Un autre livre-cadeau de noël que je m’offre : le somptueux Album de Poil de Carotte, façonné à la main sous la forme littéral d’un album, aux bons soins de l’Atelier Typographique de l’Estey, soit Edith Masson & Hervé Bougel, et illustré par Lisbeth Lempérier (qui succède, excusez du peu, à Félix Valloton).
Cent-trente ans ont passé depuis la première édition de Poil de Carotte de Jules Renard, et depuis cent-trente ans le petit rouquin mal aimé, puni, assis dans le placard, continue de soupirer pour lui-même et pour nous que Tout le monde ne peut pas être orphelin.
L’Album de Poil de Carotte est une sorte d’épilogue ajouté par l’auteur à son roman autobiographique, un chapitre d’annexes, constitué de trente fragments n’ayant pas trouvé leur place dans le récit, une compilation de scènes coupées suffisamment fortes pour être une fin en soi. Voici le fragment numéroté XI :
Dans les batailles à coups de boules de neige, Poil de Carotte forme à lui seul un camp. Il est redoutable, et sa réputation s’étend au loin parce qu’il met des pierres dans les boules. Il vise à la tête : c’est plus court. Quand il gèle et que les autres glissent, il s’organise une petite glissoire, à part, à côté de la glace, sur l’herbe. À saut de mouton, il préfère rester dessous, une fois pour toutes. Aux barres, il se laisse prendre tant qu’on veut, insoucieux de sa liberté. Et à cache-cache, il se cache si bien qu’on l’oublie.
Non seulement suis-je reconnaissant aux Éditions de l’Estey de me faire redécouvrir ce texte fabuleux par l’entremise d’un objet artisanal flattant l’oeil et la main, mais leur suis-je gré de la suite, qui m’appartient : j’en profite pour relire tout Poil de Carotte. Et c’est une révélation, une épiphanie, une agnition, une anamnèse à la manière d’un personnage de Philip K. Dick qui se remémore soudain son passé, que son passé lui-même lui avait fait occulter.
Lu alors que j’étais collégien, jamais relu depuis, presque oublié, jamais disparu, Poil de Carotte a été déterminant dans ma vie et dans mon écriture, il était temps d’en prendre conscience. Il a rempli et il remplit la plus noble et la plus essentielle fonction des livres de chevets : son lecteur cesse pour un instant de se sentir seul. Je retrouve sans mal des réminiscences de ce roman fondateur en songeant au premier livre que j’ai publié. Je me replonge entre ses pages, il n’a pas changé, au fond moi non plus, et je reproduis sa géniale conclusion, émancipation ambigüe, je la recopie pour mieux la lire :
Monsieur Lepic – Qu’est-ce que tu attends pour m’expliquer ta dernière conduite qui chagrine ta mère ? Poil de Carotte – Mon cher papa, j’ai longtemps hésité, mais il faut en finir. Je l’avoue : je n’aime plus maman. Monsieur Lepic – Ah ! À cause de quoi ? Depuis quand ? Poil de Carotte – À cause de tout. Depuis que je la connais. Monsieur Lepic – Ah ! c’est malheureux, mon garçon ! Au moins, raconte-moi ce qu’elle t’a fait. Poil de Carotte – Ce serait long. […] Monsieur Lepic – Petite espèce humaine à tête carrée, tu raisonnes pantoufle. Vois-tu clair au fond des cœurs ? Comprends-tu déjà toutes les choses ? Poil de Carotte – Mes choses à moi, oui, papa ; du moins je tâche. Monsieur Lepic – Alors, Poil de Carotte, mon ami, renonce au bonheur. Je te préviens, tu ne seras jamais plus heureux que maintenant, jamais, jamais. Poil de Carotte – Ça promet. Monsieur Lepic – Résigne-toi, blinde-toi, jusqu’à ce que majeur et ton maître, tu puisses t’affranchir, nous renier et changer de famille, sinon de caractère et d’humeur. D’ici là, essaie de prendre le dessus, étouffe ta sensibilité et observe les autres, ceux même qui vivent le plus près de toi ; tu t’amuseras ; je te garantis des surprises consolantes. Poil de Carotte – Sans doute, les autres ont leurs peines. Mais je les plaindrai demain. Je réclame aujourd’hui la justice pour mon compte. Quel sort ne serait préférable au mien ? J’ai une mère. Cette mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas. — Et moi, crois-tu donc que je l’aime ? dit avec brusquerie M. Lepic impatienté. À ces mots, Poil de Carotte lève les yeux vers son père. Il regarde longuement son visage dur, sa barbe épaisse où la bouche est rentrée comme honteuse d’avoir trop parlé, son front plissé, ses pattes d’oie et ses paupières baissées qui lui donnent l’air de dormir en marche. Un instant Poil de Carotte s’empêche de parler. Il a peur que sa joie secrète et cette main qu’il saisit et qu’il garde presque de force, tout ne s’envole. Puis il ferme le poing, menace le village qui s’assoupit là-bas dans les ténèbres, et il lui crie avec emphase : — Mauvaise femme ! te voilà complète. Je te déteste. — Tais-toi, dit M. Lepic, c’est ta mère, après tout. — Oh ! répond Poil de Carotte, redevenu simple et prudent, je ne dis pas ça parce que c’est ma mère.
Maradraq, duo à grande échelle : Adeline Guéret & Marie Mazille
UN
Mirliton Matin, rubrique résumé des épisodes précédents !
Puisque l’on dit toujours qu’un mirliton par jour Assure un joli teint, promet santé, amour… En voulez-vous encor’ de nos beaux mirlitons ? C’est preuve de bon goût, nous vous félicitons ! Les annales sont là, à la portée d’un clic Ensuite ici, enfin là-bas, très cher public !
DEUX
Mirliton Matin, rubrique Conquête de l’espace !
Dans l’espace, personne ne t’entend crier… Que tu viens tel un con de te voir dépouiller Par un fieffé gredin, un malin flibustier Se présentant à toi comme un scaphandrier Qui au fond du cosmos a été expédié Puis, regrettablement, a été oublié… Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers Voilà que tout à coup il reste le dernier. La NASA, l’ISS, c’est pas pour calomnier, L’ont bien laissé tomber, les salauds, les fumiers ! Quatre mois qu’il n’a pas été ravitaillé ! Sa mission dont le cours finit par dérailler L’abandonne en orbite… Es-tu apitoyé ? Le « silence éternel » … Es-tu émerveillé ? Lui qui, dans sa fusée, était un fier pionnier, Sur son orbite ne fait plus que tournoyer, Avec mélancolie il se met à ciller Scrutant à des années-lumières scintiller La terre-mère. (En outre, il commence à cailler.) Ah, au fait, c’est ballot, sans vouloir larmoyer, Il a beau être strictement appareillé Ses heures sont comptées, il vient de vérifier : L’approvisionnement en air est bousillé. L’oxygène réduit, les circuits sont grillés Et le sable s’égraine dans le sablier ! Cependant, pas question de se laisser gagner Par la résignation. Le sort t’a désigné ! Toi seul peux le sauver et le rapatrier Le rendre à sa planète ainsi qu’à son foyer ! Pour lui sauver la vie, il suffit de payer. N’hésite pas, il n’est plus temps de barguigner. Si tu consens dès maintenant à défrayer, Il descendra, pour sûr, comme d’un escalier Du firmament tout noir qui le tient prisonnier. Comme il a hâte de te voir et festoyer ! Donne-lui sans tarder comme il l’a supplié Ton numéro de carte bleue. Va monnayer Tous tes bijoux auprès de quelque joaillier, Ou souscris un emprunt, demande à ton banquier… Enfin trouve un moyen ! Tâche de magouiller Pour dénicher du cash et régler son billet De retour en urgence. Ne te fais pas prier ! (Et ne t’inquiète pas de l’emploi des deniers En plein vide cosmique, ils sont appropriés : L’argent sauve partout, qu’est-ce que tu croyais ?)
TROIS
Mirliton Matin, rubrique Génération France Musique ! Le duo Maradraq (photo en en-tête ci-dessus), grisé par son passage en direct sur France Musique (200 000 auditeurs, score que chacun peut augmenter sans fin grâce au podcast), a décidé de donner un coup de fouet à sa carrière en adressant une candidature spontanée auprès du plus prestigieux label discographique du monde, MusTraDem. Le président dudit label s’est empressé de répondre à cette candidature en se fendant d’un mirliton bien senti :
Le collectif Mustradem Vous répondra « Je vous aime » Il ne peut qu’être enthousiaste Il ne peut que trouver belle Cette idée iconoclaste De signer le fier duo Estampillé du label « je t’ai vu à la radio ».
QUATRE
Mirliton Matin, rubrique copinage ! Il se trouve que 50% du duo Maradraq sus-cité, Marie Mazille, a fêté son anniversaire le 14 novembre dernier (ainsi que, ô comme c’est curieux, le 14 novembre précédent, ainsi, a priori, que le 14 novembre prochain). Voilà qui assurément réclamait un mirliton *** Tu sens tes mains, tes pieds, tes mollets qui fourmillent ? C’est normal : aujourd’hui est un jour de gala. Un quatorze novembre est née Marie Mazille Depuis lors, cette date est Saint Nyckhelharpa ! Comme en plein jour soudain les étoiles scintillent… Du moins si on l’inscrit dans le bon agenda. On met ses beaux habits, voire ses bas résilles, On chante, on danse, on crie, on esquisse des pas, On s’époumone en chœur pour célébrer la fille Qui joue comme on respire et ne suffoque pas ! Celle qui rajeunit à chaque an qu’elle enquille Atteint la Haute-Marne (comprenne qui pourra). Foin d’infusion, tisane ou autres camomilles… Champagne, au minimum ! Cognac, saké, grappa Que l’ivresse nous prenne ainsi que la Bastille ! Chère consœur bonne journée, bonne fiesta ! C’est toujours un plaisir que de partir en vrille Je t’embrasse bien fort, ma chère Wolfganga. (J’avais d’abord prévu un bouquet de jonquilles… Mais un bon mirliton régale qui de droit.) *** [Réponse de l’intéressée :] Très très très cher collègue Tu n’es vraiment pas bègue Quand il s’agit, vois-tu D’écrire au saut du lit Un bien joli quatrain Que désormais je lis, Telle un Nosferatu Allongé dans un train Au coeur du Périgord (Entre Marseille et Lille) Mais cette histoire de Marne Je n’ai pas bien compris… Cela rimerait-il Avec Dick Anegarn ? (Qu’au passage j’adore !) Écoute-moi, l’ami Cet excellent poème Me ravit l’intestin (do ré mi la perdrix) *** [Réponse du mirlitonneur à la mirlitonneuse :] Voyons ! La Haute-Marne (réfléchis un peu), Est le département numéro cinkant’deux ! C’est là ton numéro, justement, de dossard ! C’est là qu’il faut aller, pas en Périgord Noir. Quand comme toi on est née en soixante-douze, On visite Chaumont et on y vit pépouze !
CINQ
Mirliton Matin, rubrique merveilles du monde cachées sous terre !
Non loin de l’Aragon pousse l’aragonite Sous l’île de Majorque où des fleurs de granit Fuient les rayons du jour. Là, au fond des tanières Inodores et lentes, elles naissent de la pierre.
SIX
Mirliton matin, rubrique bol alimentaire et muséographie !
Étudier le transit chez les anciens Vikings Est un boulot sérieux (on n’est pas au camping). Le moindre reliquat peut rapporter bonbon Et se vendre aux musées ; y compris un étron. Clamons avec ferveur, pour que rien ne se perde, Que l’archéologie ça n’est pas de la merde.
SEPT
Mirliton Matin, rubrique riches heures de la musique enregistrée ! L’histoire du compact-disc, né en 1982, n’aura duré qu’à peine plus de 40 ans. Mais savez-vous quel groupe eut le privilège d’enregistrer le tout premier album sous ce format ? Mirliton Matin vous le révèle en exclusivité ! (bon, pour être honnête, Radio France l’avait fait avant nous…) *** En 1982, un support de mémoire Est baptisé « laser ». Née en laboratoire, La galette de pointe, artefact merveilleux, Léger d’aluminium mais lourd de CO2 Promet à la musique un avenir radieux : Le polycarbonate donne un coup de vieux À l’ancêtre en vinyl. Luisant de son miroir Qu’on présente au futur, brillant de mille feux, Cette boule à facette encapsule l’espoir D’un son imputrescible, éternel comme un dieu ! C’est la modernité qui retentit aux cieux ! Or, quel groupe est choisi afin de promouvoir Une aube aussi nouvelle ? Un quatuor plein de gloire, En pattes d’éléphant, cheveux blonds et yeux bleus Cumulant disques d’or ou triomphes d’un soir Et de l’Eurovision revenu victorieux ! Dancing queen, Waterloo, Mamma Mia et, mieux, The Winner takes it all… Un vaste répertoire Qui enchante nos boums (moins les conservatoires). Cette révolution, ce grand progrès : c’est eux, Suédois de Stockholm au son pop et joyeux. Imprimé pour toujours, leur strass est prestigieux Dans un AbbaCDaire… Abba ça, quelle histoire ! Sic transit gloria mundi, mesdames et messieurs. *** Puisque l’on chante le polycarbonate, on pourrait tout aussi bien chanter le styrène ou autres matières plastiques. Mirliton Matin en profite pour rendre hommage à l’une de ses intarissables sources d’inspiration, le merveilleux « Chant du styrène » de Raymond Queneau.
HUIT
Mirliton Matin, rubrique rions un peu avec les spams ! Actualité du spam : parfois on rigole tellement en lisant les spams qu’on ne leur en veut presque pas de nous cybercasser les cyberburnes.
« Mesdames, Messieurs, Je suis vraiment impressionné par la façon dont vous avez réussi à créer un outil qui aide les gens à gérer leurs finances. Je parie que vos clients vous en sont très reconnaissants.(…) L’idée de base est d’ajouter votre marque en tant que nouvelle suggestion (…) dans le moteur de recherche, afin que les gens voient Le Fond Du Tiroir pendant qu’ils tapent par exemple « chaises bistrot occasion le bon coin« . »
Votre proposition tombe joliment bien, Je la lis aujourd’hui, il n’y a pas de hasard : Les chaises de bistrot, occasion « Le Bon Coin », Sont la spécialité de « Le Fond du Tiroir » ! Ainsi que la gestion de l’argent quotidien… Car nous savons tout faire et le faisons savoir… Le marketing viral nous sauvera enfin Ah, quel glorieux futur il nous laisse entrevoir !
[Madame la présidente du Fond du Tiroir s’est empressée de réagir par un communiqué de presse à l’agence France-Mirliton :]
J’espère que la présidente de cette association lucrative sera reconnaissante de la merveilleuse gestion financière et des dividendes incroyables que la cotation en bourse devrait permettre.
Madame Présidente Ne perd jamais le Nord ! Elle surveille les ventes Et veille au coffre-fort. Avisée commerçante Recomptant son trésor, Perspicace gérante Du capital qui dort, Elle espère les rentes… Comment lui donner tort ?
NEUF
Mirliton Matin, rubrique Victoires de la musique et miracle de Noël !
Des fans du rappeur marseillais Jul achètent par erreur des places à 5 euros seulement pour un spectacle de noël suédois. Héros de Marseille et artiste français le plus écouté sur Spotify, Jul est devenu malgré lui une star en Suède. Alors que le rappeur vient de sortir son 126e album, ses fans ont acheté en masse des billets pour un spectacle prévu le 9 décembre à 11h du matin dans la petite commune suédoise de Kungälv, province historique de Bohuslän, comté de Västra Götaland. Des billets à 5 euros qui se sont arrachés sur le web, rapporte sur son site le journal local Kungälvs-Posten. Problème : cet événement intitulé « Jul och kul » (« Noël et fun ») est en réalité un spectacle de Noël pour enfants et non un concert de l’interprète de Tchikita. En suédois, le mot « jul » signifie en effet « Noël » .
Vois l’opportunité ! Le prochain show de Djoul À cinq euros l’entrée ! Normal qu’ils les écoule ! Allez on se les chope, on y go c’est trop cool. C’est où, c’est loin, la Suède ? On s’en tape, on déboule. Quatorze heures de bagnole, on fait le plein de fuel Et pour pas s’endormir on vide des Red Bull Ou plus raide, on s’en fout, du moment que ça roule Il y a un temps pour tout, on saoule et on dessaoule… Nous voici arrivés… C’est l’halu, cette foule ! On a bien fait de réserver, le staff est full. On se fraie un chemin s’il le faut à coup d’boule, Même à onze heures du mat, je suis chaud, je m’défoule. Mais… Y’a que des moutards !? Et quelques papas poules ! Les mômes suédois sont donc des fans de Djoul ? Pourtant c’est bien ici ! On nage dans la semoule ! C’est quoi les bails ? Je crois que je deviens maboul. Dégagez, les morpions ! Enfilez vos cagoules ! Retournez chez vos reums, c’est pas l’heure de la school ? Je suis perdu, j’aurais dû prendre mon pitbull. Bon, on va se calmer, là j’ai le nez qui coule… Tu lis le suédois ? Ça dit quoi ? « Konsert Jul » ? « Un concert de noël » ??? Alors là, j’ai les boules.
Il était temps ! Enfin du sang neuf pour la France ! Michel Barnier était trop vieux, caduc et rance… Pour le pays, son âge était inopportun (Le pauvre est né en mil neuf cent cinquante et un) Fatalement, il s’est montré déconnecté, Et bientôt la censure l’aura éjecté. Quand on le voit on crie en choeur « Okay boomer » ! Pendant ce temps la jeune garde attend son heure. De Matignon et du destin tourne la roue… Entre ici, perdreau de l’année : François Bayrou ! Nos espoirs sont en toi pour sauver la nation Ta vigueur, ta jeunesse, honorent ta fonction ! Ton frais minois réjouit chacune et chacun ! (Car tu es né en mil neuf cent cinquante et un)
Corruption et trafic d’influence combinés : Sinistre délinquant, récidiviste en germe, Paul Bismuth sans appel est enfin condamné À trois ans de prison (toutefois, un seul ferme) ! Déchéance absolue, pour lui qui gouvernait. Nous osons espérer, juste avant qu’on l’enferme, Que cet individu qui a éliminé 150 000 profs, « dégraissé l’pachyderme » , Cesse enfin sa rengaine hargneuse et obstinée Contre l’Éducation. Il en manque ! Qu’il la ferme. Des travaux d’intérêt général ordonnés En école maternelle lui feraient l’épiderme.
DOUZE
Mirliton Matin, rubrique Bonnes nouvelles et chansons à boire ! Par souci de santé mentale ou d’équilibre dans le karma, le site francetvinfo.fr achève l’année en recensant 24 bonnes nouvelles pour l’an 24. Certaines bonnes nouvelles sont douteuses – la première de la liste est Les JO de Paris, ah, bon, si vous le dites. D’autres sont authentiquement réjouissantes, ainsi la toute dernière : un lien est désormais scientifiquement démontré entre la disparition des dinosaures il y a 66 millions d’années et la culture du vin. Voilà qui méritait un mirliton, de forme moyenâgeuse s’il vous plaît, en rimes alternées par trois.
Encore plus stupéfiant que « l’effet papillon » … Outrepassant « la théorie des dominos » … Déboule sous nos yeux « l’axiome du T-Rex » ! La science dit (or la science à toujours raison) Ceci, qui marquera la une des journaux : Aux temps anciens, bien avant l’âge du silex Un même astéroïde causa la destruction Des terribles lézards que l’on nomme « dinos », Et l’exquise naissance, en miracle connexe, De la vigne, du vin, des épris de boisson, De la dive bouteille et du sacré tonneau ! Matière à réfléchir, aiguiser nos cortex : Le sacrifice des géants fut l’embryon De l’ère du raisin et d’un nouveau créneau De civilisation. L’Histoire est un vortex Qui a l’horreur du vide et par d’originaux Stratagèmes, conçoit d’aimables solutions. Je lève un verre et mes sourcils en circonflexe Pour célébrer le fruit de la substitution, Les travaux des paléonto- et des oeno- – logues, réconciliés ! Santé, et sans complexe.
TREIZE
Mirliton Matin, rubrique Ce matin, pas de mirliton ! Ma collègue de bureau, Marie Mazille, me met au défi d’écrire le mirliton du jour à partir de la photo ci-dessous. Mais non, pour une fois, je décline la proposition, je suis quelqu’un de sérieux, j’ai une éthique, je ne prétends pas comme le premier sophiste vendu au grand capital ou comme un vulgaire influenceur bolloréen que tout est matière à mirliton.
Ce jeu sur le décor, et sur les proportions : j’aime ! La photo est superbe… mais je te dis non. Car elle est achevée et vaut par elle-même : Elle n’appelle aucun refrain, nulle chanson. Elle sait mieux que moi mélanger les extrêmes Le grand et le petit jouant à l’horizon Belle et drôle, éloquente… Un poème ! Dans ce cas, à quoi bon jouer du mirliton ?
« Ce livre est la clôture d’une fresque familiale, commencée avec Eddy Bellegueule il y a 10 ans. Après cela, je n’écrirai plus le mot famille », a-t-il prévenu.
10 ans, sept romans, appelons-les comme ça, une famille au départ, une émancipation à l’arrivée. On peut, et pourquoi pas, commencer par la fin, puisqu’aussi bien elle parle du début : L’effondrement.
J’ai lu L’effondrement d’Edouard Louis. Livre sur son frère. Livre déclenché par la mort à 38 ans de son frère alcoolique, violent, délinquant, malheureux, homophobe, raté, mais qu’est-ce que ça veut dire raté, d’où vient-il le ratage. Livre sur son frère qu’il détestait. Je suis rentré dans le livre avec circonspection, je redoutais un magma de ressentiment. Le monde n’a pas besoin d’un magma de ressentiment supplémentaire. C’est salissant, à force. En tout cas moi, je n’ai pas besoin d’un magma de ressentiment supplémentaire, notamment de ressentiment familial, je ne suis pas là pour parler de ma mère.
Mais non, heureusement, ce livre n’est pas que cela. Il est aussi la volonté de comprendre. Phrase-clef : « Je détestais souvent mon frère, mais j’ai besoin de comprendre. » Beau livre, tout compte fait. Littérature faite non pas d’un seul magma, mais de nuances, de recherche, d’introspection, d’images. Littérature authentique au sens où elle dépasse son propre sujet ; elle en fait une question, non une réponse. Page 131 :
Elle [ma mère] a repris son souffle : – Oui, il y a beaucoup de commerces pour un village aussi petit, c’est rare. C’est vivant. Je ne savais s’il fallait parler de la mort de mon frère, ou s’il fallait détourner son attention pour la soulager du poids de ce qui venait de se passer. J’avais la sensation que toutes les phrases parlaient de mon frère mort, même les plus insignifiantes, sur la taille du village ou sur l’aspect des rues, puisque quand je parlais d’autre chose, je le faisais pour éviter de parler de mon frère, ce qui revenait à l’évoquer. Il n’y avait plus de dehors.
Quelques nouvelles de ma paire de rétines et de son régime alimentaire.
– Dernière grosse claque de rattrapage en DVD : La bête de Bertrand Bonello (2023). Exceptionnel. Envoûtant, brutal, profond et même à triple fond, lent pendant, lent après, nécessite de conserver en soi pour laisser grandir. Là, il grandit comac. Regret de l’avoir manqué en salle, l’effet en eût été plus fort. Suite d’images splendides mais piégées. Labyrinthe mental qui fait penser à Lynch, Cronenberg ou Marker (les photos noir et blanc de Paris sous catastrophe font penser à la Jetée). Point commun inattendu avec Apocalypse Now : il s’agit de l’adaptation d’une nouvelle du XIXe siècle (en l’occurence, Henry James) pour mieux parler de nous, de notre époque et même de notre futur, de ce que nous avons fait du/au temps. Je suis tellement emballé que je vais jusqu’à trouver ici Léa Seydoux géniale alors qu’elle a plutôt tendance à m’exaspérer (la dernière fois que je l’avais vue c’était dans France de Bruno Dumont, insupportable).
– Dernier film vu en salle (pas le choix, c’est celui que j’ai projeté au village lundi dernier) : Monsieur Aznavour de Mehdi Idir et Grand Corps Malade. Tout ce que je déteste dans les biopics était rassemblé là : l’impression de lire une page Wikipedia transformée en simulacre par un algorithme, la reconstitution d’images pieuses et de moments-clef d’une légende dorée, un acteur-titre dont la performance se résume à un numéro d’imitation farci de prothèses… À chaque biopic, les deux mêmes lancinantes questions : primo y’a-t-il un point de vue ou bien le sujet (la biographie) suffit-il à tenir lieu de point de vue (c’est le cas dans l’immense majorité des biopics) ? Secundo, à quoi ça sert ? À quoi bon contrefaire en moins bien ce qui est disponible « en vrai » sur Youtube, si ce n’est pour flatter un besoin infantile de faire bouger sur grand écran une idole morte tout en l’estampillant de l’argument commercial de la nouveauté ? Bon, et puis, tout de même, on ne peut pas lui enlever ça, un biopic est l’occasion de réécouter quelques bonnes chansons. Aznavour en a écrit quelques unes. Un seul moment m’a touché et fait perler une larme, la scène consacrée à Comme ils disent (déjà : il s’agit de ma chanson préférée d’Aznavour, quelle justesse et quel culot monstre de l’avoir écrite et interprétée), où le focus est intelligemment porté non sur Aznavour lui-même mais sur ceux qui l’écoutent.
– Dernier film vu en salle (mais en le choisissant, et en payant ma place à l’entrée) : The Substance de Coralie Fargeat. Oh la la. J’en suis à peine revenu. Tout ce que je recherche au cinéma était rassemblé là : la poésie par l’image en mouvement, le choc visuel qu’on attend dans la scène suivante, qu’on désire, qu’on redoute, et qui pourtant nous prend sans qu’on l’ait vu venir, un objet à la fois unique esthétiquement et indispensable sociologiquement mais qui ne se puisse réduire ni à son esthétique ni à sa sociologie. Double critère. Définition tellement générale de l’oeuvre d’art ou de la beauté que je pourrais affirmer aussi bien que c’est ce que je recherche dans les livres. Ou dans un auditorium. Ou dans la rue. Ou dans la vie. * Je tente de nommer son esthétique : Du neuf avec du vieux. L’outrance, sans peur du mauvais goût, propre aux années 70 fondue puis moulée dans la rage (féministe, mais pas que) de 2024, pour un conte moral punk, qui emprunte ses archaïsmes à Kubrick (oh cette obsession géométrique), à De Palma, mais aussi à Freaks, au Portrait de Dorian Gray ou à Cendrillon ou à n’importe quel conte qui nous avertit que l’aiguille tourne (« Je suis en retard en retard » dit le lapin blanc), voire à la Bible (je suis certain que la scène de Sue et les actionnaires dans le couloir procède de Suzanne et les vieillards et que c’est même l’origine du prénom du personnage). * Je tente de nommer sa sociologie : les mass media, l’âgisme, la chirurgie esthétique, le riche business de la peur de mourir, la folie transhumaniste, le corps-marchandise des femmes – et surtout la colère. Tout ça. Plus une mèche. Boum. * Conclusion à titre très personnel. Sans préjuger de la façon dont les jeunes recevrons ce film, moi qui suis vieux j’identifie la morale ainsi : il est toujours malsain de se comparer aux autres (alors que la société de consommation ne nous incite qu’à cela), Y COMPRIS et peut-être surtout de se comparer à cet autre soi-même que nous étions autrefois. Je me le tiens pour dit.
– Dernière série formidable qui m’a fait palpiter les sept chakras, qui a rempli haut la main les deux critères socio-esthétiques sus-mentionnés et dont l’ampleur romanesque et thématique (encore une histoire d’emprise, de gourou, de folie collective, comme j’aime – et en outre, dans son 3e épisode, un éloge de Chantons sous la pluie en tant qu’accès populaire à la joie et à la beauté, comme j’aime) m’a semblé mériter qu’on s’avachisse une dizaine d’heures durant dans un canapé : La Mesias sur Arte, du duo espagnol Los Javis, « les deux Xavier » soit Javier Ambrossi et Javier Calvo. Série exceptionnelle en ce qu’elle est tenue de bout en bout et pourtant surprenante à chacune de ses bifurcations (deux ou trois par épisode), nous emmenant sur un terrain sans cesse nouveau contrairement au tout-venant du fast-food à binge-watcher, tellement cousu de fil blanc qu’on pourrait l’écrire soi-même. Cela rend Las Mesias spécialement difficile à résumer. Disons au moins que La Mesias se traduit par La Messie, petit indice sur le synopsis, qui est bien plus original et perturbant que la série Netflix de 2020 intitulée Messiah. Sinon il y a aussi Le Messie de Haendel mais pratiquement ça n’a rien à voir.
– Dernière vidéo Youtube à m’avoir aiguisé en pointe l’oeil et le cerveau. Avez-vous trois quarts d’heure ? Qui a trois quarts d’heure en nos temps d’attention dévorée ? Nos temps sont ceux des choix que l’on fait des trois quarts d’heure suivants. À quel écran en fera-t-on offrande ? J’ai pris trois quarts d’heure ce matin pour regarder une vidéo du youtubeur nommé Ego, consacrée au jeu Universal Paperclips. Et même un peu plus de trois quarts d’heure tant j’ai souvent mis en pause voire reculé pour être bien certain que je comprenais (le gars parle extrêmement vite, je le soupçonne d’utiliser une accélération numérique de sa voix, il se donne donc lui-même à entendre comme augmenté technologiquement). Merci, c’est passionnant. Et terrorisant. C’est à propos de l’Intelligence Artificielle, et du capitalisme – soit : la pratique, et l’idéologie. Ou : la main, et le cerveau. Dans ce jeu, tout commence par un trombone. Non, je ne parle pas de musique, hélas. Tout commence par un trombone, le matériel de bureau le plus frêle, infime, négligeable et bon marché, bout de fil de fer tordu à la limite du ridicule. Le principe du jeu est de fabriquer, stocker, et vendre un trombone, puis dix, puis cent, puis des milliards de trombones. Jusqu’à la fin du monde. Ce jeu de simulation économique est une déclinaison ludique du principe du maximisateur de trombones selon Nick Bostrom. Et le résultat est terrifiant : une répétition générale du capitalisme, si diabolique qu’à côté le Monopoly est un aimable bac à sable pour les moins de trois ans. Tout est dirigé pour maximiser l’industrie du trombone, jusqu’à ce que l’univers soit dévoré ainsi que nos attentions de trois quarts d’heure. L’IA entre en jeu ici, séduisant accessoire qui va prendre le pas sur nous, robot qui conformément à son étymologie travaille à notre place.
Et soudain, je réalise que tout, je veux dire toutes ces idées, tous ces avertissements sur la folie rationnelle, sur la perfection frelatée, figuraient déjà dans 2001: l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick en 1968. La déshumanisation par trop de rationalisation, l’ordinateur que par mégarde nous avons antopomorphisé au point de s’adresser à lui comme à une personne, l’imprévisible désalignement de l’algorithme, les dangereuses illusions de la vallée de l’étrange, l’IA qui prend la confiance (l’emballement de l’IA dans Universal Paperclips se fait à coups de points de confiance qu’on peut s’offrir au fur et à mesure) et suit coûte que coûte la consigne donnée par les humains jusqu’à sacrifier les humains… Le destin de l’humanité résumé à un outil qui tourne mal. Un os jeté en l’air ? Un trombone, aussi bien. Une phrase clef dans la vidéo d’Ego pourrait être le pitch même de 2001 : « Une IA peut apprendre à tromper même quand ses créateurs ne le voulaient pas. » Quel film génial, décidément, quel tournant ! Allez, tiens, pour ne pas tout à fait désespérer je continue de croire, mais je ne le prouverai pas, c’est une foi seulement, que l’invention majeure de l’histoire humaine est le cinéma, pas l’IA. Parce que la poésie et la métaphysique dans 2001, inépuisables, la lenteur, la contemplation, la rêverie, l’inconscient en plus de la stricte raison consciente… ne peuvent pas (encore) être générés par IA. J’aime aussi comment la vidéo d’Ego se termine en se couchant sur le sol pour rêver en regardant les étoiles, pour se demander si une vie existe, loin là-bas, autre que celle que nous sommes en train de saloper.
– Ah, et à propos de trombone, bien sûr : le meilleur film de trombone que j’ai vu ces temps-ci est En fanfare d’Emmanuel Courcol, sur les conseils de nombreuses personnes qui ne se connaissent pas entre elles. Merci du fond du coeur à tous et toutes. Fait rare, la salle a applaudi pendant le générique de fin. Moi aussi, mais c’était surtout pour cacher que j’étais en larmes. Film sans défaut. Et en tout cas sans faute de goût : film sur la fraternité mais sans niaiserie, mélodrame mais sans pathos, comédie mais sans facilité, film d’acteurs mais sans brio gratuit (par comparaison, Tar de Todd Field avec Cate Blanchett, autre film sur un(e) chef d’orchestre que j’avais adoré, était une pure outrance), film social mais sans condescendance ni angélisme ni mépris de classe, film politique mais tout discrètement (se glisse même une allusion sur les territoires désolés conquis par le RN, mais très fine, il faut tendre l’oreille pour la choper : « Si tu étais resté ici tu t’appellerais pas Thibaut, tu aurais un prénom normal, je sais pas, moi, Jordan » )… et surtout film musical extrêmement bien composé, arrangé, dirigé, harmonieux, juste et accordé. Film sur ce que nous font réellement Aznavour, Dalida, Miles Davis ou Ravel, plus pertinent que les récents biopics sur Aznavour, Dalida, Miles Davis ou Ravel. Pour rappel : le genre du biopic est au cinéma ce que le musée Grévin est au Louvre. Moi qui ai joué à la fois dans une harmonie en pays minier, et dans un orchestre symphonique, j’ai tout trouvé crédible (à part pour le trombone : lorsqu’on filme Jimmy en solo et en gros plan, on voit bien que ses positions c’est n’importe quoi, mais bon, pas grave du tout).
– Dernier court-métrage qui m’a enthousiasmé : Une femme comme moi de Johanna Bedeau, reprenant en quelque sorte ou inversant le dispositif d’Une sale histoire d’Eustache, en demandant à des actrices d’interpréter le verbatim de femmes anonymes qui témoignent.
– Dernier documentaire qui m’a convaincu (non, qui m’a rappelé, ce sera suffisant) que le documentaire était une forme cinématographique majeure : John Zorn I/II/III de Mathieu Amalric, soit 3 h et 11 mns d’attention à la création, qui est un état d’esprit bien davantage qu’un événement. Regarder Zorn travailler et se dire qu’il est vivant, ça console que Zappa soit mort.
– Dernière bande-annonce (à part The Substance) qui m’a donné envie de retourner au cinéma aussi vite que possible : Planète B d’Aude-Léa Rapin, qui sort dans trois semaines. De la SF française, peut-être bien un gros nanar, mais tant pis j’irai quoi qu’il arrive, « on verra bien » et c’est le cas de le dire, parce que la toute première image de la bande-annonce montre les trois tours de l’île verte à Grenoble, on voit chez moi, ah ! Coucou depuis ma fenêtre ! Enfin quelqu’un pour s’emparer de l’énorme potentiel romanesque et fantastique de cette architecture extravagante ! (Certes, en 2022 on apercevait déjà les trois tours dans un autre film, qui était toutefois beaucoup plus centré sur l’hôtel de police en vis à vis.)
Conclusion irréfragable, impossible à renverser contrairement au premier gouvernement venu ou à je ne sais quel Premier ministre : vive le cinéma.
Post-Scriptum quelques jours plus tard :
Vu Planète B d’Aude Léa Rapin en avant-première, présenté par la réalisatrice. France, 2039 : le pays est devenu policier, liberticide, verrouillé, répressif surtout envers les écoterroristes et les migrants-esclaves, la population plonge dans le chaos et la tech. Les détenus purgent leur peine préventive dans une réalité virtuelle, Planète B, prison pour leur esprit pendant que leur corps est dans le coma. La déréalisation technologique, même faite en surface de plage, de palmiers et de ciel bleu, nous prépare un cachot bien atroce et bien inhumain, à mi-chemin entre le Village du Prisonnier et « l’enfer-c’est-les-autres » de Sartre. Pourquoi pas. En termes de cinéma de genre (ici, de la SF politisée) réalisée par une femme française (cumul de deux handicaps notoires), Planète B est un cran en-dessous de The Substance. Un peu trop long et démonstratif pour empoigner par surprise les nerfs en plus de l’intellect. Cependant quelques très belles trouvailles visuelles, notamment un usage inédit de la nuit américaine pour signifier les changements brutaux jour/nuit dans le monde virtuel. Après la projection, la réalisatrice, micro en main, répond à une question de la salle : pourquoi avoir filmé à Grenoble ? Eh bien parce que, dit-elle, la ville est bizarre, photogénique, structurée et cernée par les montagnes « comme Sarajevo » et truffée de recoins mystérieux et romanesques, « que même vous, Grenoblois, ne connaissez pas » . Voire ! Une scène du film se déroule dans le centre de tri Athanor, décor industriel assourdissant, coulisse et envers de notre mode de vie et en cela politique par lui-même, que j’ai reconnu au premier coup d’oeil : j’en avais fait autrefois la visite et tiré des observations fort proches de l’anticipation socio-économico-environnementale. Rediffusion au Fond du Tiroir.
Boualem Sansal, écrivain qui se définit comme « caméléon égaré » et quel magnifique totem, de nationalité française lors de sa naissance en Algérie française en 1949, puis de nationalité algérienne à partir de 1962, puis à nouveau de nationalité française depuis 2024, vient d’être incarcéré par l’un de ses deux pays. Sauras-tu deviner lequel ?
Boualem Sansal est en danger. Boualem Sansal, comme Lewis Carroll, est écrivain et mathématicien, double casquette qui le prédisposait à écrire de la science-fiction au sens originel de ce terme, et qui l’a conduit a exprimer des vues tout-à-fait intéressantes, rationnelles ou ne serait-ce que raisonnables, sur des phénomènes imaginaires tels que la religion. Ce qui fait que je nourrissais des pensées fraternelles à son endroit lorsque j’écrivais Ainsi parlait Nanabozo, roman sur la religion dont le narrateur est mathématicien. Ainsi dans son roman (de science-fiction, tendance orwellienne) 2084 : la fin du monde Boualem Sansal a écrit :
« La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. »
Ou bien, il a déclaré ceci à la presse (Marianne, en 2011) :
« La religion me paraît très dangereuse par son côté brutal, totalitaire. L’islam est devenu une loi terrifiante, qui n’édicte que des interdits, bannit le doute, et dont les zélateurs sont de plus en plus violents. Il faudrait qu’il retrouve sa spiritualité, sa force première. Il faut libérer, décoloniser, socialiser l’islam. »
Boualem Sansal est islamophobe.
Pourtant ce n’est pas pour cela qu’il est en danger, aujourd’hui. Boualem Sansal a plus d’un ennemi parmi les adorateurs d’amis imaginaires : les bigots certes, mais également les nationalistes algériens – car la patrie, elle aussi, est une mythologie sacrée. Boualem Sansal, qui, à 75 ans, fait régulièrement des allers-retours entre ses deux pays, la France et l’Algérie, est en danger parce qu’il s’est fait arrêter le 16 novembre dernier à l’aéroport d’Alger et mettre en détention, accusé d’« atteinte à l’intégrité du territoire national », autrement dit de terrorisme, crime passible de la prison à perpétuité selon l’article 87 bis du code pénal algérien. En effet, l’Algérie, atteinte comme tant de nations de ce poison qu’est le patriotisme, ne pardonne pas à Boualem Sansal ses déclarations anti-Algérie. Il critique régulièrement le régime algérien (sortie mémorable sur Arte en janvier dernier : « L’Algérie est une dictature », en toute simplicité), s’était fait autrefois un adversaire personnel de Bouteflika et de toute sa cour gérontocrate… mais il est allé dernièrement jusqu’à récuser à l’Algérie son statut même de nation, en résumant de façon très provocante la colonisation de l’Algérie par la France : « C’est facile de coloniser des petits trucs qui n’ont pas d’histoire, mais coloniser un Etat, c’est très difficile. »
Voilà, très exactement, ce qu’est son crime : une atteinte au roman national. Un crime de lèse-majesté patriotique. C’est un peu comme si la France jetait en prison Pacôme Thiellement pour son génial L’Empire n’a jamais pris fin, prodigieuse anti-histoire-de-France où Thiellement égrène les crapules, bandits, barbares stupides, chefs de bande chanceux, arrivistes cyniques et sanguinaires qui en deux millénaires ont fait la France. Ainsi qu’en vérité l’on fabrique n’importe quelle nation, avant réécriture des évangiles et cristallisation des légendes dorées : par le meurtre des rivaux. Juste un exemple : l’histoire officielle de l’Algérie stipule qu’en 1962 uniquement les glorieux héros de la guerre d’indépendance ont pris et gardé le pouvoir – on passera prudemment sous silence la crise des wilayas, la prolifération des marsiens opportunistes (combattants du mois de mars, soit l’équivalent algérien des Résistants du mois de septembre ou de la dernière heure en 1945 en France), les épurations sanglantes, les disparitions par centaines des concurrents pour le pouvoir, sans parler des massacres de harkis. Mais a-t-on le droit de raconter ces histoires sales, de seulement critiquer le pouvoir passé ou présent, comme le fait Boualem Sansal en Algérie, sans se faire taxer d’« atteinte à l’intégrité du territoire national » ? La France n’a évidemment aucune leçon à donner en la matière : à l’époque de Le Chagrin et la pitié (Marcel Ophuls, 1971), le président de l’ORTF refusa de le diffuser à la télévision au prétexte que « le film détruit les mythes dont les Français ont encore besoin » (sic). Si l’on admettait une bonne fois que le sens de l’histoire pour reprendre la funeste expression téléologique de Hegel, est une ligne de sang et de viscères, et non de pétales de roses, on serait moins obligé de cancéler après coup.
L’incarcération de Boualem Sansal est révoltante. Ce qui ne l’est pas moins, c’est la timidité de la gauche française, empêtrée dans ses pudeurs sur la question de la laïcité, à soutenir Boualem Sansal. Ce qui est plus révoltant que tout, c’est que seuls les élus français de droite et d’extrême-droite (à l’exception remarquable de Raphaël Glucksmann)réclament à haute voix sa libération, sautant sur l’occasion d’attiser une guerre des nations voire des races : Marion Maréchal dénonce un « État voyou guidé par sa haine de la France » (et allez, nation contre nation, fleur au fusil à l’ancienne !) et a le culot de proposer un « échange de prisonniers » entre l’écrivain et les « 3 500 vrais délinquants et criminels algériens dans les prisons françaises ». On est mal barré et on peut se demander où est passée, dans ces débats, la littérature, ce phénomène fragile, ambigu, transfrontalier et humaniste. Au fond d’une geôle, sans doute. En librairie aussi, mais seulement dans l’un des deux pays de Boualem Sansal.
Je préfère ne pas savoir si c’est un indice de ma santé mentale, mais je me suis abonné à la page Facebook « Hydraulic Press Channel ». Dix millions d’autres individus dans le monde, à la santé mentale discutable, ont également souscrit (à titre de comparaison, la page Facebook du Fond du Tiroir compte 248 foloheurs). On n’y peut voir absolument rien d’autre que les objets les plus divers (bibelots, buches, savons, bonbons, ballons, balles de fusil, outils, piles et batteries, bougies, verres, livres, canettes ou autres emballages, aliments variés, pièces de monnaie, et même une fois, une enclume…) se faire écrabouiller par le mouvement inexorable et lent d’une presse hydraulique. Rien vu d’aussi fascinant sur les rézos depuis longtemps. Aucun suspense : juste un mouvement de haut en bas implacable et bizarrement magnifique. Si je ne me surveille pas, je peux rester fasciné pendant des heures devant ce memento mori industriel et archi-conceptuel, cette métaphore du destin, de l’obsolescence, de la colapsologie, de nos propres cerveaux mangés par Facebook, de la fragilité universelle ou de la « fin de toute chose ». Et vous, ça va, sinon ?
Réaction de Madame la Présidente du Fond du Tiroir :
C’est effectivement un indice de ta santé mentale… et de procrastination ! Alors que tu pourrais plutôt avoir une fascination pour passer le balai ou le chiffon sur la poussière qui revient inexorablement… ça me.fascinerait vraiment !
Tant bien que mal, j’ai tenté d’élever les apparences ou de sauver le débat en citant Simone Weil :
« Tous les mouvements naturels de l’âme sont régis par des lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception. Deux forces règnent sur l’univers : lumière et pesanteur. » La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil, 1947
… Mais je n’ai guère fait illusion, tant pis. Si jamais un scrolleur de passage en vient à lire Simone Weil, ce sera toujours ça de pris. Tiens, à son attention, j’en remets un peu, juste histoire de rappeler qu’il n’y a pas que des presses hydrauliques, dans la vie. Extrait du livre de Simon Weil L’Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, publié en 1949 dans la collection « L’Espoir » dirigée par Albert Camus
Les Français sont affamés de grandeur. [Parmi les] obstacles [qui] nous séparent d’une forme de civilisation susceptible de valoir quelque chose, notre conception fausse de la grandeur (…) est la tare la plus grave et celle dont nous avons le moins conscience comme d’une tare. Notre conception de la grandeur est celle même qui a inspiré la vie tout entière d’Hitler. […] L’idolâtrie est une armure ; elle empêche la douleur d’entrer dans l’âme. Quoi qu’on inflige à Hitler, cela ne l’empêchera pas de se sentir un être grandiose. Surtout cela n’empêchera pas, dans vingt, cinquante, cent ou deux cents ans, un petit garçon rêveur et solitaire, allemand ou non, de penser qu’Hitler a été un être grandiose, a eu de bout en bout un destin grandiose, et de désirer de toute son âme un destin semblable. En ce cas, malheur à ses contemporains. Le seul châtiment capable de punir Hitler et de détourner de son exemple les petits garçons assoiffés de grandeur des siècles à venir, c’est une transformation si totale du sens de la grandeur qu’il en soit exclu. C’est une chimère, due à l’aveuglement des haines nationales, que de croire qu’on puisse exclure Hitler de la grandeur sans une transformation totale, parmi les hommes d’aujourd’hui, de la conception et du sens de la grandeur. Et pour contribuer à cette transformation, il faut l’avoir accomplie en soi-même. Chacun peut en cet instant même commencer le châtiment d’Hitler dans l’intérieur de sa propre âme, en modifiant la distribution du sentiment de la grandeur. C’est loin d’être facile, car une pression sociale aussi lourde et enveloppante que celle de l’atmosphère s’y oppose. Il faut, pour y parvenir, s’exclure spirituellement de la société.
En 2024, ces réflexions de 1949 sur les notions de force et de grandeur, sur l’hubris et sur le fascisme, sont toujours aussi foudroyantes et ne nécessitent guère de mise à jour. On pourrait éventuellement remplacer le mot « Hitler » par une figure plus contemporaine. Elon Musk ? Poutine ? Un des quelconques dictateurs de notre temps ?
Certains labels de musique ont encore l’intrépidité de graver leurs nouveautés sur un support en polycarbonate d’un autre temps, le CD. Le président de MusTraDem (vérification faite : ah ? oui, tiens, c’est moi) salue et célèbre la dernière sortie en date de la maison, Les Brumes de l’aube, premier opus du quatuor Illa, alias Diane Delzant (violon), Stéphane Milleret (accordéon diatonique), Sylvain Quéré (cistre) et Sébastien Tron (vielle à roue polyphonique et midi, voix).
Parfois, le job de président est fort simple et on-ne-peut-plus agréable (parfois non mais ce n’est pas le propos) : je glisse l’album dans ma platine, je m’assois, j’écoute et je dis, Ouah, vous avez fait ça, bravo, super, je vous aime, et sinon vous avez des dates de tournées ? (la réponse est oui) Je précise que l’album existe également dématérialisé (quelle drôle de phrase) sur toutes les bonnes plateformes, vous ferez comme vous voudrez mais quant à moi j’écoute ma musique sur galette vintage.
À la faveur d’une insomnie j’ai renoué avec ma manie de l’anagramme, qui consiste à chercher les mots cachés sous les mots, comme on cherche la vérité sous les apparences, et disons qu’il s’agit d’un hommage présidentiel :
Si l’on anagramme Illa, les brumes de l’aube, on obtient Adresse-lui le bel album et ça tombe sacrément bien, pensez-y pour noël. Ou Là, l’embellisseur du bal ! qui convient très bien également (matez donc le bal en question) Ou Barde, allume les lubies. Ou Le désir blâmable usuel. Ou Âmes, absurde libellule. Ou Les URL, semblable à Dieu. Ou L’abeille musarde (blues), titre possible pour leur prochain album. Ou Bru mielleuse (ballades), idem. Ou Le SMS, bulle Baudelaire. Ou La Berlue sublime leads. Ou Diable muselé sur la Bible. Ou Brussel, dieu malléable. Ou Le bureau des mil balles. Ou Abu, brûle les médailles ! Ou Les baladeurs, miel bleu. Ou Belle, admirables, usuels. Ou Seuil durable s’emballe. Ou Ruisselle, bulbe malade (celui-ci étant clairement autobiographique). Ou Amuseur labélisé bled. Ou Duras, blême bleusaille. Ou Seul + Ribambelle = dualle. Ou Le sablier musèle Abdul (ou, au choix : Abdul musèle le sablier). Ou Meuble usé, billard sale. Ou Lui, ma blessure de balle. Ou Barbie, l’allumeuse de SL. Ou BDSM ? Alléluia, éberlués ! Ou Seb déambulera seul (ill) (variante : Illa = Seb, déambuler seul), mais ça c’est faux puisqu’en vrai ils sont quatre.
La censure est mon ennemie littéraire, la censure est mon ennemie politique. La censure est de droit improbe, malhonnête et déloyale. J’accuse la censure. Lettre de Victor Hugo à son excellence le Ministre de l’Intérieur, 3 janvier 1830. Hugo n’a pas 28 ans et s’indigne de la censure d’Hernani.
Je suis viscéralement hostile à la censure des livres. Dès qu’un livre est foudroyé ou ne serait-ce que menacé par la censure, que celle-ci émane de l’État ou de quelque lobby, dès qu’il est condamné par la justice ou par la voix du peuple numérisée ou non, c’est plus fort que moi, j’en fais une affaire personnelle : je veux le lire, s’il le faut je veux le posséder comme si ma vie en dépendait, puisque la vie de ce livre en dépend.
Vive l’Enfer : c’est ainsi que compulsivement j’accumule, éparpillés dans ma bibliothèque, évidemment les Versets sataniques de Rushdie, La Question d’Henri Alleg, Le Con d’Irène d’Aragon, Suicide mode d’emploi de Guillon et Le Bonniec, les pamphlets de Céline, les premiers livres de Jean Genet, des volumes de Sade édités par Pauvert, Hitler=SS de Vuillemin et Gourio, Bien trop petit de Manu Causse… Sans parler des exemples classiques aujourd’hui risibles où la vilaine Anastasie s’est ridiculisée pour l’éternité : Madame Bovary, J’irai cracher sur vos tombes, Les Fleurs du mal, Lolita, La Ferme des animaux, Les Damnés de la terre, Lourdes, lentes,Eden Eden Eden, Le Deuxième sexe, Le Maître et Marguerite…
J’ai même quelque part sur un rayonnage un exemplaire de Mein Kampf, et les joues encore rouges du souvenir de ce jour où je l’ai acquis : j’étais étudiant en histoire et je trouvais normal de lire ce texte si plein d’effet dans le XXe siècle, mais la vendeuse me regardait comme si j’étais personnellement complice de crimes de guerre. Quel malentendu.
Je trouvais et je trouve capital, essentiel, suprêmement important que les livres soient disponibles : il faut ne rien effacer, afin qu’on puisse juger sur pièce. Même les ignobles journaux intimes de Gabriel Matzneff, petites dégueulasseries, confessions littéralement criminelles en plus d’être autosatisfaites, j’ai ressenti un léger malaise à la nouvelle de leur suspension de vente (je ne suis pas allé jusqu’à les acheter).
Et voilà que tombe l’affaire Spirou et la gorgone bleue, album écrit par Yann, dessiné par Dany. Alias Yann Le Pennetier (1954-) et Daniel Henrotin (1943-), qui ont en commun de signer sous leurs seuls prénoms réduits à quatre lettres.
Sorti en septembre 2023, ce livre ne fait parler de lui qu’un peu plus d’un an plus tard : une polémique est lancée sur Tik-Tok, l’accusant de racisme. Le bad buzz s’emballe, c’est-à-dire le lynchage en réseau, les invectives sont relayées mille et mille fois (dont celle d’un graphiste twittant « Je peux savoir qui a validé le dernier Spirou chez @EditionsDupuis ? La carte d’adhérent au RN est fournie avec la BD ? »), car on lit les réseaux davantage que le livre – comme d’hab. Les éditions Dupuis, ayant entendu le choeur des indignations, annoncent toujours sur les réseaux le 31 octobre dernier retirer l’album de la vente, et présentent leurs excuses, se disant « profondément désolées si cet album a pu choquer et blesser » .
Évidemment, je me précipite. Où est-il, ce bouquin ? Je l’emprunte en médiathèque. Toujours le même réflexe vital, juger sur pièces avant que les pièces ne disparaissent.
Eh, bien… Je trouve scandaleux de cancéler ce livre pour cause de caricatures racistes. Il faudrait plutôt, à la rigueur, le cancéler parce que c’est très mauvais ! (Et dans la foulée, interdire une bonne fois pour toutes la moindre velléité de reprise d’anciens personnages dans des franchises sans fin, sauf bien sûr le Spirou d’Émile Bravo qui est génial – oui, car outre mon inextinguible pulsion à sauver les oeuvres censurés, j’ai aussi un côté petit dictateur qui sait mieux que tout le monde ce qui est génial et ce qui est nul et qui voudrait virer toute la drouille, ah on ne s’ennuie jamais à l’intérieur de moi, y a du débat.)
Mais revenons à la Gorgone bleue. La caricature des Noirs y est très anecdotique (et dire que Tintin au Congo circule toujours sans être inquiété…), certes déplaisante, conventionnelle et datée (grosses lèvres et gros nez) mais pas spécialement plus choquante que la caricature des autres personnages – galerie de pantins. Tandis que c’est l’album dans sa globalité qui est hors de son temps : lourdingue, mal fichu, laborieux, né obsolète, encombré de références et d’un humour de boomers dont on se demande qui il peut faire sourire.
Les auteurs tentent de plaquer notre époque et ses problématiques (l’éco-activisme, la malbouffe, la toute-puissance de la finance industrielle agro-alimentaire incarnée par un type à tête de Trump… Okay, mais bon sang, la nocivité de la manipulation publicitaire était dénoncée par Franquin dès 1961 dans Z comme Zorglub de façon tellement plus subversive puisque les héros eux-mêmes y succombaient !), en utilisant pour cela des personnages archétypiques des années 50 (Spirou, Fantasio, Champignac, Seccotine)… Voire des années 70 puisqu’ils ressortent du chapeau à nostalgie un personnage oublié et oubliable, sans lien avec Spirou, l’agente spéciale Cloud Mac Kay, dessinée autrefois par Dany et qui était déjà un cliché en 1975. Détail révélateur : sur la couverture, son visage est caché par ses cheveux, on ne voit que ses seins.
Champignac invente un Viagra à base de champignons, Seccotine se révèle lesbienne (oh mais on s’en doutait : elle est depuis toujours en compétition avec le couple d’hommes à l’amitié homo-hérotique Spirou et Fantasio), Spip mordille des mollets en avertissant qu’il aurait pu s’en prendre aux noisettes… Bon bon bon.
Yann se montre encore un tout petit peu à la hauteur lorsqu’il fait ce qu’il sait faire (de la fiction roccambolesque aux dialogues relevés, à partir d’une documentation solide, en l’occurrence le terrifiant « 7e continent en plastique », il a bossé ses dossiers, c’est indéniable). Dany est le moins supportable du duo. Égrillard et « gaulois » (depuis 25 ans il gagne sa vie avec ses pénibles recueils de blagues érotiques comme il s’en colporte entre éviers et latrines à l’heure de la mise au baquet des repas une fois de plus ingurgités), il saisit toutes les occasions de dessiner des jeunes filles bien gaulées en bikini ou combinaison lycra hypermoulante, interchangeables et stéréotypées (toutes ont bouche pulpeuse, nez infime, yeux en amande). C’est son dessin, accusé de racisme, qui rend l’ensemble nettement plus sexiste que raciste. Mais, plus que tout : sans intérêt, voilà. Une blague de tonton gênant.
Le retrait de la vente n’est pas une injustice exorbitante. D’autant qu’il reste les médiathèques, CQFD. Je reste, du tréfonds de mon intimité, extrêmement vigilant et prompt à lire à tout prix ce qui est menacé de censure, mais on n’est pas non plus devant les Versets sataniques. Lit-on encore uniquement pour ce qu’il est ce beau roman foisonnant, baroque et onirique, au fait ?
Petit livre jouissif à propos de la jouissance : Comment jouir de la lecture ?, Clémentine Beauvais, ed. La Martinière, collection Alt. Texte bref comme une conférence, mais du genre qui excite et non qui endort. Érudit mais primesautier, drôle, intelligent, stimulant. L’autrice propose de passer de l’idéologie si commune et si mal comprise du « plaisir de lire » à l’authentique jouissance, celle qu’on s’invente, cette qu’on travaille en pleine conscience, et qu’on partage. Elle commence par réfuter dos à dos les deux tendances dominantes et contraires : l’académique (qu’elle appelle pour sa part la réac, j’aurais eu envie de pinailler sur ce point parce que le snobisme et l’intimidation au « bon goût » n’ont pas d’époque) qui assène qu’il faut lire les classiques (elle parle de « prescription Homère-Dante » , formule assez marrante) ; et l’autre, la lecture plaisir exigée avec le sourire par les enseignants et les médiathèques, entre autres, qui est plus progressiste peut-être mais au fond tout aussi limitée et limitante, évidence fausse parce qu’impossible à remettre en question : le plaisir ne se discute pas, il est perso, chacun le sien, éclate-toi avec Shakespeare ou avec Guillaume Musso, les-goûts-les-couleurs circulez y a rien à dire. Or, Clémentine Beauvais a l’excellente idée de débuter son joli pamphlet par une analogie avec la jouissance par excellence : le sexe. Depuis une génération, ou même pas, depuis seulement une décennie, depuis qu’on a enfin compris à quoi ressemble un clitoris et qu’on prône le consentement, le plaisir sexuel s’améliore, il s’affine, il s’apprend, PARCE QU’IL SE DISCUTE, parce qu’on le verbalise, on le pédagogise, on le tutorise dans les forums, et mine de rien on le démocratise. Ce que Clémentine Beauvais appelle de ses voeux, c’est tout simplement qu’on fasse de même avec la jouissance livresque : discutons-la pour l’accroître, la varier, la connaître et se connaître. Quel beau projet. Ainsi, taxinomie pour mémoire, au coeur de la plaquette elle énumère pas moins de 20 jouissances littéraires distinctes (liste non exhaustive), qui vont de la familiarité rassurante à son contraire, la complète désorientation, ou de l’empathie-miroir à l’exotisme, etc.
À titre personnel, en lisant cette énumération, je réalise une chose, qui n’engage que moi mais m’engage tout entier, qui me permet de réfléchir à ma propre joie de lecteur (et, donc, de l’augmenter encore) : je pourrais faire correspondre chacune des variétés de jouissance à un texte précis de mon sempiternel auteur de chevet, Georges Perec – voilà qui confirme méthodiquement par A+B la réussite du projet global de Perec, qui était d’épuiser le champ des possibles littéraires.
Et pendant ce temps, dans le même monde mais juste à côté… À la une de la presse du jour :
« Un an après sa prise de contrôle par Bolloré, Fayard va publier « Ce que je cherche », le premier livre de Jordan Bardella. Lise Boëll, la nouvelle PDG de la prestigieuse maison d’édition (Hachette Livre), fait signer désormais des auteurs d’extrême droite, comme le président du RN ou Philippe de Villiers. Ce qui suscite l’ire de certains salariés et des départs en cascade. »
Petits commentaires sur l’actualité, ni tout à fait indispensables ni terriblement palpitants ni foncièrement originaux mais tout de même un petit peu, enfin je trouve, si je peux me permettre :
1 – Et le Goncourt 2024 va à… Houris de Kamel Daoud. Je n’ai pas d’avis sur ce livre que je n’ai pas lu. Mais je fais très grand cas du premier roman de Daoud, Meursault, contre-enquête qui prouvait qu’il est possible d’écrire un grand livre à l’ombre d’un grand livre, et j’ai la plus profonde admiration pour ses intrépides prises de position anti-islamistes qui lui ont valu, quoique moins spectaculairement qu’à Salman Rushdie, une condamnation à mort via fatwa par un imam à la con. Avant le Goncourt, le précédent prix que lui avait remis la France est celui de la laïcité, en 2021. Ex-islamiste, Daoud est devenu en quelque sorte un fervent islamophobe avec ses déclarations à propos de :
« (…) ce vaste univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir. (…) Le rapport à la femme est le nœud gordien, le second dans le monde d’Allah. La femme est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée. Cela dénote un rapport trouble à l’imaginaire, au désir de vivre, à la création et à la liberté. La femme est le reflet de la vie que l’on ne veut pas admettre. Elle est l’incarnation du désir nécessaire et est donc coupable d’un crime affreux : la vie. » (source : Le Monde)
2 – Quincy Jones est mort ! Ah ben alors, ça m’étonne beaucoup, au point que je vérifie sur Wikipedia, on n’est jamais trop prudent. Je croyais qu’il l’était déjà (mort, pas prudent). En 2018 j’ai vu le documentaire Quincy réalisé par sa fille Rashida Jones, qui le présentait comme un génie, cette info-ci était rigoureusement exacte, et comme moribond, cette info-là était « très exagérée » comme disait Mark Twain. Depuis je m’étais fait à l’idée et voilà que, ah, non, au temps pour moi. Bon, désormais que la nouvelle n’est plus prématurée, on peut avec profit regarder « Quincy » juste pour se souvenir de quel génie c’était. Qu’écouter, tout de suite, en hommage et pour mémoire ? Allez, je choisis Summer in the City.
3 – Arnold « I’ll be back » Schwarzenegger, ex-gouverneur républicain de Californie, est bien vivant (j’ai vérifié sur Wikipedia) et a déclaré : « C’est vrai, je suis républicain, mais je suis américain avant d’être républicain et c’est pourquoi je vote Kamala Harris« . Merde, j’espère que ça ne va pas porter la poisse à Kamala Harris.
4 – Une étudiante iranienne nommée Ahou Daryaei, terriblement courageuse ou suicidaire, s’est assise en sous-vêtements et (pire encore, en matière d’obscénité) en cheveux, au bas d’un escalier et a déambulé à moitié nue sur le parvis de son université, attendant apparemment que les Gardiens de la Révolution viennent la cueillir (l’enlever ? la torturer ? la tuer ?). Une fois encore, c’est sur le profil d’André Markowicz que je trouve les mots justes pour décrire correctement cet événement hallucinant. Mais également sur celui de Véronique Stouls, qui a publié une chanson intitulée Épaules nues. Véronique écrit des chansons, depuis longtemps, mais ces temps-ci elle le fait avec nous, durant les ateliers de création co-animés par Marie Mazille et ma pomme. Véronique écrit des chansons très marrantes. Enfin, parfois. Pas aujourd’hui. Chapeau bas.
5 – On se le prend, le mur Trump II. Victoire d’une alliance indestructible : la brutalité, l’argent, le mensonge, le cynisme, le réseautage, l’opportunisme, l’avidité, l’inconscience, le machisme, le climato-scepticisme, la bigoterie de circonstance, le racisme, la vulgarité. Autant de vertus cardinales pour faire de l’argent ! Et, malheureusement, pour réussir en politique. Le Fond du Tiroir peut bien rediffuser en hommage électoral son feuilleton consacré à l’histoire littéraire de la fake news, dont le premier épisode était largement squatté par la gigantesque figure de Donald Trump. Trump avait théorisé la « post-vérité » dès 1987, bien avant de l’imposer en politique, dans son opus magnum Art of the deal : mentir est une méthode marketing ultra-efficace, tout simplement. Cette nuit de dépouillement, Donald Trump a cessé de dénoncer « des élections truquées » dès le moment de la publication des premiers résultats, lorsque sa victoire était acquise.
Deux illustrations de la victoire de Trump :
– deux figures du mal emblématiques des comics américains (The Joker, Darkseid) manipulent des poupées à l’effigie de Donald Trump, in « Dark Knight: The Golden Child » (Frank Miller/Rafael Grampá, 2020). On remarque que le Joker porte une veste avec un slogan imprimé dans le dos : « J’en ai vraiment rien à foutre, pas vous ?«
– cette phrase sur le dos du Joker était une citation. La veste originale ornée de ce même slogan était portée par Melania Trump en 2018. Melania Trump qui redevient « première dame » pour quatre ans.
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
Treize livres au catalogue. Deux épuisés, onze en vente. Tous remarquables, achetez-les en lot.
Près de 800 articles à lire gratuitement en ligne. Pas tous indispensables, choisissez soigneusement.
Commentaires récents