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Le plus grand arbre du monde

19/05/2014 un commentaire

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À force de me terrer dans mon Tiroir, j’aurais presque oublié ce fait : la littérature jeunesse en général, et les salons du livre jeunesse en particulier, c’est formidable, en fait. Du moins, dans le meilleur des cas. L’enfance de l’art et le garde-fou contre l’illettrisme (j’y viens). Du talent, de la joie, de la fête, de l’émotion, de l’émulation, du fourmillement, de la générosité, et mon tout aujourd’hui à l’attention des adultes de demain. Je reviens du seul salon de ce type que j’aurai fait cette année : Beausoleil. Or c’était le meilleur des cas. Je me suis régalé, merci du fond du coeur.

Le mois dernier, pour rire, j’ai publié ici même un article impénétrable, rédigé en langue Cherokee – idiome parlé par environ 30 000 personnes en ce monde, écriture lue par peut-être autant. Pour nous incultes, ce ne sont qu’amas de signes indéchiffrables, extra-terrestres aussi bien. Splendide à regarder / illisible. Je trouvais rigolo de rendre soudainement mon blog hermétique, inintelligible, crypté par notre seule ignorance. L’opacité, c’est le fun. Enfin, je dis ça manière de dire, je ne le répèterais pas si j’avais un analphabète devant moi, ce serait indécent. Bref, l’article a laissé pantois très exactement la moitié des lecteurs de ce blog, qui pourtant sont en nombre impair, je le sais, je connais chacun par son prénom. Comme j’ai rencontré à Beausoleil l’auteur du livre qui m’a révélé la langue Cherokee, Frédéric Marais, je cesse aujourd’hui de blaguer et vous ré-explique Sequoyah, cette fois en version française.

Sequoyah (1767-1843) est au départ un Cherokee, un handicapé au pied estropié. Il est à l’arrivée le seul Amérindien a avoir créé un alphabet, et une écriture, dans le but de sauvegarder la culture de son peuple. Son nom a été donné, en hommage à son courage, à sa ténacité, et à son influence, au plus grand arbre d’Amérique du Nord, et du monde, le séquoia. Déjà, relatée platement par moi, l’histoire est merveilleuse. Mais Frédéric Marais en fait un album qui, sans forcer sur la légende dorée du héros, ni s’appesantir dogmatiquement sur les nécessités politiques de l’alphabétisation, donne à admirer un être humain exceptionnel, et à voir, à voir, vraiment, la poésie même de l’écriture, cette série de signes, cette convention qui émancipe, ce code qui permet à une idée de passer d’un cerveau à un autre cerveau (Je viens de vous en glisser une, là, en douce).

Lisez les livres de Frédéric Marais. Ils sont tous très différents les uns des autres, mais tous excitants au moins par un angle.

Outre Frédéric, j’étais ravi, durant le salon, de renouer avec d’autres auteurs ou bien de les découvrir, Alan Mets, Amélie Jackowski, Anne Jonas, Hélène Rice, etc. Et Nadia Roman bien sûr mais bon Nadia c’est pas pareil c’est ma soeur.

Sinon, vous pouvez également lire le mythe étiologique cherokee de la naissance du séquoia, tel que rapporté ou inventé, je ne sais pas, par Jean-François Chabas (qui hélas ne met jamais un pied dans un salonduliv, alors je n’aurai jamais l’occasion de lui présenter mes respects). Conte merveilleux, profond et bouleversant, « écolo » et humaniste, qui restitue la place de l’homme dans la nature, en quelques pages. On gagnerait à comparer ce mythe avec l’histoire authentique de Sequoyah le démiurge : dans chacun des deux récits on trouve un enfant handicapé, quittant sa tribu, et qui au terme d’une longue méditation solitaire veillera sur elle, lui offrant une sagesse silencieuse à la vie infiniment plus longue que celle d’un mortel. Le récit de vie et l’imaginaire se rejoignent. Non seulement la littérature jeunesse est-elle formidable, mais en plus, de bien des façons.

La raclure de gorge comme dernier argument

16/05/2014 Aucun commentaire

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Je me trouve pour quelques jours à Beausoleil, banlieue pauvre de Monaco (ceci n’est pas un oxymore mais une curiosité sociologique), où habita autrefois Léo Ferré, et où se tient aujourd’hui un salon du livre tout à fait épatant (merci Karin ! Merci tout le monde !).

Cette journée de rencontres dans les écoles fut éreintante et fertile. Beausoleil se targue d’être la première ville cosmopolite de la Côte d’Azur et peut-être même de France comme me le précise un édile, avec 80% des enfants scolarisés qui n’ont pas le Français pour langue maternelle. De fait, dans les classes, une multitude de couleurs, de noms, de prénoms, d’exotisme, de mômes du monde. Or figurez-vous que ce meeting-pot tient, qu’il vit ensemble naturellement, que la cohabitation se passe bien. Je n’avais pas vu pareille société hétéroclite et cependant harmonieuse depuis mes pérégrinations sur l’île de la Réunion, un peu le même genre… Je finis donc le jour vidé mais heureux, rassuré, confiant.

Las ! J’ouvre le journal. J’apprends que, selon les sondages pré-élections européennes, le FN est le premier parti de France. Ma confiance s’évanouit dans l’éther. J’ai des bouffées d’angoisse.

Que faire, plutôt que de se morfondre ? Tenter de comprendre ce que la pole position du FN veut dire. Or justement j’ai la réponse dans la poche : le dernier numéro de l’incomparable revue Metaluna, acheté pour lire dans le train. J’y trouve une excellente, et éclairante, chronique signée Rurik Sallé. Tout est dit, je me contente de recopier (à la main, puisque ce n’est pas en ligne) ci-dessous.

L’aut’ fois, tu sais quoi ? L’aut’ fois c’était hier, en fait, et je me baladais dans la campagne avec des gens de ma famille – car j’ai une famille – et des amis. On était contents de se balader la nuit, de regarder les étoiles, tous ces trucs beaux… En sortant d’une zone d’herbe, par hasard, je débarque sur un parking face à des voitures garées. Là, au loin, un gars qui était dans une soirée dans la salle des fêtes du hameau commence à gueuler vers moi en semi-rigolant : « Hey, t’as volé quoi ? Hey ! ». On se prend un peu la tête à distance. Essayant de regagner son honneur devant ses potes (et potasses) avinés, le gars s’approche de moi. Re-prenage de tête, le gars menace de taper et tout. Un de mes potes se met à côté de nous, un mec de 50 ans, tranquille, cheveux gris, pour calmer le jeu. Le mec l’insulte. Une amie s’approche elle aussi : « Monsieur, y a des enfants, on se promène en famille… ». Le merdeux répond : « Rien à branler des enfants ! » On décide de se casser. « Fils de pute ! », qu’il éructe à distance. « Vive Le Pen ! ».

Un « Vive Le Pen » donc, lancé à un groupe de dix Blancs, cheveux blonds (ou pas de cheveux), yeux bleus. Le mec brandit sa morve verbale comme un affront, comme un glaive de victoire, comme une médaille. Voilà donc ce que c’est, le « Vive Le Pen » pour cette raclure, comme pour beaucoup qui ont voté du même côté puant : une insulte, une arme, une colère sans fond,  absurde, une fierté mal placée. T’aimes pas un gars ? Jette-lui un « Vive Le Pen » à la gueule. Un chien s’apprête à te mordre ? Sûr qu’un bon « Vive Le Pen » lui cassera un croc ou deux. En fait, ce « Vive Le Pen » qu’on dégaine, c’est l’énergie du désespoir, c’est la raclure de gorge comme dernier argument. On dit « Vive Le Pen » comme on dirait « Va te faire enculer » parce que ça tache tout autant. Parce que c’est sale, parce que ça pue, parce que ça griffe… Pas parce que ça voudrait dire quelque chose.

Outre ce texte fort, qui vaut à lui seul les 4,90 € de la revue, on pourra profiter au fil des pages, gratuitement en somme, d’articles divers mais tous susceptibles de créer une légère stupéfaction, comme un dossier de dix pages sur les monstres qui affrontèrent Godzilla, un autre sur les musiques de films d’horreur, des interviews de Béatrice Dalle, Philipe Vuillemin ou William Friedkin,  un émouvant hommage posthume à Nelson de la Rosa, ou un reportage sur la fabrication des fausses bites en silicone pour doublure d’acteurs timides. Il n’y a pas que des nouvelles moroses, dans la presse. Lisez Metaluna et retrouvez la confiance dans la France.

Des chiffres et des lettres

10/05/2014 Aucun commentaire

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« … Et ce qu’ils appellent la qualité de vie, c’est encore de la quantité : quantité de fleurs dans les jardinières en béton des villes, quantité de ressorts dans le sommier, quantité de watts à la chaîne stéréo, quantité de psychologie dans le feuilleton télé… »
Gébé, Tout s’allume, 1979, rééd. 2012 éditions Wombat

Les temps sont comptables. La réalité est dans le chiffre. Je lis ces phrases prophétiques sur la quantité et le quantifiable, écrites il y a 35 ans et je me demande ce que Gébé voyait venir, au juste. Le toujours plus de la société consumériste ? La suprématie économiste (la croissance comme seul lendemain qui chante, et ses autres noms, l’expansion, la relance, le développement, qui tous laissent entendre que le progrès est une numération) ? Ou, plus profondément, la révolution dans notre façon de penser, d’évaluer ? Vers une Weltanschauung chiffrée, qui ne serait pas exclusivement financière, mais globale et arithmétique… « Belle religion » selon Sganarelle.

Un conteur que j’ai rencontré m’a remercié de l’avoir écouté conter. Il a dit : si l’époque ne réservait pas un tout petit espace aux conteurs, alors tout serait occupé par les comptables. Parce que chez ces gens-là, on n’cause pas, Monsieur, on n’cause pas… On compte.

Tout est chiffre. Tout est chiffré. L’information, le lien social, la culture, la communication, la vie commune… sont numériques. On a tendance à oublier le sens premier d’un mot qu’on rencontre vingt fois par jour. Or numérique signifie transformé en numéros. Et son synonyme, digital, exprime l’idée de compter sur ses doigts. Zéro, un, zéro, un, zéro. Qu’est-ce que la numérisation permet ? Qu’est-ce qu’elle empêche ? Qu’est-ce qu’elle fait à la pensée, à la langue quotidienne (expressions courantes : Je gère… J’ai pris cher… Tu ne me calcules pas…), ou à la langue poétique ? Ceci ou cela.

Chiffre = code. Déchiffrer = décoder. Chacun de nous est lâché dans les rues portant à bout de bras son décodeur  de poche, point de contact numérique avec les autres humains, faute de quoi l’existence nous resterait proprement indéchiffrable. Un particulier dépourvu de son accessoire numérique devient inconcevable.

Tiens, c’est curieux : nous en nourrissons des hallucinations. Comme cette figurante dans un film de Chaplin, que nous sommes sûrs de voir parler dans son téléphone portable en 1928. De la même façon, traversant le mois dernier la fondation Calouxte-Gumbenkian de Lisbonne, je suis tombé nez à nez avec une jeune fille consultant ses SMS à Florence vers 1720. Ci-dessus la reproduction (numérisée) de cet étrange tableau, Portrait d’une jeune fille, Giuliano Bugiardini (1475-1554). Depuis cette rencontre, oui, je suis tenté de croire que le numérique rectifie nos yeux et nos oreilles.

(Un joli livre à propos de la rivalité entre nombres et lettres, dans une société penchant nettement en faveur des premiers : La guerre des mots, de Dedieu et Marais.)

Nous en sommes là

06/05/2014 un commentaire

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Nous en sommes là. À moins que nous soyons ailleurs ? Conseil de lecture : Il existe d’autres mondes de Pierre Bayard. La forte question de Leibniz, Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, flanque moins le vertige que cette autre : pourquoi ceci plutôt que cela ? Pourquoi le chat de Schrödinger serait-il vivant plutôt que mort ? Pourquoi pas les deux ? Culture pop et mécanique quantique : pour imaginer la coexistence des possibles, nous pouvons recourir soit à la science (merci Hugh Everett), soit à la fiction.

Toute fiction, au fond, est un univers parallèle. Certaines fictions sont, spécialement, des univers parallèles, qui dans le meilleur des cas feraient douter de celui-ci. J’ai toujours eu le goût des histoires de réalités alternatives, depuis un choc initial, Le Maître du haut château de Philip K. Dick, qui ouvrait une fenêtre sur un monde entièrement recomposé après avoir bifurqué à un moment donné (en l’occurrence : la Seconde Guerre mondiale a été gagnée par l’Axe Allemagne/Japon, finalement). Ou bien ou bien, comme disait le fameux acteur hollywoodien Kirk Gaard.

Et depuis je fais mes choux gras de Fringe, d’À la croisée des mondes, et autres What if de Marvel, mais aussi d’expériences narratives qui relèvent de ce même postulat quantique sans être pour autant étiquetées SF : Smoking/No smokingLe Hasard, et même Jean-Philippe.

Or voici. J’imagine un univers parallèle où j’annonce en fanfare, aujourd’hui même et sur ce blog, la parution prochaine de mon prochain livre, intitulé Fatale spirale, qui sera en outre ma troisième collaboration avec Jean-Pierre Blanpain. J’en ai eu l’idée cet hiver, je l’ai confiée à JPB qui, enthousiaste comme d’habitude, a bossé comme un fou, a multiplié idées et croquis, jusqu’à se faire une idée précise de la future apparence du livre. Dans ce « monde miroir » nous nous excitons le bourrichon, je trépigne d’impatience dans l’attente de ce qui sera, à nouveau, le plus beau livre du monde.

Sauf que non.

Nous sommes dans cet univers-ci, où un éditeur a certes accepté mon texte, mais a blackboulé les illustrations de Jean-Pierre. J’annonce donc aujourd’hui, sur ce blog et en fanfare, que Fatale Spirale, mon prochain livre, paraîtra en janvier prochain. L’illustrateur s’appelle Jean-Baptiste Bourgois. Je ne sais rien de lui sinon qu’il a énormément de talent. Conséquence : dans ce monde aussi bien que dans l’autre, je trépigne d’impatience dans l’attente de ce qui sera, à nouveau, le plus beau livre du monde.

Mais tout de même, je me demanderai toujours ce qu’aurait été ce livre, eût-il été enluminé par le Blanpain… En guise de lucarne sur un autre univers : ci-dessus, l’illustration que Jean-Pierre envisageait pour ouvrir le livre, avec une variation sur le thème de l’effet papillon. Et la phrase initiale du texte : Nous en sommes là.