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Archives pour 12/2023

Jean-Claude Vigne (1938-2023)

24/12/2023 un commentaire
Jean-Claude Vigne à 20 ans avec ses camarades (le dernier à droite)
Jean-Claude Vigne à 83 ans (photo Laurent Vigne)

Mon père est mort hier, après une longue vie de 85 ans, qui l’étonnait lui-même, et une longue mort, une agonie de trois semaines. Je ne peux pas prétendre que je ne l’ai pas vu venir.

Lors de l’une des ultimes fois où je suis parvenu à entretenir une conversation avec lui dans sa chambre d’hôpital, il dressait un bilan existentiel simple et fondamental : « J’ai aimé, j’ai été aimé » . J’ai hoché : que diable irions-nous ajouter ? Qu’ambitionner pour soi, ou souhaiter à autrui, de plus ni de mieux et tant bien que mal ? Je veux croire qu’il est mort heureux.

Le même jour, alors qu’il peinait à parler, il m’a aussi demandé : « Tu crois que je vais m’en sortir ? » J’ai haussé les épaules et j’ai répondu : « Non, bien sûr. Tu sais bien que personne ne s’en sort jamais, on finit toujours par mourir à la fin. Mais est-ce que tu vas mourir demain ou dans dix ans, ah ça je n’en sais rien. » Il a acquiescé et commenté : « Toi, tu as toujours été trop malin. » C’était exact, je faisais le malin, mais que faire d’autre. Quelques semaines ou quelques mois plus tôt, au terme de l’une de nos discussions, il m’avait dit, étonné : « Tu reviens me voir bientôt ? Quand je discute avec toi, je deviens moins con. » La remarque m’avait fait plaisir mais je n’avais pas eu la présence d’esprit de lui dire à quel point la réciproque était vraie.

Lui et moi n’avons pas toujours été en bons termes. Au gré des époques nos liens ont été distendus, entravés, carrément coupés durant une dizaine d’année alors qu’il n’habitait plus en France et que nous n’échangions plus de nouvelles. Je m’étais même fait à l’idée, à ce moment-là, que je ne le reverrai plus. Finalement je l’ai revu, et même souvent, ces dernières années, depuis qu’il s’était réinstallé en France, dans la ville de son adolescence. Je me sens très chanceux d’avoir pu refaire sa connaissance.

On discutait, on s’engueulait, on se disait aussi qu’on s’aimait (l’essentiel était sauf), et surtout il s’était mis à m’écrire. Il avait pris sur le tard goût à l’écriture, je l’encourageais bien sûr dans ce sens. Pendant deux ans, à intervalle régulier, il se pointait à l’improviste et me remettait une enveloppe contenant quelques feuillets manuscrits, quelques fragments de ses souvenirs, de son enfance, de sa jeunesse, ou de sa vie quotidienne contemporaine (je me permettais de trouver ces textes-là moins intéressants que les archives anciennes, j’avais le culot de faire la fine bouche). Souvent c’était très drôle, comme l’excellente histoire de la Lamborghini. Parfois c’était déchirant, comme ses chroniques de jeune villageois gardien de chèvres qui débarque en ville, en internat à l’âge de 12 ans.

Un personnage clef, récurrent dans ses souvenirs, était sa tante Julienne, « Ju » , paysanne excentrique qui l’avait élevé et lui avait apporté la tendresse dont sa mère était dépourvue (toujours, toujours, toujours la même histoire que l’on retient in fine : aimer, être aimé). On lira ici l’un des plus beaux jurons du monde, proféré par ladite tante. L’une des dernière fois où j’ai entendu la voix de mon père, il s’est redressé sur son lit de mort et a crié « TANTE JU ! » en écarquillant les yeux.

Lorsque j’aurai le temps et le cœur, je trierai et compilerai toutes les petites enveloppes recueillies de mon père. En attendant, en voici déjà une que j’adore, savoureuse comme une micro-nouvelle, presque une parabole animalière sur les familles recomposées, en tout cas un conte paysan dont l’héroïne est, bien sûr, la tante Ju.

LE PORCELET-CABRI DE MA TANTE JU

Je crois que je vous ai déjà raconté cette histoire, mais je recommence.
Donc autour des années 1950, la truie que ma tante Ju élevait pour sa consommation personnelle enfanta un certain nombre de petits porcelets.
Il faut savoir que les truies ont sous le ventre deux rangées de tétines, ce qui leur en fait 10 ou 12 au total, je ne me rappelle plus exactement (1).
Chacun des porcelets nouveau-nés s’attribue, dès que sorti, une mamelle et la garde pour lui, la reconnaissant à l’odeur. S’il apparaît un porcelet de plus que le nombre de mamelles, il est privé de lait et doit finir par mourir.
Connaissant le problème, et prise de pitié, ma tante Ju attribua ce porcelet surnuméraire à une chèvre, dont on venait de manger le chevreau. Oui, c’est dur, mais c’est la vie à la campagne.
La chèvre adopta ce petit et l’allaita consciencieusement, comme s’il eût été un authentique caprin. Il ne téta donc que le jour, puisqu’en coutume de chèvre la nuit c’est fait pour dormir, et du lait plus riche en calcium et en phosphore, et plus pauvre en lipides. Tant et si bien qu’il devint gracile et dégingandé par rapport à ses frères de sang.
Ceux-ci furent mangés ou vendus les uns après les autres. Cependant le porcelet-cabri continuait à grandir et non pas à grossir. Il était vif et joueur comme un chevreau. Je le revois encore, fouinant la maison, y compris dans la cuisine (qu’en patois on appelle la Maïsoun) et s’en faisant chasser à coups de pied au cul, chaque fois manqué, parce que ce n’est pas facile de botter le cul d’un chevreau.
Mais il finit par grossir, son destin de porcelet reprenait le dessus, et on finit par le manger. La vie est dure mais c’est la vie.
Comme quoi, l’allaitement c’est la finition de l’enfant. C’est pourquoi il convient que les mamans allaitent leur enfant au sein, au lait de femme, entre autres riche en sucre et pauvre en graisse, si elles veulent avoir des petits humains et non pas des petits veaux. Mais ce que j’en dis…

(1) – Note de Fabrice. Je m’empresse de demander à Google : « la truie (comme tous les porcins) possède de 6 à 18 mamelles, avec une moyenne de 14 » – source : Ça m’intéresse.

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Post-scriptum une saison plus tard, 20 mars 2024, jour du printemps :

La compilation des mémoires de mon père est prête, je l’envoie par mail à qui en veut.

Cette nuit, j’ai rendu visite à mon père sur son lit d’hôpital.
J’étais content de discuter avec lui, comme d’habitude de tout et de rien, même si sa voix commençait à être difficilement intelligible. Je tendais l’oreille et je prenais garde à ne pas trop évoquer l’actualité : la guerre approche, elle gronde au loin, elle arrive presque sous les fenêtres de l’hôpital, à quoi bon dans son état le tourmenter ?Soudain je réalise que son alliance a disparu de son annulaire. Je suis révolté : j’aurai beau l’en préserver, il n’échappera donc pas à la guerre qui vient, puisque des pillards n’ont pas hésité à s’introduire dans l’hôpital pour dépouiller des mourants ! Je lui exprime mon indignation, en des termes que je choisis modérés pour ne pas l’inquiéter, mais tout de même…Il regarde son doigt nu et un peu décharné, secoue la tête, et me dit : « On s’en fout… Aucune importance… Qu’ils la gardent… Quel bien ça me fera d’être enterré avec… »
Je me réveille et me souviens qu’il est enterré, avec ou sans son alliance je l’ignore, depuis trois mois.

On t’embrasse pour la vie

23/12/2023 Aucun commentaire

Lettres à des morts, lecture musicale. Ce spectacle sera joué deux fois en début d’année : dimanche 7 janvier 19h à Grenoble ; dimanche 28 janvier 18h30 à Lyon. Deux environnements confidentiels – deux appartements. Nous contacter pour tout renseignement et toute réservation.

Lettres à des morts, 1914-1918 :
On t’embrasse pour la vie
Lecture musicale
Note d’intention

Une collection de vingt-six lettres, très variées dans les tons, dans les registres, dans les intentions, dans les orthographes mêmes, non datées, non localisées, où la plupart des noms propres sont remplacés par des initiales, se présente comme une archive brute, une source primaire ainsi que les désignent les historiens, selon les termes d’une préface ambiguë : Les lettres que l’on trouvera ci-après, dont il est inutile que nous garantissions l’authenticité

Inutile de garantir, inutile donc de débattre. Si l’on admet le principe de leur authenticité, ces vingt-six lettres ont en commun d’avoir été écrites à l’arrière, par des civils, et adressées au front, à des soldats, durant la guerre de 1914-1918. Aucun des destinataires n’a lu la lettre à lui destinée : ces vingt-six soldats sont morts (parmi 1,4 million d’autres tués, bilan officiel des pertes militaires françaises) avant d’avoir ouvert leur courrier. Précisément, peut-être, parce qu’elles ne furent pas distribuées, ces Lettres à des morts ont pu être compilées et soustraites à l’institution militaire par un certain Claude Berry, dont on ne saura rien de plus.

Elles ont paru une première fois en 1932 dans la revue pacifiste de Romain Rolland, « Europe » (n°113, mai 1932, pp. 5-33) ; une deuxième fois en 1978, sans davantage d’explication, aux éditions Roger Borderie, dans la collection « La Parole debout » ; une troisième fois, enfin, en 2004, aux éditions Cent Pages (Grenoble), au sein de leur collection « Cosaques ». C’est cette édition, toujours dénuée du moindre paratexte qui aurait pu éclairer les origines des vingt-six missives, que nous avons utilisée.

Ces vingt-six lettres constituent vingt-six micro-drames écrits à la première personne. Comme les vingt-six lettres d’un abécédaire qui décrirait, par fragments, un monde plongé dans le chaos.

Vingt-six histoires, à la fois intimes et documentaires, privées et sociologiques, révélant les préoccupations des Français de l’arrière, bourgeois ou paysan, instituteur ou bistrotier, prolétaire ou marchand enrichi par la guerre, prostituée ou bonne sœur… qui, tous, ont un frère, un mari, un fils, un amant ou un ami au front, qui donnent des nouvelles, en attendent en retour, parfois désespérément. Qui, tour à tour, se confondent en empathie pour les poilus sacrifiés dans l’horreur de ce grand suicide européen, ou au contraire, oubliant le sens des proportions, cherchent à se faire plaindre, justifiant que ce n’est pas facile pour eux non plus.

Vingt-six saynètes. Vingt-six échantillons de tragédie ou de farce ; souvent de tragédie et de farce combinées, puisque ce sont vingt-six aventures humaines. Vingt-six vignettes, vingt-six scandales, appelons-les comme on voudra, qui mettent en scène l’ordinaire de la vie quotidienne, non expurgée, non visées par la censure militaire, bien complète de ses outrances, violences, méprises, plaisanteries et trivialités. Il y est question d’obsessions alimentaires et sexuelles, bien entendu, mais également de maltraitance, d’oppression, de misère, de suicide, de jalousie, de sadisme, de pédophilie, de zoophilie, d’alcoolisme, de perversion, d’inceste, d’opportunisme, d’égoïsme, de patriotisme décérébré… Et aussi de quelques admirables grandeurs d’âme.

Vingt-six facettes d’un monde et d’une époque. Surtout, vingt-six caractères, vingt-six personnages à incarner par les deux comédiens qui, alternativement, prêtent leurs voix à ces hommes et à ces femmes. Simplement parce que ces vingt-six monologues méritent encore, plus d’un siècle après, d’être dits et entendus.

Les interventions vocales seront ponctuées à la cornemuse du Centre France : instrument à la fois inactuel (au sens historique) et intempestif (au sens sonore), témoin d’un temps révolu… propre à tremper nos oreilles d’une vérité explosive, littéralement « inouïe » : celle de voix disparues dans le fracas injuste de l’Histoire.

Durée indicative : 1 h 10 mn
Équipe artistique :
Stéphanie Bois, lecture
Fabrice Vigne, lecture
Christophe Sacchettini, musique

Ce trio travaille ensemble depuis plusieurs années, et a notamment créé en 2019 une adaptation théâtrale fort risquée du roman Trois filles de leur mère de Pierre Louÿs, qui présente divers points communs avec le présent ouvrage : à tout le moins l’époque de la rédaction, la crudité, ou la viscéralité.

Le standing du poète

22/12/2023 Aucun commentaire

Cette nuit, j’avais enfin pris une décision, et il faut bien avouer qu’il était grand temps à mon âge, quant à ce que je ferais dans la vie : j’allais réouvrir le bistro que tenait ma grand-mère dans sa jeunesse.
Je me retrouvais, ainsi qu’il m’arrive souvent la nuit, dans sa cuisine, mais cette fois-ci avec la ferme intention de réaménager l’agencement de la pièce afin de lui redonner sa fonction d’autrefois et accueillir des buveurs.
Voilà qu’entre un groupe, constitué d’un homme et de cinq ou six femmes, tous assez âgés. Ah ! Je suis pris de court, je n’avais pas prévu de recevoir des clients aussi vite, mais je ne vais tout de même pas les foutre dehors alors que c’est le premier jour, au contraire, il faut leur souhaiter la bienvenue.
Je les invite à s’asseoir, je vérifie qu’il y a assez de chaises autour de la table en Formica, au cas où je vais en chercher deux supplémentaires dans la salle d’à côté. Au sein de ce groupe, je repère un couple « à la Dubout » : une femme forte, sévère, énorme et débordante, qui s’installe en bout de tablée, et un homme malingre, chenu, souriant. Les autres femmes qui les accompagnent sont des personnages secondaires, preuve en est qu’elles ne disent rien, se contentant de consulter leur téléphone en silence.
J’hésite à leur dire « Vous êtes mes premiers clients, ça se fête ! » mais je renonce parce que le couple est déjà engagé dans une conversation, où d’ailleurs la femme est seule à parler. La femme évoque les poèmes « magnifiques » qu’écrit son mari et qui ne peuvent que lui assurer la gloire ou, à tout le moins, respect et standing. Elle précise, cette fois à mon attention puisqu’elle me jette un coup d’oeil autoritaire : « Mon mari n’est pas n’importe qui ! » Le minuscule mari, quant à lui, se contente de sourire modestement derrière sa moustache blanche, de hocher la tête, baisser les yeux et montrer ses paumes.
Je leur demande tout de même : « Qu’est-ce que vous voulez boire ? »
La femme répond la première, levant le menton et pinçant les lèvres : « Une infusion de jojoba. »
Une infusion de quoi ? Je n’ai jamais entendu ce mot, à part peut-être à propos de shampooing.
« Heu… Je vais vérifier qu’il m’en reste… »
Je farfouille fébrilement dans les placards au fond de la pièce tout en me disant zut zut zut je ne suis pas assez préparé, ce métier ne s’improvise pas, j’aurais dû anticiper les stocks d’infusion de jojoba. Évidemment, je ne trouve pas de jojoba, mais au moins mets-je la main sur deux vieilles boîtes en carton de tisanes, datant de ma grand-mère. Je reviens à table en disant « Désolé, je n’ai que tilleul ou verveine. » La femme écarquille les yeux et affiche une moue de mépris. Son regard fait des allers-retours entre son mari et moi comme pour me signifier « Ce taudis sans jojoba est indigne du prestige de mon mari et de ses poèmes ».
Le petit mari tente de calmer le jeu, et me dit tout sourire : « Je serai moins compliqué, monsieur, je me contenterai d’un café, si vous voulez bien. »
Bon, un café, je devrais pouvoir faire ça. Mais où est le percolateur, déjà ?
Je me réveille.

Cachez ce sein que je ne saurais etc.

14/12/2023 Aucun commentaire
« Diane et Actéon », de Giuseppe Cesari (ca. 1600-1625). 2004 RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)

J’accueille régulièrement des classes ou d’autres groupes d’enfants, pour leur raconter des histoires – c’est mon métier, un peu, et mon plaisir, beaucoup. C’est sur ce mien terrain que je mesure de plus en plus souvent combien le nouvel obscurantisme religieux gagne du terrain : en plus de réintroduire le concept de blasphème, il ajoute des tabous qui empêchent d’accéder à des pans importants de la culture mondiale, empêchent de penser. Certes, les signaux d’alerte ne datent pas d’hier (rediffusion 2010, bonté divine il y a 13 ans déjà ! au Fond du Tiroir).

La semaine dernière, lorsque j’ai déployé mes contes à un groupe de 4-6 ans du centre de loisirs, au moment où j’ai mentionné un cochon parmi les personnages de l’histoire, l’un des mômes s’est exclamé « Pouahhh un cochon !« , s’est allongé et roulé par terre en criant et en refusant d’écouter un mot de plus.
Incident minuscule ? Incident parmi d’autres. Signal.
Puis, me voici en train de réfléchir à l’une des mes futures animations : dans trois mois il me faudra raconter à des jeunes enfants l’histoire édifiante de Perséphone, jeune fille enlevée et violée par un dieu jaloux, Hadès… Cela n’est pas commode, mais je suis porté par la conviction que les mythes et contes nous aident à penser le monde et ses cruautés, et que c’est même pour cela qu’ils ont été inventés, sans eux on pense plus difficilement, plus mal ou pas du tout… Lorsque soudain, survient le fait divers ci-dessous (je reproduis un article lu dans lemonde.fr), dont vous avez peut-être entendu parler, une autre présentation pédagogique des Métamorphoses d’Ovide qui a très mal tourné dans un collège des Yvelines (l’académie où enseignait Samuel Paty).
Je suis consterné…
Mais the show must go on ! Dans ma version, Perséphone gardera ses vêtements, de toute façon.

« Dans les Yvelines, un collège alerte sur un « point de rupture » après un incident en cours de français« 

Des élèves se sont dits « choqués » par la présence de femmes dénudées sur une œuvre d’art présentée en cours de français. Les professeurs, qui exercent leur droit de retrait depuis vendredi, dénoncent plus largement un climat scolaire dégradé dans l’établissement et un manque de moyens.
Par Eléa Pommiers
Publié le 11 décembre 2023 à 21h36, modifié hier à 08h16


Les alertes du collège Jacques-Cartier d’Issou, dans les Yvelines, sont remontées jusqu’au ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal. Ce dernier s’est rendu, lundi 11 décembre, dans cet établissement d’environ 600 élèves, au sein duquel les professeurs exercent leur droit de retrait depuis vendredi. « Je me suis rendu [dans ce collège] pour affirmer mon soutien aux équipes pédagogique », a déclaré le locataire de la Rue de Grenelle, lundi soir, et pour « réaffirmer » qu’« à l’école française, on ne négocie ni l’autorité de l’enseignant ni l’autorité de nos règles et de nos valeurs ».
Les faits qui ont décidé les enseignants à faire valoir leur droit de retrait se sont produits jeudi 7 décembre à la suite d’un cours de français. L’enseignante y avait présenté à ses élèves de 6e un tableau du XVIIe siècle, Diane et Actéon, de Giuseppe Cesari, représentant un passage des Métamorphoses d’Ovide lors duquel Actéon surprend la déesse Diane et ses nymphes durant un bain. Plusieurs élèves ont détourné les yeux et se sont dits « choqués » par la présence de cinq femmes dénudées sur cette peinture.
Durant une heure de « vie de classe » organisée plus tard dans la journée, des élèves se sont de nouveau dits « dérangés » auprès de leur professeure principale et ont prétendu que l’enseignante avait tenu des propos racistes et islamophobes – une assertion fausse, assure le rectorat de Versailles. D’après Sophie Vénétitay, la secrétaire générale du syndicat d’enseignants SNES-FSU, un parent d’élève a également adressé un mail au chef d’établissement affirmant que son enfant n’avait pas pu s’exprimer lors de l’heure de vie de classe, et menaçant le principal d’une plainte.
Dans l’académie où enseignait Samuel Paty, professeur assassiné en octobre 2020 pour avoir montré des caricatures du prophète Mahomet en cours d’histoire, « ces contestations de cours couplées à des mensonges d’élèves ont fait écho chez les enseignants », explique la responsable syndicale. Le principal et son adjoint sont en arrêt maladie à la suite de cet incident. « Les élèves ont retiré leurs propos et se sont excusés vendredi », assure cependant le rectorat de Versailles.L’événement est surtout « la goutte d’eau après plusieurs semaines de climat scolaire dégradé », explique Sophie Vénétitay, faisant notamment état de violences entre élèves et d’un manque de personnel de vie scolaire pour prendre en charge les situations. La conseillère principale d’éducation (CPE) travaille notamment à 80 %, sans que le reste de son poste ne soit assuré.
« Une procédure disciplinaire sera engagée »
Dans un courrier adressé vendredi 8 décembre à la directrice académique des services de l’éducation nationale, que Le Monde a consulté, l’équipe pédagogique du collège déplore « des faits de calomnies, de diffamations, une multiplication et une aggravation des incidents et une atteinte à la laïcité », sans citer spécifiquement l’incident de jeudi.
Selon ce courrier, seize « faits établissements » – le vocable utilisé pour désigner les atteintes aux valeurs de la République, à la sécurité de l’école ou les faits de violences et de harcèlement – ont été signalés au collège depuis le mois de septembre, « contre trois pour l’ensemble de l’année scolaire précédente ».
L’équipe rapporte également « des mises en cause récurrentes et agressives par certaines familles des pratiques pédagogiques et des règles de l’institution ». Dénonçant l’absence de « réponse concrète face à l’urgence » plusieurs fois signalée, elle prévient qu’un « point de rupture a été atteint ».
La directrice académique s’est rendue dans l’établissement, lundi. En début de soirée, Gabriel Attal a fait savoir que des « renforts » étaient prévus pour les équipes de vie scolaire, notamment « un poste de CPE ».
« Une procédure disciplinaire sera engagée à l’endroit des élèves responsables de cette situation », a-t-il ajouté, précisant que les équipes « valeurs de la République » seraient déployées dans ce collège. L’objectif, a conclu le ministre de l’éducation nationale, est désormais le retour du « calme et de l’apaisement » dans l’établissement.
Eléa Pommiers

Hommage à Lautréamont

13/12/2023 Aucun commentaire

Soit l’intelligence artificielle est capable de beauté, soit elle n’a aucun intérêt (même remarque pour l’intelligence en général, au fond).

Pour voir, je demande à une intelligence artificielle de m’inventer une image qui serait « belle comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » .
Le résultat a un parfum cyberpunk pas dégueulasse.
Emballé, je lui en demande encore et encore, je poursuis la partie de ce jeu vidéo. S’il te plaît, Intelligence Artificielle, fais-m’en un autre, un façon Chagall, un autre façon Vermeer, un façon Hopper, un façon Picasso, un façon Van Gogh, et même un façon Walt Disney, et c’est fascinant : tout marche, tout rentre dans la moulinette. Une intelligence artificielle, contrairement à une intelligence bio, a toujours une solution fût-elle inepte, toujours quelque chose à dire, elle ne répondra jamais « T’as pas un peu fini avec tes conneries ? Fous-moi la paix, laisse-moi réfléchir, j’ai du boulot sérieux, je dois résoudre le bouleversement climatique, la fin des abeilles, la montée des populismes, la déliquescence du concept d’enseignement et la guerre israélo-palestinienne » .

Oh, non ! Encore une idée géniale !

08/12/2023 Aucun commentaire
Helena Bonham Carter dans Sweeney Todd, Tim Burton, 2007

Cette nuit m’est venue, ah ben tiens ça faisait longtemps, une idée de suicide marketing pour dilapider l’argent que je n’ai pas et ruiner une bonne fois pour toutes le Fond du Tiroir : je vais éditer une bouteille de vin !
Plus exactement un livre-bouteille de vin, ah ah ah c’est génial, l’idée m’excite à fond, j’ai déjà fait un livre-CD et un livre-DVD mais c’était banal, déjà vu mille fois, un livre-vin qui a déjà fait ça hein ? Et signé Vigne en plus, et bien malin qui saura si le vin est le produit accompagnant le livre ou réciproquement, il n’y aura qu’un seul ISBN, ah oui au fait je n’en ai plus il faut que je pense à redemander un ISBN à l’AFNIL, et aussi à dégoter quelque part un outil de présentation pour poser sur ma table dans les salons du livre. Ah ah ah !
Je me rappelle avoir vu dans la vitrine d’une boutique, dans les hauteurs de la ville exactement l’objet qu’il me faut, un magnifique support de bouteille en fer forgé, une partie ronde et horizontale, une partie verticale et toute en volutes, à moitié rouillé ce qui lui donne des reflets rouges et moirés, enfin idéal, j’espère qu’il n’a pas été vendu depuis la dernière fois.
Je me perds dans les transports en commun et je peine à retrouver la bonne boutique dans ce quartier que je connais très mal… Mais enfin je parviens devant la vitrine : formidable, je distingue l’objet ! Il est au milieu d’un fatras poussiéreux d’ustensiles plus ou moins identifiables, bibelots informes, livres jaunis, animaux empaillés, mannequins de couturiers, outils dépareillés, cartons à chapeaux, boules de noëls, jeux de clés, machine à coudre et machine à écrire (ou bien s’agit-il d’une seule machine multifonction ?). Je porte ma main au front en visière : la lumière est éteinte. Le magasin est-il fermé ? Je pousse tout de même la porte, qui grince.
De l’arrière-boutique surgit la propriétaire, qui appuie sur l’interrupteur afin d’illuminer l’échoppe. Bon sang, c’est le sosie d’Helena Bonham Carter ! On m’avait pourtant bien prévenu qu’elle était un peu sorcière sur les bords et qu’il valait mieux ne rien acheter chez elle ! Elle est très jolie mais fait un peu peur, elle fronce les sourcils et sa voix est rauque.
« Vous désirez ?
– Heu un support à bouteille que j’ai vu dans votre vitrine heu celui-là-là mais heu les prix ne sont pas affichés heu combien ?
– Je vois que monsieur est connaisseur. Entrez, faites comme chez vous, je vais le nettoyer pour vous. »
Elle se baisse pour empoigner l’objet, souffle pour dissiper la poussière puis m’invite à la suivre dans l’arrière-boutique. Je lui emboîte le pas sans vraiment réussir à me concentrer sur les phrases qu’elle m’adresse, elle me dit que je ne vais pas partir comme ça, elle insiste pour me retenir à dîner, je n’ai qu’à m’installer à table.
Je m’assois, mais juste le temps qu’elle ait apprêté mon support de bouteille ensuite je file j’ai vraiment à faire, je ne vais tout de même pas manger avec elle, ce ne serait pas prudent. Elle revient et pose avec fracas sur la table un lourd plat de service puis me dit : « J’espère que vous aimez le saumon ? »
Je regarde dans le plat. Le saumon, énorme, presque un mètre de long, est cru. Non seulement cru, il est vivant, il tortille de la queue.
Cette fois c’en est trop, je me réveille.

Carnaval païen

05/12/2023 Aucun commentaire

Ah tiens et pendant ce temps, que devient l’Ukraine, vous avez de ses nouvelles vous ? On l’a perdue de vue l’Ukraine, on s’est lassé ou endormi comme devant une série qui aurait trop d’épisodes, trop de saisons, encore un bombardement dites donc on a l’impression de déjà-vu, ça ne se renouvelle pas beaucoup, la conclusion traîne à venir, les plus gros cliffhangers palpitants se sont émoussés par exemple le sort de la centrale nucléaire de Zaporizhzhya (plus grande centrale d’Europe) au bord du gouffre, ah ça oui c’était un grandiose épisode, et puis que voulez-vous d’autres sollicitations apparaissent en streaming alors on clique à l’affut de nouveautés ouais ça a l’air pas mal ça et saignant, Gaza, le Hamas, un attentat ici ou là, bin ou bam, sous la Tour Eiffel en plus, le glamour du décor qui ne gâtera rien, et puis c’est pas tout ça mais en décembre la magie de noël et la saison de ski trépignent dans le couloir alors l’Ukraine hein merci le réchauffé.

Je ne jette la pierre à personne. Pas de leçon à donner. Je ne parle qu’à mon bonnet, comme toujours ici. Je me rends compte et en rends à compte exclusivement à moi-même que je ne pense plus guère à l’Ukraine. J’en ai pris conscience brutalement, en regardant un film ukrainien, film gigantesque tout court mais fortuitement ukrainien, ce qui fait que je me suis frappé le front et la coulpe, « Ah mais oui et alors l’Ukraine au fait ? »

Le serment de Pamfir (Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk, 2022) est le premier long-métrage de son réalisateur. Comme tout grand film il est prodigieusement universel en plus d’être prodigieusement ancré : il parle d’une situation locale et de moeurs ukrainiennes, de trafics mafieux aux portes de l’Union Européennes et des luttes entre les dogmes chrétiens et les increvables rites païens (carnaval de la Malanka durant lequel les hommes du village, telluriques colosses, se déguisent en bêtes), il parle du proche et du lointain mais surtout du gaz entre les deux, de la violence archaïque et de la violence contemporaine, bonnes copines, il parle de vous et moi.

Mais tout ceci, ce ne pourrait être que le cinéma. Car en plus il y a la manière, qui fait le cinéaste.

Les critiques ont parlé d’un moyen terme entre Kusturica et Tarentino, je vois à peu près ce qu’ils veulent dire, le folklore délirant et le déchaînement à retardement, il faut bien se raccrocher à deux références connues. Mais dans son formalisme tragique j’aperçois aussi bien le croisement entre Béla Tarr et Haneke (un Haneke qui serait capable de compassion envers ses personnages) : l’image est époustouflante, le cadre impeccable et d’autant plus implacable, on n’en sortira pas, de cette beauté. Tout est filmé en plans-séquences, certains durent dix minutes, terrible impossibilité de cligner. Le plan-séquence est toujours à cheval entre le maximum de naturel théâtral et le maximum de sophistication obsessionnelle. Le plan-séquence est peut-être l’effet de style ultime du cinéma.

Que devient l’Ukraine ? On pourrait dire, on aimerait répondre : ça, et que cette réponse soit suffisante.

La post-production du « Serment de Pamfir » s’est faite sous les bombes de Poutine, littéralement, le studio se trouvant dans un quartier de Kiev ruiné par les missiles. Le travail a été poursuivi avec opiniâtreté, afin que le film soit prêt pour Cannes. Le film existe et il faut le voir, même si ce n’est pas notre visionnage qui sauvera l’Ukraine, au moins aura-t-on une idée de l’Ukraine autre que son martyre.

L’Ukraine était avant la guerre un pays de cinéma (environ 35 longs métrages produits chaque année). Toute production est bien sûr pétrifiée et on se demande où, quand, comment, Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk pourra faire un autre film.