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Hommage à Alain Rey (1928-2020)

29/10/2020 Aucun commentaire

Je me souviens de ma rencontre avec Alain Rey. C’était en 2005, au salon du livre de Saint-Paul-Trois-Châteaux. C’était la fin de nos journées, le ciel était mi-chien mi-loup, je l’ai aperçu dans une cour, devant une porte, au pied d’une volée de marches, quelque chose comme ça, en tout cas en transit, il allait ou il venait, enfin c’était maintenant ou jamais. J’ai pris mon élan et ma respiration et je lui ai récité d’une traite la tirade que je venais de répéter dans ma tête : « Ni Dieu ni maître, c’est entendu, mais tout de même on a des héros. Vous êtes mon héros. » Ça l’a fait rire. J’ai repris mon souffle et précisé ma pensée, je lui ai dit : « Je suis invité dans ce salon du livre pour mon roman, tenez le voici je vous l’offre, dont le héros ne peut comprendre le monde qu’en consultant son dictionnaire, c’est sa cuirasse, son gilet pare-balle. Bon, je préfère vous prévenir, le dictionnaire en question est un Larousse, pas un Robert… » Il a encore ri, sans me vanter j’aurai fait rire Alain Rey deux fois et il a répondu « Oh mais c’est très bien un Larousse, merci ! ».

Il était la langue française sur deux pattes, il manquera à quiconque manque la langue française au jour le jour.

Qu’aurait-il fait aujourd’hui par exemple ? Par exemple il aurait commenté le cours du temps, l’air ambiant, il aurait pris un mot dégueulé par l’actualité et il aurait décrit le monde, il nous l’aurait offert à comprendre, tiens peut-être il aurait choisi « égorgement » et il nous aurait parlé des gouffres. Égorgement, du latin gurges, gouffre, comme on dit les gorges de l’Ardèche, passage étroit entre deux montagnes, chemin risqué. Il aurait enchaîné sur les gargouilles qui se gargarisent, qui régurgitent et font les gorges chaudes parce que la gorge est le siège de la parole, égorger c’est rendre muet. Enfin il aurait parlé de littérature, comme remède, comme consolation, comme élévation, et comme simple paysage et air ambiant, il aurait dit que le gouffre et la gorge dans le paysage et l’air ambiant ont engendré une fière lignée de géants, Grangousier, Gargamelle, Gargantua et Pantagruel.

Je le crie à gorge déployée : qu’Alain Rey, mon héros, repose en paix.