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Cinq strates

structureL’industrie culturelle de masse fonctionne, à l’image de la grande distribution, du prêt-à-porter ou du fast food, par franchises, par déclinaison des marques connues du public. C’est-à-dire qu’elle produit ses marchandises selon des plans quinquennaux (exemple : Star Wars VII 2015, Star Wars VIII 2017, Star Wars IX 2019) sous la forme de ce que l’on nomme des séquelles, des prolongements d’œuvres antérieures qui, quelles que fussent leurs valeurs propres et notamment leurs qualités d’achèvement ou d’inachèvement, ont marché, ont fait rentrer de la maille. Ainsi sont fabriqués suites, remakes, reboots, spin-off et autres variations, selon un crédo relevant non de l’esthétique mais du marketing : Ce qui a marché marchera. Le résultat est parfois ridicule, parfois terrifiant de nullité, parfois bon, le plus souvent insignifiant… peu importe, pas de règle générale, puisque la nécessité de leur existence ne réside pas dans leur excellence.

Si l’on était aussi courageux que cohérent, on se ferait une règle de boycotter absolument la consommation de toutes ces séquelles. Sauf que les dogmes sont toujours tristes.

Et la curiosité l’emporte. Je viens de lire la gamme de comics Before Watchmen, qui a l’outrecuidance de broder autour d’une œuvre-somme, achevée, parachevée, accomplie, définitive : Watchmen (Alan Moore, Dave Gibbons, 1986), déjà affublée d’une adaptation au cinéma en 2009.

Je n’en attendais rien, je ne suis pas déçu. Quelques bonnes histoires, quelques beaux dessins, mais le sentiment dominant est celui de la paraphrase superflue.

Et pourtant non. Quelque chose m’en reste, une fois le livre refermé. Je repense sans arrêt aux cinq vérités. L’image des couches concentriques, cinq strates d’histoires, comme un plan de coupe géologique, s’enracine et je rumine. L’image est imagination.

L’un des concepteurs du projet, et scénariste de deux des séries, J. Michael Straczynski, a révélé que l’ensemble de l’histoire, des histoires, chacune dévoilant petit à petit le passé d’un personnage, repose sur ce concept, les cinq vérités. Il l’explicite au cours d’une scène, quand un personnage éméché (Hollis Mason) explique à un autre (Dan Dreiberg), juste avant de lui « offrir » un aveu sinistre, que chaque être humain porte en lui « cinq vérités ». Cinq façons de se comprendre, qu’il appartient à chacun de révéler ou non, s’il en a envie, et s’il en est capable. Cinq strates, cinq récits de soi-même ainsi superposés, de la plus publique à la plus intime :
– la vérité qu’il révèle à ses connaissances, à ses relations, à ses collègues, à l’état civil. Enchanté. Pour vous, je suis…
– la vérité qu’il révèle à sa famille, à ses amis. Vous qui me connaissiez à l’époque où je…
– la vérité qu’il révèle à ses amis intimes. Toi qui sais (mais garde le pour toi) que je…
– la vérité qu’il ne révèle qu’à lui-même – par un journal intime, ou la méditation.
– la vérité qu’il n’ose révéler à quiconque, pas même à lui-même – ou alors dans des circonstances exceptionnelles.

Il n’est pas innocent que le personnage qui énonce cette doctrine soit celui qui, dans la trame globale de Watchmen, écrit. Hollis Mason a rédigé ses mémoires, intitulées Sous le masque, pièce importante du puzzle narratif, et incidemment l’on découvre, si longtemps après, comment et pourquoi il les a caviardées. Il a été initié par l’écriture. Il a accompli, écrivant, cette fulgurante découverte : d’où que l’on démarre dans la cartographie, que l’on se situe dans la vérité une, ou deux, ou trois… l’acte d’écrire permet de franchir un palier et d’accéder au cercle suivant. J’adhère sans réserve. J’en ai fait l’expérience. Je me demande aussi, question subsidiaire, laquelle des cinq vérités un blogueur ordinaire (moi, puisque je m’ai comme exemple) donne à ses lecteurs. Jusqu’où vous dire ? Êtes-vous mes relations ? Mes amis ? Mes familiers ? Mes alter ego ? Nous ne sommes pas si intimes, puisque moi je ne connais pas vos vérités.

Et quid de la « vérité » que chacun donne de soi à longueur de journée sur les réseaux dits sociaux ? Milliards de vérités à lire sur la toile…

L’idée des cinq vérités m’a immédiatement frappé par sa force, sa limpidité, sa clarté, son utilité heuristique. Elle m’est apparue si évidente que j’ai supposé spontanément que Straczynski citait une théorie ancienne, sans donner ses sources. Hélas le personnage n’en dit pas davantage, me laissant ignorant de l’origine.  S’agissait-il d’un auteur connu (comme quand on cite « chaque homme est un misérable tas de secrets » et qu’on se dit ah oui, kissékadiçadéjà je l’ai sur le bout de la langue) ? S’agissait-il d’une leçon de sagesse millénaire, bouddhiste ou hindoue ou kabbaliste ou soufie ? De la théorie d’un psychanalyste du XXe siècle, ou de l’un de ses descendants bâtards via la PNL ? De préceptes émis par quelque grand penseur des lumières, où de l’intuition d’un antique ? Des méthodes de travail d’un maître storyteller, conteur ou cinéaste ou romancier, révélant l’agencement d’un de ces mythiques grands romans américains ? D’un occultiste, d’un schizophrène, d’un docteur, d’un poète ? D’un Chinois, d’un Russe, d’un Malien, d’un Toltèque, d’un Français ? S’agissait-il de tout autre chose ?

Après vérification, il s’agit d’une pure invention de J. Michael Straczynski. Je ne dirai plus que Before Watchmen est une vulgaire séquelle superflue. J’en conserverai une idée et quelques questions. Ce n’est pas rien.

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