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Archives pour 06/2018

To the Toppermost of the Poppermost, Johnny !

29/06/2018 Aucun commentaire

Troisième et dernière apparition du FdT/HlM (Fond du Tiroir / Hors les Murs), ultime article écrit avec plaisir et même joie pour le compte du blog musical des bibliothèques de Grenoble, Bmol. Ce soir, si vous le voulez bien, la causerie au coin de la wifi portera sur les Beatles, via un livre tordu et stimulant de Pacôme Thiellement, PoppermostÀ lire ici tant que le site de Bmol est en ligne ou bien ci-dessous.

Poppermost – considérations sur la mort de Paul McCartney
Pacôme Thiellement
Éditions MF. Réédité tous les 11 ans ! Première édition 2002, deuxième édition revue et augmentée 2013, édition de poche 2024.

Le titre de l’ouvrage, Poppermost, est un mot-valise inventé par John Lennon pour désigner la destination ultime des Beatles : le sommet de la pop.
Quant à son sous-titre, plus explicite, il interloque : Considérations sur la mort de Paul McCartney. Qu’est-ce à dire ? Aux dernières nouvelles, Sir Paul se produit régulièrement sur scène, par conséquent il est toujours vivant (car lorsqu’on est live on est alive), et l’hypothèse selon laquelle il est en vie n’est a priori pas seulement une rumeur complotiste, comme dans le cas d’Elvis…

Justement ! Il se trouve que la rumeur complotiste entourant McCartney ne prétend pas qu’il est toujours vivant à Las Vegas depuis qu’il est mort, mais au contraire qu’il a trépassé il y a plus d’un demi-siècle, le 17 septembre 1966, vers cinq heures du matin, dans un accident de voiture. Il aurait alors été remplacé dans le groupe par un sosie approximatif, ex-agent de police, nommé William Campbell. Comment, vous ne vous en étiez pas aperçu ? Living is easy with eyes closed, misunderstanding all you see

Cette légende urbaine fameuse quoiqu’extravagante, qui a conduit certains fans parmi les plus maniaques à décortiquer tous les indices visuels et sonores disséminés sur les disques (on se demande bien pourquoi) par les trois Beatles survivants pour avouer en secret la mort du quatrième, est le point de départ de l’essai de Pacôme Thiellement. Pourquoi a-t-on cru une chose pareille ? Pourquoi veut-on y croire ? Pourquoi y a-t-il de la paranoïa plutôt que rien ? La mort de McCa est-elle la mère de toutes les fake news d’aujourd’hui ? Qu’est-ce que la pop culture ?

Thiellement, intellectuel déviant et prolixe, contributeur régulier de Mauvais genres sur France Culture, mais aussi de Rock & Folk ou des Cahiers du Cinéma, est l’auteur de nombreux ouvrages sur Zappa ou Led Zeppelin, Hara Kiri ou Mattt Konture, Gérard de Nerval ou René Daumal, les gnostiques chrétiens ou les séries Lost, Buffy contre les vampires ou Twin Peaks… Il s’arrime ici, avec la même générosité, la même gourmandise, à la mythologie des Beatles : leurs riches heures, ce qu’ils ont fait, à eux et à nous. Le plan du livre suit le fil de sa pensée, itinéraire mental foisonnant et tortueux, menant de la « mort » de McCartney, le 17 septembre 1966, à la mort de John Lennon, le 8 décembre 1980. Avec au passage quelques sentences culottées et bien perchées :

Les chansons des Beatles sont une sorte de Yi King. Désormais elles n’appartiennent plus à l’histoire de la pop music mais à l’histoire des religions […], il n’est pas une chanson des Beatles qui ne soit capable d’expliciter et de justifier un moment de notre vie.

Car nous faisons tous partie de l’orchestre des Coeurs Solitaires du Sergent Poivre.

Centrifugeuse de culture pop (attendu que Baudelaire ou Nietzsche aussi deviennent pop dès lors qu’ils sont lus par le peuple), la pensée de Thiellement brasse ici comme partout d’innombrables références, les reliant entre elles selon une logique occulte, elle-même vaguement complotiste (dont l’auteur n’est pas dupe), c’est-à-dire toujours grisée de décrypter les signes pour dévoiler la vérité. Exemple : le tube absurde des Beatles I am the Walrus étant compris comme une allusion à Lewis Carroll, s’ensuit un développement sur Alice au pays des merveilles, sur la guerre des fées, sur la dialectique du maître et du disciple, donc de l’idole et du fan, et enfin, logiquement (?), sur le meurtre symbolique de l’usurpateur. Thiellement est un marabout, tendance de-ficelle-de-cheval.

Si le lecteur s’accroche, il sera récompensé en se fondant dans une armée mexicaine rappelant la foule bigarrée qui orne la pochette de Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band : Hölderlin, Roman Polanski, Rimbaud, Salinger, Aleister Crowley, Philip K. Dick, The Résidents, Todd Rundgren, Saint Paul, Charles Manson et bien sûr Jésus puisque John Lennon, un beau jour de LSD, avoua en confidence qu’il était le Christ ressuscité, ce qui lui faisait au moins un point commun avec Antonin Artaud. Ah, oui, il est beaucoup question d’Antonin Artaud aussi. Puis le livre se terminera sur une ultime fusée, un touchant plaidoyer pour l’amitié – car l’amitié est l’autre cime Poppermost, l’autre don que les Beatles auront fait au monde :

On n’est jamais amis qu’à deux. A partir de trois commence une autre complicité : celle des potes. […] Les Beatles sont potes. Lennon et McCartney sont amis.

Est-il tout de même, dans cet ouvrage étrange, question des Beatles, je veux dire, de musique ? Oh oui, et avec quel brio, comme dans cet extrait (p. 131) intelligent, érudit et affectueux (car la pop culture est intelligente, érudite et affectueuse, croyez sur parole le blog musical qui vous l’affirme), que les fans des Fab Four apprécieront :

Entre Lennon, McCartney, Harrison et Starr, le vrai Beatle, l’Être des Beatles, est sans doute le monstre à leur intersection, le Walrus indécidable, celui qui peut aussi bien être John, Paul, George, Ringo, que vous ou moi. Le Je suis toi quand tu es lui et lui est moi. Car Je est un Autre, bien sûr, mais cet Autre se lit toujours dans sa relation à un Plus-Autre qui puisse le faire, à son tour, tourner. George Martin [producteur historique des Beatles] : « Quand les quatre sont ensemble, il y a une présence magique, aussi palpable qu’inexplicable, qui les accompagne. »
La preuve, c’est qu’en additionnant les meilleures chansons des Beatles en solo (Instant Karma de John Lennon, Live & Let Die de McCartney, When we was Fab de George Harrison, I’m the Greatest de Ringo Starr…), on n’obtient toujours pas un album des Beatles. Les chansons de Lennon sont trop prétentieusement simples, celles de McCartney trop mièvrement sophistiquées, celles d’Harrison – de loin les plus respectables – trop religieusement discrètes, celles de Starr trop conditionnellement sympathiques. Sur les albums de Lennon, [la ligne de basse] se contente d’appuyer les propos du piano ou de la guitare, alors que [la basse de McCartney sur les albums des Beatles] rebondissait sur la tierce ou la quinte, porteur d’un sens plus secret, rieur, délicat, un rien dandy… Les paroles et les voix, sur les albums des Wings ou de Paul & Linda, également, vont dans le sens du poil des mélodies, invraisemblablement monochromes, prêtes-à-porter, ordinaires, alors que Lennon ou Harrison ajoutaient le zeste de cruauté qui équilibrait la balance, l’épice métaphysique qui permettait à une belle chanson du type d’Uncle Albert de devenir une géniale Lovely Rita

NB : Poppermost, premier livre de son prolifique auteur, a d’abord paru en 2002. La présente réédition est augmentée de textes inédits de Mark Alizart, Claro, Aurélien Lemant, Laure Limongi, Wilfried Paris, Pierre Pigot et Laurent de Sutter, auxquels Pacôme Thiellement a ajouté sa propre contribution comme un énième rebondissement (cette année-là, en 2013, un dentiste ayant acquis à prix d’or une molaire cariée de Lennon prétendait cloner prochainement le martyr). En 2018, Paul McCartney n’est toujours pas mort, et chante toujours sur scène Live & Let Die.


Post-scriptum 2023 : la « mort » de McCartney, en tant que prototype des légendes urbaines, ne pouvait qu’être citée dans mon opuscule La Théorie de la Compote – détails à lire ici.

Et pour des heures d’exploration fertile : le site de Pacôme Thiellement.

Janelle Monáe s’habille en vagin

18/06/2018 Aucun commentaire

Récidive ! J’ai de nouveau écrit un long article pour Bmol, le blog des discothécaires de Grenoble. Puisque l’été approche, j’adopte la même stratégie putaclique que la presse papier en perdition, je parle ici de sexe.

Plus précisément, je parle du sexe de Janelle Monáe, de celui de Björk, de celui de Camille, et un peu de celui de Colette Renard et Jeanne Cherhal. Mais c’est elles qui ont commencé.


Janelle Monáe, Dirty Computer, 2018

Après une pause de cinq ans marquée par quelques rôles au cinéma (MoonlightLes Figures de l’ombre…), Janelle Monáe délivre en 2018 son 4e album, Dirty Computer, qui pousse plus avant ses expériences en électro-funk conceptuelle. L’album bénéficie de la diffusion d’un film de même titre et de même durée que l’album, sur le modèle de Lemonadede Beyoncé, sorte de super-clip qui enfile les chansons comme des perles tout en racontant semble-t-il une seule et même histoire. Ce qui n’empêche pas de découper le monolithe en singles, à commencer par l’épatant Make me feel.

Tube imparable, Make me feel sonne comme du Prince (pour rafraîchir sa mémoire, comparer, et se faire du bien parce qu’il n’y a pas de mal, on réécoutera Kiss), et pour cause : Miss Monáe se pose en dauphine princière et assure que le kid en pourpre lui a donné un coup de main juste avant de passer l’arme à gauche.

Conformément à une tradition vieille comme le funk, de quoi parle cette chanson ? De sexe, bien entendu. L’autre single remarquable, Pynk, comprenant un featuring de la chanteuse canadienne Grimes, est encore plus explicite puisqu’il ne parle pas de sexe, mais DU sexe. Du sexe féminin. Oui, l’organe, là, sous la jupe.

Pynk est un hymne entraînant quoique très obscène à la gloire de la couleur rose, et, en fin de compte, à la gloire des femmes. Voyez comme, dans ce clip fou, Janelle et ses danseuses assument joyeusement leur chorégraphie déguisées en vagins. Pussy power !

Sorte de parangon du dandy féminin/féministe, voire icône queer attrape-tout LGBT, Janelle Monáe est capable de porter n’importe quoi avec une classe suprême, et là, le n’importe quoi, on y est. Ces évocateurs frous-frous n’ont pourtant rien de vulgaire, et pourraient même devenir une mode : suite à une forte demande, Janelle s’apprêterait à commercialiser ces pantalons-vagins

Du reste, est-ce si provocateur, si inédit, si neuf et disruptif ? On trouverait sans mal des antécédents fort anciens à ces tourbillons métaphoriques de grandes lèvres, telles les robes des danseuses de cancan ou surtout la danse serpentine, que Loïe Fuller, autre icône de la liberté féminine, a créé en 1892, soit au temps de nos arrières-arrières-arrières-grands-mères :

(Comment ? Vous connaissiez la danse de Loïe Fuller, vous la trouviez très jolie mais n’aviez jusqu’à ce jour jamais songé qu’elle pouvait se lire comme une métaphore génitale ? Dites tout de suite que j’ai l’esprit mal tourné !)

Les paroles de Pynk, à présent. Pour le bénéfice des non-anglophones, je m’essaie à la traduction des trois refrains, qui se transforment comme par magie en un gracieux et pimpant poème érotique de six strophes :

Roz, comme l’intérieur de ton… chérie,
Roz, derrière toutes les portes… c’est fou
Roz, comme la langue qui descend… peut-être
Roz, comme l’éden retrouvé

Roz, quand tu rougis en-dedans… chérie
Roz est la vérité que tu ne peux cacher… peut-être
Roz, comme les replis de ton cerveau… c’est fou
Roz, comme quand on perd la tête

Roz, comme tes lèvres autour de… peut-être
Roz, comme la peau d’en-dessous… chérie
Roz, comme l’intérieur le plus profond… c’est fou
Roz, au-delà de la forêt et des cuisses

Roz, comme le secret que tu caches… peut-être
Roz, comme la ligne sur ta paupière… chérie
Roz, là où tout à son origine… c’est fou
Roz, comme les trous de ton cœur

Roz, comme l’intérieur de toi… chérie (nous sommes toutes roses)
Roz, comme les murs et les portes… peut-être (tout au fond, nous sommes toutes roses)
Roz, comme tes doigts en moi… peut-être
Roz est la vérité que tu ne peux cacher

Roz, comme ta langue qui tourne… chérie
Roz, comme le soleil qui descend… peut-être
Roz, comme les trous dans ton cœur… chérie
Roz, est mon morceau de choix.

De quoi rosir, pour le coup. Cette chanson (en plus d’être funky à souhait) est non seulement très féministe, mais très anti-raciste, aussi. Car clamer « nous sommes toutes roses à l’intérieur » revient à dire « nous avons toutes le sang rouge », nous avons tous un corps à peu près semblable, au-delà de nos oripeaux comme disait Nougaro, que l’on ait la peau noire, blanche, beige, jaune, rouge, verte.

Et c’est ainsi que mimer le vagin devient un geste humaniste. Attention, lecteurs ! Ici commence la partie sociologique de cette chronique musicale.

Car Janelle Monae n’est pas la seule chanteuse à se déguiser en sexe. Björk, multirécidiviste, arborait un vagin sur la poitrine pour la pochette de Vulnicura (2015) puis sur le visage pour celle d’Utopia (2017). Tout récemment (Festival We Love Green, Paris, 3 juin 2018), elle donnait un concert devant un gros rocher-vagin qui lui tenait lieu de décor :

Troisième exemple, un peu moins littéral, donc un peu plus poétique, d’évocation du sexe féminin par une chanteuse : Camille, dont Youtube a jugé inconvenant pour les mineurs le magnifique clip Fontaine de lait, qui évoque autant l’allaitement que la femme-fontaine :

Si trois chanteuses, presque simultanément, miment, chorégraphient ou mettent en scène l’organe génital féminin, nous ne sommes plus en présence d’un fait isolé, d’un accident, mais carrément d’un fait social, une statistique, une revendication, une manif, une émeute.

Car comme le dit Lino Ventura, « Un barbu c’est un barbu, trois barbus c’est des barbouzes. » Comment, vous ne voyez pas le rapport ? Il faut donc tout vous expliquer ? Autrefois, je parle d’avant la manie de l’épilation, « barbu » était l’un des petits mots argotiques qui désignaient le sexe féminin… Passons.

Le vagin s’affiche, et nous pouvons tenter de l’expliquer sociologiquement. le corps féminin est au centre de nombreux discours politiques contemporains (avez-vous vu The Handmaid’s tale ou pas encore ?), et le vagin est, en somme, la métonymie du corps féminin. Notre époque paradoxale est l’époque #metoo, l’époque balance-ton-porc, l’époque post-Weinstein, post-Tariq-Ramadan, et même déjà post-le-Président-des-Etats-Unis-choppe-les-femmes-par-la-chatte. Et la musique pop, comme toujours vecteur d’affirmations politiques, concentre l’esprit de son temps. Les copines de Janelle qui dansent en faisant virevolter leur pantalon bouffant nous font violence, nous mettent sous le nez ce qu’on ne veut pas voir (et pourquoi ne veut-on pas le voir ? c’est un autre sujet, mais selon Pascal Quignard, ce serait parce qu’on ne saurait regarder en face l’origine du monde, tout simplement), elles l’assument, le revendiquent, en sont fières, incitent à cesser de le considérer et de l’intérioriser comme partie honteuse. Elles rappellent que les femmes ont un sexe, et nous font réaliser en le disant à notre tour que ce n’est pas un truisme, mais un tabou qui tombe.

Voilà qui n’est pas sans évoquer un geste que faisaient les militantes du MLF dans les années 70. Témoin cette photo prise par Irène Bouaziz lors d’une manif, le 5 mars 1977 :

Respect aux Femen des années 2000, mais comme ces dernières ne paradaient que seins nus, elles peuvent aller se rhabiller, si j’ose dire.

De la même façon que le véganisme est un excès du XXIe s. qui répond à un excès du XXe s. (le dogme alimentaire qui posait en toute circonstance l’équation un repas = une viande), la tendance née sous nos yeux et sur Youtube d’exhiber le vagin en plein clip est sans doute un excès… Mais à quel excès antérieur et inverse réplique-t-il, à quelle omniprésence d’attributs et substituts phalliques dans les représentations culturelles (tiens d’ailleurs et rien que ça, pourquoi continuer à appeler une chanson qui marche un tube) ? Répondons à cette question et nous aurons fait un pas dans le siècle.

Bonus spécial « les femmes chantent des obscénités avec classe »

Bonus 1 : Une chanson classique et indémodable de Colette Renard (1963)…

Bonus 2 : … Indémodable certes, mais remise toutefois au goût du jour par Jeanne Cherhal 50 ans plus tard.

Bonus 3 : Janelle Monáe cite apparemment la danse serpentine de Loïe Fuller que je me permets d’interpréter comme une pure métaphore vulvaire – or la chanson la plus explicitement sexuelle de Vanessa Paradis, Dès qu’je te vois, duo avec M qui fourmille d’allitérations en « sex », reproduit dans son clip les danses de Loïe Fuller, eh bien comme n’importe quel paranoïaque je suis persuadé que ça n’est pas pour rien car tout se tient !

Un jour, les animaux n’étaient plus là (visions de Neil Gaiman)

17/06/2018 Aucun commentaire

Tiens ? 2001 l’Odyssée de l’espace a 50 ans. Je retournerai le voir. Ce film apparu au printemps 1968 a nettement mieux vieilli que mai 68, finalement. Avec le temps, la prophétie de l’un a gagné ce qu’a perdu l’utopie de l’autre. La science-fiction, celle avec de la vraie science et de la vraie fiction (rien à voir avec Star Wars, par exemple, conte fantastique qu’on ne peut rattacher à la SF que par malentendu) est toujours affaire de vision. Or la vision de l’humanité proposée par 2001 est intemporelle, elle ne date ni de 1968, ni de 2001, ni de 2018, elle nait bien plus tôt et se projette bien plus tard, d’un passé sans date jusqu’à un futur sans échéance, comme un arc-en-ciel qui se donne à admirer en plein ciel mais dont personne ne saurait repérer les deux extrémités fichées sur le sol. Une vision comme un arc, oui c’est ça, un arc tendu et courbé, d’ailleurs le protagoniste du film s’appelle Bowman, l’archer, périphrase désignant Ulysse, le héros de l’autre Odyssée, voyez comme tout se tient en eau de roche. Oulah attention je me mets à surinterpréter les signes façon tout-est-lié, je suis le premier complotiste venu. Autant l’avouer, je fais partie des maniaques qui considèrent que l’histoire du cinéma se scinde sommairement en deux périodes, de part et d’autre de 2001 l’Odyssée de l’espace. De 1894 à 1968, le cinéma n’a évidemment rien fait d’autre que se préparer à 2001. De 1968 à aujourd’hui, le cinéma digère 2001. Je le sens bien, je frôle le fanatisme. Okay, je change de sujet, je repars à zéro.

Tiens ? Un film tiré de How to talk to girls at parties de Neil Gaiman s’apprête à sortir. Je n’irai pas le voir. J’ai peu d’appétence pour les films tirés des livres que j’aime, tous registres confondus, que ce soit Madame Bovary ou Gaston Lagaffe, puisque dans chaque cas le livre était suffisant. Que ne tire-t-on plutôt les films de livres insuffisants ! Quel drôle de verbe d’ailleurs, tirer un film d’un livre. J’ouvre mon dictionnaire des synonymes, pour m’éclairer je compulse les équivalents, j’en essaie une poignée :

déduire un film d’un livre ?
extorquer un film d’un livre ?
pomper un film d’un livre ?
remorquer un film d’un livre ?
soutirer un film d’un livre ?
voire écarteler un film d’un livre ?
et le plus radical de tous : abattre un film d’un livre.

Foin des pompages déductions remorquages extorcations et autres abattages, je ne fais que saisir le prétexte de la sortie de ce film pour dire toute l’admiration que j’éprouve pour un auteur de livres : Neil Gaiman est un grand visionnaire. Il serait évidemment grotesque, outrecuidant, de comparer l’oeuvre de Gaiman avec 2001 l’Odyssée de l’espace, puisqu’il est grotesque de comparer quoi que ce soit à 2001 (pardon me voilà reparti), mais n’empêche, observons le processus par lequel une vision se transmute en imagination…

Exemple typique avec How to talk to girls at parties, nouvelle parue en 2006. Comment Gaiman l’a-t-elle écrite ? D’abord une impression, une idée, puis une vision, puis une image, puis une histoire, une fois parvenus à ce point, plus aucun doute, nous sommes bien dans une écriture de science-fiction, la vraie, la bonne. Point de départ : n’importe quel adolescent se souvient de cette sensation d’étrangeté, de dénuement, de timidité, au moment d’aborder l’autre sexe lors d’une soirée. L’impression de base d’un garçon (hétérosexuel), c’est que les filles sont des extra-terrestres. Gaiman, qui a conservé les mêmes impressions d’adolescence que vous et moi, transforme cette émotion commune en vision dès le moment où il échafaude une intrigue selon laquelle, littéralement, les filles sont des extra-terrestres. Son génie du dialogue se met alors en branle, et voilà une excellente petite histoire de science-fiction, magistralement troussée. (Et à quoi bon, je vous le demande, en tirer un film ? Que pourraient ajouter les effets numériques à la vision ?)

Mais je veux m’attarder sur deux autres exemples.

1) Virus

Dans les années 1980 apparaît en Russie, puis se diffuse dans le monde entier, un jeu vidéo extrêmement addictif, matrice et modèle de tous les jeux de puzzle ultérieurs (Bejeweled, 2048, Candy Crush…), il s’appelle Tetris. (On lira sur le sujet l’excellente bande dessinée de Box Brow, Jouer le jeu.) En 1994 est forgée l’expression effet Tetris, et ce n’est qu’en 2000 que cet effet sera scientifiquement analysé : que se passe-t-il donc neurologiquement pour qu’un jeu simultanément paralyse et stimule un cerveau, pour qu’un sans narration autre qu’abstraite, consistant à emboîter des formes géométrique puisse procurer une satisfaction à l’infini, empêchant de se consacrer à des tâches plus importantes (préparer le repas, soigner son hygiène corporelle, écrire un livre, se promener en forêt, cueillir des cerises, accueillir des migrants en danger de mort sur la Roya ou la Méditerranée…), et enfin envahisse l’esprit au point que le joueur une fois sa partie enfin terminée, pense encore Tetris, rêve Tetris, distingue des formes géométriques s’emboîter en regardant des gens dans la rue, des fruits dans un compotier ou un coucher de soleil sur des montagnes ?

Or, des années avant les scientifiques, justement parce qu’il est un visionnaire de science-fiction, Neil Gaiman avait décrit avec une certaine précision l’effet Tetris. C’était il y a plus de trente ans, dans une micro-nouvelle intitulée « Virus », parue d’abord en 1987 dans le recueil collectif Digital Dreams, puis dans le livre signé du seul Gaiman, Angels & Visitations. Traduction maison par le Fond du Tiroir, de rien, le plaisir est pour moi :

Il y avait ce jeu vidéo. On me l’avait donné. Un de mes amis me l’avait donné. Il jouait avec ce jeu, il disait c’est génial tu devrais essayer. J’ai essayé. C’était génial. J’ai copié la disquette que mon ami m’avait donnée pour pouvoir la donner à mon tour, je voulais que tout le monde y joue, que tout le monde en profite. C’était génial. J’ai téléchargé le jeu sur des serveurs, mais je l’ai surtout donné de la main à la main à mes amis, sur disquette, contact personnel, de la même façon que je l’avais reçu. Mes amis étaient comme moi. Ils l’ont trouvé génial. Certains se méfiaient des virus, on entendait parler de logiciels qu’on chargeait et puis deux jours plus tard ou le vendredi 13 suivant ils vous reformataient le disque dur ou corrompaient la mémoire. Mais rien de tel avec celui-ci. Celui-ci, il était sécurisé à mort. Alors, même mes amis qui n’aimaient pas les jeux vidéo se sont mis à jouer. Plus on s’améliore, plus un jeu vidéo devient difficile. Au bout du compte même quand on ne gagne pas, même quand on sait qu’on ne gagnera pas, on sait qu’on devient meilleur. Moi, je suis plutôt bon. Bien sûr il m’a fallu consacrer au jeu beaucoup de temps. Comme mes amis. Et leurs amis. Et tous les gens qu’on croisait. On les voyait, on les reconnaissait, ils marchaient dans la rue ou ils attendaient dans une queue, ils étaient loin de leur ordinateur ou d’une console mais ils continuaient le jeu dans leur tête, ils combinaient les formes, ils résolvaient des pièges, ils assemblaient des couleurs, ils enchaînaient les signaux, les niveaux et les écrans, ils se chantaient les jingles et les fanfares. Ils tenaient ainsi jusqu’au moment où ils retourneraient au jeu. Moi mon record c’est dix-huit heures d’affilée, 40 012 points et trois fanfares. On continue de jouer à travers les larmes, les douleurs au poignet, et même la faim, au bout d’un moment la faim s’en va. Tout s’en va. Sauf le jeu. Il n’y a plus de place pour autre chose que le jeu.
Le jeu était copié pour tous nos amis, le jeu circulait. Le jeu transcendait nos langues et occupait notre temps. Parfois, ces jours-ci, j’en viens à oublier des choses. Je me demande où est passé la télé. Je me souviens qu’il y avait la télé, avant. Mais je n’y pense plus. Quand je pense, je me demande ce qui se passera quand je serai au bout de mon stock de boîtes de conserves. Puis je n’y pense plus. Je me demande où sont passés les gens. Puis je n’y pense plus. Et je réalise que, si je suis assez rapide, je peux placer le carré noir tout contre la ligne rouge, le retourner et le faire pivoter pour qu’ils disparaissent tous les deux, libérant le bloc de gauche pour qu’une bulle blanche émerge, et pour qu’ils disparaissent tous les deux, et puis après, et puis quand il n’y aura plus de courant je continuerai de jouer dans ma tête, je continuerai jusqu’à ma mort.

2) Babycakes

En 1990, soit avec une bonne génération d’avance sur le véganisme quoiqu’avec pas mal de retard sur la Modeste proposition de Swift, Gaiman écrit « Babycakes », micro-nouvelle parue d’abord sous la forme d’une bande dessinée (illustrée par Michael Zulli) puis réincarnée ici (elle sera reprise dans le même recueil que « Virus » : Angels & Visitations) ou là (sur Youtube, on peut entendre une version lue par Gaiman en personne).

L’idée de base est à nouveau fort simple, ancrée dans le réel, et la vision est d’ordre écologique : les animaux disparaissent. S’il s’agit d’anticipation, on n’anticipe pas ici de quelques siècles, seulement de quelques jours. Les abeilles, les papillons, les insectes, les papillons, les mammifères… Les écosystèmes s’effondrent en direct. Quel sens revêt cette disparition ? Quelle conséquence pour l’homme, animal distinct se croyant distingué ? Encore une brillante vision de science-fiction que j’ai l’honneur de traduire sous vos yeux.

Il y a quelques années, les animaux disparurent. Nous nous étions réveillés un matin, et ils n’étaient plus là. Il n’avaient pas laissé de mot, ni prononcé d’adieu. Nous n’avons jamais vraiment compris où ils étaient passé. Nous les regrettions. Certains d’entre nous ont pensé que c’était la fin du monde, mais le monde n’était pas fini, c’est juste qu’il n’y avait plus d’animaux. Ni chat ni lapin, ni chien ni baleine, pas de poisson dans la mer, pas d’oiseau dans le ciel. Nous étions seuls. Nous ne savions pas quoi faire. Nous avons erré un temps, un peu perdus, puis quelqu’un a fait remarquer que animaux pas animaux la belle affaire nous n’avions pas à changer notre mode de vie. Aucune raison de changer nos habitudes, nos régimes, nos tests sur produits dangereux. Car après tout il nous restait les bébés. Nous avions des bébés. Les bébés ne parlent pas. Ils se déplacent à peine. Un bébé n’est pas une créature pensante, il n’est pas notre égal doué de raison. Nous faisions des bébés, autant les utiliser. Nous avons mangé des bébés. La chair de bébé est succulente, très tendre. Nous en avons écorché et dépouillé, et nous nous sommes enveloppés dans leur peau. Le cuir de bébé est très doux et confortable. Nous avons testé leurs réactions, leurs résistances, en sortant leurs yeux de leurs orbites pour y déverser des détergents, des shampoings, goutte à goutte. Nous les avons lacérés, ébouillantés. Nous les avons brûlés. Nous les avons suspendus, et avons planté des des électrodes dans leurs cerveaux. Nous les avons greffés, congelés, irradiés. Les bébés respiraient notre fumée jusqu’à ce qu’ils cessent de respirer, et dans leurs veines s’écoulaient nos drogues et nos médicaments jusqu’à ce que leur sang ne s’écoule plus. Tout cela n’était pas de gaité de coeur, évidemment. Mais c’était nécessaire, personne ne le contestait. Quelle alternative avions-nous, depuis la disparition des animaux ? Il y avait bien quelques protestations de temps à autre. Il y a toujours des grincheux. Mais ensuite tout redevenait normal. Seulement… Hier, les bébés ont disparu. Personne ne sait où ils sont passés, personne ne les a vus partir. Nous nous demandons ce que nous allons faire sans les bébés. Nous inventerons bien quelque chose. Les humains sont intelligents. C’est même cela qui les distingue des animaux et des bébés. Ayons confiance. Nous trouverons.

(Je parle également de Neil Gaiman dans un autre recoin du Fond du Tiroir, où je relaie une autre de ses visions : son manifeste Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination.)