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En maison

22/02/2020 Aucun commentaire

Suite aux représentations de notre spectacle Trois filles de leur mère d’après Pierre Louÿs, Mlle Bois, M. Sacchettini et moi-même avons essuyé un certain nombre de critiques qui du reste visaient plus souvent le texte lui-même, dont la puissance scandaleuse n’est pas émoussée, que notre travail. Heureusement, nous y étions préparés – nous ne le serons certes jamais assez. Parmi ces critiques est revenu le reproche bien contemporain (cf. les pénibles débats sur l’appropriation culturelle dont on peut lire quelques échos ici) de n’entendre par la voix de Louÿs et la mienne que la seule version d’un homme à propos d’une condition féminine – celle des prostituées.

C’est pourquoi je me suis précipité avec avidité sur La maison d’Emma Becker (Flammarion, 2019), espérant lire enfin la version occultée de la première intéressée, la vision d’une femme sur le travail du sexe, sur ce qu’il advient du corps, de l’esprit, du rapport à soi, aux autres, du désir lui-même, de la vie quotidienne, de la sociabilité, lorsque l’on fait profession de louer son sexe à l’heure. Emma Becker a travaillé deux ans dans un bordel de Berlin. Elle raconte. Le livre est un poil trop long et répétitif, bâti bizarrement et sans logique manifeste (pas chronologique le moins du monde), et pourtant parvenu à la fin j’en aurais voulu encore, tant ses heureuses vertus de chronique au fil des passes semblent inépuisables. La comédie du sexe et de l’argent est éternelle, renouvelée sans début ni fin, et, sauf si l’on est triste et blasé et si l’on a lu tous les livres, fort variée.

Avant d’en dire le bien que j’en pense, une menue réserve : plongé dans La Maison je me suis soudain rappelé avoir découvert il y a près de 20 ans une autre version de femme qui m’avait paru plus forte, plus crue, plus vitale, dans les livres de Nelly Arcan. On s’en souvient peut-être, Nelly Arcan est une figure tragique qui, après avoir écrit Putain, puis Folle, puis une poignée d’autres livres moins intimes mais tout aussi fulgurants, s’est donné la mort. Cette fin terrible influence sans doute la lecture rétrospective que l’on peut faire de ses livres, comme si la mort seule prouvait qu’on n’avait pas triché, ni avec le sexe, ni avec la littérature, ni avec rien. Illusion romantique. N’empêche que si je compare les deux autrices, je vois Nelly Arcan comme une pute qui était aussi un écrivain, tandis qu’Emma Becker est un écrivain qui a fait la pute.

Emma Becker, que j’espère en pleine forme et exempte d’idées suicidaires, m’évoque un autre registre littéraire, plus aventurier, elle me fait l’effet d’Hemingway qui en 17 en Italie puis rebelote en 36 en Espagne voit éclater une bonne guerre et se frotte les mains : chic, l’occasion en or, j’y cours, j’en ramènerai un livre et je reviendrai écrivain. La guerre de Becker est un bordel de Berlin, c’est de la Maison qu’elle tire de la littérature. Contrairement à la brutalité sans filtre des écrits de Nelly Arcan, le style de Becker est spirituel, flatteur, appliqué comme celui d’une normalienne qui se regarde trouver les bons adjectifs, placer des points-virgules et ne rechigne pas aux références lettrées propres à assoir son statut d’écrivain (son nom d’artiste, son pseudo au bordel est Justine). Ce rappel qu’au fond son identité n’est pas pute mais écrivain undercover est comme une mise à distance, ou plutôt comme un gilet pare-balles enfilé par-dessus le bustier et la culotte de soie. Ce qui ne m’a pas empêché de repérer une lacune dans ses lectures. Elle cite plusieurs fois Maupassant, Calaferte, Sade, Bataille (tiens ? rien que des hommes). Puis se plaint : selon elle personne n’en a jamais parlé, des filles. Comment ça? Et Pierre Louÿs, alors ? Nos Trois filles chéries ?

J’avoue éprouver un peu de défiance et quelque agacement envers les écrivains qui abusent des débuts de phrases de type Moi, en tant qu’écrivain. J’y entrevois un peu de complaisance, de pose. Car moi, en tant que lecteur, je préfère voir un écrivain faire son boulot sans se revendiquer écrivain, sans rappeler à tout bout de champ ses prérogatives et responsabilités d’écriture qui feraient mieux, par élégance encore plus que par humilité, de demeurer implicites.

Pourtant (réserve émise, j’attaque enfin l’éloge) elle le fait, le job, oh oui elle le fait très bien et très simplement. La dernière phrase du livre, « Il faut bien que quelqu’un en parle » , est un programme, magistralement accompli en fin de compte, voire une définition même dudit job, de ses responsabilités et prérogatives. La phrase rappelle ce qu’écrivait Alphonse Boudard en incipit de Mourir d’enfance à propos des siens. Si je ne parle pas d’eux, personne ne le fera. Et ce sera comme s’ils n’avaient jamais existé. Le job de l’écrivain au fond est là, empêcher les gens qu’on a connus de disparaître tout-à-fait.

Emma Becker parle des putes qu’elle a côtoyées, et cette galerie de portraits d’être humains, cette description d’un métier, honteux, méprisés, honnis des braves gens y compris dans les pays où la loi les couvre, est la meilleure part de son livre. Les collègues de Justine sont petites ou grandes, enthousiastes ou lasses, débutantes ou aguerries, négligentes ou professionnelles, spécialisées ou généralistes, bienveillantes ou méprisantes, rigolotes ou déprimées, douées ou pas tellement, qui pensent à l’horaire des trains ou bien qui jouissent (puisqu’en ce monde tout est possible, cela l’est aussi), elles sont plusieurs parfois dans la même personne et la même journée, elles sont complexes et contradictoires, elles sont vivantes.

Les putes sont là. Par conséquent il faut en parler, c’est tout simple et c’est important. Elles existent, tout autant que les employés précaires des start-ups (le livre s’ouvre sur quelques belles pages de mélancolie en flash-forward, le bordel ayant fermé pour céder ses murs à un quelconque open-space et donc à d’autres esclaves, écrit-elle). Elles existent tout autant que leurs clients, les hommes qui font toutes sortes de métiers (le livre se referme sur une dernière fusée, une rêverie où Becker s’imagine en homme, et en client, en meilleur client que tellement de médiocres consommateurs qu’elle aura vu défiler).

Confession personnelle dont vous ferez ce que vous voudrez : en 1991 j’étais bidasse à Berlin. Il m’est arrivé de fréquenter les bordels, émerveillé qu’ils soient ici légaux et débordant de gratitude envers ces femmes qui, miracle, acceptaient de vider mes jeunes couilles et de feindre d’y prendre plaisir. Vingt ans plus tard, sous la pression d’un ami, j’ai signé la pétition Zéromacho qui réclamait l’abolition pure et simple de la prostitution, solution finale. J’ai ensuite regretté ma signature, surtout pour le côté utopiste et naïf de la démarche, qui plaquait d’une manière si française un idéal sur la réalité puis détestait la réalité de ne pas assez ressembler à l’idéal. Les putes, c’est mal, éradiquons-les d’une signature, on aura fait le bien. Réclamer la disparition de la prostitution est à peu près aussi raisonnable que réclamer celle de ses deux composantes, le sexe et l’argent. En attendant ce jour, je suis, si jamais on me demande mon avis, plutôt en faveur de la réouverture et l’encadrement légal des maisons dites closes. Ce serait quasiment une délégation de service public, toujours mieux que la jungle des « indépendantes » ubérisées aux mains d’une mafia ou d’une autre. Mais on ne me demande pas mon avis. Faut que je pense à arrêter de signer des pétitions.

Mlle Bois, M. Sacchettini et moi-même redonnerons, si tout va bien, deux fois l’été prochain le spectacle Trois filles de leur mère. Restez en ligne, les détails viendront.