France et stimuler la suspicion et la haine d’une partie de la population (Des jeunes en particulier.) face à la Police. En polarisant ainsi la population on crée une tension perpétuelle extrêmement perverse.
Comme je suis un homme de culture et de communication je réponds à cette violence avec mes armes. L’écriture et la parole. Durant les 16h qu’a duré ma détention. (Avec les nouvelles lois, on aurait même pu me garder 48h en garde à vue.) Je n’ai vu dans les cellules que des gens d’origine africaine et des gitans. Nous étions tous traité avec un mépris hallucinant. Un exemple, mon voisin de cellule avait besoin d’aller aux toilettes. Il appelait sans relâche depuis près d’une demi heure, personne ne venait. Il c’est mit à taper contre la porte pour se faire entendre, personne. Il cognait de plus en plus fort, finalement un gardien exaspéré surgit. »Qu’est ce qu’il y a ? » « J’ai besoin d’aller aux chiottes. » « Y a une coupure d’eau. » Mais j’ai besoin. » « Y a pas d’eau dans tout le commissariat, alors tu te la coince pigé. »
Mon voisin qui n’est pas seul dans sa cellule continue de se plaindre, disant qu’il est malade, qu’il va faire ses besoins dans la cellule.
« Si tu fais ça on te fait essuyer avec ton t-shirt. »
Les coups redoublent. Une voix féminine lance d’un air moqueur.
« Vas-y avec la tête pendant que tu y es. Ça nous en fera un de moins. » Eclats de rire dans le couloir comme si elle avait fait une bonne plaisanterie.
Après une nuit blanche vers 9h du matin on vient me chercher pour prendre mon empreinte et faire ma photo. Face, profil, avec un petit écriteau, comme dans les films. La dame qui s’occupe de cela est la première personne qui me parle avec humanité et un peu de compassion depuis le début de ce cauchemar. « Hee bien, ils vous ont pas raté. C’est les CRS, ha bien sur. Faut dire qu’on a aussi des sacrés cas sociaux chez nous. Mais ils sont pas tous comme ça. »
J’aimerais la croire.
Un officier vient me chercher pour que je dépose ma version des faits et me faire connaître celle de ceux qui m’ont interpelé. J’apprends que je suis poursuivi pour : outrage, incitation à l’émeute et violence envers des dépositaires de l’autorité publique. C’est vraiment le comble. Je les aurais soi disant agressés verbalement et physiquement. Comment ces fonctionnaires assermentés peuvent ils mentir aussi éhontement ? Je raconte ma version des faits à l’officier. Je sens que sans vouloir ’admettre devant moi, il se rend compte qu’ils ont commis une gaffe. Ma éposition est transmise au procureur et vers midi je suis finalement libéré. J’erre dans la ville comme un boxeur sonné. Je marche éniblement. Un mistral à décorner les bœufs souffle sur la ville. Je rouve un avocat qui me dit d’aller tout de suite à l’hôpital faire un constat médical. Je marche longuement pour parvenir aux urgences ou je patiente plus de 4 heures pour recevoir des soins hâtifs. Dans la salle d’attente, je lis un journal qui m’apprend que le gouvernement veut supprimer 200 hôpitaux dans le pays, on parle de couper 6000 emplois dans l’éducation. Sur la façade du commissariat de St Roch j’ai pu lire qu’il allait être rénové pour 19 millions d’Euros. Les budgets de la sécurité sont à la hausse, on diminue la santé, le social et l’éducation. Pas de commentaires.
Je n’écris pas ces lignes pour me faire mousser, mais pour clamer mon indignation face à un système qui tolère ce type de violence. Sans doute suis-je naïf de m’indigner. La plupart des Français auxquels j’ai raconté cette histoire ne semblaient pas du tout surpris, et avaient connaissance de nombreuses anecdotes du genre. Cela me semble d’autant plus choquant. Ma naïveté, je la revendique, comme je revendique le droit de m’indigner face à l’injustice. Même si cela peut paraître de petites injustices. C’est la somme de nos petits silences et de nos petites lâchetés qui peut conduire à une démission collective et en dernier recours aux pires systèmes totalitaires. (Nous n’en sommes bien évidement heureusement pas encore là.) Depuis ma sortie, nous sommes retournés sur la place de papes et nous avons réussi à trouver une douzaine de témoins qui ont accepté d’écrire leur version des faits qui corroborent tous ce que j’ai dis. Ils certifient tous que je n’ai proféré aucune insultes ni n’ai commis aucune violence. Les témoignages soulignent l’incroyable brutalité de l’intervention des CRS et la totale disproportion de leur réaction face à mon intervention. J’ai essayé de retrouver des images des faits, mais malheureusement les caméras qui surveillent la place sont gérées par la police et, comme par hasard elles sont en panne depuis début juillet. Il y avait des centaines de personnes sur la place qui auraient pu témoigner, mais le temps de sortir de garde à vue, de me faire soigner et de récupérer suffisamment d’énergie pour pouvoir tenter de les retrouver. Je n’ai pu en rassembler qu’une douzaine. J’espère toujours que peut être quelqu’un ait photographié ou même filmé la scène et que je parvienne à récupérer ces images qui prouveraient de manière définitive ce qui c’est passé.
Après 5 jours soudain, un monsieur africain m’a abordé, c’était l’un des musiciens qui avait été interpellés. Il était tout content de me retrouver car il me cherchait depuis plusieurs jours. Il se sentait mal de n’avoir rien pu faire et de ne pas avoir pu me remercier d’être intervenu en leur faveur. Il était profondément touché et surpris par mon intervention et m’a dit qu’il habitait Grenoble, qu’il avait 3 enfants et qu’il était français. Qu’il viendrait témoigner pour moi. Qu’il s’appelait Moussa Sanou.
« Sanou , c’est un nom de l’ethnie Bobo.
Vous êtes de Bobo-Dioulasso ? »
« Oui. » Nous nous sommes souri et je l’ai salué dans sa langue en Dioula.
Il se trouve que je vais justement créer un spectacle prochainement à Bobo-Dioulasso au Burkina-faso. La pièce qui est une adaptation de nouvelles de l’auteur Mozambicain Mia Couto s’appellera « Chaque homme est une race » et un des artistes avec lequel je vais collaborer se nomme justement Sanou.
Coïncidence ? Je ne crois pas.
Je suis content d’avoir défendu un ami, même si je ne le connaissais pas encore.
La pièce commence par ce dialogue prémonitoire.
Quand on lui demanda de quelle race il était, il répondit : « Ma race c’est moi. »
Invité à s’expliquer il ajouta
« Ma race c’est celui que je suis. Toute personne est à elle seule une humanité.
Chaque homme est une race, monsieur le policier. »
Patrick Mohr, 28 juillet 2008″

Etienne Delmas (1956-2008)

15/08/2008 6 commentaires

Je n’apprends qu’aujourd’hui un trépas vieux d’un mois. Etienne Delmas est mort le 18 juillet 2008. Je suis malheureux.

J’ai rencontré Etienne une première fois, anecdotique, en 2004, alors qu’il préparait le spectacle d’inauguration de l’Odyssée (Eybens), qu’il avait écrit et composé, et au sein duquel j’ai joué la discrète partie de troisième trombone (assez mal) sous sa direction.

Mais j’ai surtout fait sa connaissance l’année suivante, quand a démarré l’aventure des éditions Castells. Il a été le premier auteur publié par Castells, et moi le deuxième. Nous n’écrivions certes pas la même prose, mais nous nous lisions et nous respections grandement. Nos flagrantes différences nous semblaient une paradoxale et fertile inauguration pour cette maison d’édition – qui alors nous excitait beaucoup, et qui hélas a depuis tourné en eau de boudin, comme l’on sait. Etienne aura publié deux récits, poignants, chez Castells (deux autres livres étaient en préparation, j’ignore s’ils paraitront jamais), sans aucun doute malcommodes à dénicher aujourd’hui : Je suis là pour la nuit et L’ange objectif, des mots qu’Etienne faisait vivre volontiers en procédant à des lectures, dans des formules parfois originales – il avait mis au point des lectures « au casque » qui créaient une intimité particulière avec la voix.

C’est qu’il était aussi acousticien. La seule fois où je suis entré chez lui (c’était pour enregistrer ma voix, ainsi j’ai pu apprécier sa méticulosité professionnelle en même temps que sa gentillesse), il déballait avec gourmandise un micro tout neuf qu’il venait de recevoir de Russie, et m’expliquait pour quelle raison les Russes sont forts en micro.

La capilotade Castells a bien des aspects grotesques, mais elle a aussi, au moins, un aspect tragique, celui-ci : contrairement à moi et à la plupart des auteurs publiés par Castells, Etienne n’avait pas d’autre éditeur. Ce qui signifie que l’effondrement de l’enseigne entraine la disparition, radicale et complète, de ses textes. Si jamais vous tombez sur ses livres, prenez-en soin. Ils sont rares. Il est possible aussi qu’ils vivent d’une autre manière (Je suis là pour la nuit avait fait l’objet d’un monologue théâtral, il y a quelques années).

Depuis que je le connaissais, Etienne était malade. C’était une scie: comment va Etienne ? Il est malade. Il ne va pas fort. Il est en rechute. Il ne va pas bien. Il a le moral ? Oui, il a le moral, mais… Il était en sursis. Il le savait, et tout le monde. Le sursis s’est écoulé. Nous changerons de scie.

C’était un musicien et un écrivain, et aucune des deux facettes n’était dilettante, puisque les deux étaient entièrement libres, et entièrement engagées. Il était, avant tout, un type bien, or chaque disparition de type bien est une catastrophe. Je suis catastrophé. Pour en savoir plus sur lui : son site personnel, ainsi que celui de son groupe de blues, Blues pétrole.

J’ai vu Etienne pour la dernière fois en février ou mars. Il était fragile comme un souffle, mais égal à lui-même, curieux des autres, attentionné, charmant, délicat, non pas fataliste mais infiniment patient. J’adresse mes sincères condoléances à sa compagne et à ses enfants.

(Un post-scriptum, écrit neuf mois plus tard, est lisible ici.)

Je suis le chat qui fait baw-waw

25/06/2008 3 commentaires

L’un de mes cartoons préférés de Tex Avery est The counterfeit cat, (en français : Chat postiche, 1949), titre à l’ambigüité révélatrice (oxymore), puisque ce n’est pas un chat qui y est en contrefaçon, mais un chien. On y voit en effet un chat qui, comme d’habitude dans ces dessins animés, échafaude le plan le plus saugrenu pour assouvir la pulsion la plus élémentaire – manger. Affamé, il tente d’approcher la cage à oiseau, et pour cela se déguise très grossièrement en chien afin d’amadouer le molosse gardien de la maison, le fameux Spike. Le chat contrefait le chien.

Il répète devant le miroir, fait le beau, bat de la queue, tire la langue, et pousse un aboiement mutant, littéralement inouï, ni un « miaou » ni un « ouah-ouah » : « Baw-waw ! Baw-waw ! » Je suis très sensible à l’étrange et absurde beauté de ce cri qui n’existe pas. Fussè-je chat, j’essayerais sûrement de parler chien, pour voir l’effet. Et certes quand je bafouille maladroit, il m’arrive de ne pas reconnaître mon timbre. Baw-waw ! J’ai l’impression d’être chat chez les chiens, ou vice-versa, cherchant pathétiquement à rentrer en contact, articulant un son chimérique et travesti, qui tant bien que mal mêle ce que l’on attend de moi de ce que mes cordes vocales sont capables de vibrer selon leur nature. Lorsque je dois m’exprimer en tant qu’ « auteur jeunesse », je parle sans me forcer avec l’accent d’un auteur adulte, et réciproquement ; on me tient ces temps-ci pour un « romancier » quand j’ai grandement envie de bâtir tout autre chose que du roman ; mieux : lorsqu’une bibliothèque m’invite en tant qu’auteur, c’est fou comme je me sens obstinément, viscéralement, bibliothécaire (j’ai envie d’aller voir le logiciel qu’ils utilisent, les collègues), alors qu’en ma bibliothèque, face aux livres des autres, aux étagères de salsifis que je prête pour gagner ma vie, il m’arrive brusquement de vouloir ma vie ailleurs et de me réveiller, par défaut, « auteur » ; d’une manière générale, dès qu’on me prend pour un écrivain je suis profondément autre chose (lecteur, peut-être, pour commencer), et c’est lorsque personne ne s’en doute, en secret, devant le miroir qu’est ma page, que j’essaye de balbutier ma propre voix d’écrivain. Baw-waw. Et ainsi j’arrive parfois à refiler des os à ronger, mais toujours pas à choper le canari. Pour qui me prend-on, ces temps-ci ? Pour quoi donc me fais-je passer ? Pour un blogueur ? Pour un éditeur ? Ah, je vous en donnerai, Baw-waw de baw-waw !

Baw-waw : c’est rauque, peut-être disgracieux, certainement à côté de la plaque, orgueilleusement bâtard, c’est de l’entre deux avec un accent étranger, mais sans aucun doute, c’est là ma voix. S’il me fallait un totem, je choisirais volontiers le chat contrefait.

(Post-scriptum : on peut lire également cette sorte de métissage, de croisement fertile chien et chat, dans l’album Flix de Tomi Ungerer, mais avec une visée moins farce, plus politique. J’aime beaucoup Flix, aussi.)

Bilan moral et financier (et un peu écologique)

19/06/2008 4 commentaires

Le Fond du tiroir existe depuis trois mois. Dans un souci de transparence, voici quelques données de type « bilan et perspective » de ma petite entreprise. Et ceci au beau milieu du temps des catastrophes, de la globalisation des violences tribales, du fatal réchauffement de la planète, de l’obligation de résultats du Ministère de la Francisque et de l’Identité Nationale, de l’effondrement conjoint du moral des ménages et du pouvoir d’achat (car le moral est lié intrinsèquement au pouvoir d’achat : voilà où nous sommes rendus), des tensions internationales et de la blingblingation de la France, des communautarismes imbéciles, des mariages annulés parce que l’épouse n’était pas vierge, des ressentiments sociaux évacués dans l’Eurofoot (hélas la catharsis a fait pschittt ! les Français sont éliminés ! ah, les nuls ! il faut par conséquent trouver un exutoire d’urgence : je propose de les lyncher en place publique), des égoïsmes décomplexés, des individualismes forcenés, des mémoires effacées, des politiques de saccage culturel, et des Rafales vendus avec le sourire en Arabie Saoudite. Et qu’est-ce que je fais, moi, au beau milieu de ce temps ? Je redécore le fond de mon tiroir. Il y fait frais. Voici l’état des lieux.

1) Le blog. Je me serai bien amusé tout au long de ce printemps pourrave avec mon joujou, merci beaucoup (grand merci, au fait, à mon webmestre qui préfère demeurer anonyme, son nom de famille étant compromettant). Mais je vais très prochainement le mettre en veilleuse, pour ne le réouvrir que lorsque j’aurai écrit un livre. Je crois qu’au fond du fond, je préfère écrire des livres que des blogs.

2) Mes apparitions publiques. Elles se sont multipliées comme jamais cette année. Hé bien, pour être franc, c’est trop. Comme un blog, c’est excitant, un agenda rempli. Mais ce n’est pas ce qui va me permettre d’écrire ce que je cherche. Par conséquent, pédale douce. En ce qui concerne mes apparitions virtuelles : les polémiques continuent de faire rage (ou plutôt de faire enrager) au sujet de la « littérature ado », chez Blandine Longre ou chez Citrouille et son forum [NDLR : ce lien-ci est pour le moment invalide, Citrouille ayant préféré déconnecté son forum où les échanges s’étaient envenimés…], mais désormais je les lis en me retenant de participer (et pourtant, je suis parfois indigné !) ; et en ce qui concerne mes apparitions physiques : ma dernière prestation de la saison aura lieu ce samedi 21 juin, 18h, à Grignan, et ensuite basta, plus rien jusqu’à l’automne. Je vais disparaître un peu, et si tout va bien j’écrirai. Ou même si tout ne va pas bien. Over and off.

3) L’actualité éditoriale : c’est vrai, au fait, « Le fond du tiroir » est, faute de terme plus adéquat, un « éditeur ». Une structure est née, à seule fin de bricoler des livres désintéressés et intéressants. Un premier livre est paru. Tiré à 260 exemplaires, vendu à ce jour à 84 (il en reste 176, mesdames et messieurs !). Etant donné le prix de revient calculé d’après mes frais d’impression et de graphiste, je récupèrerai ma mise, et par conséquent serai en mesure de programmer une autre publication, lorsque j’en aurai vendu 230 : il me restera alors les 30 derniers pour faire du bénef (parce que je suis un vrai biznessman)… Sauf que ce sera moins de 30, finalement, parce que j’en ai donné quelques uns…

Cet opus vit sa vie et engendre des effets à sa mesure, qui est toute petite. Une conséquence notable, toutefois : c’est fou le nombre de gens qui viennent me raconter leurs rêves (de même qu’à l’époque de TS, ils venaient me raconter leur dictionnaire). J’aime beaucoup ça. Certains même m’avouent qu’ils ne se souvenaient jamais de leurs rêves avant d’avoir lu l’Echoppe, ce qui est trop flatteur pour ne pas être suspect. Si je n’avais que ça à faire, je construirais un blog sur le champ où tout un chacun serait invité à écrire son rêve de la nuit dernière (l’idée me paraît tellement bonne que je suis certain que cela existe déjà…).

L’Echoppe est née de cinq conditions propices : le soin, la joie, la liberté, la grâce (au sens de « gratis ») et plus que tout une déterminante complicité avec le Factotum de première classe du FdT, j’ai nommé Patrick Villecourt. Patrick s’est dépassé sur ce bouquin sui generis à la mine gracieuse, mystérieux, homogène et pourtant fourmillant. Je le lui ai déjà dit en privé, mais je le répète devant tout le monde (ça va ? tout le monde est là ? serrez-vous, au fond) : merci, vieux. Nous avons bien travaillé sur cette Echoppe, MAIS ! MAIS ! MAIS ! on va faire encore mieux la prochaine fois. Parlons peu mais parlons bien, parlons de littérature, et d’avenir : voici le programme de publication 2008-2009 du FdT.

L’Echoppe ne sera jamais réimprimée, quelle que soit la durée nécessaire à l’épuisement du stock. Le caractère évanescent de ce volume fugitif comme une volute participe de la beauté du geste.

– Le deuxième livre à paraître devrait s’intituler Le plus beau pays. Il s’agit d’un projet ancien, ressuscité sur le tard, parce que très beau tout compte fait : bref, le profil idéal pour surgir miraculeux, miraculé, estampillé « Fond du tiroir ». C’est un album pour enfants, dans un format cinémascope et en quadri s’il vous plait. On rêve tout haut, on l’imagine, on ne se refuse rien, on ne vous dit que ça… Le texte est provisoirement-définitivement achevé, mais en revanche Patrick a une masse de boulot à accomplir sur les illustrations, encore plus conséquente que pour l’Echoppe. Donc on peut annoncer sa sortie pour l’hiver prochain, mais seulement pour pouvoir la retarder quand on sera parvenu là.

– Le troisième livre serait La légende du monde. Pour celui-ci, c’est surtout à moi qu’il appartient de turbiner (quoique la mise en page, à nouveau confiée à l’indispensable Factotum, sera croquignolette). Il s’agit de mon projet en alexandrins, ma saga du quotidien, mon chantier à la fois le plus sublime et le plus dérisoire. Lui aussi, il ne pourrait trouver place nulle part ailleurs qu’au Fond du tiroir. J’en ai écrit environ 15%, par conséquent son achèvement n’est pas envisageable avant 2009.

– Je ne voulais éditer au Fond du tiroir que les manuscrits au fond de MON tiroir… Sauf si je trouvais un manuscrit meilleur que les miens. Or, je crois que j’en tiens un. J’ai sous le coude un excellent texte, et encore, excellent dans une version inachevée. Son auteur est prévenu : voilà un roman que j’aimerais éditer ; mais le choix lui appartient : soit il a pour son texte de grandes ambitions, et il le propose à Galligrasseuil, soit il adhère à la démarche FdT (Soin, joie, liberté, grâce et complicité : maison de qualité, fondée en 2008), et il recherche exclusivement l’élégance et la perfection du geste, pour une distribution éthérée et underground. Ceci dit, j’apprends, je progresse, je corrige, pour ce livre-ci je ne ferai pas comme pour l’Echoppe : je ferai un tirage suffisant pour pouvoir dégager une marge adéquate permettant un dépôt en librairie. (Je rappelle que l’Echoppe n’est pas vendue en librairie pour une raison simple : la marge des libraires, environ 30%, m’obligerait à leur vendre ce livre moins cher que ce qu’il m’a coûté).

– Entre temps (mais quand ?) le FdT sera, je le suppose, devenu une association pour accéder à un statut juridique et financier. Plus ça va, plus ça ressemblera à un vrai éditeur. Dingue, non ?

– Reste le cas, sensible, d’un de mes livres publié ailleurs, et épuisé. Je suis très indécis. Savoir ce livre indisponible me brise le coeur et les couilles (excusez mon français). Je ne crois pas que le FdT soit l’éditeur qui convienne à ce livre, qui mériterait une vraie distribution, mais peut-être que je pourrais au moins faire un tirage d’appoint, une grosse poignée d’exemplaires en attendant qu’il trouve un vrai éditeur, afin de vivoter en attendant. Quoiqu’il en soit je ne ferai rien sans l’avis du co-auteur, et bien sûr de l’actuel détenteur des droits.

Voilà ! Toutes ces ambitions doivent être nuancées par les finances. Contrairement à certains éditeurs intrépides et torpillés, je ne veux en aucun cas (EN, AUCUN, CAS) dépenser de l’argent que je n’ai pas. Or, sur ce splendide planning, je n’ai, en l’état actuel, les moyens de financer que la moitié d’un seul livre (Le plus beau pays, a priori). Pour les suivants, il faudra attendre que de l’argent rentre, afin de le faire sortir.

Par ailleurs, j’ai des projets pour d’autres éditeurs, bien sûr. Jean II le Bon, et peut-être L’arbre et le bâton pour Magnier, et, à plus court terme, le bref 1969 pour Pré carré.

Et pendant ce temps, la planète se réchauffe, le moral s’effondre, etc.

La forme de ma poche

22/05/2008 un commentaire

Ma poche est déformée par un ou plusieurs livres. Ceci en permanence, et depuis que je lis. Ainsi je vais toujours, faussement seul, empli de mots que je poursuis et laisse me poursuivre.

Les volumes se succèdent au fond de ma poche intérieure, nuançant sans fin et par roulement sa forme et la mienne. J’en ai fait l’une des rubriques du présent blog, où je me contente de copiercoller une couverture, sans commentaires.

Une fois, pas coutume : j’en ai faits, des commentaires, au sujet des Années d’Annie Ernaux. Je les reproduis sur cette page pour ne pas tout à fait les perdre.

Coïncidence (ou alors, conjonction née de solides causes) : ce livre-ci présente de fortes ressemblances avec le livre-qui-déformait-ma-poche la semaine précédente.

Deux beaux textes de mémoire, deux recueils de fragments sauvés, deux vies pudiquement mises à distance par l’habitus de leur auteur même, deux « non-autobiographies » sociologiques. Une nuance de style et d’ambition, toutefois : le sociologue écrit le « Je », alors que la femme de lettres l’esquive, écrit « on », « nous », « ils », « elles », et éventuellement, poussée dans ses retranchements, « la petite fille », « la jeune fille », etc.

Du reste, en matière de « non-autobiographie sociologique », ils ont tous les deux été précédés par celui qui demeure le plus grand inventeur de formes littéraires autobiographiques, celui qui donne et redonne envie d’écrire, dont les livres ont autrefois beaucoup déformé mes poches et formé mon esprit. Cette veine m’avait inspiré voici dix ans trois ensembles de textes autobiographiques, sériels et sociologisants – textes qui demeureront inédits, même au Fond du tiroir. Pourtant l’un deux portait les mots « à tiroirs » dans son titre.