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3 francs 6 sous

Et ainsi les idées s’associent (II).

* Je reçois de mon éditeur le relevé de mes droits d’auteur pour l’année 2012, accompagné du chèque correspondant, d’un montant de 123 euros et 18 centimes. Je connais ainsi, au centime près, ma place économique réelle au sein de la littérature. Il s’agit, depuis le tout premier chèque que je reçus du monde de l’édition, dix ans plus tôt, de mon score annuel le plus bas. L’argent n’est pas tout, il n’est même pratiquement rien ; il n’est qu’un moyen, et en outre un symptôme, une sorte de baromètre. Je conserve le chèque dans mon portefeuille, je ne l’encaisse pas encore. C’est marrant, j’y repense, le tout premier il y a dix ans, j’avais mis beaucoup de temps à l’encaisser aussi.

* Je lis le blog de Corinne Lovera Vitali. Je ris en découvrant son Top 5 des lapsus clavier. La médaille d’or, le number one, le champion du monde du lapsus de la mort qui tue : elle frappe être oubliée pour être publiée. Vanitas vanitatum, omnia vanitas.

* Jean-Pierre Blanpain et moi-même avons eu l’occasion de discuter argent, notamment lorsqu’il nous a fallu boucler ensemble le budget de fabrication de Double Tranchant, opération qui, en gros, revenait à jouer au bilboquet d’une main en terminant un puzzle de l’autre. Essayez, pour voir. J’ai pu, au fil de la conversation, lui exprimer des points de vue tels que celui-ci : il est beaucoup plus facile et, en somme, plus naturel, de se « professionnaliser » et de ne vivre que de son art, pour un illustrateur que pour un écrivain. Pour au moins une raison simple : ceux qui savent dessiner sont rares, leurs talents sont donc recherchés et ils peuvent être « embauchés », presse, illustration etc ; tandis qu’écrire, un peu tout le monde sait faire, en fait. De là, certains complexes d’usurpation et névroses – chacun les siens. On le sait, les rapports entre création et argent sont complexes, et pas toujours sains (cf., à la volette, la dernière chronique de Christophe Sacchettini).

* Jean-Pierre, qui écoute la radio en travaillant, me fait suivre parfois un lien vers une émission qu’il a appréciée. C’est le cas avec celle-ci, à laquelle il supposait que je serais sensible, où un écrivain nommé Denis Bourgeois, que je ne connais pas, évoque notamment ces rapports compliqués entre les écrivains et l’argent. Ma curiosité s’éveille, d’autant que le livre pour lequel ce Bourgeois est invité, Composite, a paru chez Ego Comme X. J’ai un a priori très favorable envers cette maison, chez qui j’ai lu des textes rugueux de Fabienne Swiatly ou de Lionel Tran, et chez qui, surtout, s’est opérée une recherche esthétique et autobiographique de premier plan au sein du médium Bande Dessinée, avec en figure de proue malgré lui ce chef d’oeuvre qu’est le Journal de Fabrice Neaud.

* J’écoute l’émission. Oui, c’est intéressant. Suffisamment intéressant pour que je me procure le livre deux jours plus tard.

* Je lis le livre. Ça va : il me plaît, touffu mais fluide, bizarre et stimulant, radical d’abord par sa forme de bric-à-brac, coq et âne et carpe et lapin mais avant tout Denis Bourgeois, composite idéal pour suivre non une démonstration, mais une écriture – je crois comprendre que c’est le sujet même. Le plus long développement, toutefois, est celui qui me convainc le moins. Il est consacré à L.F. Céline, et résout à bon compte l’impossible équation célinienne, romans ≠ pamphlets, cette fameuse énigme littéraire digne du théorème de Fermat, par des corolaires relevant d’autres logiques, fiction ≠ réel, ou oeuvre ≠ homme. Ces positions, si elles expriment une apologie du réel face à la fiction (Bourgeois raconte dans un autre chapitre comment il s’est désintéressé des romans immédiatement après en avoir publié un), bien en phase avec la politique éditoriale de son éditeur, aboutissent fatalement à des syllogismes, et à cette bravade lancée au lecteur où affleure la mauvaise foi : « Ceux qui admirent Céline voudraient-il avoir eu sa vie ? » (p. 136) Pardon, mais cela n’a guère de sens. Je ne voudrais pas avoir eu la vie, non plus, d’autres auteurs dont j’ai tant aimé la première personne, Montaigne ou Jules Renard, Henry Brulard ou Flaubert, Michel Leiris ou Annie Ernaux, Nelly Arcan ou Fabrice Neaud.

* Mais je m’éloigne du sujet. Qui est tel : l’écrivain, avant tout son travail (l’écriture), mais également ce qui le parasite, son statut, sa carrière, son argent, sa mythologie, son obligation annexe de gagner sa vie. Le livre de Denis Bourgeois est certes très éclairant à cet égard.

« Un auteur ça ne vaut rien. Il suffit de regarder la vie réelle des écrivains. C’est une question économique et pas du tout morale ni juridique. (…) Au final, de tous les acteurs de la chaîne du livre, l’auteur est celui qui aura le moins de chances de vivre de son activité. » (p. 65)
« Dans une société mondialisée, l’individu solitaire peut-il être en position de négocier quoi que ce soit concernant ses conditions de survie ? L’auteur n’est-il pas depuis toujours un auto-entrepreneur ? » (p. 67)
« Pourquoi le métier d’écrivain devrait-il être plus libre, dans notre société moderne, que toute autre forme d’esclavage ? Parce que ce métier a été longtemps l’apanage de ceux qui n’avaient pas besoin de la gagner, leur vie : les hommes de lettres. Et ces gens-là, les Proust, les Gide, les Larbaud, ce qu’ils disaient de l’écriture, ils le disaient en fait de leur mode de vie, leur mode de vie d’héritiers qui n’ont jamais eu à gagner leur vie. Ils vivaient l’écriture comme ils vivaient le reste. Et les pauvres ont pu croire que c’était l’apanage des riches. Les autres triment et souffrent. les riches sont ceux qui sortent du cycle des réincarnations. Leurs ancêtres ont trimé, pour eux. Après, les héritiers dilapident cette richesse accumulée. Tout part en fumée. Ils deviennent écrivains, artistes ou n’importe quoi. Leurs enfants redeviendront pauvres et recommenceront le cycle infernal des réincarnations. » (p. 110)

* Juste un peu plus haut, je témoignais du crédit a priori que j’accordais à un livre au simple bénéfice de son éditeur, Ego comme X. Denis Bourgeois affirme à ce sujet p. 66 : « Les éditeurs sont la seule instance légitimante de la littérature aujourd’hui. Pour qu’un auteur devienne un auteur, il faut qu’il publie à compte d’éditeur, sinon il ne reste qu’un amateur. Ne jamais oublier non plus que Proust, Gide, Moravia et bien d’autres, ont publié leur premier livre à leurs propres frais. Qu’en conclure ? Qu’il faut, sinon, naître riche ? Donc, ce sont les éditeurs qui font les auteurs. Il suffit qu’ils décident de ne plus publier Untel pour qu’Untel retourne à l’oubli. C’est quelque chose qui se produit continuellement. Il suffit d’examiner de plus près la vie des écrivains. Il faudrait réécrire la Lettre sur le commerce des livres de Diderot ».

* Avant de réécrire cette lettre de Diderot, il faudrait déjà la lire. Alors je la lis. Tout a une fin c’est entendu, mais tout a un début et on gagne généralement à remonter à la source. Je découvre dans ce texte une plaidoirie pour une proto-exception culturelle : le livre, objet particulier, réclame un régime particulier. « Une bévue que je vois commettre sans cesse à ceux qui se laissent mener par des maximes générales, c’est d’appliquer les principes d’une manufacture d’étoffe à l’édition d’un livre ». Diderot est d’autant plus moderne qu’il tempère ce qui pourrait passer pour une anachronique revendication de droits d’auteur, en subordonnant ceux-ci aux droits des éditeurs (qu’il appelle libraires, ce qui pourrait prêter à confusion). L’auteur doit tout à l’éditeur, son suzerain, et c’est avant tout pour ce dernier que Diderot réclame garanties de « privilèges » et protections légales. Nous en sommes là depuis 250 ans. (Ceci sans préjuger des difficultés économiques que les éditeurs rencontrent eux aussi – leurs « privilèges » craquent comme tout craque dans la crise partout-partout.)

* Comme chaque année, je passe mon premier week-end de juillet au champêtre salon du livre de Montfroc, en agréable compagnie. Je tente distraitement d’écouler des stocks de livres sur mon stand, je ne vends rien, ce n’est pas grave, il fait beau. Délaissant quelques instants mon étal, je m’éclipse et me promène dans ce charmant village. Je tombe sur l’alléchante proposition d’un particulier qui offre environ un mètre cube de gravats. Document ci-dessous.

* Je vais encaisser mon chèque de 123 euros et 18 centimes, finalement.

 

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