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Je t’aime, je t’aime (encore)

Vue la série Il était une seconde fois de Guillaume Nicloux.

Un homme découvre un cube de bois qui ne lui était pas destiné. Ce cube, objet géométrique régulier, rationnel par excellence, et cependant incompréhensible, lui permet de revivre et peut-être d’amender une vibrante histoire d’amour qui vient de s’achever.

Au premier épisode de la série, j’ai pensé : pas mal. Au second : pas mal du tout. Au troisième : mais… mais… c’est excellent. J’ai terminé le quatrième au bord des larmes et bredouillant le mot chef d’oeuvre dont j’use peu. Comme dans les grands films de Lynch, l’irréel montré dans toute sa splendeur et toute sa densité est au service d’émotions réelles, impossibles à dire. Ce qui fait que chaque scène est à la fois la contradiction absurde de la précédente et sa suite logique, sans que l’on comprenne pourquoi, mais on en sort le cœur serré, pogné, brisé, bouleversé par ce que les images ont répété en nous.

Une série ? Plutôt un film de trois heures débité en quatre actes, chacun portant le titre d’une chanson d’amour afin que l’on comprenne bien de quoi il retourne : I – Ne me quitte pas ; II – Reviens ; III – Ti amo ; IV – Hymne à l’amour.

Ce saucissonnage sériel est-il utile à autre chose qu’à attraper le cerveau disponible des spectateurs convaincus (j’en suis, hélas) qu’en 2020 la narration vraiment innovante, moderne et captivante, est du côté des séries et non plus de celui du cinéma ? Peut-être bien que oui. Le débit par épisode permet d’exprimer formellement une chose magnifique qui est au cœur même de l’histoire que Nicloux raconte : la répétition. L’amour est le sujet, ai-je dit il y a à peine un paragraphe, certes, mais la répétition aussi, car c’est la même chose. Depuis le tréfonds de notre petite enfance, nous n’expérimentons peut-être jamais l’amour que sous le signe de la redite. L’amour que l’on croit vivre, on le revit. Celui que l’on cherche à revivre, on le vit simplement une fois de plus. En mieux en pire ou en pareil, joyeusement ou névrotiquement ou désespérément, l’amour est toujours affaire de reproduction. De reconduction. De reprise. De remariage. Écho, retour, décalque, fac-similé, variations sur un thème, au mieux réparation, au pire simulacre.

De là, l’illustration choisie en tête du présent article : la couverture de la Répétition, et tant pis pour vous si vous me trouvez pédant, c’est que vous ne savez pas que ce livre qui tente de rationaliser les sentiments, Kierkegaard l’a écrit sous le coup d’un terrible chagrin d’amour. Ou bien c’est que vous n’avez jamais éprouvé de chagrin d’amour et au fond tant mieux pour vous, tant mieux, sincèrement. Marx disait qu’un événement historique a toujours lieu deux fois, d’abord en tant que tragédie, puis en tant que farce. Le chagrin d’amour, qui est un événement historique absolu puisqu’à la fin de notre histoire personnelle ne compteront que les personnes l’on a aimées et celles qui nous ont aimé, ne peut que suivre la même règle, sauf qu’il n’y a pas de première fois, uniquement des secondes, et que chaque farce est une nouvelle tragédie, parce que la répétition n’arrête pas le temps, au contraire elle souligne que le temps est passé, qu’il est repassé, et qu’il gagne à la fin.

Kierkegaard distinguait trois attitudes face à l’existence : l’espoir, le souvenir et la répétition. L’espoir est tourné vers le futur, le souvenir vers le passé. La répétition se plie à « la sainte assurance de l’instant présent ». Comme une paraphrase, le film de Nicloux s’ouvre sur une exergue : «Il y a trois façons de vivre. Dans le réel. Dans l’imaginaire. Et dans l’autre.» C’est un signe.

Sur le divan de sa psy qui n’y comprend pas grand chose mais lui dit pour le principe Continuez, le héros de cette tragédie-ci improvise sa stratégie de la dernière chance : il veut faire croire au temps qu’il a gagné. Comme s’il était possible d’être plus malin que le temps. Pendant ce temps, la fille dont il est fou amoureux renonce à finir sa thèse sur Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort, celui qui écrivait des aphorismes tels que « Apprendre à mourir et pourquoi ? On y réussit très bien la première fois ». Ce sont d’autres signes.

Il était une seconde fois est un titre un peu convenu, qui pourrait laisser craindre une facilité, une légèreté, ou quelque parodie de conte. Il aurait mieux valu intituler ce film tranché en quatre morceaux Je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime (cf. les titres des épisodes) et voilà qui nous renvoie à un titre qui bégayait déjà, deux fois seulement et c’était suffisant pour exprimer la répétition fatale : Je t’aime, je t’aime est un film d’Alain Resnais sorti en 1968 présentant bien des points communs avec celui de Nicloux en 2020. Dans les deux cas, un synopsis de science-fiction par lequel une machine infernale permet à un homme désespéré de bégayer son histoire d’amour – en dire davantage serait spoïler le premier film, ou bien le second, ou bien les deux, répétition-répétition.

Par ailleurs, Nicloux fait toujours du cinéma. La même semaine que la diffusion de sa série sur Arte, il sort au cinéma son dernier film, Thalasso. Quelle santé dans la redite.

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