Voici quelques semaines, j’ai été contacté par Catherine Leblanc qui m’a présenté un projet original : « J’ai envie de créer un site, La fabrique d’albums, pour mettre des albums gratuits en ligne. L’idée initiale est d’encourager une création libre de toute notion de rentabilité, de découvrir des talents, de permettre les rencontres entres auteurs et illustrateurs. » Ce projet, qui n’en est qu’à ses balbutiements, inclurait un volet d’édition des albums à la demande ; aussi Catherine me demandait-elle de lui exposer comment je me débrouillais pour publier moi-même mes livres.
Je reproduis ci-dessous la réponse que je lui ai faite, en guise de prière d’insérer, de note d’intention, ou bien de résumé des épisodes précédents…
« Bonjour Catherine
Vive l’édition alternative, sans but lucratif, pure beauté du geste, anti-commerciale, anti-librairie, anti-réseau, anti-service de presse, anti-parisien, anti-province aussi bien, anti-tout, underground, punk, « do-it-yourself », équitable, libertaire ! Peu importe son nom, mais vive elle, ah ça oui ! Qu’elle vive !
Je vous adresse tous mes vœux pour votre projet de site, et je suis prêt à vous faire part de mon expérience, même si ceci est très différent de cela.
Voici : je disposais d’un petit pécule, gagné sur mes livres publiés chez de « vrais » éditeurs ; chérissant ma liberté plus que tout et en tout cas plus que les chiffres de vente, supportant de plus en plus mal d’envoyer des manuscrits (« Cher Monsieur ou Madame, voudriez-vous lire mon livre ? J’y ai consacré des années, juste un regard s’il vous plait ?« ), j’ai décidé d’engloutir (d’occulter, pourrait-on dire) cette somme dans un label d’auto-édition, pour publier ce que bon me semble, comme bon me semble, avec qui bon me semble, et dans un parfait dédain pour le sort commercial du livre. La « philosophie » en était : je me paye le luxe de faire des livres à perte, grâce à l’argent que je gagne avec des livres rentables (toujours plus rentables pour les éditeurs que pour les auteurs, du reste), argent « détourné », en quelque sorte. J’ai ainsi auto-publié deux livres en 2008, et deux ou trois autres sont prévus en 2009 – si j’ai l’argent ! sinon ce sera 2010…
Détail crucial : je ne suis pas vraiment seul. Je n’aurais jamais entrepris cette démarche si je n’avais pas travaillé main dans la main avec un graphiste hors-pair (avec qui j’avais déjà réalisé deux livres chez un autre éditeur), prêt à l’aventure, et qui m’a assuré le logo, la charte graphique, la mise en page, l’élégance générale, et surtout l’émulation, le regard critique, le plaisir de créer à deux. C’est beaucoup : son titre de factotum n’est pas usurpé. Le résultat visuellement parlant, m’enchante, je dois dire. Car d’ordinaire micro-édition signifie souvent, hélas, « édition moche » – or la médiocrité graphique était hors de question pour le Fond du Tiroir, micro-éditeur certes, mais maxi-exigeant esthétiquement. Ainsi, le personnel au complet du Fond du Tiroir se compose de moi-même et du graphiste, ce dernier étant le seul rémunéré : je lui fais un petit chèque forfaitaire pour chaque livre, bien en-deça d’ailleurs de la valeur et de la somme de travail qu’il fournit.
Je me monterai un jour ou l’autre en association loi 1901, afin d’afficher un statut légal (pour le moment, je suis dans l’absolu vide juridique : les dépenses et recettes du Fond du Tiroir sont mêlées à mon compte en banque personnel), mais cela est moins urgent que la pure et simple envie de faire des livres… La France est un pays où la liberté des livres est une authentique tradition, apprécions, et profitons-en : point besoin d’être une SARL ou quoi que ce soit d’autre… N’importe quel particulier (et je vous prie de me croire particulier) peut « faire un livre », demander à l’AFNIL un numéro d’ISBN afin de profiter de la TVA à 5,5%, etc… Ce que j’ai fait. (Je vous conseille, au chapitre des détails pratiques, la consultation de l’ouvrage qui hélas commence à dater un peu, L’auteur en liberté de Claude Vallier.)
Ensuite j’ai démarché divers imprimeurs dans la région de Grenoble (je suppose qu’il y en a autant dans la région d’Angers), j’ai comparé les devis, choisi en fonction du rapport qualité-prix… Pour mes deux premiers livres, j’ai ainsi fait appel sans le moindre scrupule à deux imprimeurs différents : je cherchais pour le premier une meilleure finition (un façonnage qui finalement s’est révélé impossible), et pour le second une garantie de rapidité et d’efficacité, j’ai donc opté pour un imprimeur davantage spécialiste du numérique… C’est tout simple, au fond ! Croyez-moi, consacrer une matinée, avec le graphiste et/ou l’imprimeur pour calibrer la couleur de couverture de SON livre, procure des joies comparables en intensité à celles de l’écriture, et nullement incompatibles.
Dernière étape, la plus fastidieuse : vendre le livre une fois qu’il existe. Je procède essentiellement par la vente par correspondance à partir de mon blog, et exceptionnellement je confie quelques exemplaires à des libraires que j’aime bien et qui m’aiment bien (sachant que ce dépôt est fatalement à perte : la marge que le libraire garde sur le livre, habituellement 30%, étant supérieure à ma propre marge « d’éditeur », plutôt située vers 15%.)
Bilan chiffré de mes premiers livres :
– le premier m’a coûté 2700 euros (1800 d’imprimeur et 900 de graphiste). Il sera rentabilisé si j’écoule 220 exemplaires sur un tirage de 260 – or j’en suis à environ 110 ventes, à mi-chemin de ce seuil…
– Le deuxième, plus petit et beaucoup moins cher, m’a coûté seulement 850 euros (550 euros d’imprimeur et 300 de graphiste) – celui-là sera rentabilisé plus rapidement, même si cela adviendra dans la même tranche : aux alentours des quatre-cinquièmes du tirage. À ce jour, sur un tirage de 365, j’en ai vendu 60… et offert une cinquantaine : à nouveau, j’arrive à un chiffre total d’une grosse centaine – je crains que ce soit là tout « mon public » (j’ai lu il y a quelques mois un intéressant article intitulé Mille vrais fans qui expose puis critique la théorie très « web 2.0 » selon laquelle un artiste sans éditeur (sans « major », puisqu’il y était essentiellement question de musique) mais avec un public de 1000 personnes seulement, est économiquement viable. J’en suis donc à 10% de cet objectif de viabilité !)
– Le troisième livre FdT, qui sortira le 5 février, et sur lequel je travaille actuellement, est une folie douce. Très cher à fabriquer comme à vendre, il sera en quadrichromie et reproduira des gravures aux couleurs très délicates – celui-ci va me ruiner une bonne fois (reçu un devis de l’éditeur : 3800 euros, je ne dispose pas d’une telle somme, mon pécule est à présent épuisé, je vais lancer une souscription), et sera par conséquent peut-être le dernier – banco !
– Si, malgré l’adversité (et la crise mondiale partout-partout), j’équilibre mes comptes, je ferai un quatrième livre, puis un cinquième. Les idées ne manquent pas, comme on dit.
Voilà ! J’ignore si ces informations peuvent vous servir… Je termine en mentionnant un auteur-éditeur que j’admire énormément et qui est, dans le milieu de la littérature jeunesse, un exemple accompli de « l’auto-édition qui réussit » : Benoît Jacques. Voilà des années que Benoît creuse son sillon sans aucunement dévier sa charrue, il fait ses livres voilà tout, ses albums aux formats variés et ses bandes dessinées, souverainement, et ils sont magnifiques. Je n’en suis certes pas là (le FdT n’étant même pas distribué), mais, au moins de loin, Benoît Jacques est l’un de mes héros.
Bien à vous, bonne chance, et bon an neuf,
Fabrice
En post-scriptums, trois éléments de réflexion complémentaires :
1) Je crois (mais je me trompe peut-être) que les illustrateurs sont, d’une façon générale, davantage que les auteurs dans une démarche « professionnalisante », n’ont pas d’autre « métier » que leur art, et rechigneront par conséquent à offrir gratis des travaux à un site pour la pure beauté du geste, sans revenu garanti… Il est bien clair que, en ce qui me concerne, je dispose d’un salaire régulier (quoique modeste), pour une activité autre, qui assure mon quotidien et me permet de consacrer mes gains littéraires à des pures pertes littéraires.
2) J’avais discuté avec Thierry Lenain autrefois d’un projet qu’il avait conçu de monter une maison d’édition associative, gérée par les auteurs eux-mêmes, « Faire en quelque sorte », disait-il, « pour la littérature jeunesse ce que l’Association a fait pour la bande dessinée ». C’était une belle utopie, qui ne s’est jamais concrétisée, faute d’énergie et de motivation. Peut-être devriez-vous parler avec Thierry ? Peut-être que son projet et le vôtre sont compatibles ?
3) Un peu d’eau dans mon vin, finalement. Je commençais cette lettre par une énumération de qualificatifs négatifs, me posant anti-ceci, anti-cela, anti-monde de l’édition traditionnelle… Aujourd’hui, je dirais plutôt non-ceci, non-cela, plutôt qu’anti. Ce que je fais, je le fais sans eux, mais pas contre eux. »
Ci-dessous, pour illustrer le propos, la tête-de-moi-en-punk (ah ! que de souvenirs ! toute une époque ! canettes, chiens et pogo !) et un hommage de Buznik :
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