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Archives pour 08/2014

Death on the installment plan

22/08/2014 Aucun commentaire

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Dieu dit enfin : « Faisons les êtres humains ; qu’ils soient comme une image de nous, une image vraiment ressemblante ! Qu’ils soient les maîtres des poissons dans la mer, des oiseaux dans le ciel et sur la terre, des gros animaux et des petites bêtes qui se meuvent au ras du sol ! »
Dieu créa les êtres humains comme une image de lui-même ;
il les créa homme et femme.
Puis il les bénit en leur disant : « Ayez des enfants, devenez nombreux, peuplez toute la terre et dominez-la ; soyez les maîtres des poissons dans la mer, des oiseaux dans le ciel et de tous les animaux qui se meuvent sur la terre. »
Et il ajouta : « Sur toute la surface de la terre, je vous donne les plantes produisant des graines et les arbres qui portent des fruits avec pépins ou noyaux. Leurs graines ou leurs fruits vous serviront de nourriture.
De même, je donne l’herbe verte comme nourriture à tous les animaux terrestres, à tous les oiseaux, à toutes les bêtes qui se meuvent au ras du sol, bref à tout ce qui vit. »
Et cela se réalisa. Dieu constata que tout ce qu’il avait fait était une très bonne chose. Le soir vint, puis le matin ; ce fut la sixième journée.
Génèse, 1, 26-31, Traduction oecuménique de la Bible.

Deus sive natura. « Dieu, autrement dit, la Nature », disait Spinoza.

La Nature par la voix de son masque, Dieu (à moins que ce ne soit le contraire), semblait autrefois adresser une suprême injonction : que l’humanité, enfant chéri enfant gâté, perle de la création divine ainsi que sommet de la chaîne alimentaire, profite et prolifère. Croissez, multipliez, vous avez toute la place. C’est bien simple, la terre lui appartenait. La nature en coupe réglée. Puis, à force, en coupe déréglée.

Chaque année, l’ONG Global Footprint Network « célèbre », si l’on ose dire, l’Earth overshoot day, c’est-à-dire le jour où, dans une année donnée, l’humanité atteint la limite de consommation annuelle des ressources naturelles (eau potable, hydrocarbures, faune, flore…) que la terre est capable de reconstituer. Chaque année de plus en plus tôt, nous franchissons le seuil symbolique au-delà duquel notre espèce, jusqu’au 31 décembre, consomme et consume la terre à crédit. En 2014, ce franchissement a eu lieu mardi dernier, 19 août.

Ce jour-là j’ai ruminé de funestes pensées et comme toujours en ruminant j’ai plané par associations d’idées. Puis j’ai atterri sur une image dont le lien avec  ce qui précède n’est pratiquement pas conscient : Indiana Jones dans un frigo.

J’ai vu à sa sortie Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal (2008). Film délicieux, distrayant, un poil régressif, à consommer sur place : je l’ai aimé, je l’ai oublié, passons à autre chose. Sauf que non, il ne s’est pas intégralement effacé. Une scène spectaculaire et comique, absurdement logique, bizarre, surréaliste au sens premier, m’est restée : Indiana survit à l’apocalypse nucléaire en s’enfermant dans un frigo. Il faut bien, pour insister ainsi qu’elle veuille dire quelque chose.

Notre héros se retrouve en cavale dans une ville paumée du Nevada au milieu du désert. Il cherche secours dans la première maison… Les habitants, aux airs de famille américaine idéale, un papa plus une maman plus un garçon plus une fillette, se révèlent des mannequins de cire, assis et souriant devant la télévision qui diffuse des joyeuses publicités. La télé, elle, au moins, est réelle, elle parle et bouge et chante, fonctionne parfaitement. La ville entière semble opérationnelle, mais toute forme de vie y a été réifiée, jusqu’au chien, statue immobile dans la rue. Le salon est un décor. Les vêtements, y compris suspendus au fil, des costumes.

La gloire d’Hollywood et de Spielberg est de rendre fun des visions terriblement anxiogènes, qui en outre ne demanderaient, en d’autres mains, qu’à devenir brulot politique : n’est-ce pas là une image figée du piège consumériste, de la déréalisation par le confort domestique, du bonheur de pacotille mais obligatoire, de l’American way of life inventé dans ces années 50, modèle qui n’a pas été remplacé depuis lors ?

Cette ville factice, Survival town, n’est pas un fantasme de scénariste. Elle a existé et, comme dans le film, servait à tester grandeur nature l’espérance de survie des hommes et des choses en cas d’explosion nucléaire. Soudain, Indy entend une sirène et comprend que cette maison où seuls les biens de consommation sont authentiques est l’épicentre du point d’impact d’une bombe A suspendue au-dessus de sa tête. Il n’a que quelques secondes pour réagir et sauver sa peau. Cinq, quatre, trois… Il ouvre le frigo, le vide précipitamment de tous ses aliments conditionnés, et s’y enferme à leur place. Boum ! L’apocalypse se déchaîne. Indy survit. La scène n’est pas tout à fait invraisemblable, paraît-il. Mais elle est bien mieux que réaliste : elle est puissante du point de vue imaginaire.

Nous sommes au seuil d’une destruction massive de notre environnement – le seul que nous avons, et que nous gaspillons. Quel recours reste-il ? Nous enfermer dans l’électroménager en attendant la déflagration.

Le climat se réchauffe ? Pas grave, allume la clim.

(Sans le moindre rapport, si ce n’est le cinéma : cette nuit, j’ai rêvé que je racontais une histoire à Louis de Funès. Je le faisais bien rire. Un peu comme un cadeau rendu au père Noël.) 

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03/08/2014 Aucun commentaire

Superultramégapack3 août 2014. Il y a cent ans jour pour jour, l’Allemagne déclarait la guerre à la France, précipitant nos deux pays dans ce que, depuis, on appelle communément « le XXe siècle ». Aujourd’hui, il fait beau, je me promène Unter den Linden à Berlin. Vive la paix. Vive l’Europe. Bon dimanche. Je me souviens qu’en 1991-92, soit très-exactement-pile à la moitié de mon âge actuel, j’étais militaire dans cette même ville de Berlin. Les Forces Françaises à Berlin, j’étais, moi, troupe d’occupation, sans rire. Dérisoires miettes de guerre froide, déjà anachroniques après la réunification allemande en 1990.

Je poursuis ma promenade en 2014. Au bout de la rue, devant la Porte de Brandebourg, j’aperçois une manif pro-palestinienne. Je suggère que la Palestine et Israel intègrent le plus rapidement possible l’Union Européenne, afin que nous puissions une bonne fois déclarer ouvert le XXIe.

Et comme l’Union Européenne c’est aussi l’ultra-libéralisme décomplexé, je glisse une publicité à peine subliminale : attention mesdames et messieurs, bientôt, ici, le Superultramégapack® du Fond du Tiroir. Si vous le loupez, vous le regretterez la moitié de votre vie. Toute la moitié.

Vivent les vivants !

02/08/2014 2 commentaires

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C’est quoi, le contraire de « nécrologie » ? Logiquement ce serait « biologie », mais bon, la logique…

Je constate avec un léger embarras que, lorsque je rédige ici le panégyrique d’une personne, c’est souvent à l’occasion de sa nécrologie. Comme si les morts seuls méritaient enthousiasme et gratitude. Or il nous faut dire du bien des vivants, parce qu’eux aussi parfois sont des braves types. Les sains exercices d’admiration, comme les appelait Cioran, devraient porter d’abord sur les êtres qui marchent encore sur la terre, ne serait-ce que pour mêler à l’éloge l’espoir de les croiser de nouveau.

J’ai eu le privilège de passer une semaine dans la compagnie d’un homme exceptionnel. Michel Hindenoch est conteur. Une mine d’or sous des dehors pépères. Moitié grand sachem et moitié Charlemagne, moitié Minotaure et moitié renard, moitié Don Quichotte et moitié Popeye, moitié sage et moitié lutin. Déjà huit moitiés, je sais, pourtant il en manque pour faire le tour du sujet, l’homme est habité.

Excellent conteur, Michel est aussi excellent pédagogue : l’art et la manière – or c’est comme chez les musiciens, l’un n’implique pas automatiquement l’autre. Face à ses apprentis, il se montre à la fois très bienveillant et très exigeant, attitude idéale pour autoriser le progrès du novice. On raconte devant lui, on est intimidé mais on surmonte, on se lance. Quand l’histoire est achevée, Michel ferme les yeux, se tripote la barbe, se masse le visage comme pour des ablutions rituelles, puis finit par rendre son verdict : « Oui. C’est bien. Ça marche, ça fonctionne, ça roule. Mais !… Tu peux gagner ici. Et puis aussi ici, ici, ici. Et un peu là.  » Ah, okay. Je vois. Merci.

C’est parce que j’essaye de conter que je suis allé quérir son enseignement. J’aime les contes depuis fort longtemps. J’en glisse dans mes textes ici et là, j’en ai enchâssé dans certaines nouvelles, mais cela restait de la littérature déguisée en parole orale, pas encore la véritable énergie du conte. Certes c’est avant tout la littérature que j’aime, naturellement, tissé de livres je suis von Kopf bis Fuss. Mais certains jours la littérature me bassine, notamment à cause de l’ego des écrivains (du mien en premier lieu, sans aucun doute : oh comme mon ego m’emmerde)… Or ces jours-là, les contes, les mythes, les grands récits imaginaires, épiques, comiques, onirique, religieux, etc., anonymes ou collectifs, immémoriaux, m’apparaissent recéler la profondeur et les richesses et toutes les vertus de la littérature, sans en avoir la pesanteur ni la vanité.

L’un des enseignements de Michel : « Ce qui peut interférer dans le relation entre l’histoire et le public, c’est la relation entre le conteur et le public » . L’histoire doit primer, nous sommes à Son service. De là découlent des conseils tels que celui-ci, radicalement contraire à la doxa ou aux réflexes des débutants : éviter de regarder le public dans les yeux. Très important, le regard du conteur, puisque de sa parole doit naître une vision. Ce qu’il ne doit jamais perdre des yeux, de son regard non-prédateur (contrairement à notre vision réflexe, aiguisée par les relations sociales ordinaires), c’est l’histoire, pas l’audience. Michel quant à lui aime raconter comme il aime chanter : les yeux fermés. Après tout Homère était aveugle, disent certains. Certains autres disent même qu’il n’existait pas, ce qui est une façon de résoudre la question de l’ego. On peut néanmoins lire Homère, et on peut lire Michel Hindenoch.

J’aimerais maîtriser l’art de donner une histoire en public sans un texte-béquille préalablement écrit entre les mains, ni su par cœur, et je m’y essaye avec humilité, comme (exemple pris totalement au hasard) un tromboniste qui tenterait d’apprendre à jouer de la contrebasse : je constate que les deux disciplines sont radicalement différentes, rien à voir ; mais certaines choses nouvelles rappellent certaines choses anciennes, d’autres voies pour des mêmes voix.

Le conte, c’est de de la matière vivante. Offerte par un vivant aux vivants, et CQFD.