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Engagez-vous, rengagez-vous

14/03/2017 Aucun commentaire

Parmi les ratages de ce quinquennat à l’agonie, tout le monde a peut-être déjà oublié la « Réserve citoyenne de l’Éducation nationale » . Qui aura pour elle une pensée, le moindre regret, la plus fugace condoléance ? Qui en composera l’élégie ? Allez, je me dévoue.

Au lendemain des attentats de janvier 2015, nous étions tous ravagés par la tristesse, l’angoisse, le deuil. Une gifle avait imprimé l’heure est grave sur nos joues. Une fois ébroués, et ayant analysé à grands traits la crise éducative, mentale, sociale, morale, politique, économique, démocratique, économique, culturelle, spirituelle, j’en passe, dont les sinistres jours d’attentats ne constituaient que la vitrine en miettes, nous nous requinquions en cherchant à faire quelque chose. Où s’engager, et dans quoi ? La responsabilité individuelle, ainsi qu’une vague culpabilité, étaient de mise, la République était en danger comme on disait en 1793. Qu’avions nous jusqu’alors fait, ou manqué de faire, pour que ce pays en soit arrivé là ? Mais que pouvions nous faire aujourd’hui, chacun colibri à petit bec, pour accomplir notre part, jouer notre rôle, sauver ce qu’on pourrait ?

Or justement à point nommé Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, annonça la création de la Réserve citoyenne de l’Éducation nationale, dispositif dont, je cite, « l’objectif est d’organiser, promouvoir, réguler, valoriser l’engagement citoyen des forces vives de la société civile, personnes physiques ou morales, aux côtés des enseignants et des équipes éducatives, pour la transmission des valeurs de la République, dans le système éducatif français ».

En gros, si vous vous sentiez des convictions, de l’expérience, du bagout, du civisme, éventuellement du talent, les portes des établissements scolaires vous étaient abracadabra ouvertes pour vous inviter à partager avec la jeunesse vos vues sur la démocratie, la citoyenneté, la laïcité, la tolérance, la paix, et puis les trois mots, là, liberté égalité machin. Désenclavons cette société de l’entre-soi qui crève et commençons par l’école, okay, super, parlons parlons parlons, c’est d’abord cela la démocratie. En plus, une vidéo dessin animé toute mignonne et pédagogique présentait le bazar et donnait envie de se lancer.

Je me suis dit, c’est ça, pile ça, ce dont j’ai besoin, je me le suis dit comme un égoïste (car là repose l’ambiguïté de l’engagement : peut-être en ai-je davantage besoin que celui auprès duquel je m’engage, mais c’est même pas sûr et on s’en fout complètement lorsqu’l est temps de faire). Après tout, régulièrement (comme ici par exemple) je rencontrais grâce à mes livres des ados et des enfants et je leur causais bien volontiers de politique, la politique commence quand on est ensemble dans une pièce et qu’on discute, je les faisais écrire parce que moi c’est en écrivant que je réfléchis, j’étais prêt à partager la méthode, j’aimais le faire, je savais le faire, et je ne voyais aucun inconvénient à exercer en rab, à l’œil, c’était le moment ou jamais.

Je me suis donc rué sur le site dédié, je me suis plié aux formalités administratives, j’ai rempli mon profil, j’ai signé la charte tout comme il faut, je devenais réserviste dis donc, et dès lors j’ai attendu qu’on m’appelle.

On ne m’a jamais appelé.

Oh, je ne suis pas le seul. En fait, si peu ont été appelés que le dispositif se révéla pour ce qu’il était, une inopérante usine à gaz, et sombra dans l’oubli dès l’attentat suivant. La crise éducative, mentale, etc., se poursuivait sans colibris et avec un peu plus de cynisme, un peu plus de désillusion. Passons.

Sauf que soudain, hier, je reçois ça.

Pour son septième rendez-vous annuel, le colloque Défense du trinôme académique (Éducation Nationale, l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale et le ministère de la Défense), placé sous l’autorité de madame le Recteur, ouvre cette année la réflexion sur « Les Français et leur armée au XXIe siècle. De la conscription à l’esprit de défense, la société française et son armée : liens, attentes, représentations » .

La journée sera consacrée à l’étude des liens entre la société française et son armée par trois entrées : la symbolique qui réunit les Français à leur armée : l’armée comme vecteur d’intégration dans la société en considérant les mutations induites en terme de recrutement par l’évolution structurelle et fonctionnelle de l’armée ; les espaces et les territoires d’un rapport quotidien de la société à son régiment, à son armée. Chacun des axes sera étudié sous le double regard de la société et de l’armée.
A la demande de madame Reveyaz, inspectrice d’académie-inspectrice pédagogique régionale d’histoire-géographie, chargée de mission éducation-défense, déléguée de madame le Recteur au trinôme académique, la journée est ouverte aux réservistes citoyens de l’éducation nationale sous condition d’inscription.
Vous voudrez bien trouver ci-après le lien d’accès à l’espace internet dédiée à l’éducation-défense où vous pourrez télécharger le programme du colloque qui se déroulera le mardi 21 mars 2017 de 9h à 17h à l’amphithéâtre Boucherie de l’UFR de médecine de l’Université Grenoble Alpes (le plan d’accès au site est disponible).
Afin de vous accueillir dans les meilleures conditions, je vous demande de confirmer votre présence par mél à ce.education-defense-trinome@ac-grenoble.fr, avant le vendredi 17 mars 2017, en précisant vos nom, prénom et commune de domicile et votre qualité de réserviste citoyen de l’éducation nationale.
Je vous remercie par avance de l’attention accordée à cette invitation.

Mon sang ne fait qu’un tour. Je réponds ça.

Bonjour
« La réserve citoyenne » me désespère. Voici des mois, des années, des siècles, je me suis spontanément inscrit à ce dispositif, croyant voir en lui l’idée juste dont nous avions tous besoin. J’étais alors impatient d’agir, pressé d’en découdre, anxieux d’être utile, fébrile à la perspective d’aller à la rencontre des jeunes, leur « causer du pays », leur raconter des histoires, bref établir le contact, inventer des liens, questionner et répondre. Déployer mon énergie pour la confronter à la leur. Poser un petit sparadrap, au moins un à la fois, sur les plaies de la société, de l’école, de la jeunesse, de la laïcité.
Des mois, des années, des siècles plus tard, les seules sollicitations que j’ai jamais reçues de « la réserve citoyenne » sont vos invitations à des colloques. Or voilà que le dernier en date de ces colloques m’incite à envisager, je vous cite, « l’armée comme vecteur d’intégration ». Voilà qui ne me dit rien qui vaille. Ne reste donc plus aucun espoir, hormis la guerre qui vient, et aucune autre méthode envisagée pour « confronter les énergies » ? À l’horizon une bonne et nécessaire purge, comme il y a cent ans, mobilisation générale et fleur au fusil ? C’est pour moi la goutte d’eau. Le mot « réserve », fût-elle citoyenne, prend soudain une autre odeur. Et j’avoue que j’ai bien ri, quoique jaune, en lisant que votre colloque sur l’armée salutaire intégratrice se tiendrait dans l’amphithéâtre « Boucherie » (vous commîtes un plaisant lapsus, le véritable nom de cet amphi étant Boucherle, en hommage à feu le doyen de la faculté de pharmacie).
J’exigerais volontiers que mon nom et mes coordonnées, mon profil, soient au plus tôt supprimées du dispositif « réserve citoyenne », mais personne ne verrait la différence, ni moi non plus, on ne démissionne pas de quelque chose qui existe si peu.
Bien cordialement,
Fabrice Vigne

Je n’ai jamais reçu de réponse.

P.S. : pour un témoignage similaire au mien, lire l’interview de Karine Miermont parue dans Libé. C’était il y a presque un an, j’ai mis plus de temps qu’elle à comprendre le gâchis, je ne suis pas très vif.

Son journal

08/03/2017 Aucun commentaire

Pierre Louÿs a surtout des défauts. Décadent fin de siècle puis mondain nouveau siècle, affabulateur dandy, collectionneur maniaque, anti-dreyfusard, fétichiste, maniéré, symboliste, drogué, en outre convaincu que Molière n’a jamais existé et que, comme le dit une blague au sujet d’Homère, en réalité toutes ses œuvres ont été écrites par un autre écrivain qui s’appelait aussi Molière.

Mais Pierre Louÿs a une qualité, et tant pis s’il n’en a qu’une puisqu’elle est phénoménale : il écrit. Il écrit magnifiquement, il écrit tel que ça coule et chante, tel que ça t’élève et te palpite, ça te force la vie et ça se retient par cœur malgré soi comme une chanson, la musique en sort toute seule et naturellement (écoutons ce que Debussy en fit), sa lyre directement reliée à tes nerfs, tiens, si tu ne me crois pas prends-toi ça dans l’oreille, c’est cadeau :

Enlaçons-nous. Le vent vertigineux des jours
Arrache la corolle avant la feuille morte.
Le vent qui tourne autour de la vie et l’emporte
Sans vaincre nos désirs peut rompre nos amours.

Nous mourrons lentement. Je meurs dès aujourd’hui.
Mon regard éperdu va perdre sa lumière,
Ma voix d’enfant, ma voix pâlira la première,
Mon rire, mon sourire et l’amour avec lui.

Dis ! quel amour futur, simple frère du nôtre,
Goûtera la fraîcheur de tout ce qui nous plut ?
Qui sentira brûlants, quand nous ne serons plus,
Les vers qu’entre nos bras nous fîmes l’un pour l’autre ?

Périr ! Et le savoir ! N’attendre que l’effroi !
Regarde s’étoiler mes jeunes doigts funèbres.
Je touche en me haussant les ailes des ténèbres.
par quel matin d’hiver crierai-je que j’ai froid ?

Aurore qui grandit, crépuscule qui tombe,
Sur mon être au linceul, déjà presque enterré,
Les orgues rugiront du ciel : Dies Irae !
Et les fleurs de mon lit me suivront sur la tombe.

Non ! Pas encor ! Ce soir nous exalte en sursaut !
Ferme sur toute moi, sur moi, ton bras qui tremble !
Nos deux corps, nos deux coeurs, nos deux bouches ensemble !
Ah ! je vis !… Tout est chaud ! Tout est chaud ! Tout est chaud !

Pervigilium mortis, II

J’ai fait l’éloge de Louÿs ici ou , et comme auprès de mes écrivains les plus chéris, souvent je reviens vers lui, je le lis dans le désordre mais avec minutie, jusqu’à épuisement. En outre Louÿs est un obsédé sexuel de premier ordre, et dans son cas l’expression écrivain de chevet vous prend une drôle d’odeur et des allures de sex toy rangé au fond du tiroir de la table de nuit. Figure-toi que je prépare, avec deux excellents camarades, un happening scénique que je crois inédit, adapté d’un des textes les plus crus et les plus amoureux de Louÿs. J’espère que nous serons suffisamment têtus pour mener ce projet à son terme et que je t’en reparlerai bientôt.

En attendant, je retourne lire Pierre Louÿs. Je lis pour l’heure le premier tome de son journal, très justement intitulé Mon Journal (20 mai 1888-14 mars 1890). Bouleversé par Victor Hugo ou Richard Wagner, échafaudant ses toutes premières tentatives d’écriture, le jeune homme a 16 ans. Il regarde passer les filles et pousser sa moustache, il décrit sa famille (son demi-frère Georges, qui selon toute vraisemblance est son père biologique), ses amis (André Gide est son camarade de classe), ses professeurs, les personnes illustres qu’il rencontre (son portrait de Sarah Bernhardt est vibrant d’amour), il est un peu potache, un peu brouillon, déjà snob mais déjà écrivain.

L’idée lui vient d’adresser son journal intime à lui-même quand il sera « vieux », c’est-à dire quand il aura 35 ans, postulant que la baderne décatie qu’il sera devenue sera son unique lecteur : « Vous serez alors, monsieur, un petit employé de ministère, bien timide, bien fier de votre titre de sous-chef adjoint, de votre ventre respectable, de votre femme assommante et de vos six enfants sur les genoux. Eh bien ! Monsieur, je suis là pour vous rappeler que vous ne connaitrez jamais de plus grands bonheurs que ceux de vos seize ans » . Mais voilà que Louÿs, qui ne jetait rien, relit ce manuscrit à diverses périodes de sa vie, y compris lors de sa vieillesse prophétisée (35 ans), et chaque fois il retouche, truffe les bas de pages de notes pour répliquer à l’ado qu’il était, opposant à une saillie une autre saillie, et une citation à une autre, se moquant tendrement de lui-même et s’invectivant, Pauvre petit puceau ! Salle gosse arrogant, tu n’as encore rien vu, etc.

Au pied d’un poème naïf, romantique et désarmant, où l’ado exprime en octosyllabes ses frustrations sexuelles, l’auteur dix ans plus tard raille : « Il est tout de même extraordinaire que je sois devenu un écrivain après avoir commencé ainsi.  Et pourtant c’est mal de rire de moi-même ; j’étais si sincère, et si heureux, en écrivant cela ! » Ce dialogue entre diverses époques du même homme, qu’on croque d’une seule bouchée comme un mille-feuilles, est magnifique, poignant mais drôle, et surtout profondément original, puisqu’il donne à voir, en relief, que chacun de nous n’est pas un point, mais une ligne.

Le sel de l’histoire est que ce beau petit volume, paru en 1994 dans la collection « L’école des lettres », a été co-édité par l’Ecole des loisirs. Comme si cette institution vénérable, vouée à l’édification de la jeunesse française, avait eu le souci de sensibiliser les tendrons au phrasé du Louÿs juvénile, afin que, quelques années plus tard, ils puissent accéder et jouir aux subtiles délices des pièces du Louÿs mature, telles que cet exquis sonnet :

Le clitoris

Blotti sous la tiédeur des nymphes repliées
Comme un pistil de chair dans un lys douloureux
Le Clitoris, corail vivant, coeur ténébreux,
Frémit au souvenir des bouches oubliées.

Toute la Femme vibre et se concentre en lui
C’est la source du rut sous les doigts de la vierge
C’est le pôle éternel où le désir converge
Le paradis du spasme et le Coeur de la Nuit.

Ce qu’il murmure aux flancs, toutes les chairs l’entendent
À ses moindres frissons les mamelles se tendent
Et ses battements sourds mettent le corps en feu.

Ô Clitoris, rubis mystérieux qui bouges
Luisant comme un bijou sur le torse d’un dieu
Dresse-toi, noir de sang, devant les bouches rouges !
Dresse-toi, noir de sang, devant les bouches rouges !

Ah… (soupir alangui)… Mais oui, belle jeunesse de France, tout ça c’est de l’amour, et de la littérature. Et pendant ce temps j’apprends par la Revue de presse de la Charte des auteurs qu’une fille de 15 ans sur quatre ignore qu’elle a un clitoris…