Merci la Charte

Gustave Courbet se targue (c’est son caractère, il se targue beaucoup en général) d’avoir inventé, pendant la Commune de Paris, le premier mouvement de fédération et de syndicalisation des artistes, ces créateurs réputés fondamentalement individualistes réalisant brusquement (grâce à Courbet, donc) qu’ils avaient tout intérêt à s’unir et à se montrer solidaires afin de défendre leurs droits – ainsi que ceux de l’art, de la liberté d’expression, de l’éducation artistique…
En avril-mai 1871, Courbet est élu président de la Fédération des artistes, avec d’autres grands peintres, Corot, Millet, Daumier… et entreprend des grands travaux à la fois de protection pure et simple des œuvres (blindage des fenêtres du Louvre, puisque la guerre fait rage autour de Paris), et d’appel à la culture et à l’expression populaire. Il écrit à ses parents une lettre fort touchante d’enthousiasme, et fort poignante de naïveté tragique, comme si la Commune était éternelle… alors qu’elle ne durerait que deux mois et dix jours avant d’être sauvagement écrabouillée par les Versaillais :
Charenton, 30 avril. Mes chers parents,
Me voici par le peuple de Paris introduit dans les affaires politiques jusqu’au cou. Président de la Fédération des artistes, membre de la Commune, délégué à la mairie, délégué à l’Instruction publique : quatre fonctions les plus importantes de Paris. Je me lève, je déjeune, et je siège et préside 12 heures par jour. Je commence à avoir la tête comme une pomme cuite.
Malgré tout ce tourment de tête et de compréhension d’affaires sociales auxquelles je n’étais pas habitué, je suis dans l’enchantement. Paris est un vrai paradis ! Point de police, point de sottise, point d’exaction d’aucune façon, point de dispute.
Paris va tout seul comme sur des roulettes. Il faudrait pouvoir rester toujours comme cela. En un mot, c’est un vrai ravissement.
Tous les corps d’État se sont établis en fédération et s’appartiennent. C’est moi qui ai donné le modèle avec les artistes de toutes sortes.
Dans nos moments de loisir, nous combattons les saligauds de Versailles, chacun y va à son tour. Ils pourraient lutter dix ans comme ils le font sans pouvoir entrer dans nos murs ; ça n’est pas malheureux, car tout ce qui est à Versailles est le monde duquel il faut se débarrasser pour la tranquillité, c’est tous les mouchards à casse-tête, les soldats du pape, les lâches rendus à Sedan, et, comme hommes politiques, ce sont les hommes qui ont vendu la France, les Thiers, Jules Favre, Picard et autres scélérats, vieux domestiques des tyrans, vieilles poudrées des temps féodaux monarchiques, en un mot la plaie du monde entier.
La Commune de Paris a un succès que jamais aucune forme du gouvernement n’a eu. On ne nous appellera plus une poignée de factieux.
Qu’est-ce qui me fait penser à Courbet, à part bien sûr le fait qu’en ce moment je pense à Courbet tous les jours ?
Ce sont les 50 ans de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse.
50 ans d’union des artistes. 50 ans de fraternité, de partage, de visibilisation des œuvres et des auteurs, et de luttes pour leurs droits, notamment financiers, puisque il faut rabâcher sans fin (depuis 50 ans) que les artistes ne font pas ce métier pour leur plaisir dilettante mais qu’ils ont besoin de manger. Ainsi, les tarifs des rencontres et ateliers préconisés par la Charte, défendus becs et ongles et mis à jour chaque année, sont une indéniable avancée sociale, qui profite aux artistes bien au-delà du milieu « jeunesse » puisque d’autres écrivains, d’autres créateurs s’en prévalent. Nous tenons la preuve, plus durable que la Commune qu’en s’unissant nous finissons, nous finirons, par avoir gain de cause. Tous ensembleu tous ensembleu, ouais !
Mille grâce à la Charte quinquagénaire. Pour son anniversaire, elle publie un beau fascicule intitulé Crayons pointus et langues bien pendues joyeux et coloré quoique chargé de l’histoire et de l’actualité de ses luttes. On peut le consulter ici.
Pour préparer ce document, la Charte avait fait un appel à témoignages auprès des anciens et nouveaux chartistes, afin qu’ils racontent ce que cette institution représente à leurs yeux. Je m’étais fendu de l’hommage ci-après.
En 1995, la Charte a 20 ans et je suis bibliothécaire jeunesse. Je consulte les publications (sur papier) de la Charte, des étoiles plein les yeux, découvrant des univers d’une richesse stupéfiante, à portée de main pourtant. Je me dis : Ouah, la Charte, c’est vachement bien.
En 2005, la Charte a 30 et je publie quelques livres jeunesse. J’adhère illico, être membre est une fin en soi, une évidence, je me demande même si je n’ai pas publié des livres dans ce seul but, je profite d’un grisant sentiment non seulement d’appartenance, mais de solidarité, d’action commune, de coudes serrés. Je me dis : Ouah, la Charte, c’est vachement bien.
En 2015, la Charte a 40 ans et ma « carrière » d’auteur jeunesse marque le pas. Je suis ailleurs, je néglige de renouveler mon adhésion, tant pis, la Charte, pas rancunière pour autant, non seulement n’efface pas ma page sur son site mais continue de m’envoyer ses mails, me permettant de continuer à m’intéresser à ce que font les copains. Je me dis : Ouah, la Charte, c’est vachement bien.
En 2025, la Charte a 50 ans. Il me vient toujours quelques étoiles dans les yeux. Je me dis : Ouah, la Charte, c’est vachement bien.
Fraternellement,
Fabrice Vigne
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