Je me souviens de ma rencontre avec Alain Rey. C’était en 2005, au salon du livre de Saint-Paul-Trois-Châteaux. C’était la fin de nos journées, le ciel était mi-chien mi-loup, je l’ai aperçu dans une cour, devant une porte, au pied d’une volée de marches, quelque chose comme ça, en tout cas en transit, il allait ou il venait, enfin c’était maintenant ou jamais. J’ai pris mon élan et ma respiration et je lui ai récité d’une traite la tirade que je venais de répéter dans ma tête : « Ni Dieu ni maître, c’est entendu, mais tout de même on a des héros. Vous êtes mon héros. » Ça l’a fait rire. J’ai repris mon souffle et précisé ma pensée, je lui ai dit : « Je suis invité dans ce salon du livre pour mon roman, tenez le voici je vous l’offre, dont le héros ne peut comprendre le monde qu’en consultant son dictionnaire, c’est sa cuirasse, son gilet pare-balle. Bon, je préfère vous prévenir, le dictionnaire en question est un Larousse, pas un Robert… » Il a encore ri, sans me vanter j’aurai fait rire Alain Rey deux fois et il a répondu « Oh mais c’est très bien un Larousse, merci ! ».
Il était la langue française sur deux pattes, il manquera à quiconque manque la langue française au jour le jour.
Qu’aurait-il fait aujourd’hui par exemple ? Par exemple il aurait commenté le cours du temps, l’air ambiant, il aurait pris un mot dégueulé par l’actualité et il aurait décrit le monde, il nous l’aurait offert à comprendre, tiens peut-être il aurait choisi « égorgement » et il nous aurait parlé des gouffres. Égorgement, du latin gurges, gouffre, comme on dit les gorges de l’Ardèche, passage étroit entre deux montagnes, chemin risqué. Il aurait enchaîné sur les gargouilles qui se gargarisent, qui régurgitent et font les gorges chaudes parce que la gorge est le siège de la parole, égorger c’est rendre muet. Enfin il aurait parlé de littérature, comme remède, comme consolation, comme élévation, et comme simple paysage et air ambiant, il aurait dit que le gouffre et la gorge dans le paysage et l’air ambiant ont engendré une fière lignée de géants, Grangousier, Gargamelle, Gargantua et Pantagruel.
Je le crie à gorge déployée : qu’Alain Rey, mon héros, repose en paix.
Je répète, je reprends, je martèle l’idée force énoncée précédemment : la religion n’est pas sacrée puisqu’elle (n’)est (qu’)un phénomène humain. J’ai sous la main une histoire qui en fournit un puissant exemple et je vous la conterai tout à l’heure.
Je suis de passage à Sarlat-la-Canéda où je souhaite présenter mes hommages au plus fameux des natifs, Etienne de la Boétie. La Boétie est ce gamin qui en 1548, à 18 ans, âge où l’on écrit des dissertes de philo, a rédigé le puissant et indépassable Discours de la servitude volontaire que quiconque souhaite vivre libre ferait bien de lire, surtout les victimes des bigots armés d’un quelconque épouvantail divin. Il est aussi ce brillant esprit qui, avant de mourir trop jeune à 32 ans peuchère, travailla, au beau milieu des sanglantes guerres de religion, comme négociateur pacifique entre catholiques et protestants.
Or voilà qu’arpentant les coquettes rues pavées de Sarlat je découvre cette magnifique anecdote : ici, au moyen-âge, les passants avinés avaient la fâcheuse habitude de pisser sur les murs des maisons (coutume folklorique qui ressurgit régulièrement en France, hors couvre-feu). Les propriétaires excédés par l’impunité des pisseurs finirent par trouver la parade : ils peignirent des petits crucifix au pied de leurs façades. Grâce au symbole profané, le compissage nocturne changeait de catégorie et de châtiment, non plus petite délinquance mais blasphème ! Ainsi les ivrognes ne subissaient plus quelques injures volatiles ou coups de bâton furtifs, mais le pilori, la torture, l’indignité publique et au besoin la mise à mort.
Vous mordez le truc ? Que l’on soit un bourgeois de Sarlat au moyen-âge, ou un salaud de tout temps, de toute taille et envergure, de la plus petite frappe jusqu’au président de la Turquie (Grand Turc et Mamamouchi), crier au blasphème est TOUJOURS une astuce politique. Une manoeuvre d’intimidation. Utiliser le sacré pour en tirer des avantages profanes, pragmatiques, stratégiques, oh, humain, trop humain, CQFD.
Autre droit de suite d’un précédent article… J’ouvre au hasard le merveilleux Livre des chemins d’Henri Gougaud (voir ci-dessous l’épisode Le chemin plutôt que la destination 2).
Je tombe sur la page 38. Je lis : « C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne. (Descartes) »
Okay, René Descartes, né 30 ans après la mort de La Boétie, catholique pieux et surtout prudent mais inventeur du doute méthodique, ça m’ira pour aujourd’hui.
Vivent les profs, les soignants, les éboueurs, les assistantes sociales, les femmes de ménage, les paysans, les pompiers, les gardes forestiers, les facteurs, les bibliothécaires, les cuisiniers, les musiciens de bal, les poètes qui font pleurer, ceux qui font rire, les caricaturistes ! Et parfois les flics ! À bas les traders, les harceleurs de telemarketing, les manageurs conseils, les consultants en communication, les publicitaires, les prédicateurs et fatwateurs de toutes obédiences, les experts appointés à la gamelle, les coachs placés, les trolls de réseaux sociaux, les stratèges qualité-clients, les missionnés et commissionnés du lobby, les consultants en pensée unique, les assistants chargés du développement auprès du sous-secrétariat d’État chargé de la relance auprès du secrétariat d’État chargé de la reprise auprès du Ministère de la Croissance, les déforestateurs et les haters, les élémenteurs de langage, les bureliers cocheurs de cases, les sous-chefs demi-chefs quarterons-de-chefs et autres intermédiaires superfétatoires, les ronds-de-cuir rentiers et jetons de présence, les faiseurs de fake news russes et les scameurs africains, les bulshit jobs et bulshiters de tous les pays ! Et parfois les flics ! Bande de cons, Descartes vous crache à la gueule que vous ne valez proprement rien !
Je m’intéresse pour raisons personnelles à ce que l’on nomme le syndrome de l’imposteur, ce doute pathologique, ce froissement narcissique qui consiste à remettre en cause sa propre légitimité, ses mérites, ses accomplissements, les places que l’on occupe, et à craindre d’être démasqué d’une seconde à l’autre. Hum hum, non docteur ah mais pas du tout, ce n’est pas pour moi personnellement, je vous pose la question mais en fait heu c’est pour un ami, voilà, un ami, je connais quelqu’un qui se sent usurpateur et qui enfin bref.
C’est pourquoi je me suis procuré un livre qui porte ce titre, écrit et dessiné par Claire Le Men, éd. La Découverte, 2019.
À dire vrai le titre est un imposteur à lui tout seul. Nous n’avons pas entre les mains un livre sur le syndrome de l’imposteur en tant que tel, ladite chose n’étant traitée que durant quelques pages et pas avant la moitié de l’ouvrage (l’expression apparaît p. 48). Il s’agit d’un témoignage illustré et à peine romancé dont la lecture est intéressante mais très décousue : on trouve en vrac au fil des pages non pas un mais quatre livres potentiels et demeurés superficiels, effet peut-être de la jeunesse de l’auteure, qui aura voulu tout mettre dans son premier opus comme s’il était le seul possible.
1 : Documentaire rudimentaire sur le syndrome de l’imposteur. Aguerri par des recherches antérieures, je n’y ai rien appris de neuf. L’échelle de Clance n’est même pas citée, non plus le fait que Pauline Clance elle-même, inventeuse de la notion en 1978, ait ensuite regretté d’avoir employé le mot syndrome, transformant en maladie ce qui n’est peut-être qu’une fragilité psychologique durable ou passagère, qu’éprouvent à un moment ou l’autre, paraît-il, deux personnes sur trois (dont le fameux ami dont je vous parlais ah ah docteur). Faut-il qualifier de maladie ce qui touche la majorité de nos sociétés ? C’est plutôt la troisième personne sur trois, celle qui ne doute jamais, qui aurait tendance à m’inquiéter.
2 : Journal intime d’une jeune fille peu sûre d’elle au moment de pénétrer un milieu professionnel. Récit initiatique plutôt touchant.
3 : Reportage en immersion dans les études de médecine et de psychiatrie, jusqu’à la prise de poste en tant qu’interne (le sous-titre du livre est Parcours d’une interne en psychiatrie).
4 : Études de cas, quelques pathologies psychiatriques et leurs traitement. La fin du livre trouve sa forme la plus originale en proposant au lecteur une sorte de simulateur de maladie mentale : voici ce que vous éprouveriez si…
C’est dans le croisement de ces quatre livres inaboutis que le volume est le plus stimulant.
Ainsi, le syndrome de l’imposteur dont souffre la narratrice, qui lui inflige le sentiment douloureux de jouer en permanence un rôle, perturbe sa perception d’autrui, entraîne chez elle un penchant à soupçonner qu’autour d’elle tout le monde joue un rôle. (Sentiment, du reste, parfaitement fondé : nous sommes conscients depuis Sartre et Botul que chacun d’entre nous incarne sa fonction et que le garçon de café joue à être garçon de café). Ce penchant chez elle est tellement systématique qu’il aurait mérité d’être traité en tant que sujet à part entière et ressort dramatique, de préférence épicé d’un soupçon d’autocritique et d’auto-ironie. La projection paranoïde sur tout l’univers du syndrome propre à l’observatrice recèle un potentiel comique (peut-être un cinquième livre virtuel) qui n’est pas exploité ici et demeure à l’état de symptôme, de tic.
Quelques occurrences de ce soupçon Tout le monde joue un rôle qui devient la ligne rouge cachée du livre :
– P. 26, le chef de service est présenté agissant comme un chef de service. Le rôle de chef de service est essentialisé, il préexiste à la personne qui l’endosse. Il en ira de même pour tous les personnages que l’on croisera – les êtres sont sommés (par le contexte, par la société, par les enjeux de pouvoir etc.) de choisir et jouer un rôle, et n’en plus dévier.
– P. 37, les femmes entre elle à l’heure de la pause sont explicitement montrées comme jouant le rôle des femmes entre elles, avec leurs accessoires dédiés, le thé et les ragots. La narratrice se plie au thé, aux ragots, au conformisme.
– P. 70-71, au moment d’aborder l’histoire spécifique d’un métier, celui de médecin psychiatre, on apprend (Michel Foucault à la rescousse) que ce métier se cristallise au XIXe siècle une fois qu’est déterminé le rôle qu’il doit incarner, soit celui de sage et non celui de savant.
– P. 90, révélation en fin de parcours : le rôle du psy lui-même, métaphorisé graphiquement en tant que marionnettiste, consiste à apprendre ou à rappeler au patient le rôle qu’il doit jouer dans la société.
– Surtout, le début du livre est consacré à énumérer les types d’étudiants en médecine qui se spécialisent en psychiatrie. Qu’est-ce qui les a amenés là ? Un trait de caractère à la fois. Au sein de cette nomenclature, instructive et assez drôle, se succèdent des types unilatéraux : le littéraire rentré, le glandeur, le sauveur, le petit comique, l’excentrique, l’agneau, le déséquilibré, le chirurgien frustré, le méthodique… Pourquoi pas, mais cette énumération se termine de façon déplaisante par l’autoprésentation de la narratrice, « Enfin, il y a des gens comme moi, moi c’est Lucile ! » comme si la Lucile était seule sur terre à échapper aux catégorisations et à percer à jour la supercherie universelle. De nouveau, on se dit que le coche a été loupé de pousser plus loin l’exploration du syndrome qui donne son titre à l’œuvre, de se demander en quoi les paranoïaques finissent toujours par avoir raison avec leurs prophéties autoréalisatrices, et de complexifier l’auteure-personnage avec une auto-ironie qui eût été salvatrice : » Enfin, il y a des gens comme moi, Lucile, qui se retrouvent en psychiatrie parce qu’ils ne peuvent s’empêcher de classer les gens en différentes catégories monosymptomatiques, de les ranger dans des cases pour les identifier, les neutraliser, c’est pour eux un réflexe de défense dans un monde où ils avancent fragilisés par leur syndrome d’usurpation ! » ou quelque chose comme ça.
(Je découvre sur le site de Claire Le Men qu’elle a autopublié un petit livre intitulé La Nomenclature des maladies et opérations à noms propres consacré à l’histoire du classement des maladies, la nosologie fait donc bel et bien partie de ses centres d’intérêt…)
Ayant refermé le livre, je n’en sais pas davantage sur moi, euh pardon je veux dire sur mon ami ah ah celui vous savez qui bon bref. J’ai seulement passé un moment bref mais propice aux réflexions que je me fais tout seul, en compagnie d’une jeune femme qui se cherche au bout de ses crayons, et à qui on ne peut que souhaiter de jouer désormais pleinement le rôle d’auteure et d’illustratrice, sans trop se poser de mauvaises questions à son endroit.
Grenoble, ma ville, vient d’être élue capitale verte et simultanément de basculer zone rouge grave, polluée à mort, ultra-rouge quasi-noir cramoisi violacé turgide. Qu’est-ce que ça change, à vue d’œil polychrome ? Par la fenêtre, je ne vois que du gris. Un de ces jours où le ciel est plus bas que les montagnes. Un autre de ces jours d’automne glacé, humide, morose, repoussant. Un jour de deuil et d’abandon, qui m’invite à remâcher Clandestine, le dernier livre d’Hervé Bougel (ex-Grenoblois), texte bref mais long en bouche, révélant assez comment Grenoble ne convient pas à toutes les natures.
Il fait moche dans le ciel et sur la terre et nous avançons masqués.
Les rues sont presque vides. Je réalise qu’en cette période qui interdit, plus ou moins formellement (l’empêchement est ici formel), toute manifestation, c’est-à-dire toute contestation, il se trouve que j’ai un disque de chevet, Le Manifeste de Saez, ainsi qu’un film culte qui est mon film préféré de la semaine ou de la décennie, je ne sais pas encore, Manifesto de Julian Rosefeldt. Est-ce une compensation ?
Le Manifestede Saez (2016-2019), album quadruple sous-titré Ni dieu ni maître après avoir porté divers titres, est une extravagance, un choc, un bloc, un tour de force aussi lointain que possible de ce que l’on entend usuellement par album de chanson française, modèle industriel facilement aimable, calibré et reproductible à base de deux trois idées sentimentales et de couplets et refrains avec pont, solo et coda. Rien de tout cela. Le Manifeste ne s’écoute pas distraitement tout en cherchant autre chose sur son portable mais exige toute l’attention, toute l’implication, de son auditeur. Quatre heures de musique intense et débordante, de textes exigeants et écorchés, quatre heures à s’accrocher en compagnie d’un artiste intransigeant, qui ne lassera que ceux qui méritent d’être lassés et qui ricaneront face à la caricature du poète maudit. On trouve ici et là des traces de Jacques Brel (La Maria serait comme une séquelle d’Amsterdam), de Jean Ferrat (Années 60 : Ferrat parle de la France qu’il a sous les yeux, de l’émancipation des classes sociales et prend la forme de chansons d’amour, Ma môme, Ma France… 2019 : Saez parle de la France qu’il a sous les yeux, donc de la religion mais cela prend encore la forme d’une chanson d’amour : Ma religieuse), de Ferré, de Noir Désir, de Renaud et même de Johnny Hallyday (l’émouvant hommage Jojo). Mais on trouve surtout Saez, singulier, entier et irrécupérable, généreux et inachevé, adolescent et rock’n’roll, ses obsessions, ses déchirements, ses failles, son autobiographie (Ma vieille sur sa mère et Mohamed sur son grand-père sont deux sommets), ses révoltes, avant tout et après tout sa poésie. On peut explorer le site de Saez rebaptisé pour l’occasion Culture contre Culture.
Manifestode Rosefeldt (2015) est une extravagance, un choc, un bloc, un tour de force aussi lointain que possible du ce que l’on entend usuellement par film, modèle industriel facilement aimable, calibré et reproductible à base de deux trois idées sentimentales et de personnages et de péripéties avec début milieu climax et happy end répartis méthodiquement sur 90 minutes. Rien de tout cela. Manifesto ne se regarde pas distraitement sur un onglet ouvert tout en faisant autre chose de son portable mais exige toute l’attention, toute l’implication, de son spectateur. D’abord installation d’art contemporain sur douze écrans simultanés, les douze séquences ont été réincarnées et réunies en un long métrage conceptuel, hypnotisant et parfois désopilant. La géniale Cate Blanchett, seule à l’écran le plus souvent, incarne 13 personnages, quasiment 13 archétypes, et déclame hors contexte une cinquantaine de manifestes politiques ou artistiques du XXe siècle (seul le premier cité, l’inaugural Manifeste du parti communiste de Marx et Engels, 1848, appartient au siècle précédent), écrits dans six langues européennes. Il faut voir (pour le croire) Blanchett en clodo braillant Guy Debord, en trader cynique éructant le futurisme pré-fasciste, en veuve éplorée lisant Dada à en pleurer, en maitresse d’école maternelle prêchant Godard et Lars Von Trier, en chorégraphe russe tonitruant Fluxus, en marionnettiste susurrant André Breton, en punk vociférant le stridentisme, en femme au foyer récitant les textes fondateurs du Pop Art comme on prononce les grâces avant de découper la dinde, en présentatrice du 20 heures ânonnant l’art conceptuel avec une diction standard internationale représentée chez nous par Claire Chazal… (Toutes les séquences sont visibles séparément sur le site de l’artiste, mais attention, sans sous-titres.) Détail sans doute signifiant : c’est une femme qui prononce ces textes grandiloquents écrits par des hommes. Pourquoi donc seuls les hommes, durant le siècle des manifestes, ont-ils manifesté ? À moins que, comme d’habitude, des femmes l’aient fait et aient été oubliées (1)… Ces textes d’une énergie stupéfiante, écrits pour devenir des actes et des actions, ne sont pas du tout parodiés, au contraire ils prennent une épaisseur extraordinaire dans la bouche de ces personnages facilement identifiables par leur fonction, qui, dans la vie réelle, sont agis par eux, infusés par eux, comme nous le sommes nous-mêmes.
Je relève cette coïncidence : deux œuvres aux titres similaires se manifestent et se télescopent sous mes yeux. Je m’en étonne. Pour dépasser le constat du simple jeu de mots synchronisé, j’interroge l’étymologie de manifeste.
Or il n’y a pas une mais deux étymologies. Le latin manufestus signifiait pris à la main/par la main/la main dans le sac et connotait ce qui est concret, accessible à nos sens, palpable, évident, patent, incontestable ; bien plus tard, l’italien manifesto, adjectif substantivé, qualifiait ce qui était rendu public par affichage ou tract, prise de position, texte de loi, tribune, appel, réclame, polémique. Quant à Manifestation, on note un remarquable chemin de sécularisation : le mot a d’abord eu des acceptions religieuses (révélation, apparition du christ), puis scientifiques et médicales (apparition de symptômes), puis sentimentales (expression de l’intériorité, de la flamme retenue puis déclarée), enfin politiques c’est-à-dire collectives (rassemblement, démonstration publique d’une opinion ou d’une protestation).
Une conclusion, si l’on y tient : les œuvres qui manifestent, qui sont là sous notre main, qui nous prennent en main, qui nous parlent, et qui exigent, y compris de celui qui les reçoit, sont plus urgentes que jamais.
(1) – Des traces existent bel et bien, si l’on se donne la peine de chercher. Mina Loy (1882-1966), peintre, poète, agent artistique et femme libre, a vécu parmi ces avants-gardes viriles si promptes à produire du manifeste, côtoyant Apollinaire, Picasso, Duchamp, Cravan (qui fut son mari), Giacometti, Ernst et compagnie. Elle a écrit des textes polémiques rassemblés de façon posthume sous le titre Manifeste féministe & écrits modernistes (éditions Nous, 2014).
Charlie Hebdo a 50 ans. Bien sûr, cela se fête. Charlie est important, dans ma culture, dans la culture en général. Mais Charlie n’est pas qu’un patrimoine. Charlie est une actualité (le procès en cours est crucial). Charlie est un enjeu. Charlie est un combat. Charlie est un baromètre de nos libertés.
Et merde, quoi, voilà, j’ai encore craqué, je viens de réécouter Tous les gamins du monde de Saez et j’ai replongé, chialé comme un veau, des années après je suis incurable de ça, allez, je respire par le ventre, je me ressaisis.
Je disais. Bon anniversaire à nous tous.
Mais pour l’heure, puisque Charlie est aussi un laboratoire de littérature, c’est à Cavanna que je pense, François Cavanna, fondateur de ce journal qui a réinventé ce que peut être un journal, Cavanna mort en janvier 2014, soit un an avant que l’époque ne change et que le charivari ne commence, on ne peut s’empêcher de penser que c’est tant mieux pour lui. Il faut lire et relire sa Lettre aux culs-bénits (des extraits ici).
J’aime Cavanna depuis l’âge de onze ans et ma découverte coup sur coup de Le saviez-vous ? et Les Ritals, deux livres d’autant plus fondamentaux qu’ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre, et me démontraient par leur juxtaposition qu’un écrivain écrit ce qu’il veut, il écrit ce qui n’a rien à voir.
Durant pas loin de vingt ans, la colonne de Cavanna, remplie à ras-bord de trucs qui n’avaient rien à voir, a été ce que je lisais en premier dans Charlie (à la rigueur en deuxième, après celle de Siné), et j’en tirais toujours une revigorante décharge d’énergie, de colère, d’humour, d’intransigeance. Énergie, colère, humour, intransigeance : le vieux fondateur, quoique marginalisé sur la fin, rappelait de façon hebdomadaire les ingrédients inauguraux de Charlie. C’était un ton, un style, une indéniable écriture, une manière comme disait LF Céline d’injecter dans l’écrit la rage de l’oral. Dans le Charlie d’aujourd’hui, il me semble que le plus fidèle héritier de cette veine est Fabrice Nicolino : sa chronique écologique me fait un peu le même effet d’éducation populaire par les tripes, de didactisme à coups de boule. (Peut-être cela provient-il de leurs points communs biographiques, deux descendants de ritals, prolos autodidactes.)
Je reviens régulièrement à Cavanna puisque je n’ai pas tout lu. Cette année nous avons eu l’heureuse surprise d’accéder à un posthume, Crève Ducon ! que j’ai dégusté fragment après fragment, les quatre susdits ingrédients y sont intacts, Cavanna aura écrit à bras-le-corps jusqu’au bout de ses forces. En fin de volume j’ai détaillé les impressionnantes pages Du même auteur, pas loin de la centaine d’ouvrages, j’ai pointé ce que j’avais lu ou manqué. J’ai débusqué un titre dont je n’avais jamais entendu parler, Cœur d’artichaut, roman, 1995. Je me le suis procuré, je viens de le finir.
Un homme, plein de femmes, un polyamoureux comme on ne le disait pas. Une éducation sentimentale et sexuelle. Un marivaudage moins scandaleux que sentimental où le héros avoue candidement son désir juvénile d’aimer toutes les femmes. Un livre mineur dans l’œuvre du sanguin moustachu, sans doute, puisqu’il s’agit d’un vrai roman, avec narrateur fictif (nommé Emmanuel Onéguine, pourquoi pas, de la moitié de l’âge de l’auteur, okay, obsédé sexuel et apprenti écrivain, allons-y), une histoire, des rebondissements, des personnages, tout le tremblement d’imagination… Cavanna, grand écrivain, n’était pas forcément un grand romancier, ce sont des choses qui arrivent, son chef d’œuvre restera son cycle autobiographique, d’ailleurs quel que soit le texte qu’il écrit, son je déborde et tous les personnages parlent un peu comme lui.
En outre, certains aspects du roman ont sensiblement vieilli : la description des quartiers de Paris, avec flippers dans les bars, cabines téléphoniques et joyeux bordel… Surtout, cette manière proprement démodée de parler des (et aux) femmes avec amour infini et infinie naïveté, de les glorifier tout en les traitant de salopes, est ce qui semble le plus daté, ne passerait plus aujourd’hui, on te me balancerait son porc à coup de hashtags. Le fantasme très masculin qui consiste coucher avec la fille allumeuse puis avec la mère épanouie (jouir de la fraîcheur puis de l’expérience) est ici exprimé de façon finalement plus ringarde et contrite que chez Pierre Louÿs dans Trois Filles de leur mère, écrit 80 ans plus tôt. En outre, certaines phrases de Cavanna, quoiqu’écrites en pure blague ou simple façon de parler, par trop outrageraient le goût contemporain : Je me sens de plus en plus violeur de petits enfants, moi. (p. 176)
Peu importe, reprocher à Cavanna de ne pas écrire pour notre temps serait, comme il en va de n’importe quel déboulonnage, un anachronisme, puis une amnésie d’imbécile heureux. Un auteur qu’on aime est aimé hors du temps jusque dans les rides, recoins et tavelures.
Je vous en recopie et offre une page (la 85), romanesque certes puisque c’est le jeune narrateur qui vous cause, qui explique ses affres au moment d’écrire une pièce de théâtre, mais aussi terriblement autobiographique, le masque ne tient pas, on reconnait facilement à l’œuvre le vieil auteur en personne, véhément, écorché, écrivant, artichaut. Énergie, colère, humour, intransigeance.
Eh bien, je n’ai plus aucun prétexte pour ne pas m’y coller moi-même, au boulot. Travailler, j’aime bien. C’est la mise en route qui pose problème. Un mal de chien à me concentrer, à me décider à affronter la première page vierge, celle du dessus du bloc, la plus vacharde. Je renâcle comme une bourrique devant l’obstacle, je m’évade, je rêvasse, je risque sans y croire un début de phrase, je biffe, je m’engueule, je suis très malheureux. Paraît que tous ceux qui font métier d’écrire doivent en passer par là. Ça ne m’aide ni ne me console. Une fois lancé — si j’y arrive ! — j’oublie tout. Le monde n’existe plus, pas même mon corps. Le rond de lumière de la lampe sur le papier, tout l’univers est concentré là. Il n’y a rien autour, ni temps, ni espace, ni faim, ni soif, ni envie de pisser, de me gratter ou de me dégourdir les jambes. Je ne respire même plus, ou à peine. Seul le cerveau vit, mais alors, à toute vapeur, prolongé par la main que prolonge l’agile stylo. Et moi je suis tout entier cerveau, rien d’autre que cerveau, cerveau surexcité, cerveau jubilant, traquant l’idée, fignolant la phrase qui la rendra le mieux, vivant de la vie des personnages qu’il crée et fait agir à sa fantaisie… Quoi de plus exaltant, de plus fascinant au monde ? De plus crevant… Quand enfin j’émerge, parfois après des heures et des heures et parfois des jours, je suis ahuri, vidé, congestionné de la tête, tous les muscles douloureux comme si je venais de courir un marathon. Vanné, chancelant, triomphant. Et affamé. Et la vessie prête à éclater. Même si, par la suite — c’est souvent le cas —, je juge mon travail inepte et si je jette tout au panier, sur le moment j’ai la grande puissante bouffée de la victoire. Je suis le vainqueur, merde ! Je regarde le paquet de papier noirci, j’ai fait ça, moi, je n’en reviens pas, j’ai envie de poser le pied dessus comme, sur les vieilles photos, l’explorateur à moustaches et casque colonial pose sa botte sur la tête du tigre qu’il vient d’abattre, pauvre bête, sale con.
Suite à l’article précédent, on pourrait estimer (je pourrais estimer, vous ferez comme vous voudrez) que s’en remettre absolument au hasard, ne croire qu’en lui, est tout de même un peu nihiliste sur les bords. Encore faut-il habiller le hasard d’un peu de sagesse. Où trouver, où placer la sagesse ? Comment articuler hasard et sagesse ?
À l’heure où le soleil décline et rougeoie, que l’on est assis en lotus sur son rocher, OKLM, sans souffrance, que l’on contemple la plaine, que l’été est indien, que la douceur de l’air est agréable quoiqu’un peu louche, on se pose parfois ce genre de question.
Est-il possible de ne croire en rien ?
Si ne croire en rien est possible, est-ce souhaitable ? (C’est le nihilisme.)
Si ne croire en rien est impossible et/ou non souhaitable, en quoi faut-il croire ? Choisit-on ce en quoi l’on croit comme on choisit le plat qu’on pose sur son plateau à la cantine ?
Assis en lotus et sans souffrance sur mon rocher, j’énumère tout ce en quoi je crois, qui me protège du nihilisme. Attention, largage de credo. Il était temps, à mon âge. Je ne le ferai pas trente-six fois. Une profession de foi est un gros boulot : plus j’y réfléchis plus je crois à des trucs.
Je crois au chemin davantage qu’à la destination.
Je crois à tout ce qui est susceptible de rendre meilleur le long du chemin : la connaissance, la beauté, le lien, l’attachement, la joie, le rire, les rencontres. Je crois aux vertus de la contemplation du soleil couchant sur la plaine depuis un rocher.
Je crois en la raison, et je crois aussi que l’être humain est irrationnel : ce sont là deux types de croyances, compatibles puisqu’agissant à deux étages distincts. Je crois très fort que la distinction ferme entre les deux types de croyances, entre les idéaux (se laisser guider par une aspiration) et la réalité (revenir toujours au principe de réalité, concrète comme du béton anglais) fait partie de ce qui nous rend meilleurs sur le chemin. Je crois aux Pensées pour moi-même, qui sont également des pensées pour tout le monde, de Marc Aurèle :
Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre. (*)
Je crois à l’Histoire, c’est à dire à la succession des faits. Je crois à cette chronologie-ci que j’ai déjà égrainée ailleurs : l’univers a 13,7 milliards d’années ; l’espèce humaine 300 000 ans max ; les plus anciennes traces de préoccupation religieuse (des sépultures) ont 100 000 ans ; à la louche le concept de monothéisme, virtuellement totalitaire (si Dieu est unique c’est tout ou rien, soit on y croit et on est sauvé soit on n’y croit pas et on est damné) a 3000 ans, cristallisé en Perse et en Égypte.
Je crois que les religions sont intrinsèquement liées à la conscience de la mort. Creusons (c’est le cas de le dire) l’idée force énoncée dans le paragraphe précédent : les plus anciens témoignages de geste religieux sont des sépultures. Pour l’être humain individuel (il paraît que cela se passe vers l’âge de six ans ?) comme pour l’humanité (il paraît que cela s’est passé il y a 100 000 ou 200 000 ans ?), la prise de conscience de notre mortalité est une scène fondatrice et décisive, racontée dès L’épopée de Gilgamesh (texte inaugural de la littérature mondiale), lorsque celui-ci assiste à la mort de son ami Enkidu. À partir de cette révélation frustrante, absurde, soit on se laissera aller à des pulsions morbides, à la mélancolie, à la pure et simple attente angoissée que la mort vienne ; soit on accèdera à une forme de pensée tragique (=acceptation de la fin) et éventuellement à la sagesse ; soit on adhèrera à une quelconque religion qui, quelle qu’elle soit, nous dira, caressante dans le sens du poil, T’inquiète pas, la mort n’est pas la fin. Freud raconte dans L’Avenir d’une illusion que la mort est un processus naturel et, qu’en soi, elle ne suffirait pas à créer une civilisation ; en revanche, la religion, qui est un discours sur la mort et une réaction à la mort, constitue une illusion civilisatrice.
Crachons le morceau : je ne crois pas en Dieu et je crois que nous vivons une époque où il devient un peu risqué de prononcer cette phrase à haute voix, on passe pour un je-ne-sais-quoi (Je ne fais pourtant de tort à personne/En suivant les ch’mins qui n’mènent pas à Rome). Précision : je ne crois pas en Dieu mais je crois à la spiritualité – à nouveau, il n’y a pas de contradiction puisqu’il s’agit de deux formes distinctes de croyances, croyance dans la réalité d’une chose / croyance dans la justesse et dans les bienfaits d’un idéal et de ses manifestations. Je crois que seule la matière existe et que c’est suffisant puisqu’elle déborde d’esprit (attitude peut-être un peu shintoïste, pour ce que j’en sais). De même que je ne crois pas en Dieu tout en croyant à la spiritualité, je crois en la matière tout en ne croyant pas spécialement au matérialisme. Ceci est un chiasme, me semble-t-il. Je crois sans réserves aux figures de rhétorique.
Scholie (comme dit Spinoza) : c’est justement parce que, en tant que matérialiste, je crois que tout, absolument tout, est matériel (une pensée, un rêve, un souvenir, sont des connexions qui fusent dans un réseau de neurones et de synapses), que le matérialisme, au sens d’attachement aux biens matériels, m’écoeure. Ce matérialisme-là est un spectacle navrant et morbide où ce qui est de plus bas en nous (métaphore) se rabat sur ce qui nous est donné de plus évident, de plus trivial, où l’on se satisfait complaisamment de ce que l’on a déjà. Je suis matérialiste au sens ontologique, certainement pas au sens consumériste ou publicitaire. Je préfère infiniment qu’on m’entretienne de l’âme plutôt que du dernier iPhone, même si je sais que l’âme n’existe pas alors que l’iPhone existe, et même, précisément, pour cette raison. L’âme immortelle, en tant que fiction religieuse, consolation pour individus incapables de se résoudre à croire qu’ils mourront un jour tant ils aiment vivre dans un monde matérialiste-consumériste-publicitaire, me laisse froid. En revanche l’âme des poètes, quand ils parlent de ce qui les anime (au sens propre, anima = âme), et ce mouvement interne peut bien être la foi religieuse, peu importe, me bouleverse toujours. « Qu’est-ce que je fais sur la terre ? J’écoute mon âme. (…) L’âme, je la sens nettement au milieu de la poitrine. Elle est ovale comme un oeuf et quand je respire, c’est elle qui respire. » (Marina Tsvetaieva) Faut-il le préciser ? Je crois à la poésie.
Je ne crois pas en dieu à proprement parler, mais je crois en l’univers. C’est-à-dire que je crois aux métaphores : l’univers est vieux de 13,7 milliards d’années ; dieu au sens monothéiste en est la métaphore, jeune d’environ 6000 ans. Dieu est naturellement acceptable en tant que métaphore de tout ce qui est plus grand que nous – l’univers, la vie, la mort, l’humanité (« Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme », Pascal), le peuple, la connaissance, la nature (« Deus sive Natura » Spinoza), la danse (« Je ne croirai qu’en un dieu qui danse » Nietzsche), le ciel, la forêt, la mer, l’amour, l’avenir, le passé, le temps-qui-passe…
Sans aucun doute je me sens davantage frère des mystiques foudroyés par la révélation parmi des ruines antiques inondées de soleil, tel un Albert Camus dans Noces à Ibiza, ou bien au cœur d’une forêt, tel un Romain Rolland écrivant à Freud la fameuse lettre du 5 décembre 1927 où il évoque le sentiment de ne faire qu’un avec l’immensité du monde : « …le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique) », que d’un Claudel, converti à Notre-Dame derrière le second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Moi qui vous parle j’ai connu une sorte de révélation devant le bureau des postes de Chambéry, c’est pour dire. Une forêt, une bourrasque, un bureau de poste ou même, pour les moins imaginatifs, une église, tout peut servir de support à cette métaphore universelle qu’est Dieu.
Exemples de métaphores usuelles (petit jeu amusant : dans chaque cas, vous remplacerez le mot Dieu par un autre qui vous semblera plus approprié) : À Dieu vat ! Dieu seul le sait. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Dieu te garde/protège/guide/bénisse. Dieu soit loué ! À Dieu ne plaise. Dieu m’est témoin.Chaque jour que Dieu fait. « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits » (Monseigneur Barbarin). Mon pauvre enfant, à présent ta maman est auprès de Dieu. Vaya con dios. Inchallah. God save our gracions Queen. Gottverdammt ! Dieu ait son âme. Dieu vous le rendra. Mon Dieu je jouis. Etc.
En revanche l’espérance en Dieu en tant qu’être, vaguement anthropomorphe et traditionnellement plus viril qu’efféminé, doté d’une conscience et surtout d’un quelconque intérêt pour ma petite personne, m’apparaît comme la manifestation du besoin infantile de croire que papa pense encore à moi lorsque je suis tout seul dans la nuit. Au surplus, le concept si courant de dieu personnel (mon dieu me protège de même façon que mon parapluie ou mon doudou ; j’ai relevé il y a quelques jours cette bribe de conversation dans le bus : Je suis en paix avec mon dieu), s’il est en parfaite adéquation avec nos sociétés individualistes, solipsistes (tout ce qui m’entoure, y compris les concepts théologiques, n’a de valeur que rapporté à ma personne) et matérialistes (au sens publicitaires-consuméristes – j’ai choisi mon dieu en fonction de ses performances et des excellentes appréciations qu’il recueille des autres clients), me semble en totale contradiction avec la théorie relativement stimulante du monothéisme. Il serait stupéfiant que je sois le seul à avoir remarqué cette discordance.
Je crois, pour redevenir sérieux deux minutes, que dans l’univers de 13,7 milliards d’années coexistent le déterminisme et le chaos et que c’est ce qui rend le spectacle formidable.
Je crois que l’univers est, en gros, une entropie, et un chaos (je reste poli), c’est-à-dire une somme fourmillante de milliards de forces contradictoires, tellement diverses par leurs natures, leurs puissances, leurs provenances et leurs directions qu’il est impossible de saisir l’univers dans son ensemble. Au mieux, en se concentrant et en plissant les yeux depuis son rocher, on peut distinguer et saisir l’une de ces forces, comprendre une cause et un effet à la fois, comme on voit une étoile filante traverser le ciel du mois d’août. Dans ce cas il faut absolument éviter de se laisser griser, se souvenir des milliards d’autres forces que l’on ne voit pas, sinon on prendrait le risque de s’imaginer que celle qu’on a vue explique tout à elle seule, on prendrait le risque de croire qu’on est arrivé, qu’on a tout compris, en somme de sombrer dans le complotisme.
Je crois au hasard, comme grand principe aveugle au sein du chaos, le hasard se manifestant par le croisement et la rencontre entre deux de ces forces, collision à laquelle on donnera, selon ses conséquences, un sens rétrospectif.
Je crois, oh pas démesurément, je crois un petit peu, à l’organisation politique, qui est le moyen du lutter contre le chaos en son versant social. Je crois en tout cas aux principes directeurs de l’action politique (croyance de type : idéaux, et non : réalité – relire la cruciale distinction plus haut). Je crois à la liberté, je crois à l’égalité, et je crois, voyez comme c’est curieux, à la fraternité. Je crois à la laïcité, quatrième terme invisible de la devise nationale. (Au fait, je ne crois pas du tout à tout ce qui touche au nationalisme, mère patrie et autres billevesées puisqu’être né ici et maintenant est le pur effet du chaos et du hasard, voir plus haut.)
Je crois en revanche beaucoup aux forces personnelles volontaires voire volontaristes qui nous permettent de contrecarrer localement le chaos pour lui arracher un fragment de sens et d’intelligibilité. Parmi ces forces : la patience, l’observation, l’éducation, la transmission, la mémoire, l’échange, l’amour, l’art, le rituel, la répétition. Et les citations. Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur. (Jean Cocteau, les Mariés de la Tour Eiffel)
Je crois aussi, je crois enfin, aux contes, qui contiennent et prodiguent les forces énumérées au paragraphe précédent : patience, observation, éducation, transmission, mémoire, échange, amour, art, rituel, répétition, et citations. Je crois aux histoires en général, qui sont des moyens de faire se faufiler une idée d’un cerveau humain à un autre cerveau humain en l’habillant de péripéties. Je crois au récit lui-même en tant que force traversant le chaos, je crois au récit qui nous percute, nous transforme et nous révèle sa nature de métaphore et de métonymie de notre chemin.
Vrai ou non n’est pas la question. Je crois autant à l’imagination qu’au témoignage du moment que la parole est construite. Je crois à la parole. Je crois aux paraboles, je crois aux rêves, je crois aux mythes, récits princeps, je crois aux poèmes, aux chansons, aux chroniques, aux romans, aux bandes dessinées, aux films et à toutes les formes que prennent les histoires, y compris les stories… Mais avant tout et après tout, je crois aux contes, qui en leur temps intemporel avaient déjà quasiment tout inventé. Cf. ici pour un éloge des contes et surtout des conteurs.
Et voilà que rentre dans ma vie un livre merveilleux, un trésor. Si je jouais encore aux Reconnaissances de dettes je préciserais que je dois cette découverte au hasard, je vous prie de le remarquer, hasard qui ce jour-là prit la forme d’un séjour dans les chiottes chez un pote qui se reconnaîtra, séjour qui s’est prolongé bien plus longtemps que nécessaire aux fonctions organiques. Un livre qui mêle le hasard et les contes, soit l’essentiel des forces naturelles et surnaturelles que je reconnais et vénère : Le Livre des chemins d’Henri Gougaud.
Semblable au Yi King, livre des transformations dans le Maître du Haut Château dont je vous entretenais précédemment, Le Livre des chemins est un oracle que l’on consulte en s’en remettant au hasard, et qui vous délivre une réponse cryptée, sous la forme d’une histoire, d’un proverbe, ou d’une citation. Le mode d’emploi figure en quatrième de couve :
Les contes ont pour berceau la nuit des temps. Combien de siècles, de pestes, de révolutions, de montagnes et de mers ont-ils traversé avant de nous parvenir ? Les contes sont dans l’âme humaine comme dans leur maison. Ils ont vécu assez longtemps dans l’intimité des êtres pour tout savoir de nos soucis, de nos rêves, de nos désirs. Ils savent ce que vous ignorez. Demandez-leur une réponse aux questions qui vous préoccupent, ils vous répondront. Posez la main gauche sur le livre et formulez votre demande secrète, les yeux fermés. Prenez un des trois signets-arbres de vie et devenez pêcheur de merveilles en tranchant dans le vif du recueil, au hasard. Il vous désignera le conte qui attendait votre lecture. Puis lisez l’aphorisme qui correspond au signet choisi ; il vous précisera la réponse donnée par le conte ou l’habillera d’une lumière inattendue…
Comme je me trouve, pour six mois, dans une situation singulière, inédite, une bizarre croisée des chemins, je me sens d’humeur à consulter un oracle. Je fais l’expérience devant vous, mesdames et messieurs, quatre fois de suite. Garanti sans trucages. (Entre temps je suis sorti des toilettes, hein.)
1) J’interroge une première fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : Que puis-je espérer de cette période singulière de six mois qui s’ouvre devant moi ?
Le livre me répond par le conte Marko (p. 255). Sur ses vieux jours, un vieux chevalier rentre dans son village, après ses exploits, et attend désormais, assis devant son porche, disponible pour toutes les visites. Un jeune prince vient lui demander où il puisa son courage. Le vieux chevalier évoque un souvenir de son enfance. Un jour où il vit un chien bâtard, efflanqué, pelé et solitaire tenir tête à une meute. Cette image lui a servi toute sa vie. J’aimerais dire que le conte est tombé dans le mille et que je comprends exactement ce qu’il veut me dire, mais, hormis l’image de l’homme disponible sur son seuil, qui observe la plaine au crépuscule comme depuis un rocher, je suis perplexe. Heureusement le conte s’accompagne d’une citation de Maître Eckhart : On devrait attacher moins d’importance à ce que l’on fait qu’à ce que l’on est.
2) J’interroge une deuxième fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : Que dois-je accomplir, que dois-je viser, durant cette période singulière de six mois ?
Le livre me répond par le conte très bref Un monde au-delà de nos vies (p. 39), qui évoque à nouveau l’échange entre un maître et un élève et m’enjoint (je suppose) à me mettre au travail tout en sachant que le sens global et final me restera inconnu. Le conte s’accompagne d’un koan zen : Lorsqu’il n’y a plus rien à faire, que faites-vous ? Je lève la tête, mâche, déglutis, avale.
3) J’interroge une troisième fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : De quoi dois-je me défier, à quoi dois-je renoncer, durant cette période singulière de six mois ?
Le livre me répond par le conte Confiance en Dieu (p. 113) qui est en somme une plaisanterie que j’ai lue autrefois sous la forme d’une sale blague dessinée par Vuillemin. C’est la grande inondation, c’est le grand déluge. Les rues sont devenues des torrents, un prêtre est monté sur le toit de son église, et refuse tout à tour l’aide d’un canot, d’un hors-bord de pompiers, d’un hélicoptère. Les trois fois, il répond Non merci, Dieu seul viendra à mon secours. Peu après, il meurt noyé. Au paradis, il engueule Dieu : Dis donc, tu t’es bien foutu de moi, je t’ai attendu et tu n’as pas bougé le petit doigt pour moi. Dieu lui répond indigné : Comment ça ? Quelle ingratitude ! Bougre d’andouille, je t’ai envoyé un canot, puis un hors-bord de pompiers, puis un hélico ! Cette fois le message est limpide.
4) J’interroge une quatrième fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : À quoi puis-je me raccrocher, à quoi puis-je faire confiance, durant cette période singulière de six mois ?
Le livre me répond par le conte La mangouste et le serpent (p. 393). L’histoire est celle d’un fonctionnaire indien scrupuleux qui, absorbé par ses fonctions, se trompe du tout au tout sur ses affaires domestiques et croyant bien faire tue son animal domestique qui lui était tout dévoué. Bien sûr ce conte serait une fin en soi puisque ma demande cette fois-ci portait sur la confiance que je peux accorder autour de moi. Mais de surcroît il est accompagné, en guise de morales, de deux citations qui, pourtant sans lien entre elles, seraient, prises individuellement, des réponses nécessaires et suffisantes. L’homme est un animal enfermé à l’extérieur de sa propre cage. (Paul Valéry) Au milieu de l’hiver j’ai découvert en moi un invincible été. (Albert Camus)
Je recueille et médite chacune de ces réponses (et au passage j’ajoute quatre histoires à mon répertoire). Une conclusion ? Bien sûr que non, je n’ai pas de conclusion. Da capo : le chemin vaut mieux que la destination.
(*) – Ces mots appellent plusieurs commentaires. Ces mots appellent plusieurs commentaires et mises au point. Primo, cette belle citation a traîné partout – reproduite notamment dans les méthodes de développement personnel, posts Facebook, dictionnaires en ligne des meilleures citations du monde, emballages de papillotes, cartes de vœux, mugs, posters, fonds d’écran… Or, comme j’aime remonter à la source (je crois à l’archéologie), j’ai lu les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle dans l’espoir de retrouver la phrase originale. Je ne l’ai pas trouvée ! Cette citation a beau se rabâcher en tout lieu, jusqu’à devenir un lieu commun galvaudé, elle n’existe pas. Pourtant, elle fait de l’effet. Par conséquent elle existe (et s’applique, je crois, universellement : en ce qui concerne mon champ d’activité et mes ambitions, je dois me concentrer sur ce qui dépend de moi, écrire un bon livre, et non sur ce qui ne dépend pas de moi, écrire un livre qui rencontre le succès). Ce qui me permet d’ajouter à mon credo deux croyances supplémentaires : je crois que les voies de la sagesse sont impénétrables ; je crois que ce qui agit existe (l’idée de Dieu existe).
Deuxio, après enquête archéologique, la formulation la plus approchante de cette idée éthique fondamentale se trouve non dans les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle mais dans l’incipit de ce qui fut notoirement son modèle et son inspiration majeure, le Manuel d’Epictète :
1. Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. De nous, dépendent la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, bref, tout ce en quoi c’est nous qui agissons; ne dépendent pas de nous le corps, l’argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n’est pas nous qui agissons. 2. Ce qui dépend de nous est libre naturellement, ne connaît ni obstacles ni entraves; ce qui n’en dépend pas est faible, esclave, exposé aux obstacles et nous est étranger. 3. Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté; tu en voudras aux hommes comme aux dieux; mais si tu ne juges tien que ce qui l’est vraiment – et tout le reste étranger -, jamais personne ne saura te contraindre ni te barrer la route; tu ne t’en prendras à personne, n’accuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra te faire de mal et tu n’auras pas d’ennemi puisqu’on ne t’obligera jamais à rien qui soit mauvais pour toi.
Troisio : je crois en la sérendipité. La formidable lecture des Pensées pour moi-même m’a apporté, comme de juste, tout autre chose que ce que j’y cherchais. Et particulièrement, une découverte extraordinaire : Marc-Aurèle a inventé les Reconnaissances de dettes dix-neuf siècles avant moi. Le premier livre des Pensées est une énumération de « dettes reconnues » dans un esprit strictement identique à ma propre démarche : ce que je dois à mon grand-père, à ma mère, à mon père, à mon frère, à tel ami, à tel prescripteur, à tel maître, à telle lecture, aux dieux…
Sharon Stone et son top rose. Paul Verhoeven est le champion olympique du bon goût au XXe siècle.
Qui l’eût dit ? L’un des effets collatéraux du confinement est le retour en grâce d’une pratique qu’on croyait désuète, les reprises en salle de vieux films. Aujourd’hui, 16 septembre 2020, ressort Total Recall (Paul Verhoeven, 1990). Je me souviens et j’en nourris l’envie de rejouer à Reconnaissances de dettes.
Le livre Reconnaissances de dettes (ne le cherchez pas, il est aussi introuvable que s’il n’avait jamais existé : soit vous le possédez, soit vous ne le possèderez jamais) témoigne d’un tortueux chemin d’écriture qui m’a tenu 18 ans, inventant au fur et à mesure sa méthode d’archéologie intime. L’intention initiale, naïve et vite abandonnée, était de dérouler l’entière pelote de ma psyché en partant d’un élément quelconque (un lieu, un livre, un film, un évènement, un objet, un souvenir qui en vaudrait un autre) et d’enchaîner les liens de cause à effet, les dettes, sans fin. Soit un élément A qui clignote dans ma mémoire… Je dois B à A, puis je dois C à B, D à C, E à D et ainsi de suite façon domino jusqu’à ce que s’épuisent les souvenirs et que s’achève un tour complet sur moi-même. Impossible, en réalité. Une fois lancée la mémoire tourne encore, comme un derviche.
Le livre achevé après 18 ans est finalement distinct de cette intention, plus erratique, avec 300 pistes engagées, certaines ouvrant sur des carrefours, d’autres fermant sur des culs-de-sac.
Mettons que je revienne à la méthode initiale, mettons que je l’applique en prenant Total Recall comme démarreur, parce que Total Recall est un souvenir qui en vaut un autre. Je pourrais aboutir à ce cheminement, à ce chapitre bonus des RdD :
1 – Je dois d’être allé voir Total Recall à sa sortie en 1990 non à sa vedette Arnold Schwarzenegger dont je me foutais absolument (pas client des gros bras qui disent des bons mots) mais à Sharon Stone, dont le regard par en-dessous, avec comme un infime strabisme vicelard, entrevu dans la bande annonce, avait fait bouillir mes hormones juvéniles.
2 – Je dois à la vision du film d’avoir porté à ébullition, au lieu de mes seules hormones comme escompté (on y voit assez peu Sharon Stone, finalement), toute mon imagination ainsi que les conceptions de vérité, d’illusion, de mémoire, de rêve, de foi dans le réel, de manipulation des sens, de paranoïa, de libre-arbitre.
3 – J’ai compris que le meilleur de ce film, son principe actif, n’était ni Verhoeven ni ses interprètes fussent-ils vêtus d’un top rose, mais l’auteur du roman originel, Philip K. Dick. Je dois à cette découverte de m’être plongé dans les oeuvres de Dick. (Blade Runner de Ridley Scott, adaptation du même, antérieure de quelques années, n’avait pas eu cet effet déclencheur, je n’avais vu sur l’écran qu’une aventure au sens plus classique, plus balisé, une enquête… une chasse à l’homme… une élucidation… certes des robots mais jamais ce doute insidieux sur ce qui est réel ou falsifié, cette vertigineuse et rétrospective mise en abyme de l’histoire qu’on nous raconte ainsi que de toutes les histoires, cette faille, cette authentique rupture de sens qui est une invitation à une initiation spirituelle vers d’autres paliers de conscience – aussi avais-je à peine relevé le nom de l’auteur initial).
4 – Je dois à ma passion instantanée pour Philip K. Dick d’avoir notamment dévoré dans un état presque second Le Maître du Haut Château. Ce roman m’a révélé ce qu’aucun livre d’histoire n’avait eu le courage d’écrire : la Seconde Guerre mondiale s’est achevée en 1947 par la victoire de l’axe germano-japonais, après que les débarquements alliés en Europe ont tous échoué et que les bombes atomiques allemandes ont rasé plusieurs villes américaines. Les USA n’existent plus, dépecés comme une vulgaire Pologne, partagés en deux zones d’occupation : le versant atlantique fait partie du Grand Reich Allemand ; le versant pacifique (dont la Californie) appartient à l’Empire Japonais. Quant au Maître du Haut château qui donne son titre au roman, c’est un personnage mythique, une légende urbaine, un écrivain qui selon certaines rumeurs aurait écrit un livre racontant que la guerre s’est en réalité achevée en 1945 par la victoire des Alliés…
5 – Je ne découvrirai les mot dystopie et uchronie que 10 ou 15 ans plus tard, comme tout le monde. Pour l’heure je devais à cette Amérique alternative des gouffres métaphysiques : ce qui existe devait-il exister ? Le réel est-il fatal ou contingent ? Échappe-t-on au déterminisme ? À quoi tient qu’une pièce qui tourbillonne tombe sur pile ou sur face ? Le résultat du jet en l’air de la pièce a-t-il un sens ? Destin ou simple destination ? Hasard ou nécessité ? (Monod) Pourquoi une chose plutôt qu’une autre ? Pourquoi d’ailleurs une chose plutôt que rien ? (Leibniz) le chat dans la boîte est-il mort ou vivant ? (Schrödinger)
6 – Je dois en outre à ce livre un autre livre dissimulé dedans : le Yi King. Les personnages du roman, vivant en Californie sous le joug de l’occupant japonais, sont imprégnés de culture asiatique, et plusieurs d’entre eux utilisent le Yi King au quotidien. Ils interrogent avec application cet oracle millénaire et portatif, leurs baguettes d’achillée entre les doigts, et avant de prendre des décisions importantes tiennent scrupuleusement compte des hexagrammes surgis pour eux seuls, même quand leur interprétation est sibylline. Le Yi King a une importance fondamentale sur l’intrigue et la construction du roman (Dick raconta à plusieurs reprises qu’il avait écrit son livre selon les instructions que lui laissait entrevoir l’oracle), et je dois à cette découverte un nouveau coup de boutoir propre à ébranler mes certitudes sur la réalité, déjà mises à mal par Philip K. Dick : est-ce donc cela, l’étape suivante ? Une fois admis le caractère globalement illusoire du monde, le voile de la Māyā selon les hindous, n’y a-t-il plus qu’à s’en remettre au hasard d’un tirage de signaux binaires, une suite de 0 et de 1, à l’aide de baguettes d’achillée ou faute de mieux d’une pièce de monnaie, pour tenter de comprendre quoi que ce soit à la vie ? Hasard est-il le nom du dieu suprême qui organise le cosmos, le réel ou la fiction, divinité dont les injonctions sont toujours à interpréter grâce à un intermédiaire, par exemple un manuel écrit en Chine il y a quelques 3000 ans ?
Démocrite : « Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité », cité par Jacques Monod qui ajoute « Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux de l’évolution, cette notion centrale de la biologie moderne n’est plus aujourd’hui une hypothèse, parmi d’autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience. » Albert Camus (La Chute) : « J’eus même l’impression, à cette époque, qu’on me faisait des crocs-en-jambe. Deux ou trois fois, en effet, je butai, sans raison, en entrant dans des endroits publics. Une fois même, je m’étalai. Le Français cartésien que je suis eut vite fait de se reprendre et d’attribuer ces accidents à la seule divinité raisonnable, je veux dire le hasard. N’importe, il me restait de la défiance. » Enfin Albert Einstein, qui ne croyait pas en Dieu : « Dieu ne joue pas aux dés » mais également, un autre jour, « Le hasard c’est Dieu qui se promène incognito », débrouille-toi avec ça.
7 – Quelques mois plus tard, je dois à mon frère un fabuleux cadeau d’anniversaire : le Yi King lui-même, fort volume relié de toile jaune et d’une jaquette Rhodoïd, la fameuse édition Richard Wolhelm/Etienne Perrot dans une version de luxe complète de ses accessoires, quarante-neuf baguettes d’achillée serrées dans leur étui en plastique imitation cuir. Il faut croire que j’avais exprimé mon intérêt pour cet objet assez clairement, assez bruyamment, et assez souvent, en citant Le Maître du haut château comme source d’inspiration, pour que mon frère en déduise une idée de cadeau d’anniversaire. Merci, frangin.
8 – Je dois à ce cadeau des dizaines d’heures de jeu sérieux et solitaire, d’activité manuelle concentrée (tu parles c’est du boulot, ces baguettes, la durée du rituel fait office de garantie qu’il se passe quelque chose), de méditation à base de rationalisme pur (il ne s’agit au fond que de statistiques, de mathématiques combinatoires en base deux, yin et yang) et d’irrationalisme tout aussi pur (pourquoi diable l’ordre de ce jeu de mikado reflèterait l’ordre de l’univers, hein ?), d’introspection et de devinettes, de songes creux et de délices face aux réponses cryptées que l’oracle délivrait à mes questions vagues, je m’extasiais que l’hexagramme né sous mes doigts m’explique que l’homme noble doit agir avec sagesse et prudence, mais oui, c’est fou je vois exactement ce qu’il veut dire, comment a-t-il deviné. J’avais développé ce talent de société et à l’occasion j’en faisais profité autrui, comme ces bonnes copines qui vous tirent les cartes et qu’on croit à demi, par jeu, en riant. Encore aujourd’hui je me souviens de la méthode, je connais les huit trigrammes par leur nom et si vous me le demandez poliment je peux ressortir pour vous les baguettes d’achillée de leur étui en plastique imitation cuir.
9 – Dick lui-même devait son intérêt pour le Yi King à Carl Gustav Jung. La préface de son Yi King comme du mien, signée Jung, glosait sur la redécouverte des puissances traditionnelles de la méditation et de l’introspection, rejoignant les conceptions modernes d’inconscient. Je dois à sa lecture de m’être entiché de Jung, qui offrait une alternative rêveuse à la psychanalyse de Freud, si déprimante, si logique et implacable. Je me déclarais par conséquent plus jungien que freudien, ce qui signifiait peut-être quelque chose à cette époque.
10 – Tout de même, au bout d’un moment, Jung, le hasard, le Yi King, les sagesses traditionnelles (dans le même ordre d’idée je dois à Moebius ma curiosité pour Carlos Castaneda, à Alejandro Jodorowsky ma passion pour le Tarot de Marseille…) ont accumulé un bric-à-brac mental dont je ne savais plus trop quoi faire ni ce que je lui devais, au juste. Moi qui me prétendais, moi qui me croyais, un esprit fort, athée, cartésien, qui décortiquais les dogmes religieux et compulsais avidement les textes sacrés en bonne part dans le but sournois de pointer leurs contradictions, lisais en m’esclaffant de joie et de rage l’abbé Meslier, moquais les superstitions, vomissais la vulgarité de l’astrologie (en ce temps-là, Michel Maffesoli, ponte de ma discipline universitaire, adoubait Elisabeth Tessier, ce qui m’indignait ; Maffesoli a fait pire depuis, s’affichant avec le FN et la sinistre Ligue du midi), quel sort devais-je réserver à toute cette part irrationnelle de l’esprit humain qui m’attirait si fortement, qui, pour le dire d’un mot très juste parce que justement ambigu, m’enchantait ? Comment concilier mes émerveillements littéraires devant le Yi King (trésor de sagesse et de spiritualité humaine !) et mon aversion pour l’opium du peuple ou mon dégoût pour la colonne horoscope de tous les magazines (quelle merde !) ? Comment résoudre mes propres incohérences, comment choisir entre l’Académie des sciences et la pensée magique ? Tiens, c’était pile une bonne question à soumettre à l’oracle.
11 – Au bout du cheminement, je dois à l’écriture de fiction, à la théorie mais surtout à la pratique de l’imaginaire, la résolution de cette épineuse dialectique intérieure. L’imaginaire est la zone grise idéale pour cultiver ce qui n’est ni tout-à-fait vrai ni tout-à-fait faux, ni science ni superstition, mais dont seul importe l’agencement narratif qui imite un peu les deux. Mon premier roman, TS, paru en 2003, mettait en scène un protagoniste utilisant un dictionnaire (objet qui est l’emblème absolu du rationalisme, de la pensée positiviste) en guise qu’oracle, l’ouvrant au hasard pour le consulter tel un objet sacré, comme un Yi King qui par un mystère insondable possèderait les réponses à toutes les questions, mais c’est fou je vois exactement ce qu’il veut dire, c’était justement le mot dont j’avais besoin, comment a-t-il deviné. Je dois au Maître du Haut Château une certaine disposition d’esprit de TS.
12 – Et ensuite ? Et depuis ? Ces questions me traversent toujours puisque je n’ai pas de réponse. La dialectique rationnel/irrationnel, comme un yin et un yang, est plus que jamais au coeur du roman qui m’a travaillé ces trois dernières années et qui peut-être sera publié un jour. Ou pas. Le Yi King n’est pas clair du tout à ce sujet et fait la sourde oreille.
Suite et fin demain ou un autre jour, pour parler de la même chose et de tout autre chose.
Je passe l’été dans la vallée du Jura, pour les vacances mais également pour raisons professionnelles puisque j’accompagne ma fille dans ses démarches de recherche de stage.
Depuis quelques jours, une rumeur enfle et vient perturber le repos estival : le président russe, Vladimir Poutine, souhaite reprendre la main sur la scène internationale avec une stratégie belliqueuse dont le succès lui permettrait de modifier la constitution russe et devenir président à vie. Poutine a exhumé une très ancienne querelle territoriale et a exprimé sa volonté, pour l’honneur du peuple russe, d’exercer des sanctions contre la France, en lâchant des bombes atomiques sur le territoire français. Cette fanfaronnade lui permet de ré-affirmer que la Russie détient l’un des plus importants, si ce n’est le plus important, arsenal nucléaire au monde, et qu’il est prêt en s’en servir.
Je suis assis devant un ordinateur, au rez-de-chaussée d’un immeuble de montagne au cœur de la vallée, la fenêtre est ouverte, le paysage est paisible, montagneux et verdoyant. Je fais défiler sur Internet les derniers rebondissements de la crise diplomatique en cours : des ONG pacifistes manifestent devant les ambassades et plaident pour l’annulation de la frappe qu’ils dénoncent comme inutilement exagérée (le mot overkill figure en titre de tous les sites d’information), et il semble qu’elles aient au moins partiellement obtenu gain de cause. Après d’âpres négociations Poutine a accepté de réduire de moitié le nombre de bombes larguées, passant de 8 à 4, et de choisir comme cible une région peu fréquentée par les touristes (donc ni Paris, ni le littoral) afin de préserver la vie économique du pays, concession que le gouvernement français a saluée, avec soulagement et gratitude, se félicitant de ce bon compromis et rappelant que la Russie est une grande nation et un partenaire de premier rang. Les sites que je consulte affirment que la région retenue pour le bombardement sera finalement les Vosges, en souvenir des précédentes guerres mondiales.
Soudain un bruit à l’extérieur me fait quitter l’écran des yeux. C’est un bruit de moteur d’avion. Je sors précipitamment et me joins à la foule qui observe le ciel, parle à voix basse et tend des index. Quatre avions nous ont survolé puis ont disparu derrière les montagnes, au nord, en direction des Vosges. Nous sommes tous fébriles et terrifiés, même si règne surtout dans notre groupe en habit d’été une ambiance de feu d’artifice. Un petit malin a mis en place un bon coup, il revend à prix d’or un vieux stock de lunettes de cinéma 3D périmées en promettant qu’elles offrent une protection optimale, ce qui fait que de nombreux badaux arborent un oeil rouge et un oeil bleu. Tous braquent leurs regards vers le même horizon.
Et c’est là, c’est maintenant, ça arrive pour de bon. D’abord le bruit, qui fait trembler le paysage. Puis le souffle qui nous ébranle et nous fait nous raccrocher les uns aux autres. Puis le champignon atomique qui se déploie au-dessus de la ligne de crête. Il est bleu. Quelques secondes passent, puis un deuxième fracas, un deuxième souffle et un deuxième champignon. Puis un troisième et un quatrième. Les quatre champignons s’élève à des hauteurs différentes dans le ciel. Je trouve le spectacle magnifique mais je n’ose pas le dire, j’ai peur d’être mal compris. À la place je dis « Maintenant nous sommes tous des fils de pute » et j’espère que quelqu’un saisira l’allusion.
Je me réveille. Je ne suis pas dans le Jura, je suis dans ma chambre, couvert de sueur. Je regarde l’heure. 3h21. Je me lève pour faire pipi. Je me recouche. Je finis par me rendormir. Très exceptionnellement, le rêve se poursuit comme s’il s’agissait de l’épisode suivant d’une même série.
Je me trouve dans le grand réfectoire de ce centre de vacances dans la vallée du Jura. J’assiste à une assemblée générale d’où doivent sortir les décisions pour l’organisation de la vie quotidienne au sein de notre communauté, pour l’heure coupée du monde. Nous établissons les listes de ce que nous n’avons plus le droit de manger. Tous les produits frais sont interdits, il nous reste les surgelés et les conserves, qui s’épuisent rapidement. Les personnes présentes se fâchent, se coupent la parole, en viennent presque aux mains.
Il faut que je retrouve ma fille. Je quitte le réfectoire et descends au sous-sol où, d’après ce que j’ai compris, elle règle les démarches administratives de son stage et donne des cours de soutien scolaire à de jeunes enfants. Je la trouve dans un bureau sans fenêtre où elle travaille la grammaire française avec un petit garçon très brun, yeux noirs, teint basané. Je lui explique qu’il va falloir être sérieux, ne pas manger n’importe quoi. Elle me répond un brin agacée qu’il y a des choses plus importantes et me désigne de l’œil le stylo du petit garçon.
Je me réveille. Cette fois le jour est levé. Ma fille est en train de préparer le petit déjeuner.
Ce rêve a été induit par l’actualité libanaise, par le 75e anniversaire des destructions atomiques d’Hiroshima (6 août) et Nagasaki (9 août, aujourd’hui même), mais surtout par la lecture du livre extrêmement bien documenté et par conséquent anxiogène La Bombe (Alcante/Bollée/Rodier, éd. Glénat, 2020).
(Nombre des extraits donnés ci-dessous proviennent de cette compilation)
Vous êtes ici, 4e étape sur 7. Escale précédente d’un côté, escale suivante de l’autre.
Déférence gardée envers Paul Valéry (1871-1945), ainsi que l’a chanté l’autre poète de Sète (1921-1981) qui l’appelait « mon bon maître » .
Parmi les bienfaits prodigués par la lecture de Paul Valéry, outre son indémodable Monsieur Teste qui flatte l’esprit, et ses poèmes néo- (ou archi-) classiques qui flattent l’oreille (« Le vent se lève, il faut tenter de vivre » in Le Cimetière marin), on lira avec profit quelques unes de ses pensées, qui flattent quant à elle l’instinct et l’action politique.
Académicien, titulaire de la chaire de Poétique au Collège de France, en somme poète quasi-national, Paul Valéry était penseur politique en dilettante. Il a prodigué maintes lumières humanistes sur l’état politique de son pays, notamment durant la Seconde Guerre mondiale et à la Libération, ce qui a permis d’occulter quelque peu ses égarements anti-dreyfusards de 1899 (pour le coup, voilà un mensonge politique dans lequel il avait foncé tête baissée)… Chaque matin à l’aube, pendant les cinquante dernières années de sa vie, le citoyen Valéry a consigné, discipliné comme par un yoga, ses réflexion sur l’action et l’éthique politiques dans ses Carnets. Un total de 260 cahiers noircis, 30 000 pages éditées à titre posthume, d’abord sous la forme de 29 tomes de fac-similés, mais qui auront servi aussi de viviers à quelques essais anthumes (Regards sur le monde actuel, Mélange ou Mauvaises pensées).
Or on trouve là certaines observations importantes sur le sujet qui nous occupe depuis quatre épisodes et davantage : le mensonge politique semble, pour Valéry, partie intégrante et fatale de la fonction politique. La poudre aux yeux est systémique. Certains de ses traits ayant trait au mensonge sont brefs et percutants comme des lois ou des paradigmes, des apophtegmes ou des malédictions : Tout état social exige des fictions ; Tout ce qui est simple est faux, mais tout ce qui ne l’est pas est inutilisable ; ou bien Le mensonge et la crédulité s’accouplent et engendrent l’Opinion. D’autres développent sa pensée et la nôtre. Ainsi de cet extrait où l’écrivain toise la politique en chien de faïence, et analyse fort bien la rivalité entre la littérature et la politique – chacune des deux distordant le réel, l’une pour la bonne cause (l’essai que Jean Paulhan a consacré à Valéry s’intitule d’ailleurs La littérature considérée comme un faux), l’autre pour la mauvaise (la manipulation des masses) :
L’histoire des nations, telle qu’on l’apprend en général et qu’on la retient – est semblable à une littérature et représente surtout les crises, les événements – aux dépens du fonctionnement, de l’existence, et stabilité. La politique s’en ressent – de cette optique – d’ailleurs la politique réelle est liée à l’ignorance. Il est hors de doute que si nous en savions beaucoup plus la politique en serait toute changée.
Florilège :
La politique consiste dans la volonté de conquête et de conservation du pouvoir ; elle exige, par conséquent, une action de contrainte ou d’illusion sur les esprits, qui sont la matière de tout pouvoir.
Mensonge Ce qui nous force à mentir, est fréquemment le sentiment que nous avons de l’impossibilité chez les autres qu’ils comprennent entièrement notre action. Ils n’arriveront jamais à en concevoir la nécessité (qui à nous-même s’impose sans s’éclaircir). – Je te dirais ce que tu peux comprendre. Tu ne peux comprendre le vrai. Je ne puis même essayer de te l’expliquer. Je te dirais donc le faux. – C’est là le mensonge de celui qui désespère de l’esprit d’autrui, et qui lui ment, parce que le faux est plus simple que le vrai. Même le mensonge le plus compliqué est plus simple que le Vrai. La parole ne peut prétendre à développer tout le complexe de l’individu.
La politique fut d’abord l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde. À une époque suivante, on y adjoignit l’art de contraindre les gens à décider sur ce qu’ils n’entendent pas. Ce deuxième principe se combine avec le premier. Parmi leurs combinaisons, celle-ci : Il y a des Secrets d’État dans des pays de suffrage universel. Combinaison nécessaire et, en somme, viable ; mais qui engendre quelquefois de grands orages, et qui oblige les gouvernements à manœuvrer sans répit.
Le résultat des luttes politiques est de troubler, de falsifier dans les esprits la notion de l’ordre d’importance des questions et de l’ordre d’urgence. Ce qui est vital est masqué par ce qui est de simple bien-être. Ce qui est d’avenir par l’immédiat. Ce qui est très nécessaire par ce qui est très sensible. Ce qui est profond et lent par ce qui est excitant. Tout ce qui est de la politique pratique est nécessairement superficiel.
La politique consiste dans la volonté de conquête et de conservation du pouvoir ; elle exige, par conséquent, une action de contrainte ou d’illusion sur les esprits, qui sont la matière de tout pouvoir. Tout pouvoir songe nécessairement à empêcher la publication des choses qui ne conviennent pas à son exercice. Il s’y emploie de son mieux. L’esprit politique finit toujours par être contraint de falsifier. Il introduit dans la circulation, dans le commerce, de la fausse monnaie intellectuelle ; il introduit des notions historiques falsifiées ; il construit des raisonnements spécieux ; en somme, il se permet tout ce qu’il faut pour conserver son autorité, qu’on appelle, je ne sais pourquoi, morale. Il faut avouer que dans tous les cas possibles, politique et liberté d’esprit s’excluent. Celle-ci est l’ennemie essentielle des partis, comme elle l’est, d’autre part, de toute doctrine en possession du pouvoir.
La politique trouve toujours une formule noble qui autorise, si elle ne les conseille, les procédés les plus infâmes.
Tant que les hommes, ici ou là, croiront que plus un pays est puissant et grand, plus les êtres y sont heureux et de plus grande valeur, cette illusion fera autant de mal dans les faits qu’elle en cause dans les têtes dirigeantes.
Ce qu’il y a d’ignoble dans la politique c’est la perpétuelle ambiguïté des paroles et des doctrines dont on ne sait jamais si elles tendent à quelque vérité ou à quelque intérêt privé ou sont mues par des sentiments et si ces sentiments sont vrais ou simulés.
La Politique est le produit le plus ignoble et le plus néfaste de l’existence des sociétés humaines. Elle séduit inévitablement les esprits à des spéculations dont la matière est la liberté, la vie, les biens des individus considérés en masse, et qui supposent toujours leur passivité et leur docilité obtenues soit par la crainte, soit par la faiblesse d’esprit ; et ceci, quels que soient le système ou le régime qui soient en vigueur, les intentions des politiquants, leur valeur ou leur vertu. C’est une triste nécessité. Toute politique est une volonté de rendre une population conforme à un modèle créé par l’esprit, et de mener les affaires de cette masse comme une affaire d’un seul – ce qui se fait en nommant ce Seul : Nation, Etat, peuple – etc.
Deux dernières pour la route, essentielles :
La démocratie est à la merci de la publicité. Du reste, l’une ne va pas sans l’autre.
La démocratie est une terrible affectation, une pose. Rien de moins vrai. Elle périra avec le règne exclusif de l’argent.
« Le pouvoir d’expression vient d’être enlevé de la surface du globe ; aucun mot pour nommer la situation réelle où tous nous sommes. L’homme continue à remuer les lèvres, mais tout authentique usage de sa parole lui est retiré. Il s’agit d’une razzia contre son entendement. Les carnassiers mentaux en quête de pâture se repaissent de millions de cerveaux. L’être humain est mort alors qu’il croit vivre encore.« Armand Robin, textes préparatoires à La Fausse Parole : « Outre-écoute » (Revue 84 – octobre 1950)
Après Machiavel et Swift, la troisième station de notre archéologie à grande vitesse de la fake news selon les écrivains sera entièrement consacrée à la figure passionnante et tragique d’Armand Robin (1912-1961), prophète, exégète, compilateur, exorciste et martyre de la Fausse Parole.
Né avec le breton pour langue maternelle, Armand Robin apprend le français à l’école après ses 5 ans, devient poète dans cette seconde langue et instantanément traducteur. Il ne cessera plus d’acquérir de nouvelles langues. Alors qu’un poète est cet individu rare qui s’épanouit au sein d’un langage, Robin en maîtrisait au moins vingt-deux (certaines sources disent quarante), et il traduisit une centaine d’auteurs parmi lesquels Goethe, Achim von Arnim, Gottfried Benn, Max Ernst, Lope de Vega, José Bergamín, Pouchkine, Vladimir Maïakovski, Boris Pasternak, Sergueï Essénine, Alexandre Blok, Endre Ady, Giuseppe Ungaretti, Fernando Pessoa, Constantin Cavafy, Adam Mickiewicz, Omar Khayyam, ou, c’est plus banal, Shakespeare. La poésie était pour lui un espéranto, un universel dont il explorait sans relâche les dialectes locaux, à moins que ce ne soit « un pays en plus » comme Godard disait du cinéma.
Avec de grands gestes, J’ai jeté pendant quatre ans mon âme dans toutes les langues, J’ai cherché, libre et fou, tous les endroits de vérité, Surtout j’ai cherché les dialectes où l’homme n’était pas dompté. Le martyre de mon peuple, on m’interdisait En français, J’ai pris le croate, l’irlandais, le hongrois, l’arabe, le chinois Pour me sentir un homme délivré . . . Je ne suis pas breton, français, letton, chinois, anglais Je suis à la fois tout cela. Je suis homme universel et général du monde entier. . . S’il faut au désespoir un rendez-vous dans le monde, Je suis là, passager possesseur d’une âme soumise, On peut chez moi déposer les nouvelles du monde entier, Des nouvelles du monde resté intact, resté vrai ! Pour que tous les mots vrais puissent exister, Je me suis, moi par moi pillé, durement dénudé !
« Ma vie sans moi, suivi de Le Monde d’une Voix », ed Gallimard, collection Poésie, page 160.
Son œuvre poétique personnelle est rare, d’autant qu’il a lui-même jugé bon de l’escamoter. Son premier recueil, le plus connu, au titre programmatique, Ma vie sans moi (1940) alternait les poèmes de sa plume et ceux qu’il avait traduits, dans une démarche en miroir fort fertile et humble. Gallimard le trahira en le rééditant dans la collection Poésie (1970) amputé des traductions. On note que dans les poèmes de sa main, l’angoisse de la dissolution de la vérité est prégnante, comme dans sa terrible prophétie Le Programme en quelques siècles :
On supprimera l’Esprit de Vérité Au nom de l’Esprit critique, Puis on supprimera l’esprit critique.
Robin publia certains de ses volumes de traductions sous le titre paradoxal de Poésie non traduite, reconnaissant dans la préface qu’ Il est à jamais inconcevable que la poésie puisse être traduite : si la poésie n’était pas traduite en revanche Robin se traduisait lui-même en l’écrivant en langue française. Robin trouvait sa voix en réinventant celle des autres, et dira encore, plus radical, manifestant sa volonté d’effacement :
Je marque ma gratitude envers Brok, Essenine, Maïakovsky (1), Pasternak, pour m’avoir défendu contre ma propre poésie, l’importune.
Préface à ses traductions de ces quatre auteurs sous le titre « Quatre poètes russes » (1949)
Robin devint assez naturellement anarchiste, sans doute à force de révolte contre l’asservissement des langues par les pouvoirs, et contre le gâchis langagier qui est toujours un gâchis politique. Au sein des milieux anarchistes, il se lia notamment à Georges Brassens qui l’évoque dans son roman La Tour des Miracles sous le nom de Robin-la-liste-noire suite à une anecdote fameuse : Robin, ulcéré en 1945 d’être classé par le Comité National des Écrivains parmi les écrivains collaborateurs sous le prétexte qu’il était farouche antistalinien (mais aussi pour sanctionner ses missions pour le compte du ministère de l’information de Vichy, nous y reviendrons) ce qui l’empêche de publier pour dix ans, se porta « candidat d’avance pour toutes les listes noires » (Une liste noire où je ne serais pas m’offenserait disait-il, formule qui le rapproche plaisamment de Groucho Marx, qui affirmait Jamais je ne voudrais faire partie d’un club qui accepterait de m’avoir pour membre). Robin l’anar citait la phrase terrible de Louise Michel, Le pouvoir est maudit (pour retrouver le contexte de cette citation chérie entre toutes, cliquer ici), et donnait cette extraordinaire description de la Cité Interdite de Pékin, lui qui entendait si bien le chinois :
Les Chinois des bons siècles tenaient en quelque lieu prudemment clos et interdit généralement nommé palais, leur tout petit nombre de déments. Là-dedans, licence de toute cabriole : former des gouvernements, dresser la police contre tout homme suspect d’honnêteté, lancer des lois contre le Fleuve Jaune, ces passe-temps de désordonnés n’étaient point dommageables, la population ayant pris ses précautions. Les laboureurs labouraient, les danseuses dansaient, les poètes étaient poètes, les chefs d’État déliraient. Tchouang-Tseu ne hâta son pas qu’une seule fois : il cheminait par les rizières, on vint lui dire: « L’Empereur vous attend pour vous nommer ministre ». Épouvanté, ce sage détala. En nos temps, hélas, il est reçu qu’il faut participer aux activités des révoltés au pouvoir. Le laboureur vote, la danseuse va chez les flics, les poètes signent ils ne savent quoi. Les Chinois se passionnent pour le monstre Mao-Tchang-Tseu-Kai-Tong-Chek.
« Se garer des révoltes », article paru dans La Parisienne, avril 1954
Mais ce qui nous intéresse en premier chef, pour notre archéologie de la fake news est ceci : en parallèle de son activité littéraire qui lui rapportait trois foi rien, Robin mena pendant la majeure partie de sa vie une autre besogne qui ne lui rapportait guère plus. Il l’appelle pourtant son métier. Dans sa chambre sous les toits, des années 30 à sa mort, il passait ses nuits à écouter les radios étrangères, passant d’une station à l’autre et prenant des notes. Il classait en entomologiste, et décortiquait en chirurgien, les propagandes du monde entier, avec une prédilection pour celle en provenance de Radio Moscou. Ex-communiste revenu désespéré de son voyage en URSS en 1933, il gardait un chien de sa chienne à l’Union Soviétique.
Bien que mainte circonstance ait paru agir, seuls des mouvements intérieurs m’ont mené peu à peu à vivre courbé sous les émissions de radios en langues dites étrangères. Ce métier me prit, lambeau d’âme après lambeau d’âme, plutôt que je ne le pris. À l’origine, mes jours indiciblement douloureux en Russie. Là-bas, je vis les tueurs de pauvres au pouvoir ; le fortuné y assassinait savamment le malheureux en le contraignant à proclamer l’instant d’avant sa mort : «Toi, toi seul, tu es pour les malheureux ! » A Moscou, pour la première fois, j’entrevis des capitalistes banquetant. Ici revenu, je me retins là-bas. Muet, ratatiné, hagard au souvenir du massacre des prolétaires par les bourgeois bolcheviks, je me serrai loin de tout regard auprès de chaque ouvrier russe tué en vue d’accroître le pouvoir de l’argent. Par sympathie pour ces millions et millions de victimes, la langue russe devint ma langue natale. Tel un plus fort vouloir dans mon vouloir, besoin me vint d’écouter tous les jours les radios soviétiques : par les insolences des bourreaux du moins restai-je lié, traversant les paroles et comme les entendant sur leur autre versant, aux cris des torturés. Si terrifiants ces cris qu’ils me jetèrent hors de moi, devant moi, contre moi. Ils me tiendront en cet état tout le temps que je vivrai. Je mendiai en tout lieu non-lieu. Je me traduisis. Trente poètes en langues de tous les pays prirent ma tête pour auberge. Je m’embuissonnai de chinois pour mieux m’interdire tout retour vers moi.
« La fausse parole », pp. 31-32
Puis ajoutant, raisonnablement paranoïaque, mais surtout profondément solitaire et indépendant :
Le monde extérieur m’aida quelque peu : il me haït, me calomnia, me travestit. Hélas ! parfois aussi, comme pour me décourager, il me louangea.
Id.
Pourquoi cette obsession pour les discours de propagande ? Outre qu’il s’agissait d’un outil de veille stratégique que Robin monnayait (il commentait ses écoutes, les synthétisait pour prédire les tendances géopolitiques, ce qu’il appelait « prévision à distance par la prédiction logique« ), Robin était hanté par une angoisse plus métaphysique, l’idée que le mensonge idéologique a dévoré la langue. La fausse parole, le sous-langage martelé, le sabir de doctrine idéologique dans toutes les langues du monde, a réussi ce que lui-même avait échoué : la Fausse Parole est devenu le langage universel, notre langue maternelle à tous.
Ils ont oublié que la parole sert à dire le vrai, sont fiers de répondre par des mensonges à d’autres mensonges(…) ils sont stratégiques et tactiques, expliquent-ils dans leur jargon, ce qui signifie qu’ils ne parlent que par antiparoles ; derrière chacun de leurs mots on sent la présence de leurs intérêts de caractère matérialiste, c’est-à-dire la présence du néant.
« La fausse parole », p. 36
Le combat entre la poésie et la propagande a été perdu. Robin avance comme pièce à conviction (id., p. 24) les vers d’Eluard, La terre est bleue comme une orange/Jamais une erreur les mots ne mentent pas. Bien sûr qu’une orange n’est pas bleue, chacun le sait, pourtant voilà l’évidence, la vérité contenue dans une image fausse atteint au vrai dans l’esprit de son lecteur (« Quoi de plus naturel, quoi de plus clair ?« ). Robin oppose à cette fulgurance le flot de paroles politiques ininterrompues qui prend toutes les apparences de la vérité pour mentir, et donne comme exemple « Joseph Vissarionovitch Staline est l’homme le plus génial, le plus aimé, le plus savant que le monde ait connu » .
Une autre longue citation, issue cette fois de l’introduction à ses traductions des poèmes du Hongrois Endre Ady, permettra d’expliquer son propos :
Le spectacle donné depuis quelques années par les intellectuels est l’un des plus affligeants qu’on ait pu voir en Europe depuis des générations. Notre littérature vient d’être déshonorée par la misérable farce, qu’on appela par antiphrase « poésie de la résistance» (quelle poésie? quelle résistance?) A quelques exceptions près, les écrivains ont tous trahi, allègrement et précipitamment, au cours de la deuxième guerre mondiale et ils persévèrent dans leur trahison. On vit les chantres de la liberté présider des tribunaux d’inquisition, les destructeurs de prisons réclamer la multiplication des prisons, les sonores professionnels de la pensée demander la mort pour toute pensée. Ils ne prirent pas parti pour les massacrés de tous les pays, mais pour l’un des massacreurs ; jugeant peu avantageux de se mettre du côté de toutes les victimes, ils se hâtèrent vers le plus fort; ils ne cherchèrent pas les sacrifiés pour les aimer, mais les tyrans pour les flatter; ils ne se querellèrent que sur le choix de l’oppresseur à servir, ne se dressèrent contre certains camps de concentration que pour faire oublier d’autres camps de concentration (on attend toujours le poète véritablement prolétarien qui criera au nom des dix-sept millions de travailleurs actuellement déportés en Sibérie par les bourgeois et les capitalistes de l’ U.R.S.S.) ; ils acceptèrent de bavarder sur commande pour couvrir les gémissements d’une humanité torturée; ils firent du poème une vanité, de la parole une insolence destinée à bafouer le martyre des peuples, de l’instinct de justice une justification pour toutes les injustices ; tous les écrits devinrent des faux ; il y eut rupture complète entre ce qui se passait réellement sur terre et, ce qu’en disaient par ordre les littérateurs autorisés.
« L’un des autres que je fus », introduction au Poèmes d’Ady, éditions de la Fédération anarchiste, 1952. Cité en note dans « La Fausse Parole », p. 146.
L’avant-dernière phrase est décisive, et je la recopie une fois encore à l’attention de ceux qui l’auraient négligée dans le trop volumineux bloc ci-dessus, Tous les écrits devinrent des faux…
À partir des monceaux de notes prises durant ses écoutes nocturnes, Robin rédige un « bulletin » quotidien ou pluri-hebdomadaire selon les périodes, qu’il dactylographie et ronéotype dans sa chambre de bonne, puis met sous enveloppe et distribue à la main ou par voie postale à une trentaine d’abonnés dont la liste est impossible a établir mais parmi lesquels figurent le ministère de l’information de Vichy (très vite il en fait fuiter des copies vers la Résistance) puis le cabinet du général de Gaulle, le Vatican, l’Élysée, le Canard Enchaîné, le Figaro ou le Comte de Paris.
Ces bulletins, éparpillés, souvent disparus (la collection la plus complète en compte pourtant au moins 300) sont fascinants en eux-mêmes. Mais le témoignage que Robin porte sur cette expérience l’est davantage encore. Il s’intitule La fausse parole et paraît en volume aux Éditions de Minuit en 1953, l’année de la mort de Staline. Il se présente comme un mode d’emploi, une implacable explication du pourquoi et du comment du discours de propagande, de la description cauchemardesque de l’emprise technologique sur ce qu’il nomme le peuple des télécommandés. L’extrait suivant fulmine contre la radio des années 50, mais l’expression appareil à bavardage et l’analyse qui en découle s’appliqueraient sans retouche aux autres médias dominants au fil des époques, la presse jusqu’en 1939, la télévision durant le dernier tiers du XXe siècle (mon pays natal) ou l’Internet au début du XXIe :
L’appareil à bavardages fournit la preuve que quelques techniciens en la science de l’oppression des esprits disposent d’une sorte de toute-puissance tout au long du trajet suivi par les propagandes depuis le cerveau de qui désire mentalement dompter jusqu’au cerveau de quiconque est mentalement domptable (…) Il est donc possible, l’écoute des émissions radiophoniques conduit à la penser, qu’une bonne partie de l’humanité actuelle ne désire plus du tout de vraie parole, qu’elle aspire à être entourée quotidiennement des bruissements des oiseaux de proie psychiques ; il se peut qu’elle aide de tout son pouvoir à la mise à mort du Verbe. Et cela expliquerait pourquoi d’autre part tant d’hommes se sentent envahis d’une secrète angoisse sitôt qu’un hasard les met en communication avec une émission de propagande. Peut-être le processus de mutation de l’espèce humaine en une sorte de chose ayant vitalement besoin de non-parole est-il plus avancé que les esprits les plus vigilants ne le soupçonnent ; peut-être quotidiennement côtoyons-nous déjà toute une catégorie d’objets, gardant provisoirement le nom d’hommes mais n’ayant de commun avec l’humanité que les formes extérieures irréductibles d’un tout petit nombre de comportements élémentaires ; peut-être le peuple des « atteints de propagande », plus inguérissables que les antiques populations massivement atteintes de la peste, se trouve-t-il déjà bien au-delà de toutes les thérapeutiques mentales connues. Les décervelés ont besoin de leur folie, les damnés de leur damnation.
« La fausse parole », p. 48
La Fausse parole procède également d’un journal personnel où Robin expose son état d’esprit. Par vocation, presque par sacrifice, il s’est placé au centre du monde, au centre des langues, et a relayé les mots des hommes qui sont des mensonges de guerre :
J’ai besoin chaque nuit de devenir tous les hommes et tous les pays. Dès que l’ombre s’assemble, je m’absente de ma vie et ces écoutes de radios, dont je me suis fait cadeau, me servent de prétexte à des fatigues plus reposantes en vérité que tous les sommeils. Chinois, Japonais, Arabes, Russes, Turcs, Espagnols font au-dessus de moi leur petit bruit, m’aident à quitter tous mes enclos ; dégoûté de ce pensionnat qu’est la fade existence personnelle, je fais le mur. Avec la parole d’autrui je goûte à de merveilleuses bamboches nocturnes où plus rien de moi ne m’espionne. C’est vers les quatre heures de la nuit que je vaque le plus exquisément : mon corps, je l’ai précipité depuis longtemps dans un Niagara d’anéantissement ; sa mort me vivifie ; qu’importe si par instants encore, telle une rageuse écume exigeant de parader sur les flots noirs de l’abîme, blanchoie son désir que je l’endorme ? Je suis tout au plaisir de me percevoir délesté de cette créature étrangère, abusive. Attroupées depuis le début de la nuit, toutes les paroles des hommes en guerre donnent l’assaut à ce gîte pour caillots sanglants qu’est le cœur. En foule, se proclamant puissants chefs de peuples, se pressent des marmots braillards et bafouillants, batailleurs et balafrés ; chacun de ces bambins tire derrière lui son jouet de millions d’hommes physiquement et mentalement tués. Inaltérablement vide, je deviens leur champ de bataille où ne plus pouvoir batailler ; lieu absolu de tous les heurts, j’annule, très lisse, l’univers de heurts.
« La Fausse parole », pp. 34-35
Parallèlement, L’homme sans nouvelle est un très curieux texte écrit en 1949 et qui ne sera publié qu’après sa mort, une anti-autobiographie (Robin déclarait que la biographie était un genre littéraire qu’il fallait laisser à la police), où minutieusement il démonte et dément toutes les informations qui auraient pu servir à reconstituer sa vie. Il devient clair que Robin souhaite ne pas exister. Par une ironie déconcertante, il disqualifie sous le terme de propagande tous les témoignages qui attesteraient de son existence (Par propagande chuchotée de bouche à oreille, on accrédita que j’étais né à Plouguernével, Côtes-du-Nord, France, le 19 janvier 1912…) Tout le langage est désormais cul par-dessus tête.
La trace que laisse un écrivain est traditionnellement un cliché à deux entrées : Sa vie-Son œuvre. Robin avait commencé par estomper son œuvre (la diluant dans les traductions puis renonçant complètement à toute littérature personnelle), il a poursuivi logiquement en effaçant sa vie. Comment ne pas voir dans cette démarche exceptionnelle assimilable à un suicide symbolique, l’effet du dégoût qu’il ressentait face à la fausse parole, au sous-langage, aux mots morbides que nuit après nuit (il ne dormait que trois heures par jour, improbable préfiguration des no-life d’aujourd’hui qui scrutent la lumière bleue comme une orange du web à longueur de nuit blanche) il recevait comme une insulte personnelle et qu’il consignait pourtant compulsivement jusqu’à épuisement ? Toute parole est viciée, alors qu’au moins s’il vous plaît on ne me recouvre jamais de ce vice en parlant de moi ou des mots que j’ai eu autrefois la faiblesse d’ajouter aux mots…
Robin se voulait insaisissable. Il fut finalement saisi, rattrapé de la plus sordide façon. Sa mort est extrêmement louche, pure friandise pour complotiste : passablement clochardisé, sans doute alcoolisé, il est arrêté le 28 mars 1961 après une altercation dans un café, et conduit au commissariat de son quartier. Là, il est passé à tabac et abandonné à l’agonie sur une banquette. Il meurt le lendemain, à 49 ans, à l’infirmerie du dépôt de la préfecture de police, sans que les agents aient pu apporter d’information significative sur les circonstances exactes de sa mort.
Armand Robin est aujourd’hui méconnu, comme s’il avait post-mortem réussi à propager la rumeur de sa non-existence. Les éditions Le Temps qu’il fait, qui lui doivent leur nom (titre de l’unique roman de Robin, 1942), s’emploient courageusement à la réédition de certains de ses ouvrages, dont La Fausse parole. Le présent article doit beaucoup à cette édition, et les extraits cités renvoient à sa pagination.
Voir le vrai Armand Robin (interviewé à propos de Pouchkine), ici.
Lire l’épisode suivant de notre feuilleton (où il sera question de Mark Twain et d’Adolf Hitler), ici.
* 1 – Sans aucun doute Robin aura-t-il été particulièrement sensible au destin tragique de Maïakovski, victime de la lutte entre poésie et propagande, entre vérité et mensonge. Martyre et héros du bolchévisme, d’abord poète révolutionnaire puis propagandiste officiel de la révolution, juste avant de se tira une balle dans le coeur il écrira J’ai piétiné la gorge de mon propre chant.
Conclusion en image. Le Fond du tiroir en vacances vous fait un gros poutou à pleine bouche et vous adresse en guise de carte postale ce beau portrait de Hannah Arendt, croisé ce matin à l’improviste dans une ruelle de Die (Drôme), qui résonne à point nommé avec notre série d’été sur l’archéologie de la fake news. Sur les sources de cette citation qui traîne partout et pas seulement à Die (Drôme), cliquer ici.
Mais voici une autre citation d’Arendt tout aussi utile quoique plus facile à sourcer :
« Le sujet idéal du règne totalitaire n’est ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais l’homme pour qui la distinction entre fait et fiction ([distinction apportée par] la réalité de l’expérience) et la distinction entre le vrai et le faux ([distinction apportée par] les normes de la pensée) n’existent plus. »
Hannah Arendt, Le Système totalitaire, trad. fr. Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy, Paris, Seuil, coll. « Points », 1972, p. 224.
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