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Croissance de quoi ? Du bonheur ?

16/02/2017 Aucun commentaire

Deux jeunes gens discutent politique dans une voiture. « Tu sais comment finissent les civilisations ? C’est quand tout devient con en accéléré. « Croissance », « croissance »… Croissance de quoi ? Du bonheur ? Le bonheur par le crédit, alors ? La carte de crédit ? Ou le bonheur de se balader à la campagne et de se jeter dans une rivière ? » Et là-dessus, démonstration par l’absurde : des images documentaires d’un camion benne déversant dans une rivière de flasques et immondes monceaux de boues rouges, avec ce commentaire : « Pendant des années, 2000 tonnes par jour d’acide sulfurique, titane, cadmium, jetées dans la Méditerranée. »

Ces paroles et images pamphlétaires proviennent-elle d’un tract-pétition écolo-décroissant-alter-zadiste composé la semaine dernière et illico retwitté 10000 fois ? Pas du tout. On les trouve à la 28e minute d’un film sorti en 1977, Le Diable probablement…, de Robert Bresson, cinéaste peu susceptible d’être confondu avec un hippie gaucho.

Film rageur et morbide. Film la-fête-est-finie. Film démoralisant (interdit aux mineurs à sa sortie, car susceptible d’inciter les adolescents au suicide ! Pas suicide romantique mis à la mode par les Souffrances du jeune Werther, mais suicide de pur dégoût). Film qui recompte sur ses doigts les espèces animales disparues, le trafic aérien, la dose de radiation tolérable pour le corps humain après l’explosion de la Bombe, les progrès de l’armement (« On annonce un chef-d’oeuvre,  un missile thermo-nucléaire qui tuera à lui tout seul 20 millions d’hommes, de femmes, d’enfants »), et les révoltes mal orientées de la jeunesse, vaguement tentée par le terrorisme, par la drogue ou par le suicide (« Mais si mon but était l’argent et le profit, je serais respecté par tout le monde »). Film sur la post-vérité et les faits alternatifs à la Trump (« Ce qui est magnifique, c’est que pour rassurer les gens il suffit de nier l’évidence. Mais quelle évidence ? On est en plein surnaturel, rien n’est visible »). Film sur le désespoir, sur le nihilisme, sur la trahison des clercs, sur la consommation comme seule métaphysique, sur l’angoisse engendrée par le matérialisme décervelé et la destruction de l’environnement. Film sur les fins dernières de la mécanisation, sur la dépossession et l’aliénation : « Quelque chose nous pousse contre ce que nous sommes. Il faut marcher, marcher. Qui est-ce donc qui s’amuse à tourner l’humanité en dérision ? Oui, qui est-ce qui nous manœuvre en douce ? Le diable, probablement. »

(Et à Monsieur Tofsac qui m’objecte que Bresson est pénible par ses présupposés sulpiciens, et suspect par sa façon d’attribuer le mal du Monde au Diable en personne, je réponds que son « diable » ne me dérange pas du tout, puisque je prends ce personnage mythologique pour une métaphore, ainsi que le Satan Trismégiste de Baudelaire, ou, généralement, Dieu lui-même.)

Film de 1977 et de 2017, Le Diable probablement a très bien vieilli – même le jeu effroyablement faux des modèles bressonniens, acteurs ayant interdiction de jouer, n’a pas pris une ride, puisqu’il était hors du temps d’emblée. Il s’adresse à nous, intact dans son urgence. Hypothèse : il était visionnaire, en avance sur son temps. Autre hypothèse : rien, strictement rien, n’a changé depuis 40 ans, ni les recettes des politiques au pouvoir, ni le consumérisme de masse, ni les ravages méthodiques contre les écosystèmes, ni les affres ni les apories. Tout y était, tout y est : voyez le cynisme des uns, le millénarisme des autres, la confusion de tous, l’avidité et l’idéalisme, le danger pressant, le sentiment d’impuissance et la part-du-colibri, l’annihilation de la nature qui est un suicide puisque nous participons de la nature… Perspective rassurante, presque : si rien n’a changé en 40 ans, ni la catastrophe ni le catastrophisme, ni les boues rouges ni l’indignation, ni le dogme croissance comme seule transcendance, l’on pourrait se rasséréner, presque, en se disant, bah, rien n’aura changé non plus dans 40 ans. Presque.

Au moins une chose aura changé en 40 ans : nous bénéficions de la meilleure invention du XXIe siècle, Youtube. On trouve dans le tube plein de films complets, y’a qu’à se pencher et cueillir. Le Diable probablement est là. On ignore s’il y restera, on ignore si c’est légal, mais enfin il est là.