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Archives pour 06/2017

Que le spectacle

27/06/2017 un commentaire

Les suites du livre sans fin, seconde partie.

Au fil des quelques 300 fragments constituant l’ouvrage intitulé Reconnaissances de dettes, il est souvent question de cinéma. Quoi de plus normal, étant donné ce que mon éducation psychologique, intellectuelle, poétique, affective doit au cinéma : les films vus à 6 ans, à 11 ans, à 14 ans, à 18 ans, à 25 ans, à 40 ans, et leurs effets. Les films de 1895 ou du XXIe siècle. Les films revus dans les intervalles. Les films jamais vus et persistant dans l’imagination. Longtemps ai-je cherché sur grand écran, ou trouvé sans les chercher, les images qui révéleraient le sens du monde, ou le mien, et je crois presque mystiquement à la révélation rituelle qui consiste à s’asseoir dans le noir pour voir ce qui fut vu pour moi par un autre (le cinéaste).

L’exercice des Reconnaissances de Dettes (1998-2016) était bien parti pour ne jamais connaître de fin, l’empilement étant son principe même, sa méthode. Je n’ai jamais cessé ni d’écrire ni de me souvenir, sauf accident je ne cesserai pas de sitôt. Cependant, la publication a joué son rôle, transformant ce texte infini en livre fini. Je continue à m’asseoir dans le noir (un tout petit peu moins, cependant), à reconnaître et à devoir, tant pis pour les fragments tombés de la pile, les reconnaissances absentes du volume, en retard. En voici une : feuille volante, souvenir bonus de cinéma.

Je dois à Que le spectacle commence (Bob Fosse, 1979), vu vers l’âge de 12 ans, quelques images clefs, utiles pour le reste de ma vie.

D’abord, une figure de femme. Celle, fantasmatique, de Jessica Lange la bien-nommée, blanche et auréolée, visage aimable de la Mort, Ankou femelle et sexué qui s’en vient si paisiblement, si aimablement, flirter et bavarder avec le protagoniste déjà dans le coma mais désirant encore. Ce portrait de la Mort en femme fatale, raffinée, portant voilette et froufrous plutôt qu’une cape noire qui pue et une faux qui rouille, allumant l’homme en train de s’éteindre, l’emportant sans impatience, mais avec bienveillance, indulgence et sensualité, m’est reprojetée sur l’écran intérieur du crâne toutes les fois que, pour raison médicale, lors d’une quelconque opération, prise ou don de sang, je me retrouve allongé, affaibli, impuissant, perdant en douceur mes moyens et remettant tout entier mon sort entre les mains d’une infirmière, habillée de blanc, qui s’affaire avec lenteur, me parle, et revient vers moi en souriant d’en haut.

Mais surtout, j’ai conservé par-devers moi la scène leitmotiv de routine matinale, au cours de laquelle le personnage principal, incarné par Roy Scheider, rentre dans sa salle de bains chiffonné de sommeil mais déjà mégot aux lèvres, et accomplit un inaltérable rituel de régénération : il glisse dans le lecteur la cassette audio du Concerto alla Rustica en sol majeur de Vivaldi, appuie sur play, avale quelques amphétamines en guise de petit dèj, prend sa douche, soulève ses paupières d’une main et de l’autre laisse couler quelques gouttes de collyre sur ses orbites, se peigne, et enfin s’examine dans le miroir pour vérifier qu’il n’est pas plus moche qu’hier. Alors il se sourit, écarte les doigts des deux mains et s’exclame, haussant le cœur et le sourcil : « Que le spectacle commence ! »

Cette scène maintes fois plagiée et parodiée, par des vidéastes re-cutters ou par ce bon Saul Goodman en personne, met en scène à la perfection l’énergie forcée que nous déployons coûte que coûte pour nous mettre en route au réveil (sans l’aide d’amphètes pour la plupart d’entre nous, qui nous contentons généralement d’une gélule de vitamines), mais aussi la concentration et le soin de soi anticipant le spectacle qui débutera dès le pas suivant, dès que nous nous extrairons de notre salle de bain pour nous élancer vers la scène et le public, ces deux-là entendus littéralement (les soirs de première) aussi bien que métaphoriquement (la rue, les gens). La vie, quoi. Souvent, à cette heure-là, quand je suis assuré de ma renaissance pour quelques heures, je lance à mon reflet un encourageant « Que le spectacle commence », y compris depuis que je sais qu’en VO l’incantation est « it’s Showtime, folks ! »

Si je parle aujourd’hui de ce film, c’est que je viens de le revoir. Ouh, eh ben, on a tous les deux vieilli. L’est pas très beau, en fait. Le cinéma des années 70 tout cracra, débraillé, mal coiffé, exultant ou avachi, suant (gros plans et zoom sur des visages luisants) a son charme, mais il se teinte ici d’un glamour antinomique, façon beurre plus argent du beurre : comme pour préparer le changement de décennie (le film date de 1979), l’anti-héros morbide seventies se fait également héros envié et adulé de tous. Je postule que c’est dans l’écriture du protagoniste, pourtant (ou justement) autoportrait de Bob Fosse, que le scénario pèche : ce personnage de chorégraphe n’est pas si intéressant que ça. Trépidant, exaspérant, narcissique, génial par décret sans qu’on sache très bien la nature de son génie, il ne dépassera jamais son schéma initial (tout le monde l’admire, mais il a une faille, il a peur de mourir). L’empathie réelle que l’on éprouve pour lui se dissout peu à peu durant son interminable agonie, soit dans la dernière demi-heure du film.

Bon, la révision de mon jugement n’a pas la moindre importance. D’abord parce que j’aurais dû m’attendre à l’ambivalence : cette époque et son cinéma m’ont faits, je les aime et les déteste à la fois, comme il est pointé dans le paragraphe II,73 de Reconnaissances de dettes. Ensuite parce que c’est du film vu à 12 ans, et non de celui revu la semaine dernière que je voulais parler. C’est à lui que je dois.

Le jour démarre. Le même qu’hier mais différent. It’s showtime, folks !

Le livre ne s’use que si on s’en sert

22/06/2017 un commentaire

Suites du livre sans fin, première partie.

Reconnaissances de dettes, livre fondamental et final du Fond du tiroir, a été imprimé l’été dernier, à 50 exemplaires seulement dans le but de garantir que nul stock ne me resterait sur les bras. Une petite année lui fut tout de même nécessaire pour écouler sa demi-centaine, or voilà qui est accompli, le 50e et dernier exemplaire a été vendu, adieu, adieu. Vérifiez chez vous : vous possédez le vôtre ? Merci, vous êtes mon ami(e). Vous l’avez et vous l’avez lu ? Merci infiniment, vous êtes mon ami(e) vrai(e), selon la définition classique due (oui « due » parfaitement, je dois tu dois il doit) à Elbert Hubbard : L’ami est celui qui connaît tout de vous, et continue cependant à vous aimer. Vous ne l’avez ni acheté ni lu ? Tant pis, trop tard, il faudra vous résoudre à vivre loin de lui. Vous vous débrouillerez très bien.

Comptant parmi les 50, l’ami Jean Avezou m’a d’innombrables fois interviouvé à l’antenne de RCF Isère, dans le cadre de sa chronique Les Rendez-vous culturels. Fidèlement, il m’a tendu son micro cette fois encore :
– On se fait une petite émission pour la sortie de ton dernier ?
– Mais, Jean, je ne sais pas si celui-ci s’y prête, serait-ce raisonnable, une émission sur un livre si introuvable qu’il n’existe pratiquement pas ?
– Oui, voilà justement ce qui m’amuse. Un entretien littéraire techniquement exempt de toute promo. Et puis tu sais quoi ? Non seulement on va l’enregistrer cette émission, mais on va attendre un peu avant de la diffuser, pour qu’elle soit ma toute dernière. Je prends ma retraite, cette retraite-ci du moins, je quitte la radio. Dernière chronique culturelle, lundi 29 mai 2017, elle est pour toi et ton livre caché, si tu la veux.
– Alors d’accord, je prends. Merci, Jean.
L’émission, sa dernière et ma dernière, cependant pas triste pour un sou, est écoutable ici.

Reconnaissances de dettes, écrit obsessionnellement durant 18 ans, est un chantier archéologique de chevet, un puzzle reconstituant pièce à pièce l’image d’un individu singulier qui, comme tout le monde, ne ressemble à personne (ouais, c’est de moi que je parle). En outre, la technique est libre de droit : ce livre si peu destiné à être lu est surtout conçu pour continuer à être écrit, puisque nombreux parmi les 50 lecteurs sont ceux qui m’ont dit « la lecture m’a donné envie d’écrire à mon tour, de rechercher mes propres reconnaissances », eh bien, je vous en prie, y’a qu’à s’baisser (mais c’est ça qu’est difficile, c’est pas pour les gens fragiles, air connu).

Reconnaissances de dettes est, au fond, un atelier d’écriture sur pattes et à ciel ouvert, j’en ai eu la confirmation en adaptant sa formule pour une classe de collégiens de Cognin (73) le mois dernier, aux bons soins du Labo des Histoires. Les collégiens ne m’avaient pas lu, et n’en avaient aucun besoin pour s’écrire eux-mêmes. Fouillez en vous, jeunes gens, pas en moi, et tentez d’écrire : à qui, à quoi, à quand et où, devez-vous ce vêtement sur votre peau ? Cette envie dans votre tête ? Cette expression dans votre bouche ? Ce prénom sur votre carte d’identité ? Cette conviction que vous clamez si fort que c’en est louche ? Et cette honte cachée tout au fond ? Rassurez-vous, vous ne serez pas obligés de lire à haute voix ce qui va apparaitre sur votre feuille. Oh, là, là, ressort fertile, je suis bien placé pour le savoir. S’il y a des amateurs parmi vous, je reconduirai cet atelier d’écriture à thème lors d’une masterclass, toujours orchestrée par le Labo des histoires, cette fois dans le cadre de Partir en livres, à Grenoble, parc Paul Mistral, le mercredi 26 juillet 2017, 15h.

(Suite et fin, demain ou après-demain, on verra.)

Le complexe d’Erostrate

12/06/2017 Aucun commentaire

Le jour de la naissance d’Alexandre le Grand, le 21 juillet de l’an 356 avant notre ère, un jeune connard nommé Erostrate incendie le temple d’Artémis à Ephèse, l’une des sept merveilles du monde. Pourquoi a-t-il fait cela ? Capturé et torturé par la BAC de l’époque, il finit par avouer son motif, qui était tout bête, en somme : devenir célèbre. Cela se passait pourtant bien avant l’invention du quart d’heure démocratique de célébrité, des perches à selfies et de la télé-réalité.

Le jour de la nouvelle naissance d’Emmanuel le Grand, le 11 juin de l’an 2017 de l’ère commune, alors que le premier tour des élections législatives française délivre au parti du Président, la République en Marche, une majorité de type rouleau compresseur, une bande de jeunes connards incendie le collège Lucie-Aubrac, à la Villeneuve de Grenoble, en forçant son portail et en balançant contre sa porte d’entrée une moto enflammée et un caddie empli de vieux pneus. Pourquoi ont-ils fait cela ?

Les jeunes connards se sont enfuis quelques instants après leur crime et après avoir, pour enfoncer le clou, caillassé les pompiers. Je les imagine planqués, haletant et jubilant, rallumant leurs téléphones, à l’affût des réseaux sociaux et des chaînes d’info continue pour vérifier si leur geste les avaient rendus célèbres, même anonymement ; le désir de rentrer dans l’Histoire appartient sans doute encore aux motivations de tels jeunes connards, même si l’Histoire a tendance à se précipiter dans les tuyaux pour se réduire en pratique à la simple et éphémère Actualité, puisque nous vivons une époque où la longue durée, le récit, la mémoire, les leçons du passé, sont devenues des valeurs floues, discutables et de second ordre.

On peut cependant spéculer sur d’autres motivations, plus modernes, au geste des jeunes connards : le ressentiment envers un lieu qui symbolise leur échec, le désœuvrement, l’errance sociale et économique, et surtout l’autorisation du passage à l’acte dispensée à distance par de nombreux autres connards planétaires, ceux qui ont la passion de la mort, de la destruction, de l’ignorance. Je n’oublie pas, je n’oublie jamais que le nom du groupe djihadiste Boko Haram signifie : Le livre, c’est mal. Avec un tel bruit de fond, le collège, l’endroit qui apprend à lire les livres, l’endroit qui prodigue l’éducation, qui permet d’élever l’esprit des enfants et des adolescents, doit apparaître à ces jeunes connards comme la porte ouverte de l’Enfer lui-même, qui les menace à coups de dogmes dénoncés comme mensongers et idéologiques (tels que : la terre a quatre milliards et demi d’années, nous autres humains appartenons à la même famille biologique que les grands singes, les filles et les garçons sont libres et égaux en droit, la lecture rend globalement moins con…). L’Enfer ! Boutons le feu au collège les gars, et à nous le Paradis. Parmi les parties du collège entièrement détruites : le CDI, capitale du livre.

(Connards.)

Je reviens d’une petite promenade à la Villeneuve. J’aime beaucoup, en général, croiser le temps qui passe avec l’endroit qui reste, et déambuler dans les endroits que j’ai autrefois fréquentés (en l’occurrence, mes souvenirs personnels du collège Lucie-Aubrac ne sont pas précisément bons, peu importe, j’y suis passé en 2010 et ça sentait déjà le roussi, lire ici pour voir à quoi ressemblait le collège intact), mais aujourd’hui, bien sûr, c’est spécial. Je marche lentement tout autour du collège en ruine, gigantesque carcasse morte dont les os dépassent ici et là de l’épiderme éventré. Il fait très beau, très chaud, et l’air sent encore le cramé. Des feuilles de papier flottent, accrochées aux grilles de l’établissement, avec des messages manuscrits : « Les actes ont des conséquences » ; « Pourquoi le nôtre ? » Je discute avec quelques autres passants, arrêtés, stupéfaits devant la façade aux tôles tordues et décolorées, venus comme moi en croire leurs yeux accablés. Une travailleuse sociale a besoin de parler, pas de problème, j’ai besoin d’écouter, on attaque le vif du sujet sans même se souhaiter le bonjour, de but en blanc elle me dit : « Je prends en charge une partie des collégiens, je les emmène dans d’autres collèges, dans un lycée, ou bien on attend et je les console. Regardez cette fille, celle qui pleure, elle est en 6e, elle l’aimait son collège. Je fais de mon mieux mais je suis fatiguée. C’est trop, là, c’est trop. Faudrait que je change de métier. » Elle dit ça, j’espère qu’elle ne le fera pas. Peut-être qu’elle l’espère aussi. On a besoin d’elle. Courage à tous. Tenez bon. Tenons bon.

(Voir aussi, si l’on n’est pas trop écoeuré, le reportage photo de Frédéric Zenou.)

Que faire, une fois la sidération passée ? Que faire de nos envies, de nos besoins, de mettre la main à la pâte, de nous investir personnellement, de nous sentir utiles et pas démissionnaires résignés ? Faut-il aller parler, faut-il rencontrer les collégiens ? Leur expliquer que Le Livre est bon ? Leur lire et relire le poème d’Hugo, À qui la faute ? Leur raconter la triste histoire d’Erostrate ? J’en ai, de la bonne volonté, servez-vous. Même si je suis un peu douché par ma triste expérience avec le gadget inopérant de Najat Vallaud-Belkacem, la fumeuse Réserve Citoyenne. Et pendant ce temps, un rouleau compresseur rentre à l’Assemblée Nationale.

Post-scriptum. Dans la nouvelle qu’il a consacrée à Erostrate, Sartre suggère ironiquement que celui-ci à parfaitement réussi son coup et accompli sa destinée, puisque son nom est désormais célèbre, preuve en est que Sartre nous en parle et que je vous en parle, tandis que plus personne ne connait le nom de l’architecte du temple d’Artémis à Ephèse. Prime aux pyromanes, amnésie pour les bâtisseurs ? Voilà déjà une chose à faire facile et nécessaire, lutter contre l’oubli. L’architecte du collège Lucie-Aubrac de la Villeneuve, dit « la soucoupe volante », construit de 1992 à 1995 et détruit en deux heures, se nomme Jean Lovera.

La poignée triangulaire

06/06/2017 un commentaire

Me voici à nouveau assis à mon bureau, embusqué au premier étage de cette médiathèque que j’ai quittée il y a un an. Ma directrice (n’est-elle pas mon ex-directrice ?) dans son pull rouge glisse la tête par la porte et me rappelle sèchement, sans me regarder, qu’aujourd’hui est le jour de ma circoncision. Je me lève et descends au rez-de-chaussée, où je constate que la cérémonie se prépare du côté du canapé, sous la verrière. Il n’y a là, en file indienne et torse nu comme pour une visite médicale, que des petits garçons et des adolescents, je suis le seul adulte. J’essaye de me rappeler la raison administrative, quelque réforme ou décret ou  changement de statut, pour laquelle ma circoncision est soudainement devenue obligatoire, mais je n’y arrive pas. Je me demande s’il y avait des juifs dans mon arbre généalogique, j’énumère dans ma tête mon ascendance connue, rien à faire, je ne me rappelle plus. Arrive le circonciseur : il a une allure de baroudeur, une veste en cuir, une barbe mal rasée, une grande valise à la main, et la tête de l’acteur Willem Dafoe. Il néglige la file d’enfants et me salue. Il essaye de me mettre à l’aise, me dit : « Détends-toi. Regarde, il y a un piano derrière toi, profite, joue un peu… » J’essaye de pianoter, mais c’est laborieux, j’ai du mal, les notes s’enchaînent poussivement, je reprends chaque phrase et chaque accord, pendant que Willem Dafoe me fait la conversation. Il évoque, lyrique, la Russie, la steppe et la vodka, ses voyages, je vois bien qu’il ne parle que pour faire diversion car il n’écoute pas un mot de ce que je lui dis en retour. Enfin, il frappe un grand coup entre ses mains et dit : « Bon, faut y aller ! » Il se lève et ouvre sa grande valise dans laquelle se trouve une batterie de couteaux de toutes tailles.

J’ai tourné de l’oeil, ou bien ai-je été anesthésié. Lorsque je me réveille, je suis à nouveau assis à mon bureau, seul. Je porte autour de la taille une sorte de pagne, ou de couche pour adulte. J’ose à peine regarder le résultat de l’opération. Je me décide à empoigner et arracher la couche : ouf, tout est normal, mon bermuda est toujours là. Je jette un oeil dans les couloirs… Personne. Je m’enfuis sans demander mon reste.

Mes pas me portent dans une sorte de village de vacances, désert, peut-être désaffecté. Le ciel est bouché, nuageux, le vent souffle et la nuit tombe. Je marche dans des rues bordées de palmiers, entre les façades décrépites de bungalows fermés et de boutiques aux enseignes éteintes. Ça me revient, je sais ce que je fais ici : j’ai rendez-vous avec mon frère, il m’a promis de faire de l’escalade avec moi. J’espère qu’il aura apporté son équipement, je n’ai qu’un vieux baudrier élimé, dont la sécurité n’est pas garantie. Il me reste à trouver l’emplacement du mur d’escalade du village de vacances, c’est sûrement là que mon frère m’attend. Je pénètre dans un bâtiment qui, de l’extérieur, avec ses grandes baies vitrées laissant deviner des rideaux en plastique gris, ressemblait à piscine. Toutefois, une fois à l’intérieur je ne vois aucun bassin. Je marche sur le carrelage.

Je suis seul dans la pénombre, et je m’immobilise brusquement quand me parvient un bourdonnement de moteur : mon entrée a déclenché un mécanisme automatique, j’entends des poulies et des engrenages. Au-dessus de ma tête, une rampe à roulement à billes fait défiler à intervalle régulier des poignées triangulaires, dont la procession m’évoque une usine de dépeçage des poulets, sans doute ai-je déjà vu cette image dans un film ou bien ailleurs. Je comprends : je me trouve au point de départ d’un circuit acrobatique, une attraction du village de vacances, une version sportive et ludique de l’usine de dépeçage de poulets. Il est probable que le mur d’escalade où m’attend mon frère est l’une des étapes suivante de ce circuit pour vacanciers, je devine donc ce qu’il me reste à faire : jouer le jeu, saisir le premier agrès du parcours, la poignée triangulaire. Je guette le moment où la prochaine poignée triangulaire sera exactement à la verticale de ma tête… Alors, je plie les genoux… Et je bondis, de toute la détente dont je suis capable.

Dès l’instant où j’enserre la poignée triangulaire dans ma main droite, son trajet cesse d’être horizontal pour devenir ascendant. La rampe a changé d’aiguillage. Je m’élève, suspendu par le bras à la poignée triangulaire. L’ascension dure, et dure encore. Je ne soupçonnais pas que la piscine ait un plafond si haut. J’oscille un peu. C’est à peine si je distingue encore le carrelage sous mes pieds. Je ne vois d’ailleurs toujours pas de bassin. Et si je regarde vers le haut, je ne discerne même rien du tout. Je continue de monter, dans le bruit monotone des engrenages et des poulies. Je commence à tétaniser. Je ne suis pas encore inquiet, pas vraiment. Les concepteurs de cette attraction pour village de vacances respectent forcément les normes de sécurité en vigueur. Ce n’est qu’un jeu, n’est-ce pas. Pourtant mon bras durcit et tremble. Je serre plus fort la poignée triangulaire. Je suis désormais si haut qu’autour de moi le noir est complet, et je monte encore. Sous mes pieds le carrelage n’est qu’une vague lueur bleue. Les phalanges de ma main droite me font mal. Mon bras, mon épaule, mes côtes aussi. Si c’était pour lâcher j’aurais lâché plus tôt, lorsqu’il était temps, lorsque j’étais près du sol, à présent c’est trop tard, je n’ai plus le choix et le trajet finira forcément, tôt ou tard, je dois tenir, j’agrippe encore plus fort. Si fort que je ne sens plus rien. Je ne sens plus mes doigts. Si ça se trouve j’ai déjà lâché.

Je me réveille. Des fourmis tout le long du bras. J’écrasais ma main.