Archive

Archives de l'auteur

Curiosa

11/07/2019 Aucun commentaire

Chronique inactuelle ! Je vous parle d’un film, mais d’un film que vous ne pouvez voir, du moins pas ces jours-ci. Sitôt apparu en salles en avril dernier, sitôt disparu, snobé par la critique, passé inaperçu du public, que j’ai vu à l’arrache dans une salle déserte, et qui n’est pas encore édité en DVD : Curiosa de Lou Jeunet, film sur Pierre Louÿs et Marie de Régnier.

Si je vous en parle, ce n’est pas en raison de son actualité, qui est nulle, mais de la mienne.

Il se trouve que je prépare depuis près de trois ans le spectacle le plus osé, le plus bizarre, le plus excentrique, le plus casse-gueule de toute ma vie sur scène : une adaptation du roman pornographique Trois filles de leur mère de Pierre Louÿs, l’un de mes livres préférés toutes catégories confondues. Ce projet démentiel, monté grâce à la participation de deux autres cinglés (Stéphanie Bois, qui incarne génialement les cinq personnages féminins de l’histoire, et Christophe Sacchettini qui enveloppe nos ébats de musique autant que de silence, à bonne distance), parvient enfin à maturité et dispose désormais d’une date de création : il sera présenté aux premiers spectateurs cobayes et, espérons-le, un minimum bienveillants le vendredi 18 octobre 2019, à Grenoble. L’entrée sera strictement interdite aux moins de 18 ans. Si vous avez plus de 18 ans et si vous êtes d’ores et déjà titillé, contactez-moi, je vous préciserai l’endroit, pertinemment confidentiel et à jauge intime. J’ai un trac fou mais, heureusement, le temps d’en reparler.

Plein de curiosité pour Curiosa je me suis précipité en avril, à peu près seul, pour voir sur écran les amours reconstituées de l’auteur de Trois filles de leur mère et de Marie de Régnier, qui fut la grande passion sentimentale et sexuelle de sa vie, l’inspiratrice et dédicataire d’une bonne partie de son œuvre. Qui fut en outre le modèle de l’une des Trois filles de leur mère. Comme on le sait, comme on peut s’en étonner pourtant, la frénésie sexuelle de ce roman trouve bel et bien son origine dans la vie réelle de Louÿs et les personnages ont des modèles : Louÿs fréquentait les trois sœurs Heredia, Marie, Louise, et Hélène. Métamorphosées par sa plume, fantasmées, rajeunies, romancées, ces trois filles d’écrivain sont devenues trois filles de pute, Charlotte, Ricette et Lili.

Pour vous la faire courte : le film n’est pas mal du tout. Mais, comme je le pressentais, notre spectacle à nous sera vachement mieux.

Pour vous la faire longue : le film n’est pas dénué des conventions et défauts intrinsèques du genre biopic (que j’ai tenté d’énoncer ici à propos de Bohemian Rhapsody), il lui manque un peu d’aspérités, un vrai point de vue, et surtout une vraie crudité et voilà qui constitue tout de même un comble étant donné le matériau d’origine… mais c’était joué d’avance. Comment la réalisatrice eût-elle pu faire mieux sans tomber dans la pornographie ? La description anatomique et attendrie d’un conduit vaginal, ses dimensions, ses couleurs et ses parfums, peut faire l’objet d’une belle page littéraire, peut même faire l’objet de poésie, d’encre sur papier. Louÿs l’a démontré (enfin, démontrer n’est pas le mot juste puisqu’il n’écrivait ses textes pornographiques que pour lui-même, compulsion privée sans la moindre intention de publication). Mais comment inventer un équivalent au cinéma, cet art qui montre ? Je tâche depuis trois ans de trouver un équivalent scénique, en dosant au millimètre ce que je montre.

L’avantage de cette limite du cinéma, c’est que faute de pornographie le film devient une histoire d’amour, or cet aspect là est on-ne-peut-plus pertinent. J’insiste sur un point qui fera peut-être ricaner les imbéciles : si j’ai voulu jouer ce roman sur scène c’est que selon moi Trois Filles de leur Mère est avant tout une histoire d’amour, forte, libre, originale, affranchie, blasphématoire, fulgurante et tragique. Une dévorante passion sexuelle est forcément, au moins un peu, une histoire d’amour (et réciproquement). Essayez, vous verrez.

Le personnage de Pierre Louÿs joue à un moment donné le dandy cynique dans le seul but de provoquer un ami tout aussi moustachu et élégant que lui. Il lui déclare avec un fin sourire quelque chose comme « L’amour ? Mais ça n’existe pas, ça n’est qu’un assouvissement des besoins » . Moi qui ai lu ses livres, je ne suis pas dupe, c’est de sa part pure posture, et au fond pure trouille de parler d’amour, donc de choses profondes, au premier venu. Pierre est empêtré dans les mêmes contradictions et ambivalences que le narrateur anonyme des Trois filles, à qui il faut tout un roman pour avouer in extremis « avec la gaucherie sentimentale de mes vingt ans je n’eus d’amour pour ces quatre putains qu’une heure après leur départ » .

Reste que la réalisatrice s’en sort avec les honneurs, surtout si l’on compare avec les désastreuses rencontres passées entre Louÿs et le cinéma – reste-t-il un seul cinéphile déviant prêt à avouer en 2019 son envie de voir Bilitis de David Hamilton, Aphrodite de Robert Fuest (avec Valérie Kaprisky) ou même La Femme et le Pantin de Duvivier (avec Bardot) ? Cet obscur objet du désir de Bunuel, à la limite, pour son indépassable bizarrerie d’avoir confié le rôle principal à deux actrices alternées…

Les images de Curiosa sont belles, ses couleurs chaudes, ses cadres soignés, ses acteurs excellents. Surtout les actrices. Exactement comme dans les Trois filles, les personnages féminins sont plus intéressants, plus nuancés, plus contrastés et plus changeants que les hommes, monolithes phalliques. Du reste la plupart des postes clefs du film (la réalisatrice, la première assistante, la scénariste, la monteuse…) sont aux mains de femmes. L’incarnation de Marie (sublime et intense Noémie Merlant, qui vole la vedette à tout le monde, à commencer par Niels Schneider/Pierre Louÿs, forcément pâle figure) m’a même donné envie de lire sa propre version des faits, son roman L’inconstante qu’elle avait publié dès 1903 (Trois filles de leur mère paraîtra à titre posthume en 1926) sous le pseudonyme masculin Gérard d’Houville alors que j’avoue humblement que je n’en avais pas eu l’envie jusque là, la version de l’homme Louÿs me suffisait, vas-y, fais-toi plaisir, tu peux me huer, balance ton porc je dirai rien.

Seule faute de goût que j’ai repérée face au film : m’ont totalement échappé le sens et la nécessité de sa tonitruante bande originale techno (même compositeur que 120 battements par minutes, Arnaud Rebotini), je n’avais nullement besoin de cet anachronisme pour trouver les personnages « modernes » . Cette musique est aussi incongrue que si l’un des protagonistes en costume consultait soudain son smartphone.

Les allusions aux Trois filles sont extrêmement nombreuses, depuis la toute première scène (derrière un miroir sans tain, Pierre, voyeur et photographe, regarde minauder les trois sœurs Heredia et c’est comme si on le voyait écrire dans sa tête le premier jet – drôle de métaphore), jusqu’aux pures et simples citations (« Les jeunes filles ont bien des excuses », phrase merveilleuse qui conclut le livre) et pour quiconque connaît le roman les rouages de la transposition de la biographie en fiction deviennent limpides. Pour autant je ne peux pas dire que ce film ne m’aura rien appris. Il m’a permis de saisir une dimension qui m’avait un peu échappé jusqu’à présent. Pourquoi Louÿs a-t-il fait de quatre bourgeoises de son milieu quatre prostituées de papier ? Parce qu’il existe des passerelles entre ces deux conditions féminines, la bourgeoise et la pute, autres que celles du fantasme. Le film débute par un mariage. Un mariage sans amour, convenu, pour un motif économique : la plus jeune sœur Heredia sacrifie son hymen pour une dot qui sauvera papa. La sexualité des jeunes filles est donc ici comme là une affaire de commerce, d’arrangement, le pucelage est un petit capital, dans la bourgeoisie tout autant qu’au bordel. D’où les analogies, transpositions et allusions de type « Non seulement tu suces, mais tu parles comme une jeune fille à marier ».

Ce roman serait, en plus du reste, politique ? Quel livre, mes amis, quel livre ! À côté le film est juste pas mal et c’est déjà bien.

Bonus : ne manquons pas cette belle image du Tampographe Sardon, L’orgasme à travers les âges : 1925, qui est peut-être un hommage puisque 1925 est l’année de disparition de Louÿs.

Une fête de la musique

22/06/2019 Aucun commentaire

Une anecdote spéciale fête de la musique.

Hier, 21 juin donc, se sont succédés sur le parvis du centre culturel où je gagne honnêtement ma vie toutes sortes de groupes amateurs et orchestres d’élèves de l’école de musique. À un moment donné, alors que durant une pause je sirotais un demi au bar, une chorale d’enfants s’est mis à entonner La croisade des enfants d’Higelin sous les yeux émerveillés de papa et maman. Chanson que je connais par cœur mais que je n’avais pas écoutée depuis au moins dix ans, que je n’avais pas écoutée vraiment, c’est-à-dire en ressentant profondément ce qu’elle avait à me dire, et qui m’a donc cueillie par surprise et par fraîcheur, comme si elle m’était révélée dans toute son évidence.

« Pourra-t-on un jour vivre sur la terre/Sans colère, sans mépris/Sans chercher ailleurs qu’au fond de son cœur/La réponse au mystère de la vie/
Dans le ventre de l’univers/Des milliards d’étoiles/Naissent et meurent à chaque instant/Où l’homme apprend la guerre à ses enfants… »

Comme j’essaie d’écrire des chansons et me préoccupe en ce moment de faire rentrer le maximum d’émotion dans le minimum de pieds, d’être le plus profond possible le plus simplement possible, j’ai redécouvert cette chanson comme absolument géniale, limpide, juste. Pourtant ce n’était pas fini, le plus fort était à venir : lorsque les mômes ont entonné le refrain,

« J’suis trop petit pour me prendre au sérieux/Trop sérieux pour faire le jeu des grands/Assez grand pour affronter la vie/Trop petit pour être malheureux »,

… là j’ai tout simplement fondu en larmes (mais j’ai détourné la tête pour que personne ne me voit, il ne faut pas déconner, il y avait du monde)… « Trop petit pour les grands, assez grand pour la vie », bordel, quelle phrase magistrale, un alexandrin, en douze pied toute la condition de l’enfance est là devant nous, l’enfant qui vit, qui est une présence un corps des sentiments et qui n’est pas pris au sérieux par les adultes ! Quelle immense chanson sur l’enfance et ce que l’on en fait, hommage à l’enfance trop cruel et inquiet pour jamais être niais, du niveau de Fils de… de Brel, quelle immense chanson tout court, même pas abimée par une chorale amateure, même pas transformée en scie-saucisson par l’Éducation Nationale…

C’était un grand moment, ma fête de la musique, hier. Pourtant, pour la première fois depuis des années, ce jour-là je n’ai même pas joué, même pas chanté, j’ai seulement pleuré. La musique sert à ça, non ?

Quand on arrive en ville

10/06/2019 Aucun commentaire

Juin ! Fraises cerises et melons ! Sakura au Japon, printemps au balcon. Fin de saison, conclusions, restitutions, derniers flonflons, derniers bastions.

Aussi, saison à pousser la chanson. D’humeur à rimailler, les vers me sortent de partout comme disait Léopold dans Uranus. J’ai écrit quelques chansons, dont une. Une enregistrée, mixée, bientôt clipée, encore en chantier, encore en secret, je ne peux pas en parler, mais je suis excité comme un grenadier parce que je l’ai créée avec des gens fort doués.

Le roman idem : toujours pas achevé alors j’en parle même pas. 

Quoi d’autre qui serait terminé, dont on pourrait causer ? Voyons, la saison d’ateliers d’écriture 18-19 sur le thème Autoportrait en ville avec les écrivants adultes handicapés du SAMSAH de Chambéry : ça c’est fait, plutôt très-très bien fait, et même « restitué » devant un public clairsemé au beau milieu du Festival du Premier Roman qui se tenait bien loin de là, au moins 500 mètres, autant dire un autre monde (notre atelier est une activité socio-culturelle, le Festival est un événement culturel, les deux naturellement se mélangent comme l’huile et l’eau).

Flashback : je me souviens en 2004 lorsque j’étais invité par le festival du premier roman pour mon premier roman, déjà l’on me proposait, l’on me sollicitait, vous ne voudriez pas faire un atelier d’écriture chez nous ? Plein de morgue je baissais la main en direction du caquet des fâcheux, je répondais fi, jamais de la vie, pour qui m’avez-vous pris… Je manquais d’expérience, et aussi d’un peu de générosité. J’étais trop content et flatté qu’on m’accueille dans le culturel pour m’abaisser au socio-cul, je dégoisais trop volontiers sur mon roman pour perdre du temps à faire écrire en atelier un vain peuple qui ne se serait même pas intéressé à mon chef d’œuvre. Quinze ans plus tard j’ai sensiblement changé mon fusil d’épaule : ce que j’ai compris, c’est que faire dans le socio-cul n’était pas sans noblesse ni sans intérêt. Ce que je crois fermement, c’est qu’animer un atelier d’écriture, contrairement à écrire un livre, c’est une technique, c’est une méthode qui s’apprend puis s’enseigne, qui se transmet, pour tout dire c’est un métier. Métier plus noble que d’autres et que je ne rechigne pas à exercer, puisqu’il faut bien gagner sa vie honnêtement si l’on veut par ailleurs écrire des livres sans se préoccuper de leur succès commercial.

Bref – bravo à tous les participants de cet atelier-ci, les piliers comme les fugaces, j’ai été ravi de vous rencontrer et d’exercer le métier en votre compagnie. Je pense à vous et c’est très sincèrement que je vous ai préfacés :

Psychogéographie

En 1955, l’Internationale Situationniste invente le très utile concept de « psychogéographie ». Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce concept ne relève ni de la psychologie, ni de la géographie. Au lieu de cela la psychogéographie est une pure rêverie poétique, qui étudie les liens entre les environnements (essentiellement urbains) et les émotions et comportements de chacun. C’est ainsi que les situationnistes ont établi de très belles, subjectives et farfelues « cartes psychogéographiques » des villes qu’ils habitaient, œuvres d’art beaucoup plus pertinentes selon eux que les vulgaires plans distribués par les Offices du Tourisme, qui se contentent platement de donner les noms des rues.

En 2018, à l’invitation de Lectures Plurielles, j’ai animé un cycle d’ateliers d’écriture auprès des écrivants volontaires du SAMSAH de Chambéry. Le thème choisi était « autoportrait en ville ». J’ai multiplié les approches, les amorces, les jeux, les contraintes, pour tourner autour de ce thème inépuisable pour l’écriture de fantaisie aussi bien que pour l’intimité autobiographique : que fais-je en ville, que fait la ville en moi ? Qui suis-je pour elle, qu’est-elle pour moi ?

En somme, durant toutes ces séances, qu’avons-nous fait tous ensemble ? De la psychogéographie.

Et c’était passionnant. En dépit des différences propres à chacun, différences d’expériences, de motivations, d’outils, d’envies, de limites, tous les écrivants ont joué le jeu. J’avoue avoir été épaté par leur réactivité, leur imagination, leur sensibilité, par leurs émotions aussi bien que par leur humour, par leurs inventions autant que par leur façon de convoquer leurs souvenirs.

Les textes que vous allez lire ici composent un autoportrait collectif et psychogéographique : nous, tous ensemble, à Chambéry, dans les rues, dans les immeubles, sur les places et dans les carrefours. Souriez ! Vous vous y reconnaitrez peut-être aussi.

Fabrice Vigne

Foutrebol

07/06/2019 Aucun commentaire

Oh non merde aujourd’hui c’est reparti pour le foutrebol ! Coupe de championnat de chais pas quelle ligue de champions de baballe d’Europe du Monde de l’Univers quoi déjà ? Seule nuance c’est féminin ce coup-ci. Ah, bon… Hommage aux dames bien sûr mais tout de même ça reste du foutrebol, du foutrebol avec des seins qui dénonce l’injustice de ne pas avoir l’aura (comprenons : le pognon) du foutrebol avec des couilles. Or comme disait quelqu’un, « les femmes qui veulent être les égales des hommes manquent d’ambition » . Panem et circenses ? #metoo ! #metoo !

Comment esquiver le foot partout-partout ? Facile : en éteignant les médias pardine. Et en lisant Shakespeare.

Le Roi Lear, acte I, scène 4. Le pauvre vieux Lear certes fou mais surtout désespéré, envoie bouler tous les fâcheux. Au moyen de quelle insulte ? Il vitupère contre Oswald, et le chasse en tonitruant « You base football player ! »

Oui, c’est bien ça : Casse-toi, sale joueur de foot.

Alors ouais on va encore subir dans le sillage du championnat de la coupe la légitimation du foot par convocation des intellectuels, le rappel qu’Albert Camus adorait ça gnagnagna… Camus avait ses raisons. Shakespeare aussi, OK ?

Je propose donc, à chaque fois que l’un de ces fâcheux pénétrera notre champ de vision durant toute la durée de cette coupe-est-pleine-du-monde, de l’édifier en citant Shakespeare : « Casse-toi, sale joueur de foot. » Si jamais le fâcheux est une fâcheuse ? Pas de discrimination ! Soyons inclusifs ! Ce sera tout simplement : « Casse-toi, sale joueuse de foot. » En adjoignant éventuellement un baisemain pour rappeler que la galanterie à la française est éternelle.

[Source : Sous ce lien un article en anglais sur le statut du football à l’époque de Shakespeare].

Crise climatique

12/05/2019 Aucun commentaire

Je me réveille, je me lève, je traverse le salon, j’ouvre la porte d’entrée, je fais un pas dehors, il fait déjà jour. Encore à demi-endormi, je me gratte en observant les plinthes et les poutres sous le faux toit. Elles sont encore plus que d’habitude envahies de toiles d’araignée. Je m’approche, je m’attends à y trouver un insecte, une mouche, ou un papillon pris au piège. Mais non, ce que je vois c’est un poisson. J’écarquille les yeux. Il est brun-vert, avec des rayures jaunes et bleues étincelantes un peu comme un poisson clown, un gros oeil jaune, il mesure presque dix centimètres, plaqué de tout son long et en diagonale contre la toile. Je lève les yeux vers le ciel comme si allait en tomber une explication, et je murmure « Putain de dérèglement climatique ». Soudain le poisson frémit de la queue. Il est encore vivant ! Je me précipite dans la cuisine, j’empoigne dans le placard mon plus grand verre, une chope à bière. J’ouvre le robinet, l’eau s’écoule jaunâtre, trouble. Je murmure « Et ça continue… putain de dérèglement climatique… » Je remplis mon verre avec l’eau jaune et je ressors. Aussi délicatement que possible je décolle le poisson par la queue, j’ôte les toiles qui adhèrent à son corps et je le lâche dans le verre. Il doit tournoyer là-dedans mais je ne vois rien dans cette eau opaque. Finalement il sors la tête, et ouvre et referme la bouche plusieurs fois, mpp, mpp, mpp. Est-il en train de me remercier ? Je me réveille.

Matière et Couleur

22/04/2019 Aucun commentaire

De passage à Strasbourg pour presque la première fois de ma vie (si j’exclus l’époque de mon service militaire durant laquelle il m’arrivait d’attendre, mélancolique, des trains pour l’Allemagne au départ de la gare locale), je me précipite comme aimanté au Musée Tomi-Ungerer.

Je m’y baigne avec joie dans les oeuvres d’Ungerer mais aussi dans celles d’un autre strasbourgeois honoré par une expo temporaire : Blutch.

Blutch, comme nombre de mes autres dessinateurs préférés (Baudoin, Moebius, Crumb, Konture, Ungerer himself), est un « pur dessinateur » , par là je veux dire que chez lui le dessin est une fin en soi. Chaque dessin est intéressant à regarder, comme on l’imagine avoir été intéressant à composer, parce que chaque trait nouveau, à la fois très savant et très ignorant, remet instantanément tous les compteurs à zéro, avec lui une aventure à part entière commence. Chaque dessin porte sa nécessité, sa justification, et raconte sa propre histoire. Ces dessinateurs-là sont souvent des improvisateurs, qui confient au dessin le soin d’inventer la narration. Je me souviens avec émerveillement de certains dessins dans des livres de Blutch (des portraits de femmes, souvent) alors que je n’ai plus la moindre idée de ce que ces livres racontaient. Au fond, ce qu’ils racontaient, c’était l’histoire de dessins nouveaux.

La dernière fois que j’ai visité une expo consacrée à un dessinateur, c’était en février, Riad Sattouf à Beaubourg, or Sattouf appartient à une autre catégorie de dessinateurs, du reste tout aussi estimable : chez lui le dessin vient en second, au service de l’histoire qu’il a à raconter. Je range dans cette catégorie quelques autres de mes dessinateurs préférés (Tardi, Will Eisner), c’est dire si je ne discrimine en rien ces dessinateurs au style stable, sans cesse affiné quoique pas réinventé tous les quatre matins.

Je sors du Musée Ungerer la tête débordante de traits et d’images. Marchant sur le trottoir de Strasbourg sans le voir puisque nourri de mon paysage intérieur enrichi, je m’arrête au soleil, lève la tête pour faire couler, et songe que cette distinction entre les dessinateurs purs et les raconteurs d’histoires qui dessinent pourrait se transposer dans d’autres champs artistiques. On pourrait distinguer les musiciens qui composent et les musiciens qui improvisent par exemple, les comédiens qui se contentent d’être eux-mêmes (et c’est parfois gigantesque) et les caméléons de la composition. Et en littérature, ça donnerait quoi ?

Brutalement je repense, pour la première fois depuis une éternité, à l’un de mes ex-éditeurs, Philippe Castells, avec qui j’ai fait deux livres, Voulez-vous effacer-archiver ces messages ? et La Mèche. Castells s’est révélé un drôle de loustic, margoulin mégalomane, chelou charismatique, n’empêche qu’il était un éditeur de talent parce qu’il se faisait une certaine idée de la littérature : il avait conçu sa maison d’édition sur deux jambes, deux piliers, deux collections.

La collection « Matière » pour les purs écrivains, la collection « Couleurs » pour les raconteurs. Castells se passionnait pour les uns comme pour pour les autres. Il a arnaqué tout le monde, à parts égales et non sans admiration.

Ah oui au fait

17/04/2019 Aucun commentaire

Ah, oui, au fait, il m’est arrivé un truc, là. J’ai attrapé 50 ans. Je n’ai pas raté ma vie mais c’était juste.

Les travaux et les jours

14/04/2019 Aucun commentaire

1 – Les travaux

Parlons peu parlons travail. Parmi les écrivains dont le travail m’inspire et qui se battent sur ma table de chevet, Flaubert ne jure que par le travail, comme remède, discipline et accomplissement ; Debord gueule sur les murs Ne travaillez jamais ! Débrouille-toi avec ça.

Et puis Olivier Josso avec les deux tomes de son stimulant Au travail. Et puis Bretecher avec son immortelle mise en garde contre la procrastination : « Arrête de dire que tu bosses et bosse ! Si tu bossais tu bosserais. » (On peut comparer ici deux gags identiques sur le « travail » de l’écrivain dessinés à 30 ans d’écart par Posy Simmonds et Bretecher).

Que travailler ? Pourquoi travailler ? Comment travailler ?

Prétexte à remettre ces questions sur le métier : « Du pain sur la planche, métiers et travail« . Ça se passe à la Maison de l’Illustration de Sarrant (32), ça dure jusqu’au 17 juin, et l’affiche est signée JP Blanpain. Sont exposées avec un à-propos magnifique les pages originales de Double Tranchant du même Blanpain et moi-même, livre qui restera pour les siècles des siècles plus un jour ou deux le plus bel objet d’art produit par Le Fond du Tiroir. Du beau travail, précisément, noble et âpre artisanat en forme d’éloge et tragédie de l’artisanat âpre et noble.

Double Tranchant est un travail né d’affres sur le sens de mon travail. On y peut lire notamment ces phrases : « Lors du déclin de notre atelier, les autres, ah, les autres peu à peu sont partis, un par un, comment les retenir, il n’y avait plus assez de travail pour tous. Certains ont trouvé un emploi, je ne dis pas un métier, je dis un emploi, l’adéquation à l’emploi est le seul critère pour juger l’excellence de l’outil. En peu d’années il n’est resté que moi. » Double Tranchant est toujours en vente au moyen de ce bon de commande à imprimer ou recopier (légèrement trompeur puisque deux références y sont épuisées telles des travailleurs ayant trop travaillé, L’échoppe enténébrée et Reconnaissances de dettes) et si nous nous débrouillons correctement il sera aussi en vente à Sarrant pour accompagner l’expo.

2 – Les jours

Pendant ce temps, tu veux tu veux pas, les jours s’écoulent déguisés en travaux. Ces derniers jours, j’étais plus souvent sur scène que devant mon ordinateur, à la faveur de performances variées et musicales. Hector Berlioz a suggéré autrefois que la musique est supérieure à l’amour parce que la musique est capable de donner une idée de l’amour, tandis que l’amour est incapable de donner une idée de la musique. (Idée réincarnée un siècle plus tard dans la fameuse litanie de Frank Zappa incluse dans Joe’s Garage : « L’information ne vaut pas le savoir. Le savoir ne vaut pas la sagesse. La sagesse ne vaut pas la vérité. La vérité ne vaut pas la beauté. La beauté ne vaut pas l’amour. L’amour ne vaut pas la musique. Rien ne vaut la musique. »)

Le paradoxe berliozo-zappaesque est applicable, au-delà de la seule musique, à l’art en général : la poésie, le théâtre, la danse, les images de toutes sortes, surclassent l’amour parce qu’ils le porte en eux tandis que l’amour ne porte que lui-même. L’art existe afin de donner une idée de l’amour même quand il est absent, pour l’incarner, le garder un peu par-devers soi, le ressentir encore, le partager, le célébrer. Dès lors peut-être que la solution au problème initial du travail est ici : travailler d’accord mais seulement pour créer, pour donner des idées de l’amour, sinon ce n’est pas la peine.

Souvenir enchanté d’une aventure fulgurante déjà engloutie dans le puits sans fond des jours qui passent : le 11 avril dernier se donnait le spectacle de musique, de danse, de poésie, et, en gros, d’amour Cartas de amor. Christine Antoine (violon), Bernard Commandeur (piano), Pablo Neruda (poète),Laura Grosso et JuanJo Garcia (danseurs flamenco), moi (narration). Ci-dessous quelques photos prises par Jean-Claude Durand, merci à lui, série dite de la danse du châle.

 

Comme un autoportrait en ville

08/03/2019 3 commentaires

Aujourd’hui avait lieu le dernier atelier d’écriture du cycle 2018-2019, que je mène avec les adultes handicapés du SAMSAH-Chambéry. Thème imposé pour les ateliers : « Autoportrait en ville » . Restitution le samedi 25 mai pendant le Festival du premier roman de Chambéry.

Merci aux participants, bravo à tous, à bientôt. Pour la route, un petit poème en « – il » que je leur ai mirlitonné en guise d’échauffement :

Comme une fleur sans chlorophylle
Comme un moineau à Tchernobyl
Comme un savant un peu débile
Comme un Vendredi sur son île
Comme un garde suisse en civil
Ou comme un vampire hémophile
Un hyperactif immobile
Un jeune devenu fossile
Un patriarche volubile
Un usurier sans domicile
Un temps d’hiver au mois d’avril
Un diablotin dans l’évangile
Un homosexuel au Brésil
Un myopathe haltérophile
Un prince qui tend sa sébile
Ou n’importe qui en exil
Je cherche mon chemin en ville.
F.V.

Je suis arrivé très tôt à Chambéry ce matin, plusieurs heures avant l’horaire de mon atelier, mais comme aucun des deux amis qu’il me reste dans cette ville n’est disponible pour me recevoir, j’ai du temps à perdre, j’ère seul dans les rues, j’arpente, marcher fait peut-être du bien à mon dos.
Curieux magnétisme : comme je ne savais pas où aller, je me suis retrouvé directement devant mon ex-lycée. Puis j’ai accompli divers cercles concentriques pour constater tout ce qui a changé. J’ai multiplié les stations pour invoquer un passé qui ne regarde que moi. Tiens, ici j’ai fait cela, là j’ai fait ceci, tout a changé, d’ailleurs ici c’était une boulangerie. Ce qui après tout est pertinent avec le thème de mes ateliers d’écriture, poétiser la ville, disons que je suis en train de faire le tour de chauffe.
Je me suis longuement arrêté dans un petit square en contrebas du Boulevard de la Colonne, où autrefois trônait une cabine de Photomaton, devenue mon endroit préféré de Chambéry  et même de la surface de la terre peu après mon emménagement ici à l’âge de 12 ans. Avec mon ami Matthieu, nous nous amusions des heures dans ce Photomaton, c’était 5 francs les 4 photos, nous préférions largement claquer notre pièce de 5 francs dans le Photomaton plutôt que dans un flipper ou un baby-foot, on s’inventait des histoires, cette photo-là c’est notre fiche de police après arrestation, c’est notre affiche de campagne pour les élections présidentielles, c’est la rubrique des faits divers, c’est rien du tout juste un prétexte pour faire les cons, et si nous n’avions plus de pièces de 5 francs rien ne nous empêchait de faire des grimaces dans le miroir.
On ne trouvera nulle part dans le square de plaque rappelant aux passants « Ici en 1982 se tenait un Photomaton qui marchait avec des pièces de 5 francs », je le regrette. En lieu et place, une photo montre le quartier momentanément transformé en tas de gravats après les bombardements de 1944, on regarde la photo, on pivote le regard et on compare avec le réel d’à côté, ah oui dis donc.
Ensuite Matthieu a déménagé dans le Nord et j’ai appris sa mort quelques années plus tard, sans l’avoir revu.

Les étapes de la pensée vasarélique

01/03/2019 4 commentaires

Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître et dont ils n’ont sans doute rien à foutre. En 1987… j’entreprends des études d’histoire et de sociologie. À cette époque, les professeurs de chaque matière distribuaient aux étudiants de longues bibliographies, qui généralement hiérarchisaient les lectures plus ou moins obligatoires, depuis les indispensables en tête de liste, jusqu’aux plus pointues réservées aux acharnés forçats en bas de la page polycopiée. Dans le meilleur des cas nous feuilletions les livres de la dernière catégorie à la BU ; mais quant à ceux de la première, il valait mieux les avoir sous le coude, et pour cela les acheter d’occasion dans un endroit nommé Gibert Joseph (bizarrement, le nom était placé avant le prénom, comme Lacombe Lucien, inversion dont Modiano disait qu’elle était la marque des humbles, des non éduqués – ainsi, l’usage prescrit était de se rendre sous l’enseigne d’un humble-non-éduqué pour espérer commencer de s’éduquer soi-même). On identifiait les manuels d’occasion de chez Gibert, objets passant de main en main comme le relai d’un 4×100 mètres, possessions successives et défraîchies d’un nombre aléatoire d’étudiants antérieurs, à ce qu’ils étaient marqués en bas du dos par une petite barre noire autocollante, malcommode à arracher, et parfois par des annotations au crayon.

En 1987… j’acquiers chez Gibert Joseph le manuel dont le titre figure en tête des bibliographies, celui qu’il me faudra avaler coûte que coûte d’ici les partiels, voire même annoter au crayon, avant peut-être, en quelque sorte, de le rendre à l’humble non-encore-éduqué de la génération suivante : Les étapes de la pensée sociologique de Raymond Aron. La couverture de ce livre est ornée de quatre curieuses figures géométriques, chacune présentant deux cubes superposés, un cube orangé sur un cube gris, et à la manière d’une illusion d’optique ces couples de cubes titillent l’esprit car à la faveur de jeux d’ombres contradictoires ils apparaissent à la fois l’un dans l’autre et l’un sous l’autre, en creux et en bosse, vides et pleins, convexes et concaves.

Outre que ces quatre énigmes visuelles que j’aurai longtemps eues sous les yeux seront pour toujours associées dans ma mémoires aux portraits que Raymond Aron dresse des pères fondateurs de sa discipline (un chapitre chacun : Montesquieu, Comte, Marx, Tocqueville, Durkheim, Pareto et Weber), et sans aller jusqu’à avouer qu’à force de les regarder elles finirent par constituer une métaphore visuelle de la réflexion sociologique (qu’est-ce qui est dessus ou dessous, dedans ou dehors, infrastructure ou superstructure au sein de la construction sociale ?), ces vignettes me semblaient étrangement familières, et pour tout dire normales. Je ne le percevais pas consciemment, je ne l’analysais pas puisque je n’avais pas encore entrepris ce long et minutieux travail d’archéologie intime qui s’intitule Reconnaissances de dettes, mais ces illustrations dues à Victor Vasarely (1906-1997) s’apparentaient en douceur à la zone vasarélienne de mon décor interne, de mon incubation, ces dessins m’étaient simplement contemporains, j’avais grandi avec Vasarely, j’étais pour tout dire d’une époque vasarélienne et par conséquent vasarélien moi-même. De même que le logo Renault, l’album Space Oddity de Bowie, La Prisonnière de Clouzot, l’anneau de vitesse de Grenoble, le jeu vidéo Q*Bert, et même, tiens, le Rubik’s Cube (Rubik était du reste hongrois comme Vasarely). Et, donc, de même que Les étapes de la pensée sociologique.

En 1976… Gallimard crée la collection « Tel » pour rééditer en semi-poche, à l’usage des étudiants, les livres classiques et fondateurs des sciences humaines et sociales. Vasarely illustrera les couvertures des 95 premiers volumes (Les étapes de la pensée sociologique de Raymond Aron porte le numéro 8), de 1976 à 1987. Massin, le grand manitou graphiste de la maison, raconte dans ses mémoires intitulées Du côté de chez Gaston :

« “Tel” c’était un parti-pris, et puis, que voulez-vous, Vasarely était à la mode : pendant deux décennies, on a affiché ses compositions dans les rues, les gares, les aéroports et, dans le living, cela succédait, avec Folon, à Brayer ou à Utrillo. Enfin, c’était bien pratique : il suffisait de passer un coup de fil à Vasarely – car je traitais directement avec lui, au grand dam de son agent. »

En 1994… mes études de sociologie culminent avec un improbable DEA de Recherches sur l’Imaginaire. Pour l’un des exposés que je prépare durant cette année, je choisis pour sujet l’herméneutique ou la sémiotique ou je ne sais plus trop comment on disait peut-être même la médiologie pour montrer qu’on n’avait pas loupé le dernier train, bref je choisis de faire l’exégèse des couvertures de livres. Car on pouvait alors sémiotiquer herméneutiquer exégérer à peu près n’importe quoi, selon le principe que le monde entier est là pour se faire interpréter par nous (d’ailleurs je te ferais dire que La Nature est un temple où de vivants piliers/Laissent parfois sortir de confuses paroles/L’homme y passe à travers des forêts de symboles/Qui l’observent avec des regards familiers), pour ma part ce sont les livres qui m’intéressent. Comme on me l’a appris à faire, méthodiquement je surinterpète les signes, et c’est ainsi notamment que je décortique la fameuse et ultra-conservatrice maquette de la collection blanche de Gallimard, née en 1911 et dessinée par Jean Schlumberger : jamais d’illustration mais un simple double cadre, un liseré noir, deux liseré rouges, suggérant que l’on encadre l’oeuvre littéraire sous la couverture comme pour l’exposer dans un musée, la maquette prestigieuse qui l’accueille devient un écrin précieux qui muséifie, embaume instantanément ; quant à l’emblématique couleur crème, je n’hésite pas à l’identifier comme un blanc cassé, un blanc patiné, un blanc vieilli (ne dit-on pas d’un vieux papier qu’il a jauni ?), qui renvoie au même registre symbolique que le double cadre : dans un semblable emballage, même une nouveauté revêt une aura de texte ancien, et en somme la Collection Blanche aux 33 prix Goncourt, si désirable pour les auteurs, ne publie que des classiques encadrés et pré-jaunis. Ah, on savait s’amuser dans le DEA de recherches sur l’imaginaire. Malheureusement, je ne songe pas à inclure dans mon exposé les couvertures de la collection Tel, sur le moment le Vasarely des Etapes de la pensée sociologique m’est totalement sorti de la tête, Vasarely est au purgatoire, et du reste on sait que le sociologue a un peu de mal à prendre pour objet d’étude le sociologue.

En 2005… ma fille ainsi que ses camarades de classe jouent à Vasarely. Leur instituteur de maternelle leur montre des tableaux du maître puis les fait dessiner et découper des damiers, des couleurs, des formes géométriques croisées et superposées… Je trouve l’idée excellente, Vasarely est un jeu joyeux à l’usage des enfants, d’ailleurs il m’évoque ma propre enfance, c’est sans doute une preuve, alors ni une ni deux pour fêter ça et prolonger la pédagogie je mets toute la famille dans la voiture et nous descendons à Aix-en-Provence pour visiter la Fondation Vasarely. Ici a lieu pour moi un premier choc de type ptite-madeleine ou Reconnaissance de dettes : mais oui, ben sûr, je reconnais ces oeuvres géométriques et monumentales, colorées, nettes, sans bavures, variées à l’infinies et pourtant simples, je les reconnais comme une couche de moi-même, un vieux poster encore collé sur mon histoire, sur notre histoire commune, sur mon éducation rétinienne, la déco sur le couvercle de mon bouillon de culture, de ma Weltanschauung. Et cependant, l’état de décrépitude du musée (je constate des souillures diverses sur les murs, des carreaux cassés, des fissures, des moquettes humides… Le purgatoire de Vasarely est son monument même), et sa désaffection (nous arpentons quasiment seuls ses volumes immenses) révèlent à quel point cette esthétique, aussi bien que le logo Renault, Q*Bert, Space Oddity, Tel de Gallimard, les études de sciences sociales et humaines en général, les jeux olympiques de Grenoble, et moi-même, tout ceci en vrac est daté. Peut-être même ringard.

D’ailleurs il y a belle lurette que la collection Tel a révisé sa maquette, remisé Vasarely, et que ses couvertures sont illustrées par des tableaux. Celle des Etapes de la pensée sociologique évoque désormais de façon naturaliste et non abstraite les luttes sociales marxistes du XIXe siècle – il s’agit (coup de chapeau au webmestre masqué du Fond du Tiroir qui a déniché pour moi la référence) du tableau Il quarto stato (le quart-état, par analogie au tiers-état, pour désigner le prolétariat) peint entre 1898 et 1901 par Giuseppe Pellizza, et c’est ainsi qu’aujourd’hui 1898 est plus moderne que 1970. Ceci dit, ce même tableau illustrait l’affiche de 1900 de Bertolucci en 1976, année de la création de la collection Tel.

En 2019… je visite l’exposition Victor Vasarely, le partage des formes, au Centre Beaubourg. Le choc intime, légèrement amoindri comme l’est une réplique après le tremblement de terre initial, a lieu à nouveau (quoiqu’ici tout soit très propre et neuf, aucune moquette humide, c’est à Beaubourg que Vasarely sort de son purgatoire). Je ne m’y trompe pas, le thème de cette expo est manifestement une époque de moi-même et du monde occidental. Très pédagogique et lumineuse (c’est la moindre des choses), l’expo rappelle que Vasarely était l’incarnation de l’optimisme de son temps – les Trente Glorieuses, grosso-modo. L’une de ses inventions majeures, l’unité plastique, c’est-à-dire un alphabet graphique de couleurs basiques et de formes géographiques simples, devait selon l’artiste donner lieu à une appropriation populaire où chacun, démocratiquement, aurait contribué à un folklore planétaire en créant sa propre oeuvre d’art qui ne serait qu’une des variations possibles parmi des millions d’autres – et ainsi ce serait enfin et pour toujours la paix, la concorde, et la beauté sur la terre, la mondialisation heureuse toute en couleurs. En quelque sorte, il a presque réussi son coup, il n’est pas passé loin, puisqu’en 2005 je peux témoigner que des élèves de maternelle jouaient à Vasarely.

Mais comme il est difficile de lutter contre ses penchants, la mélancolie m’envahit, à même Pompidou. Cet optimisme XXe siècle mort au XXIe apparaît comme une doucereuse et tragique naïveté. Je vois la couverture de mon exemplaire des Etapes de la pensée sociologique, elle est là sous vitrine, elle fait partie de l’expo parmi des dizaines d’autres volumes « Tel » ! J’essaie de réfléchir à ce que l’illustration de la couverture de mon manuel retrouvé, ainsi que les dizaines d’oeuvres vasareliennes qui l’entourent disaient de moi, de mon époque, de l’idéologie qui circulait, de nouveau je surinterprète les signes comme j’ai appris à le faire durant mes études. Et je tente une hypothèse : la caractéristique saillante de l’art de Vasarely, avec ses aplats de couleurs pures, ses variations algorithmiques et ses traits d’une netteté implacable, qui annonçaient l’art numérique, était sa rationalité. Cet art anti-romantique, joyeux, consommable, idéal à une époque qui célébrait la reproduction pour la masse, était l’apogée de la raison, ou sa systématisation et par conséquent sa caricature, dans tous les cas son stade ultime. Ce qui a disparu en même temps que cet art est la raison elle-même, en tant que principe moteur et désirable. La bascule historique s’est peut-être faite au moment où la rationalité a été confiée aux machines, à Internet, aux suites zéro-un, aux logiciels capables de dessiner un Vasarely d’un clic mieux que Vasarely ou que des élèves de maternelle, et c’est à ce moment-là que l’être humain a renoncé à sa propre raison.

Peut-être n’est-ce là qu’un petit coup de déprime. D’ailleurs il pleut sur le Centre Beaubourg.

L’une des oeuvres de l’expo de Beaubourg sur laquelle je me suis le plus longtemps arrêté s’intitule Vega 3On peut la voir ici.

Elle m’a immédiatement fait penser à la géniale et gentille parodie qu’en avait tirée Franquin. Franquin aussi constitue une couche essentielle de mon paysage intérieur, de ma vision un peu datée du monde, de mes Trente Glorieuses intérieures et de mes Reconnaissances de dettes. Et lui, en plus, il fait sourire.