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Un dernier jour, un premier jour

07/07/2017 Aucun commentaire

Vendredi 7 juillet 2017. Je me réveille et je me souviens qu’aujourd’hui est mon premier jour de désœuvrement. Pas la peine que je me lève et que je grimpe dans ma bagnole pour rejoindre ma place dans les bouchons puis dans l’endroit de mon enfermement professionnel. J’en ai fini avec cet endroit, et je suis dans un tel état d’esprit que par un accès d’optimisme je me dis que j’en ai peut-être fini pour toujours avec le travail salarié. Moment où jamais de regarder le monde du travail d’un regard neuf et extérieur, de le regarder comme un système vaguement frauduleux, comme une idéologie, comme une norme, par conséquent comme une violence (j’adore ce Message à caractère informatif). Et pour nous envoyer tous au turbin le gouvernement en remet couche sur couche, président après président, de l’impayable Travailler plus pour gagner plus jusqu’à l’actuel ruissellement qui est une réincarnation globalisée de l’arnaque à la pyramide de Ponzi, fantasme de réussite.

Me reste à inventer un autre emploi du temps et un autre temps de l’emploi, une façon de travailler qui ne tiendrait pas de la servitude volontaire, où je pourrais célébrer ma liberté plutôt que la subir. Tiens, et si je me programmais, pour ce premier jour, un re-visionnage de l’excellent brûlot de Pierre Carles, Attention Danger Travail, sous-titré Un autre discours sur le travail ?

Avant cela, un bilan de mon dernier jour, hier. De nombreux profs sont passés me dire au revoir, me souhaiter bonne chance, et surtout me dire merci, ce qui était inattendu et précieux, on remercie si rarement les gens avec qui on a travaillé. Oh, merci pour les mercis.

Cette année scolaire, ces dix mois à temps plein au coeur d’une vénérable institution culturelle municipale m’auront rappelé violemment ce dont j’avais pourtant l’intuition : la filière culturelle de l’administration, ce n’est pas la culture, c’est l’administration. Les rouages du pouvoir sont entre les mains des hommes en gris (ou des femmes), bureaucrates mesquins et sans poésie. Cette crapule invulnérable comme une machine de fer jamais ni l’été ni l’hiver n’a connu l’amour véritable (Baudelaire).

Pour conserver (ah ah, cas de le dire) une trace de mon année pour rien, de mon second rendez-vous manqué au sein de cet établissement (le premier, 25 ans plus tôt, est raconté dans les Reconnaissances de dettes, paragraphe I,91), j’avais l’intention de me munir hier d’un appareil photo pour saisir quelques images de cet environnement éphémère et gâché, que j’aurais aimé malgré tout. Mais les travaux, depuis une semaine, qui ont mis à sac ce qui était mon bureau au premier étage, m’en ont découragé : les traces disparaissent comme si elles n’avaient pas existé, il est déjà trop tard et ça n’a au fond aucune importance. Je me suis contenté de regarder de tous mes yeux, les rétines comme seules chambres noires. Il y a une si belle lumière, ici. Surtout en début d’après-midi.

De même, j’ai eu la vague intention de coucher par écrit, histoire de purger ma colère, tout le mal que je pense de cette organisation du travail en général, et en particulier de ma supérieure hiérarchique immédiate, sclérosante, discriminante, décerébrante, démotivante, infantilisante, souriante. Archétype du petit gestionnaire qui verrouille son petit pouvoir de petit chef.

Où et quand les choses ont-elles commencé à dérailler ? Dire que j’avais débuté, en octobre, dans un gigantesque enthousiasme, persuadé que « ce boulot est pour moi », funeste illusion. Je me disais gaiement : « Je suis en train de brader pour le SMIC mes compétences, ma culture, mes vingt ans d’expérience en bibliothèque, eh bien quoi, peu importe, puisque je vais me régaler ». Passant au fil des mois de déconvenue en désillusion et, ne me régalant point, j’ai réalisé que la situation était plus simple et pourtant pire : mes compétences, ma culture, mon expérience, nul n’en avait rien à secouer, et le SMIC est trop cher payé pour un simple outil à qui on ne demande que de faire acte de présence (cette institution culturelle est dotée d’une pointeuse). Je n’attendais pas qu’on me déroule le tapis rouge, seulement qu’on m’utilise… C’était déjà trop demander, au sein de cet auguste équipement dont le fondement, le sens même, devrait être de révéler et élever les talents de chacun.

Comment raconter précisément le mépris dans lequel j’ai baigné ? Comment décrire le sentiment de ratage, de gâchis, de gaspillage de mon expérience, de mes savoirs, de mon temps, par cette gestion du personnel débilitante à force de cloisonnement ? Observons cette reproduction en modèle réduit des classes sociales : d’un côté les cadres, élite qui donne les consignes (en entreprise on dit managers et je n’ai trouvé personne pour m’expliquer la différence), de l’autre les subalternes qui les exécutent sans la moindre autonomie ni capacité d’initiative. Remarquons un marquage symbolique de l’étanchéité des classes sociales, tacitement accepté par tous : les cadres entre eux se tutoient, ainsi que les subalternes entre eux ; mais cadres et subalternes se vouvoient.

J’aurais voulu avoir le talent et la patience d’écrire cela correctement. Mais je viens de lire l’excellent bouquin que Tardi a composé d’après les souvenirs de la seconde guerre mondiale de son père : Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B. Or voilà que je tombe sur cet éclat de voix, pendant la débâcle de 1940 :

« Honte à nos chefs ! Ces lamentables imbéciles, totalement dépassés par les événements, et dont la médiocrité illumine encore le monde aujourd’hui, nous avaient abandonnés. Honte à eux ! J’ai vu des officiers prisonniers continuer à crâner à l’écart de leurs hommes, arborant des cannes d’éclopés, façon héros de la Grande Guerre. Peut-être ces connards pensaient-ils qu’ils venaient de remporter une victoire décisive ? C’est pas impossible. (…)
Quand tous les prisonniers de guerre français sont arrivés dans le camp de passage à Trèves (joli nom de ville, en temps de guerre), les officiers ont été séparés de la troupe et ont embarqué pour les Oflags. Nous n’en revîmes plus, excepté les médecins et les dentistes qui étaient une extrême minorité à l’intérieur des camps. Je me demande encore comment cette armée française de merde a pu fonctionner, avec la ségrégation qui existait entre officiers et troupe. Une armée essentiellement aristocratique. Les chefs n’ont pas fait de gros efforts pour se mêler aux soldats. Strictes paroles avec les subalternes.
– Mais, papa, elle n’a pas fonctionné, cette armée ! Vous avez perdu la guerre. »

Je lis ce dialogue et soudain tout s’éclaire, un récit de vie vieux de 75 ans illustre si bien ma situation actuelle que je n’ai plus besoin de l’écrire moi-même. Qu’est-ce qui cloche au juste dans le tréfonds de l’administration française ? Certes, elle est au XXIe siècle entièrement contaminée par cette merde de manadjemente, idéologie de l’efficacité prétendument rationnelle qui élime petit à petit les différences entre public et privé, mais si nous remontons aux racines, on se souvient qu’à sa conception au XIXe, l’administration fut calquée très exactement sur un autre modèle d’oppression pyramidale, celui de l’armée. Le prototype du fonctionnaire, c’est le soldat. Voilà le bilan que je cherchais : j’ai été trouffion dix mois, cette année a été mon second service militaire.

De quoi gerber un bon coup, devenir anarchiste pour le compte, déserter, gueuler Mort aux vaches, crosse en l’air et rompons les rangs, et qu’on n’en parle plus.

La page est tournée. Je vais lire, écrire, réfléchir, sur d’autres sujets.

Qu’est-ce qui est en haut de ma pile ? En présence de Schopenhauer. Allons-y, lisons Schopenhauer. Extrait de Aphorismes sur la sagesse dans la vie, chap. 3, traduit par Michel Houellebecq :

Posséder suffisamment pour pouvoir, ne serait-ce que seul et sans famille, vivre commodément dans une véritable indépendance, c’est-à-dire sans travailler, est un avantage inappréciable: c’est là l’exemption et l’immunité des misères et des tourments attachés à la vie humaine, c’est aussi l’émancipation de la corvée générale qui est le sort naturel des enfants de la terre. Ce n’est que par cette faveur du destin qu’on est véritablement un homme né libre, qu’on est vraiment sui juris (son propre maître), maître de son temps et de ses forces, et qu’on peut dire chaque matin: « la journée m’appartient ». Aussi, entre celui qui a mille livres de rente et celui qui en a cent mille, la différence est-elle infiniment moindre qu’entre le premier et celui qui n’a rien. Mais la fortune patrimoniale atteint son plus haut prix lorsqu’elle échoit à celui qui, pourvu de forces intellectuelles supérieures, poursuit des entreprises qui s’accordent difficilement avec un travail alimentaire: il est alors doublement favorisé du destin et peut vivre tout à son génie. Il payera au centuple sa dette envers l’humanité en produisant ce que nul autre ne pourrait produire, et en lui apportant ce qui sera son bien commun, en même temps que son honneur. Un autre, placé dans une situation aussi favorisée, se rendra digne de l’humanité par ses œuvres philanthropiques. Celui qui au contraire ne fait rien de ce genre, qui n’essaie même pas, ne serait-ce qu’une fois, à titre d’essai, de faire progresser une science par des études sérieuses, ou de s’en donner si peu que ce soit la possibilité, n’est qu’un fainéant méprisable.