Archive

Articles taggués ‘Lectures’

Vidé de l’abcès d’être quelqu’un

29/06/2022 Aucun commentaire

J’ai mis du temps à comprendre le concept de justice poétique, tout droit et littéralement traduit de l’anglais poetic justice. Au cas où vous seriez aussi ignorant que moi, l’expression désigne la justice, au fond plus romanesque que poétique, lorsqu’elle tombe selon son bon plaisir, loin des tribunaux, hors des agendas judiciaires et de la volonté des hommes. Par exemple, un malfaisant qui restait impuni endure quelque malheur sans lien apparent avec son crime, bien fait pour sa gueule. Manuel Valls, des années après avoir trahi tout ce qui faisait la gauche, se prend une taule historique aux législative de 2022 en concourant sous les couleurs macronistes, balayé dès le premier tour avec 15% des voix : voilà une sorte de justice poétique.

L’idée est intéressante mais elle n’est au fond qu’une variation supplémentaire sur notre propension à donner du sens aux hasards, à déceler une volonté cachée derrière ce qui advient, pensée magique en nous, que nous sommes incapables de juguler tout-à-fait (destin, providence divine, foudre jupitérienne ou autres superstitions consolatoires et un poil mesquines de type « Tu ne l’emporteras pas au paradis, Manuel Valls !  » )…

Toutefois mon erreur était plus jolie que l’exacte acception, mon idée préconçue plus sympathique que cette pulsion un peu naïve, cette foi dans la justice immanente et surnaturelle. J’avoue ma confusion sémantique : pendant longtemps j’ai cru que le concept de justice poétique parlait de poésie, pas de justice. Dans mon esprit, c’était la poésie, et non la justice, qui tombait comme la foudre, à point nommé. La poésie était cette force miraculeuse qui surgissait au petit bonheur pour rendre sa justice et éclairer les mortels. Tomber sur un mot, un vers, un poème qui comme par hasard est celui dont vous aviez besoin… J’en ai si souvent fait l’expérience que je suis convaincu que cette force existe, et si nous ne pouvons l’appeler justice poétique parce que c’est déjà pris, alors inventons autre chose : poésie justicière ?

Je vous livre à titre indicatif le miracle du jour, qui m’a poussé à écrire ceci.

Alors que j’étais en train de ruminer (pour des raisons qui me regardent) l’utilité et l’opportunité d’être quelqu’un, je tombe, naturellement en cherchant tout autre chose, sur un poème d’Henri Michaux qui m’explique pourquoi il faut, surtout, n’être rien. Le texte s’appelle Clown et justice est rendue.

Clown

    Un jour.    
    Un jour, bientôt peut-être.
     Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.
     Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche.
     Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler.
D’un coup dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînement « de fil en aiguille ».
     Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier.
A coup de ridicules, de déchéances (qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai de moi la forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables.
     Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.
     Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter.
     Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime.
     Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.
    Clown, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance.
     Je plongerai.
Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert
     à tous
ouvert à moi-même à une nouvelle et incroyable rosée
à force d’être nul
et ras…
et risible…

Henri Michaux, « Peintures » (1939,) in L’espace du dedans, Pages choisies, Poésie / Gallimard, 1966, p.249

Aussi longtemps que les pauvres se tueront entre eux

28/06/2022 Aucun commentaire

Il y a des écrivains qui sont des amis ; il y a des écrivains dont les livres m’époustouflent. Par bonheur, les deux catégories se croisent à l’occasion, comme aujourd’hui. Mon vieux pote Fred Paronuzzi vient de publier l’excellent et nécessaire De sel et de sang (ed. Les Arènes BD), dessins de Vincent Djinda.

L’histoire, vraie et peu connue, est celle d’une émeute ouvrière dans les marais salants d’Aigues-Mortes en 1893. Pendant que les exploitants bourgeois et proto-capitalistes de la Compagnie des Salins du Midi renforçaient les rendements et recalculaient leurs taux d’intérêt, les ouvriers, se trompant de colère, se tuèrent entre eux, trimards français contre saisonniers italiens. Selon les derniers calculs des historiens, dix morts (à l’époque on gonfla le chiffre jusqu’à 150) et des dizaines de blessés. Les victimes sont à déplorer uniquement du côté des ritals parce que, merde, on est chez nous les gars, on ne va pas se laisser envahir par ces étrangers qui viennent jusque dans nos bras égorger etc. L’affaire sera étouffée et oubliée.

La narration de monsieur Paronuzzi, impeccable, décortique la sordide et intemporelle logique de l’explosion de violence, du lynchage aveugle, et l’accumulation des ingrédients qui mis bout à bout conduiront à la libération des pulsions : la misère, l’exploitation, les provocations, les injures, l’épuisement, la frustration, la libido refoulée et le défoulement viril, la jalousie, l’orgueil, le besoin de bouc émissaire, la haine, le racisme, le nationalisme décérébré, le premier coup de poing, le premier couteau, les autres armes… Et la canicule : comme dans l’Étranger de Camus, on tue à cause du soleil.

Quelques essais existent sur le sujet, et même des romans. Le choix fait ici de la forme bande-dessinée, c’est notamment dans le traitement des couleurs qu’il est diablement pertinent. Les planches sont peu éclatantes, presque sépia et monochromes, mais il faut prendre du recul pour comprendre le mouvement interne de la couleur à travers le livre, entre la première et la dernière page. Tout démarre par le sel, par une page blanche, pure et immaculée, aveuglante, puis au fil des scènes et des heures les images se voilent d’une teinte de plus en plus crépusculaire, de plus en plus rouge : le livre s’appelle De sel et de sang mais graphiquement il raconte le passage, implacable comme un coup du destin, Du sel au sang.

Coïncidence et juxtaposition des émotions : je lis ce livre deux jours après avoir vu le West Side Story de Steven Spielberg. Quel rapport, sinon celui que j’établis au sein de mon agenda intime ? J’avais laissé filer en salle ce film en 2021, dénué de la moindre curiosité car il m’arrive de camper sur mes préjugés : à quoi bon un remake de chef d’oeuvre, hein ? Je viens de le rattraper en DVD et de me trouver rétrospectivement bien con tant il aurait été dommage de passer à côté. West Side Story est un opéra, et tous les opéras ont droit à de nouvelles mises en scène afin de demeurer vivants, aussi longtemps que l’histoire reste bonne. Or la mise en scène de Spielberg est brillante (America est un morceau de bravoure) et l’histoire est à jamais super-bonne puisqu’elle provient de Shakespeare.

Par une illusion d’optique dont je suis la dupe consentante, De sel et de sang et West Side Story racontent la même histoire. Les trimards des marais salants contre les immigrés ritals, ce sont aussi les Jets (immigrés polonais) contre les Sharks (immigrés portoricains). Deux gangs de prolos s’affrontent, deux coalitions de damnés de la terre qui ont tout en commun sauf leur accent. Et c’est reparti pour deux tours, deux jetons dans la machine infernale, 1893 comme 1961. Provocations, injures, misère, exploitation, épuisement, frustration, libido refoulée et défoulement viril (les hommes se tuent et les femmes pleurent), jalousie, orgueil, besoin de bouc émissaire, haine, racisme, nationalisme décérébré, poing, couteau, libération des pulsions et canicule. Aussi longtemps que les pauvres se tueront entre eux, il faudra bien la raconter, cette absurde tragédie.

Permis de conduire le monde à sa perte

26/06/2022 Aucun commentaire

Je lis, avec un habituel petit mois de retard, le Charlie Hebdo hors série consacré à la bagnole électrique… J’approuve CHAQUE MOT imprimé dans ce minutieux réquisitoire : plébisciter la voiture électrique en tant que solution « propre » qui va sauver la planète est une aberration, une folie, un scandale, une escroquerie, un crime, les cinq à la fois. Que des « écolos » la soutiennent béatement est pire que tout.

La bagnole électrique ne sauvera pas la planète, elle sauvera exclusivement (et pour quelques années, pas davantage) la foutue civilisation de la bagnole. Cette civilisation, ce modèle de société, qui a rebâti le monde à son image et nous a bien mis dans la mouise depuis 100 ans, via son fantasme publicitaire de liberté individuelle et d’émancipation passant par la consommation forcenée de quatre roues, un moteur et une carrosserie vibrante. Afin que chaque homme (ou femme) libre et émancipé(e) se retrouve seul au volant de sa caisse immobilisée dans les bouchons, encerclée par des centaines d’autres hommes ou femmes, tous plus libres et émancipés et seuls au volant de leur caisse les uns que les autres, roi de leur île célibataire. Chacun pour soi, tous vers nulle part, mais Carlos Ghosn à Versailles (n’oublions jamais : Carlos Ghosn, le Roi Bagnole, à Versailles).

Remplacer sa voiture thermique par une voiture électrique ne fait qu’aggraver le problème (lisez ce numéro pour comprendre comment, très rationnellement) ; en revanche envisager la possibilité de vivre sans voiture (du moins, sans voiture à soi) pourrait, peut-être, vaguement, commencer à esquisser le début d’une solution… Mais cela n’arrivera pas puisque nous sommes, collectivement, incapables de renoncer à cette logique d’acier magnifiquement condensée par le magnifique George W. Bush dès sa magnifique arrivée à Rio en juin 1992 lors de la Conférence des Nations unies sur le développement durable, dit pompeusement Sommet de la terre : « Le mode de vie américain n’est pas négociable ». Le mode de vie américain, donc le nôtre. Vroum vroum.

Avez-vous remarqué que l’insurrection la plus remarquable des trente dernières années en France, celles des Gilets Jaunes, avait pour allumette l’augmentation du tarif des carburants ? Nous sommes foutus.

Les hommes savaient cela depuis toujours

25/06/2022 Aucun commentaire

Lu en une gorgée le dernier Annie Ernaux, infime et considérable, Le Jeune homme.

Ernaux raconte son aventure, à Rouen dans les années 1990, avec A., étudiant de trente ans son cadet. Cette histoire est subtilement connectée à l’écriture de L’Événement, l’une de ses grandes œuvres, parue en l’an 2000.

Ma mémoire me redonnait aisément des images de la guerre, des tanks américains dans la Vallée, à Lillebonne, des affiches du général de Gaulle sous son képi, des manifs de mai 1968, et j’étais avec quelqu’un dont les plus lointains souvenirs remontaient à grand-peine à l’élection de Giscard d’Estaing. Auprès de lui, ma mémoire me paraissait infinie. Cette épaisseur de temps qui nous séparait avait une grande douceur, elle donnait plus d’intensité au présent. Que cette longue mémoire du temps d’avant sa naissance à lui soit en somme le pendant, l’image inversée, de celle qui serait la sienne après ma mort, avec les événements, les personnages politiques que je n’aurai jamais connus, cette pensée ne m’effleurait pas. De toute façon, par son existence même, il était ma mort. Comme l’étaient aussi mes fils et que je l’avais été pour ma mère, disparue avant d’avoir vu la fin de l’Union soviétique mais qui se rappelait la sonnerie des cloches dans tout le pays, le 11 novembre 1918.

En ouvrant cette petite trentaine de pages, chacune comptant peu de lignes, j’ai d’abord pensé que Gallimard était quelque peu culotté (et opportuniste) de donner la dignité de livre, de fin en soi, en collection Blanche par-dessus le marché, à un texte aussi mince qui aurait pu se placer sans mal en tant qu’article, dans le récent Cahier de l’Herne par exemple, ou à la rigueur en préface ou postface d’une réédition augmentée de l’Événement, puisque les deux ont partie liée.

Une fois achevé, moins d’une demi-heure plus tard, j’avais changé d’opinion. Non seulement au regard de l’indéniable intérêt littéraire de cette matière courte, dense et quintessentielle (chaque texte d’Ernaux est une pièce du puzzle dans le tableau construit depuis 45 ans). Mais surtout parce que le sujet de ce livre est tout-à-fait distinct de L’Événement, distinct de tous les autres livres de son auteur (même si tous traitent aussi, en sus de leur sujet propre, du temps qui passe, des Années, et de la circulation entre les classes sociales), distinct d’ailleurs de quasiment tous les livres du monde. Un sujet autonome réclame un livre autonome, d’accord, admis.

Son sujet, c’est la vie amoureuse et sexuelle d’une quinquagénaire qui désire un vingtenaire et fait l’amour avec lui. Son sujet est celui-ci :

Mon corps n’avait plus d’âge. Il fallait le regard lourdement réprobateur de clients à côté de nous dans un restaurant pour me le signifier. Regard qui, bien loin de me donner de la honte, renforçait ma détermination à ne pas cacher ma liaison avec un homme « qui aurait pu être mon fils » quand n’importe quel type de cinquante ans pouvait s’afficher avec celle qui n’était visiblement pas sa fille sans susciter aucune réprobation. Mais je savais, en regardant ce couple de gens mûrs, que si j’étais avec un jeune homme de vingt-cinq ans, c’était pour ne pas avoir devant moi, continuellement, le visage marqué d’un homme de mon âge, celui de mon propre vieillissement. Devant celui d’A., le mien était également jeune. Les hommes savaient cela depuis toujours, je ne voyais pas au nom de quoi je me le serais interdit.

Les hommes savaient cela depuis toujours… Si les hommes mûrs sortent avec jeunettes, tendrons et nymphettes depuis toujours, s’ils les entretiennent et parfois les épousent, c’est que cette différence d’âge entre Jeunes femmes et vieux messieurs est admise, respectée, voire applaudie. Les exemples publics seraient innombrables. Qu’on songe à celui, récent, d’Eric Zemmour (64 ans) et de sa conseillère en communication (29 ans)… Mais comme il est toujours urticant de songer à Zemmour, je préfère convoquer le souvenir de Charles Aznavour. Celui-ci a eu jusqu’à la fin de sa vie, à 94 ans, des compagnes âgées de 20, 30, 40 ans maximum. Je me souviens d’une interview, à plus de 90 ans, où il racontait, bonhomme, qu’il chérissait cette relation d’aîné à débutante, de maître à élève, ce statut de Pygmalion ou de mentor, indéniablement plus aisé à verbaliser que celui d’amateur de chair fraîche : « Je lui apprends des choses… » Peut-être en changeait-il aussitôt qu’il n’avait plus rien à apprendre à la jeune fille ? Nul doute qu’Annie Ernaux a appris des choses à A. Sauf que dans ce sens-là, la différence de génération est pire qu’inacceptable, elle est inimaginable. Elle attirera non seulement quelques sourires de moquerie, mais une incompréhension et une franche réprobation, on parlera de cougar et de gigolo, de sens commun honteusement perdu dans le retour d’âge.

Car une fois de plus, la sexualité des femmes est niée. Une vieille n’est pas censée désirer. Un vieux bien sûr, mais une vieille, ce serait contre-nature, n’est-ce pas, et d’ailleurs stérile après la ménopause tandis que le sperme d’un vieillard est encore actif. Au fond le temps ne fait rien à l’affaire : le désir féminin se révèle insortable à tout âge. Une femme de 16 ou de 70 ans qui désire est vue comme obscène, hystérique, sorcière, tandis qu’un homme de 16 ou de 70 ans qui désire, quoi de plus normal, et fertile, c’est qu’on battit des civilisation avec ce désir-là, on en tire des découvertes, des guerres, des parts de marché et des progrès technologiques.

Scoop tonitruant : vu de la lune, un quinquagénaire qui trouve plus attirante une jeune fille qu’une femme de son âge/une quinquagénaire qui trouve plus attirant un jeune homme qu’un monsieur de son âge, C’EST EXACTEMENT PAREIL. Car statistiquement une jeune personne, quel que soit son genre, est plus désirable qu’une vieille, tandis que statistiquement une vieille personne, quel que soit son genre, est presque aussi désirante qu’une jeune. C’est exactement pareil, sauf socialement, bien sûr. Socialement, c’est-à-dire ni plus ni moins à tous points de vue. Socialement, vu de la terre, l’égalité homme-femme n’existe pas et ne connaît que peu de progrès au fil des siècles. Utopie : l’égalité réelle des hommes et des femmes adviendra par une égalité de dignité des libidos de chacun(e). Bonne chance. S’il fallait un livre pour l’affirmer, et en collection Blanche par-dessus le marché, ainsi soit-il.

Les droits des femmes sont un marqueur infaillible de la civilisation. Or aujourd’hui même, l’avortement cesse d’être un droit fédéral aux États-Unis. La civilisation ne va pas forcément de l’avant.

Ta mère fit un pet foireux / Et tu naquis de sa colique

24/06/2022 2 commentaires

Chaque peuple a besoin, afin de devenir peuple, d’une mythologie qui lui raconte et lui rappelle qui il est. Il a notamment besoin, au sein de cette mythologie, d’un mythe fondateur, étiologique, acte de naissance symbolique censé démarrer l’Histoire et qui sera rituellement célébré chaque année, par exemple à l’occasion de la Fête Nationale.

Ainsi, pour nous autres Français qui fêtons la Nation le 14 juillet, la Révolution de 1789 tient lieu de ce récit des origines – sauf chez les irréductibles royalistes, peuple séparatiste de longue date, qui en lieu et place commémorera par une messe la décapitation du roi chaque 21 janvier et se racontera le soir à la veillée, outre les massacres vendéens, l’élection d’Hugues Capet en 987 voire, parmi les intégristes, le baptême de Clovis en 496.

Pour les Italiens, ce sera sans doute l’épopée de Garibaldi dont le summum est son entrée dans Rome en 1848 ; pour les Suisses, le Serment du Grütli en 1307 ; pour les Américains, la première Thanksgiving de 1621 (le premier repas partagé avec les bons sauvages indiens qui n’attendaient que l’arrivée des père pèlerins pour découvrir le goût de la dinde) ou bien la Boston Tea Party de 1773 ; pour d’innombrables pays nés durant la décolonisation, divers épisodes glorieux et débordant de martyres de la lutte pour l’indépendance ; pour les Serbes, la bataille du champ des merles en 1389 ; pour un nombre conséquent de pays occidentaux où le 8 mai est férié, la fin de la Seconde Guerre Mondiale triomphant du nazisme (autorisant, aujourd’hui encore, l’invocation de la chasse aux nazis pour justifier une guerre : un récit mythique n’est valide que s’il est ponctuellement réactivé) ; les Allemands en revanche, pour qui la célébration de la Seconde Guerre Mondiale serait inappropriée, ont fixé leur Fête Nationale au 3 octobre, car leur récit des origines privilégie l’histoire récente, la Réunification ; les peuples ne se limitant pas aux frontières nationales, on note que le peuple chrétien a quant à lui pour mythe fondateur la naissance de son Sauveur entre le bœuf et l’âne (et qu’il est parvenu à imposer au monde entier le décompte du Temps : notre calendrier indique l’an 2022 après la naissance imaginaire, célébrée le 25 décembre) ; le peuple musulman, quant à lui, conte et compte à partir du voyage de Mahomet entre La Mecque et Médine ; etc.

Mais intéressons-nous à l’Ukraine. En Ukraine, le récit fondateur est certes guerrier, comme presque partout, mais également rigolard, comme presque nulle part : il s’agit de La réponse des Cosaques zaporogues au sultan de Turquie en 1676.

Admirez tout en haut de cette page le timbre-poste ukrainien émis en 2014 : il reproduit un tableau d’Ilia Répine (seconde version, 1889-1896, exposée en Ukraine au musée d’art de Kharkov – une première version datée de 1880-1991 est visible quant à elle en Russie, au Musée russe de Saint-Pétersbourg) et il réactive sous vos yeux le mythe fondateur d’une nation.

Que voyons-nous sur cette scène d’allégresse où les convives sont rouges comme à la fin d’un banquet ? Des cosaques morts de rire sont en train de rédiger une lettre d’insultes au Grand Turc. Ils répondent, en réalité, à une missive préalable, celle-ci dénuée du moindre humour, dépêchée par le sultan Mehmed IV qui les a envahis et les somme de se rendre :

« En tant que sultan, fils de Muhammad, Frère du Soleil et petit-fils de la Lune, Vice-roi par la grâce de Dieu des royaumes de Macédoine, de Babylone, de Jérusalem, de Haute et Basse Égypte, Empereur des Empereurs, Souverain des Souverains, Invincible Chevalier, Gardien indéfectible jamais battu du Tombeau de Jésus Christ, Administrateur choisi par Dieu lui-même, Espoir et Réconfort de tous les musulmans, et très grand défendeur des chrétiens,
J’ordonne, à vous les Cosaques zaporogues de vous soumettre volontairement à moi sans aucune résistance.
Sultan Mehmed IV »

Les cosaques, grisés par l’atelier d’écriture et par l’invective, tout en rongeant leur frein avant le vrai conflit armé, rient aux éclats de leur orgueil, de leur audace et de leur obscénité, et répondent en ces termes :

« À Toi Satan turc, frère et compagnon du Diable maudit, serviteur de Lucifer lui-même, salut !
Quelle sorte de noble chevalier au diable es-tu, si tu ne sais pas tuer un hérisson avec ton cul nu ?
Mange la vomissure du diable, toi et ton armée.
Tu n’auras jamais, toi fils de putain, les fils du Christ sous tes ordres : ton armée ne nous fait pas peur et par la terre ou par la mer nous continuerons à nous battre contre toi.
Toi, marmiton de Babylone, charretier de Macédoine, brasseur de bière de Jérusalem, fouetteur de chèvre d’Alexandrie, porcher de Haute et de Basse Égypte, truie d’Arménie, giton tartare, bourreau de Kamenetz, être infâme de Podolie, petit-fils du Diable lui-même,
Toi, le plus grand imbécile malotru du monde et des enfers et devant notre Dieu, crétin, groin de porc, cul d’une jument, sabot de boucher, front pas baptisé !
Voilà ce que les Cosaques ont à te dire, à toi sous-produit d’avorton ! Tu n’es même pas digne d’élever nos porcs. Tordu es-tu de donner des ordres à de vrais chrétiens !!
Nous n’écrivons pas la date car nous n’avons pas de calendrier, le mois est dans le ciel, l’année est dans un livre et le jour est le même ici que chez toi et pour cela tu peux nous baiser le cul !
Signé le Kochovyj Otaman Ivan Sirko, et toute l’armée zaporogue »

N’est-ce pas que l’on a envie de lire ces phrases fleuries à voix haute, de les brailler, de se goinfrer de l’injure, de se barbouiller du grand rire ? Peut-être venez-vous de le faire, comme moi ? Le Fond du Tiroir (archive) vous a déjà entretenus autrefois, en temps de paix, de ce si pittoresque fait historique qui inspira Mallarmé dans la Chanson du Mal-Aimé, pour une sorte de traduction en octosyllabes :

Plus criminel que Barabbas
Cornu comme les mauvais anges
Quel Belzébuth es-tu là-bas
Nourri d’immondice et de fange
Nous n’irons pas à tes sabbats

Poisson pourri de Salonique
Long collier des sommeils affreux
D’yeux arrachés à coup de pique
Ta mère fit un pet foireux
Et tu naquis de sa colique

Bourreau de Podolie Amant
Des plaies des ulcères des croûtes
Groin de cochon cul de jument
Tes richesses garde-les toutes
Pour payer tes médicaments

… Puis à sa suite Léo Ferré et Chostakovitch.

Mais, réactivation du mythe commun oblige, cette histoire trouve des échos singuliers depuis l’agression de Poutine que l’Ukraine subit. Les Ukrainiens de 2022, pour qui Navire de guerre russe, va te faire foutre (en VO : Російський військовий корабель, іди …!) est devenu un joyeux cri de ralliement et de résistance acharnée, ne sont-ils pas les superbes descendants des cosaques de 1676 ?

Terminons comme nous avons débuté, par la philatélie. La poste ukrainienne a émis ce très joli timbre, allusion au fier slogan.

Gloire à Tchekhov, honte à Poutine

12/06/2022 Aucun commentaire

Comme on sait depuis Clémenceau, La guerre est chose trop grave pour être confiée à des militaires. De même, la chronique et l’analyse d’une guerre est chose trop subtile pour être déléguée, naturellement aux militaires qui naturellement n’en diraient pas un traitre mot authentique, mais pas davantage aux politologues, économistes et autres éditorialistes appointés. Il faut confier tout discours sur la guerre aux poètes, et, en général aux littéraires. Eux, savent.

Le meilleur commentaire que j’ai entendu sur la guerre que mène Vladimir Poutine en Ukraine est celui d’André Markowicz, russe français, poète et traducteur – de Tchekhov, Pouchkine, Dostoïevski, Gogol, Gorki, Boulgakov…

Écoutez-le. L’émission dure 33 minutes, chacune vaut son pesant de lumière.

C’est fait ? Alors je poursuis. Avez-vous remarqué que le mot le plus employé par André Markowicz au fil de cette interview passionnante et terrible est la honte ? La honte comme moteur de l’histoire et de la guerre, comme incompressible noyau de l’âme slave, comme alpha et oméga de l’inconscient collectif, comme tache impossible à laver tel le sang chez Barbe Bleue, comme mal et aussi comme remède (il faudrait faire honte à la Russie, Markowicz explique très bien pourquoi la diplomatie de Macron, Ne pas humilier la Russie, est une aberration), la honte ainsi que la fierté (nationaliste) dont on ne saurait départager lequel des deux est le double maléfique de l’autre… Or la honte est un thème éminemment littéraire.

Parmi les membres de l’atelier d’écriture que j’anime en ma médiathèque se trouve une jeune femme russe. Lors de la séance qui a suivi le déclenchement de la guerre en Ukraine, elle nous avait dit, bouleversée : « Pardon, je ne sais pas ce que je fais là, je n’aurais pas dû venir aujourd’hui, je ne sais pas comment penser à autre chose qu’à ma honte » . J’ai tenté de lui suggérer qu’il ne fallait pas avoir honte parce qu’elle-même n’avait pas envahi l’Ukraine, mais qu’en savais-je, qui étais-je pour la raisonner, moi qui suis un tout petit peu poète mais pas même russe.


Ici : autre éloge des poètes russes et autre infamie des tyrans à lire au Fond du Tiroir.

Penser sans dieu et voter avec les pieds

07/06/2022 Aucun commentaire

Lors de ma visite, ou pour mieux dire de mon incubation, le mois dernier, dans la merveilleuse Bibliothèque Humaniste de Sélestat, face à foison d’incunables en presque consultation libre, j’ai eu la révélation de ce qu’au fond j’ai toujours su : je suis un humaniste du XVIe siècle, et j’étais de retour à la maison.

C’est-à-dire que, tout comme les humanistes de la Renaissance (quoiqu’un peu moins cultivé qu’eux et sans risquer le bûcher, merci), j’aspire à une morale, à une sagesse et à une conduite de ma vie fondées sur le savoir humain et non sur une toujours un peu louche et suspecte parole divine confisquée par des instances de médiation autoproclamées. Une sagesse fondée sur le monde réel et non sur l’arrière-monde imaginaire. Sur l’expérience humaine. Sur l’homme. Sur l’humain étymologique de l’humanisme. Voire, s’il faut désormais en passer par une mise à jour inclusive pour se faire comprendre : sur l’hom·fem·me. Mais, en tout état de cause, pas sur Dieu, qui quant à lui, vous l’aurez peut-être remarqué, demeure en 2022 aussi bien qu’en 1522 obstinément et archaïquement viril et sévèrement burné – il ne viendrait à l’idée de personne de prier D·ieu.éesse. Car l’Homme est nettement plus universel que Dieu.

Or parmi les livres pluricentenaires, extraordinaires et intemporels, trésors qu’à Sélestat j’ai pu consulter, fût-ce sur écran, je me suis pris de passion pour les Adages d’Érasme. J’avoue humblement que d’Érasme de Rotterdam je n’avais jamais ouvert autre chose que le certes fondamental Éloge de la Folie.

Érasme, quatre décennies durant, a compilé adages, proverbes, apophtegmes, formules, métaphores et pensées spirituelles, principalement grecs et latins. En 1500 la première édition de ce best-seller en recensait 820 ; en 1536 la dernière édition du vivant d’Érasme en comptait plus de 4000. Difficile d’imaginer un meilleur concentré de la démarche humaniste telle que décrite plus haut : ce manuel de sagesse antique se positionnait implicitement comme une alternative, sinon comme un concurrent, face au Livre des Proverbes de l’Ancien Testament où à tout autre missel pétri de paroles sacrées.

Au fil des Adages, en compagnie d’Érasme (et d’Homère, Ésope, Aristote, Aristophane, Ovide, Virgile, Terence, Pline, Cicéron, Plutarque, etc.), nous réfléchissions soudain avec des humains, entre humains, pas avec Dieu. Nous pouvions, nous avions le droit de « frotter notre cervelle contre celle des autres » (expression de Flaubert), de nous nourrir de la parole des humains qui nous ont précédé sur la terre sans avoir besoin de prétendre qu’ils étaient des demi-dieux, des prophètes ou des saints pénétrés du souffle d’en haut. Mais pour autant sans exclure les adages issus de textes sacrés, puisqu’eux aussi font partie de l’Histoire, et donc de notre histoire, oui, la Bible est citée AUSSI parmi les Adages (faut-il rappeler que l’œuvre d’Érasme, contemporain de Luther, comprend une retraduction du Nouveau Testament, qu’il entendait vulgariser et démocratiser ?). Sans surprise, le concile de Trente en 1559 a sévèrement condamné comme subversifs et mis à l’index les Adages d’Érasme…

Érasme écrit dans sa préface, et je comprends immédiatement qu’il s’adresse à moi, comme à tout collectionneur de l’intelligence des autres :

« Je me suis promené pour une recherche d’un genre plus plaisant, parmi les jardins bigarrés des auteurs et j’ai cueilli au passage, comme des fleurettes de toute espèce, pour en faire une sorte de guirlande, les adages les plus anciens et les plus remarquables (…) pour l’utilité des jeunes gens qui aiment à avoir une provision de proverbes, utiles en société, car sentences, métaphores, paraboles, comparaisons, exemples, rapprochements, images et autres figures font l’ornement et l’agrément du discours ».

Sur place, à Sélestat, j’ai passé une heure délicieuse à me plonger dans l’exégèse de ces expressions, ces lieux communs au sens (noble) de patrimoine commun, et je m’émerveillais qu’elles fussent passées dans le langage courant (Lâcher la proie pour l’ombre, Récolter ce que l’on sème, L’habitude est une seconde nature… et bien sûr les indépassables Connais-toi toi-même ou Rien de ce qui est humain ne m’est étranger). Ou bien dont je regrettais que d’autres fussent nettement moins usuelles (Tondre un chauve, Recoller un œuf, Perdre le goût des lentilles… Serez-vous capables de reconstituer la signification de ces trois expressions ? Si oui vous venez de faire trois pas vers la sagesse).

Et puis l’imparable adage numéroté 1001 : Festina Lente, mot de passe et de prudence que se refilaient discrètement les hommes de lettres de ce temps, et qui est pour Érasme l’occasion de rendre hommage aux imprimeurs… Et puis, et puis, et puis… Il y en a tellement que je me suis proposé, naturellement je ne m’y tiendrai pas et tant pis, d’en lire un par jour, hygiène intellectuelle. Voici celui que je vous offre aujourd’hui, parce qu’il me semble d’actualité : l’adage 2032, Panidis Suffragium, soit Voter avec les pieds. Devinez-vous ce que veut dire « Voter avec ses pieds » ? Estimer que le vote en cours ne nous mérite pas, et s’en aller, s’abstenir. Le pas de côté pour agir politiquement d’une façon différente que celle qu’on attend de nous. Les deux pieds sur la terre.

« La Confine », un poème inédit de Victor Hugo

01/04/2022 Aucun commentaire

Les amis du Fond du Tiroir, esthètes ou mécènes qui firent preuve, à l’automne dernier, d’assez de bon goût pour souscrire au livre-DVD Au premier jour de la Confine augmenté de ses nombreux bonus exclusifs, connaissent déjà ce qui suit. Sans rancune, mais avec au contraire une saine et naturelle générosité, avec surtout la conviction qu’il serait indécent de conserver au seul usage des happy few ce qu’il faut bien appeler un scoop littéraire, le Fond du Tiroir offre aujourd’hui, 1er avril 2022, à tout un chacun, et, tout humblement, au monde entier, cet inestimable trésor.

C’est à la faveur d’un vide-grenier clandestin, durant le premier confinement de 2020, que nous avons eu la chance exceptionnelle de mettre la main sur un poëme inédit de Victor Hugo, intitulé La Confine. Nous avons découvert le précieux manuscrit, signé du poëte lui-même, en farfouillant, les doigts baignés de gel hydroalcoolique, parmi des monceaux de papiers froissés et jaunis, correspondances privées, registres comptables, photos sépia d’inconnus, autorisations de déplacement auto-signées et autres passeports vaccinaux à validité échue, sans grand intérêt sinon, peut-être, historique. Quoique non daté, le poëme, si l’on se fie à son titre, a selon toute vraisemblance été écrit par Victor Hugo à l’époque où celui-ci, exilé, était confiné dans sa maison de Hauteville House (Guernesey), entre 1854 et 1870. Nous ne pouvons que spéculer sur ce que furent les aventures de ces quelques feuillets durant 160 ans, rêver aux mains qui les ont tenues, celées ou transmises, aux yeux qui les ont déchiffrées, aux esprits qui s’en sont régalés, aux gougnafiers qui les ont négligées, avant de parvenir enfin jusqu’à nous ! Il va de soi que, grâce à un sang froid extravagant, nous avons pu cacher notre émoi devant le vendeur, et acquérir sans trembler le manuscrit pour une bouchée de pain (Combien pour ce vieux torchon illisible et friable ? Quoi, deux euros, vous vous moquez ? Allez, je vous en offre 50 centimes mais j’emporte en sus cette croûte bariolée signée d’un certain Gustave Courbet, et j’y perds).

De quoi parle au juste ce poëme ? Avouons-le, son sens global nous apparaît quelque peu obscur. Toutefois, on peut tenter une exégèse en remarquant la répétition du mot grondement à deux moments clef, au début et à la fin de la pièce, comme s’il s’agissait de réagir face à la rumeur du monde. Ainsi nous sentons-nous autorisés à lire entre les lignes une allégorie du peuple, ce héros hugolien par excellence, qui chute dans la première partie du confinement (La foule, cette grande et fatale orpheline/S’évanouit devant l’horrible grondement) puis se relève, grandi et fier, plein d’espoir lors du déconfinement si patiemment attendu ([L’or] condamne la Nuit à l’éblouissement !/Ces temps sont revenus. La géante féline/Se réveille ; et voilà qu’au premier grondement/ Apparaît l’archipel […]).

En tout état de cause, la puissance du style et des images, la beauté des paradoxes, les fulgurances lyriques et la majesté métrique, presque hypnotique, des alexandrins de Victor Hugo y sont reconnaissables sans l’ombre d’un doute. On notera pourtant une singularité : alors qu’Hugo pratiquait systématiquement, dans ses grands recueils, les rimes plates (AABB), il a fait ici le choix étonnant des rimes alternées (ABAB), sans doute afin de mieux imprimer en son lecteur la lancinante alternance des rimes en –ine et en –ment, étirant indéfiniment un temps bloqué et répétitif vers une échéance sans cesse remise, perdue dans d’abstraites chimères. Car oui, notre grand poëte national, tel un peintre s’astreignant à réduire sa palette à deux couleurs seulement pour mieux faire surgir la splendeur confinée du monde, a ici choisi de n’utiliser que deux rimes. Émules de cet indépassable pionnier des formes poétiques, nous saurons nous montrer dignes de son inépuisable génie.

Le Fond du Tiroir a pu, grâce aux ventes pléthoriques d’Au premier jour de la Confine, faire récemment l’acquisition d’un coffre-fort à triple combinaison avec température et taux d’humidité modulables, afin de protéger durablement le manuscrit. Nous envisageons à présent un don à la BNF. Ou alors une vente aux enchères au marché noir, nous n’avons pas encore tranché. Faire offre en message privé.

« La Confine », un poème inédit de Victor Hugo 

L’Éden pudique et nu s’éveillait mollement
Le jour où tu naquis sur la plage marine.
Une immense bonté tombait du firmament ;
Ces douves-là nous font parfois si grise mine, 
Les oiseaux gazouillaient un hymne si charmant, 
Qu’il faut recommencer à l’heure où l’on termine ! 
Le même séraphique et saint frémissement 
Encor tout ruisselant de poix et de résine 
Unissait l’algue à l’onde et l’être à l’élément ; 
L’audace avec le souffle entra dans ta poitrine 
Les anges y volaient sans doute obscurément. 
Le cliquetis confus des lances sarrasines 
Se fixait, plus pensif de moment en moment, 
Et que nous entendions dans les plaines voisines 
Les monstres, hérissant leur crinière, écumant 
Leurs ongles monstrueux, crispés sur des rapines. 
« Je suis trop près ! » dit-il avec un tremblement, 
« Des geysers du pôle aux cités transalpines, 
« Pourquoi ce choix ? Pourquoi cet attendrissement
« Regarde par-dessus l’épaule des collines ? » 
Car on voyait passer dans la nuit, par moment, 
Des actéons cornus et chaussés de bottines 
Et qui le regardaient dans l’ombre fixement. 
Sur une vasque d’or aux anses florentines 
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement. 

II 

Quelle est cette merveille effroyable et divine ? 
Quelle est donc cette loi du développement ? 
C’est pour cela qu’on a lutté, creusé des mines, 
Dans ce néant qui mord, dans ce chaos qui ment, 
Rompu des ponts, bravé la peste et les famines ? 
Quoi ! ces coups de canon battant ces murs fumants ! 
Le tambour bat aux champs et le drapeau s’incline, 
Ce que l’homme finit par voir distinctement. 
La foule, cette grande et fatale orpheline 
S’évanouit devant l’horrible grondement 
Et cette Jeanne d’Arc se change en Messaline. 
Pourras-tu supporter l’immense brisement 
Où, dans l’éden qu’on voit, c’est l’enfer qu’on devine, 
Un de ces monstrueux et noirs rugissements  
Ô France ! un coup de vent dissipe en un moment 
De la Bastille au pied de la morne colline 
La malédiction, le mensonge inclément ! 
Changer le jour en nuit, changer l’Europe en Chine ! 
Vos aïeux n’ont semé que de grands ossements. 

III 

Oh ! Les lugubres nuits ! Combats dans la bruine !
La splendide rondeur de l’astre, par moments, 
Apparaissait ; c’est là qu’étaient les Feuillantines. 
Son rayon dore en nous ce que l’âme imagine, 
Mais elle n’en sait rien, et d’ailleurs c’est charmant. 
Ce Dieu qui du chaos tire son origine 
Semble un tronc d’arbre à terre et dort affreusement. 
Continuons, la chance étant une coquine. 
Et comme un imbécile est féroce aisément ! 
Oui, vous avez voulu corriger, j’imagine, 
Vos clartés, vos rumeurs, votre fourmillement, 
Un peu comme un larron, presque comme un amant 
Parce qu’il fut un ours appelé Rostopschine !
A la nuée, aux fleurs, aux nids, au firmament, 
Pris d’un vieux rhumatisme incurable à l’échine, 
Le sinistre vieillard sourit superbement. 
Il écoute, un peu sourd, la cloche sa voisine 
A l’immense nature un doux gazouillement, 
Le passé devant lui, plein de voix enfantines. 
 

IV 

Les mâchoires de l’hydre, ouvertes tristement, 
Sont pâles ; on y lit : Foi, Courage, Famine. 
Que vous seriez hardis d’y toucher seulement ! 
Avoir un bon lapin savant qui tambourine ! 
Dans les cœurs gouvernés par le prêtre qui ment, 
Il ne me reste plus à gagner que le quine. 
L’or se fait dans la terre et l’aube au firmament ! 
Il luit ; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il condamne la Nuit à l’éblouissement ! 
Ces temps sont revenus. La géante féline 
Se réveille ; et voilà qu’au premier grondement 
Apparaît l’archipel ténébreux des doctrines 
Qui, dans l’hiver fameux du grand bombardement,  
Se laisse dévorer vivant par la vermine.
Si quelque prêtre dit que Dieu le veut, il ment ! 
Il fait joindre les mains aux passants, il fascine, 
Le genre humain gravite autour de cet aimant. 
Un pêcheur de corail vogue en sa coraline,
Les siècles sont au peuple ; eux, ils ont le moment. 
Nous en aurons bientôt marre de la confine 
Ô bientôt marre hélas de ce confinement ! 

(Les lecteurs hugoliens les plus avertis auront peut-être identifié, au fil de ce poëme, certains vers que Victor Hugo, dans un geste écolo avant l’heure, a littéralement recyclés, les refourguant sans vergogne dans quelques-uns de ses grands recueils écrits à la même époque : La légende des siècles, L’Année terrible, L’art d’être grand-père, Religion et religions ; à l’exception des deux derniers vers, apparemment inédits puisque, malgré nos recherches bibliographiques, ils restent introuvables dans le reste de l’œuvre – ce ne sont pas ses meilleurs, ceci dit.)

L’histoire et les héros. Et l’amour aussi

26/03/2022 Aucun commentaire

60 ans après les accords d’Évian, je me suis passionné pour le roman magistral d’Alice Zeniter, L’art de perdre, qui embrasse toute l’histoire de la guerre d’Algérie et par conséquent de la France, non pas il y a 60 ans, mais pendant 60 ans, sur trois générations et dans deux pays.

Car une guerre, au fond comme un être humain, rechigne à se laisser symboliquement confiner entre deux dates, début/fin, naissance/mort. Évoquer la guerre d’Algérie (1er nov. 1954 – 19 mars 1962) n’est qu’une vue de l’esprit, une simplification. Il vaudrait bien mieux appréhender la guerre d’Algérie du XIXe siècle à nos jours, mais pour cette sorte d’ambition les romanciers sont mieux armés que les historiens. C’est ainsi que le roman d’Alice Zeniter redonnerait à lui tout seul des lettres de noblesses à un genre littéraire si méprisé, la saga historique.

L’art de perdre a connu un grand succès, donc d’innombrables exégèses et je n’ajouterai pas ici la mienne dont l’originalité serait médiocre. En revanche je prélève dans l’œuvre un infime détail, afin de parler d’autre chose à mon propre usage : une scène fugitive, triviale, domestique et attendrissante, lors de laquelle ce roman sans héros parle des super-héros.

Hamid, le fils de harki grandi en France dans les années 70, a épousé Clarisse et tous deux ont vu grandir, partir un beau jour et revenir le dimanche, leurs propres enfants, dont Naïma, qui se révèlera le personnage central du livre. Vers le début du XXIe siècle, un banal repas de famille se tend parce qu’on évoque le passé. Alors on change de sujet.

« Pour éviter [que son père] ne s’enferme dans une bouderie mutique, Naïma n’insiste pas. Elle préfère aiguiller la conversation sur les films de super-héros, une passion qu’elle partage depuis longtemps avec Hamid et qui, parfois, ressemble au besoin vague que quelqu’un vienne les sauver, même si elle ne sait pas de quoi. Pendant le reste du dîner, ils classent les membres des X-Men selon leur ordre de préférence, conspuent Superman par trop invincible et à jamais bien coiffé, encensent en revanche Spider Man aux affres morales permanentes, et se moquent de Clarisse qui n’est jamais parvenue à s’intéresser à ces personnages et les confond tous. »

Les super-héros constituent un genre narratif encore plus méprisé que le roman historique. Pourtant, quelle puissance, là aussi.

L’époque redécouvre au cinéma ce que, sans me vanter, je sais depuis l’âge de 7 ans : les super-héros Marvel sont une inépuisable source de rêveries, de romans-feuilletons, d’épique, d’humour, de métaphysique populaire, de poésie même, en tout cas de spéculation imaginaire, ce qui dans le meilleur des cas revient au même. Ainsi, de même que l’on peut jouer en famille à classer les X-men par ordre de préférence, existe-t-il un jeu social, une question de salon du même registre que « quel livre emporterais-tu sur l’île déserte » :

Quel super-pouvoir aimerais-tu avoir ?

Étant de nature mélancolique, j’aurais longtemps pu répondre à cette question par « Arrêter l’écoulement du temps » tel Hiro Nakamura dans Heroes.
Mais je n’ai plus 7 ans depuis longtemps. À ce stade de mon existence je sais d’autres choses de moi et du monde, ce qui fait que j’ai choisi, sans doute définitivement, le super-pouvoir parfait, le seul qui protège de tout. Ce serait, en ce qui me concerne : être indifférent au manque d’amour.

Quadragénécro

03/03/2022 Aucun commentaire
(2022 : encore un posthume de l’inépuisable Perec)

Aujourd’hui, Georges Perec est mort, il y a 40 ans.

Que faisais-je le mercredi 3 mars 1982 ? Je regardais sûrement des dessins animés japonais à la télé, ou bien je lisais Strange, ou bien je prenais mon goûter (cette année-là mon goûter était souvent constitué d’une boîte de sardines à l’huile, j’étais en pleine croissance), en attendant mon cours de judo de la fin de l’après-midi. J’étais en classe de 5e à Chambéry, et tout-à-fait insoucieux de l’existence ou de la non-existence de Perec.

La rencontre advient en 1988. Je suis étudiant à Grenoble, j’emprunte Penser/Classer à la bibliothèque universitaire, sur les conseils de je ne sais plus quel prof de sociologie, peut-être Jean-Olivier Majastre. J’enchaîne compulsivement avec tous les autres qui me passent entre les mains, je découvre que chaque livre de Perec, petit ou gros, potache ou grave, autobiographique ou romanesque, est une exploration à part entière en même temps qu’une proposition, généreuse et à chaque fois originale. Selon sa propre métaphore, chacun de ses livres était une pièce de puzzle, et à terme le puzzle reconstitué représenterait son visage. Je songeais plutôt qu’elle représenterait la littérature en personne.

En 2011, cette fois je sais que Perec est mort depuis depuis bientôt 30 ans, mais il est très vivant pour moi qui écris et publie des livres, qui fabrique mon propre puzzle. Soudain j’ai l’honneur extraordinaire et inattendu d’être l’éditeur d’un texte de Perec, Ce qui stimule ma racontouze. Il en reste deux ou trois exemplaires au Fond du Tiroir – si le vôtre vous manque, passez par le catalogue.

En 2022, pour fêter l’accession de Perec au statut de mort quadragénaire, les éditions du Seuil publient un inédit, peut-être le dernier, Lieux, inachevé mais célèbre parce que Perec en parlait dans ses interviews.