Archive

Archives pour 05/2012

Sur un trottoir, face à la Poste, Chambéry, 1985

31/05/2012 3 commentaires

Ah comme c’est amusant de vivre !
Je ne savais pas que c’était passionnant de respirer,
d’avoir du sang qui passe dans les veines,
des muscles qui bougent…
Jean Anouilh, Eurypide

C’était l’autre jour, nous étions à table, nous parlions de je ne sais quoi, nous profitions d’un rire, ou du goût de la nourriture, ou juste de la chaleur du printemps sur nos peaux qui, coup de chance, se trouvaient côte à côte. Soudainement ma fille, la plus jeune des deux, celle qui tant bien que mal rentre dans l’adolescence, s’exclame hors propos, comme un chien pousserait un petit aboiement dans un jeu de quille : « C’est bien, de vivre. » Pris de court par cette assertion abrupte, je n’ai pas relevé, j’ai sans doute acquiescé, c’était le minimum à faire, sans creuser la question nous avons fait comme si tout était normal, tout était normal d’ailleurs, c’est ça qui était bizarre, nous avons repris ou changé la conversation, peu importe, j’avais été envahi d’une émotion forte mais non identifiée.

Ensuite, j’ai réfléchi sur cette émotion. Je crois qu’il s’agissait d’une forme de profond et pourtant diffus soulagement, comme si nous l’avions échappé belle, comme si m’avait été remise la preuve d’avoir accompli, du moins achevé, quelque chose dans l’éducation de cette enfant, ou alors n’avais-je rien fait du tout, nous avions simplement eu de la chance, nous pouvions souffler, et j’ai décidé d’écrire un article pour le blog.

Le roman TS reste le livre pour lequel j’ai mené le plus d’interventions en milieu scolaire. Disons que ce livre fait toujours son petit effet. Si l’on s’en tient aux faits, ce qui n’est pas forcément le plus intéressant, ce roman raconte la dépression et la tentative de suicide d’un adolescent. L’une des questions que me posent le plus fréquemment les ados est : « Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que c’est vous ? L’avez-vous faite pour de bon, la TS ? » Et je lis systématiquement de la déception dans leurs yeux lorsque  j’avoue : « Non. J’étais sans aucun doute un terrain favorable à la tentative, mais j’ai traversé les ans sans passer à l’acte. Mon passage à l’acte, c’est l’écriture, c’est la fiction. Mon ambition n’est pas le témoignage, c’est la littérature. » Il arrive qu’ils m’en veuillent presque, se sentent escroqués. Ils auraient tellement préféré rencontrer un survivant plutôt qu’un mytho.

Alors je me souviens. Je ne leur dis pas tout aux jeunes filles aux jeunes gens, je ne rentre pas dans le détail topologique dudit terrain favorable, ses couches archéologiques et reliefs, sédiments et failles, je ne raconte pas l’époque où les avantages d’être en vie me semblaient discutables, je ne cherche pas à traduire ce corps et cet esprit que j’étais, ce chaos écœuré et sec, cette fragilité du dedans, ce vide du dehors, cette solitude gorge acide, je ne déballe rien du contexte, on s’en fout du contexte, je ne re-raconte rien, ils n’ont qu’à lire le livre, c’est dedans, la vulnérabilité, tout, pas besoin de parler, je me souviens pour moi seul.

Et je revois, je revis cette fin d’après-midi de 1985, au printemps je crois, logiquement ce devait être au printemps, où je suis sorti du lycée, où j’ai traversé le parc du Verney en direction de la Poste, parce que l’arrêt de bus de la ligne qui me ramènerait chez mes parents se trouvait derrière ce gros bâtiment un peu gris, un peu moche, un peu quelconque, je rentrais chez mes parents comme j’aurais pu me jeter à l’eau.

Je me suis immobilisé, juste le temps de respirer. Inspiration, expiration. Je me suis senti vivant. Qu’est-ce que cela veut dire ? J’arrive au point le plus difficile à exprimer de ce récit. Je me suis senti vivant. J’avais la liberté de me mettre en marche vers la Poste ou de demeurer sur le trottoir, parce que mes muscles m’obéissaient. Je sentais ces muscles, je les éprouvais comme à l’instant de les mettre en branle, sans bouger pourtant. Je sentais mes vêtements. Le poids du cartable. La transpiration de mes paumes. Le bruit des voitures. Le vent, léger. Les odeurs. Tout ça pour la première fois, comme un super-héros dont les sens sont décuplés par accident chimique. Et cette vision, en face : la Poste, avec sa façon extraordinaire, unique au monde, d’être moche, grisâtre, beigeasse, jaunabre, mastoc, entre elle et moi une infinité de particules miroitait. Les feuilles des arbres bougeaient.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté debout, immobile, sur le trottoir, cartable sur le dos, face à la Poste, à être vivant. Ma poitrine se soulevait et s’abaissait doucement, voilà ce que je me rappelle, ainsi que la couleur exacte de la lumière sur les murs de la Poste. Ensuite je me suis remis en marche, j’ai contourné la Poste, j’ai calmement attendu à l’arrêt que le bus arrive, quand il est arrivé je suis monté dans le bus, je suis rentré chez mes parents. Quelque chose avait changé, mais rien n’était acquis. Aucune garantie définitive. Les rechutes restaient possibles. Elles sont advenues. Autres histoires. Mais j’avais là, en moi et pour toujours,  un souvenir qui me servirait, qui me sert encore : la lumière sur la Poste.

J’ignore si cette expérience, qu’on pourrait qualifier de révélation si elle n’avait pas aussi un aspect trivial, est intelligible. J’ignore si elle est transmissible. J’ignore si elle est banale. J’ignore si elle est intéressante. J’ignore si elle est racontable – c’est la première fois que j’essaye. L’un dans l’autre, c’est bien, de vivre.

Une gare, une nuit

21/05/2012 Aucun commentaire

Voici comment les choses adviennent. Durant mes longs et fréquents voyages en train, je visionne sur mon ordinateur, comme un feuilleton palpitant, le palpitant Abécédaire de Gilles Deleuze (ah là là, soupirè-je, le monde serait moins bête si nous ne jouissions quotidiennement que de telles conversations, au lieu de bavasser sur la météo pourrie, la relance économique, ou le procès du Mediator). À un moment donné, Deleuze cite deux individus, « Mercier et Camier ». L’allusion m’est obscure. Deleuze en parle semble-t-il comme d’une paire de larrons, fieffés bavards peut-être pathétiques, peut-être ridicules, comme il eût dit Bouvard et Pécuchet, Dupond et Dupont, Georges et Louis (racontent), Laurel et Hardy… Dès mon retour chez moi, je me renseigne. Mercier et Camier est un roman de Beckett, son premier écrit en français, en 1946. Je lis Mercier et Camier. Je tombe sur ce passage p. 99 :

Oui, dit Camier, au lieu de m’écouter tu ne penses qu’à me raconter ton rêve. Tu n’ignores pas cependant ce que nous avons arrêté à ce sujet : pas de récits de rêve, sous aucun prétexte. Une convention analogue nous interdit les citations.

Puis je vais me coucher, je m’endors, je rejoins mon cinéma permanent.

Je tiens un stand « Le Fond du tiroir », une simple planche sur tréteaux, au beau milieu d’un hall de gare. Il fait très chaud, j’espère qu’il ne va pas se mettre à pleuvoir, parce que je n’ai pas de parapluie. Je ne vends rien. Mes livres jaunissent. Ce n’est pas la joie, mais au moins les patrouilles de militaires, passant devant moi à intervalles réguliers, se contentent-elles de me jeter des regards de haine, sans m’importuner.

Soudain un petit garçon chevelu arrive en courant, portant sur son épaule un gros sac poubelle en plastique noir. Sans me regarder, il fait mine de déverser son sac devant mon stand, mais comme je m’y oppose, il en puise seulement un détritus, que j’identifie comme un ballon de baudruche crevé, dont on distingue encore l’ornement : il s’agit de la tête de chat stylisée, exempte d’expression, effigie de Hello Kitty. Il jette cette saleté ratatinée sur mes piles de livres et prend la fuite. Je m’élance à sa poursuite.

J’ai peur de le perdre de vue, il est moins rapide mais plus agile que moi pour se faufiler parmi la foule ferroviaire. Je traverse un meeting politique installé là devant une série de quais en cul-de-sac. Juché sur une étroite estrade, un orateur, terne, à lunettes, lit un discours sur la réforme de la SNCF qui devrait se passer « sans suicides », mais personne ne l’écoute.

Je ne me laisse pas distraire, je finis par rattraper le garçon, je le chope par le col, le plaque contre un mur et tente, encore essoufflé, de lui faire la leçon : « Qu’est-ce que c’est que ces manières ! Vider tes poubelles sur mon stand ! Tu imagines un peu, si je débarquais chez toi, et que je déversais mes ordures de tout un mois dans ta cuisine ? Hein ? Tu serais bien surpris ! » L’argument semble faire mouche : le garçon cesse de se débattre, il tremble entre mes mains, prend l’air soumis, ses yeux s’embuent. Il me rappelle quelqu’un, je n’arrive pas à savoir qui. Il me regarde droit dans les yeux et murmure, dents serrées : « Je me souviendrai toujours de vous » Perplexe, je desserre mon étreinte, hésitant à interpréter cette phrase comme une menace ou comme de la gratitude, il en profite pour m’échapper et disparaître. Mains sur les hanches, je le regarde s’éloigner.

Je fais demi-tour et regagne mon stand. De loin, je vois une dame penchée sur mon stand, feuilletant des livres. Je me hâte, regagne ma place derrière les piles et lui lance « Bonjour ! » Elle sursaute et repose immédiatement le livre qu’elle feuilletait. Elle me dit, compatissante : « Vous ne devez pas en vendre beaucoup », ce à quoi je réponds, pour la consoler, car je la sens sincèrement triste : « Non, mais c’est normal : je suis dans une gare ».

Je me réveille.

Prochaine apparition d’un stand Fond du tiroir dans le monde réel : festival des jeunes auteurs de Saint Geoirs, dimanche 10 juin 2012.

La croûte de synthèse

12/05/2012 4 commentaires

Chaque habitant de l’Europe occidentale consomme environ cent kilos de matières plastiques par an. Comment comprendre un chiffre aussi abstrait ? C’est comme pour l’empreinte carbone ou pour à peu près tout ce qui se consomme, on trouvera de par le monde plus glouton que nous, et aussi plus tempérant (plus riche et plus pauvre, mettons : les USA et l’Afrique sub-saharienne), mais en ce qui nous concerne, voilà le tas individuel, le vilain sac paco, en moyenne un quintal de plastoc par tête de pipe, bon an mal an. On le consomme, c’est-à-dire naturellement on ne le mange pas (encore que), selon l’acception du Robert on l’amène à destruction en utilisant sa substance, on en fait un usage qui le rend ensuite inutilisable. On consomme le plastique notamment sous forme d’emballages variés, car on achète les produits sous une ou plusieurs peaux qui nous prouvent que nous en sommes bien le premier propriétaire (« Neuf sous blister ! »), on déballe comme on dépucelle un produit de consommation, on arrache l’hymen de plastique, on jette le contenant et on n’y pense plus, on se concentre sur le contenu.

Lorsqu’on jette ce plastique dans une poubelle adéquate-qui-procure-une-vague-bonne-conscience, le plastique aura une chance d’être recyclé, ne serait-ce qu’en étant brûlé pour produire de l’énergie, après tout ce plastique est un dérivé d’hydrocarbure, il peut servir à ça, tant pis pour l’empreinte carbone.

Mais lorsqu’on le jette ailleurs, Mister Plastoc vaque librement, il traîne, il s’envole en plein air, il se salit en pleine terre, il tourne mal : il échoue dans la nature ou bien dans un caniveau et glissera ensuite, dans les deux cas, au fil d’un ruisseau. Le ruisseau le confie à la rivière. La rivière le charrie jusqu’au fleuve. Le fleuve le jette dans la mer. Les courants marins l’emportent au large.

Et là, au large, très au large, se passe quelque chose d’étonnant : il ne bouge plus, le plastoc, il tourne en rond, il s’agglomère, il retrouve ses amis, il fait masse. Il existe cinq zones sur le globe, Pacifique Nord, Pacifique Sud, Atlantique Nord, Atlantique Sud, Océan indien, où les courants marins se rencontrent et s’enroulent façon cul-de-sac centripète, dans le sens des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère nord, en sens inverse dans l’hémisphère sud, formant d’immenses vortex nommés gyres océaniques, équivalents maritimes des trous noirs dans l’espace intersidéral : d’où que l’on vienne, on s’y retrouvera fatalement, on y sera aspiré, englouti en lent tourbillon, et on n’en sortira plus jamais.

Au fil des décennies (les premiers polymères produits industriellement datent des années 1930), des milliers de mètres cubes de déchets impossibles à digérer par la nature se sont ainsi agglutinés dans l’océan, sur lui et sous lui, de la surface jusqu’à une profondeur de trente mètres. Ce phénomène est continu, jour et nuit : durant l’année qui vient de s’écouler, alors que la campagne électorale battait son plein et abordait des sujets très-très-très intéressants et qu’Eva Joly était persiflée au prétexte que son accent n’est même pas français, une portion évaluée à 10% des cent kilos de plastique européen par personne et par an est venue augmenter l’une des deux nappes de l’Atlantique, ou, allez savoir, selon les caprices de Neptune, l’une des trois autres. Ou peut-être celle de la Méditerranée, qui est plus modeste et plus diffuse, parce qu’on n’a pas dans Mare Nostrum de courants marins d’une force comparable à ceux des océans.

La plus gigantesque de ces cinq poubelles flottantes, et la plus observée (cela expliquerait-il ceci ?) est celle du Pacifique Nord, qui mesure 3,5 millions de kilomètres carré, soit six fois la France. Ces millions de tonnes de plastique, en fragments massifs ou infinitésimaux, qui naturellement ont chassé toute vie alentour (plus de plancton, plus de poisson, plus d’oiseaux, plus de chaîne alimentaire, rien d’autre rien rien que des milliards de bouts de plastique, des durs des mous, des gris des colorés des transparents), ont formé ce que l’on a appelé « the Great Pacific Garbage Patch » (la grande plaque d’ordures du Pacifique), nouveau continent artificiel ou, pour les poètes, « septième continent en plastique ».

Parfois, je lis quelque chose, j’intègre une information, jusque tard dans la nuit je gouguelise tétanisé, et j’en reste si effaré, choqué, abasourdi, presque mort un petit peu moi-même face à tant de mort, que je me dis « il faut faire un livre là-dessus ». Mais je ne m’y colle pas, je ne sais pas comment m’y prendre, je ne vois pas l’intérêt d’ajouter aux faits bruts, de retrancher, pis : d’inventer une histoire, alors je me contente d’en faire un article sur ce blog, je transmets simplement, j’informe à mon tour.

En revanche, il m’arrive, sur d’autres sujets, de finir à force de rumination par trouver comment construire mon livre, à partir d’une idée qui m’aura traversé comme une flèche lancée depuis les mass médias. Cela peut prendre des années, mais de temps en temps un texte se concrétise ainsi. Mon prochain livre, Lonesome George, parle de l’environnement, je ne peux pas dire mieux. Guettez le bon de souscription ici même dans quelques jours.

Appareil contre la rétraction de l’index

10/05/2012 3 commentaires


Ce n’est pas un mais deux livres que je prépare avec Jean-Pierre Blanpain (le premier sort en juin, pour lequel il ne dessine que la couve, le second en octobre, et alors là attention les yeux, Vous n’avez encore rien vu comme dit Resnais). Recevoir les mails quotidiens de Jean-Pierre est un grand bonheur, parce qu’il ne fait pas que bosser comme un fou, il est également fou tout court. Ce matin, il s’est mis en tête de partager avec moi sa passion pour un livre qu’il chérit, fort volume de 500 pages, un catalogue médical et chirurgical datant de la guerre de 14, et c’est ainsi qu’il bombarde ma messagerie de gravures positivistes atroces façon Belle époque, de science loufoque pour réparer les poilus estropiés, et d’horreurs pittoresques qui vous ont un je-ne-sais-quoi de cronenberguien. Je vous épargnerai les planches consacrées aux prothèses pour amputés, mais pour votre édification je reproduis, ci-dessus et ci-dessous, deux intéressantes innovations technologiques qui nourrissent entre elles, peut-être, quelque lien subliminal.