Archive

Articles taggués ‘Civisme’

On n’est pas des bœufs

25/08/2021 Aucun commentaire

Les belles histoires étymologiques d’Oncle Fonddutiroir !

Aujourd’hui : saviez-vous que l’origine cachée dans le « vaccin » est tout simplement la « vache » ? Non, pas cette vacherie de pass’ sanitaire, rien à voir, mais le brave et placide mammifère cornu ruminant dans les prés, dont les flatulences provoquent par ailleurs la fin du monde. Et savez-vous pourquoi ? Parce que, par l’effet d’un curieux glissement sémantique, le mot « vaccine » avant de devenir le remède désignait la maladie, et plus précisément une maladie infectieuse bénigne ayant la particularité d’être transmissible de la vache à l’humain – car les virus inter-espèces ne datent pas du pangolin ni de la chauve-souris

Il était une fois, au XVIIIe siècle, une pandémie massive à côté de laquelle le coronavirus n’est qu’un aimable thé dansant. J’ai nommé la variole, connue aussi sous le nom de petite vérole. Au siècle de Voltaire (cf. sa XIe Lettre philosophique), 60% des européens contractaient la variole, 20% en mouraient et les autres en restaient défigurés. De quels traitements disposait-on ? Oh, les mêmes que d’habitude, saignée, lavement, prière.

Le roi Louis XV était mort de la variole en 1774. Son petit-fils et successeur, XVIe du nom, élevé dans la terreur de ce fléau, et homme moins hermétique au progrès qu’on ne l’a dit, accepta malgré les inévitables protestations de l’Église, de se prêter à une méthode médicale expérimentale venue de Chine, la variolisation ou inoculation, à peine un mois après son accession au trône, le 18 juin 1774. Le principe de l’inoculation consistait à contracter volontairement une forme amoindrie de la variole, recueillie sur un malade en cours de rémission, puis espérer que le corps s’en contente, ne succombe pas une seconde fois si jamais il tombait sur la version intégrale, sauvage, vicieuse, director’s cut. Et si l’inoculation échouait, resteraient les saignées, les lavements et les prières.

En amont, on observe que depuis des siècles circulait à la surface de la terre l’idée selon laquelle le mal en modèle réduit protègerait du Grand Mal. Cette idée, sinon archaïque, est à tout le moins antique puisque son invention pourrait être attribuée à un autre roi, grec d’origine perse, Mithridate VI (-132/-63), qui, ayant peur des poisons, en consommait à très faibles doses pour habituer son corps à leur résister (car « Tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait le poison », Paracelse), d’où le verbe mithridatiser. Au temps de la variole, l’inoculation a été inventée dans bien des endroits, expérimentée dès le IXe siècle, dit-on, par les Chinois, mais également par les Indiens en tant que principe de la médecine ayurvédique, dans l’Empire Ottoman, et même en Afrique. Lors de l’épidémie de variole de Boston, Massachusetts, en 1721, c’est un esclave nègre né sans doute au Ghana, Onesimus, qui expliqua à son propriétaire, un pasteur, pourquoi il ne craignait rien et comment on soignait la variole dans son pays : il lui montra une cicatrice sur son avant-bras, où on lui avait inséré sous la peau une goutte de jus de variole

Mais revenons à Versailles où la survie provisoire du roi, ainsi que de ses deux frères également inoculés, mit à la mode parmi les courtisans non seulement l’inoculation elle-même, mais une nouvelle coiffure, le pouf à l’inoculation porté par Marie-Antoinette. Les poufs étaient ces excentriques choucroutes qui sculptaient les cheveux des dames au moins cinquante centimètres au-dessus de leur tête, à grand renfort de fil de fer et de gaze. Celui dit à l’inoculation représentait un olivier couvert de fruits entouré d’un serpent sur fond de soleil levant – allégorie de la science triomphant de la maladie. Tant pis pour la digression : je ne peux résister au plaisir de signaler que le pouf est l’une des étymologies admises pour nos poufiasses.

Toutefois on ne parle encore ici que d‘inoculation et pas de vaccination, car la vache, la vacca étymologique, n’est pas encore entrée en scène. Je prends le risque de jouer avec la patience de mon lecteur en ajoutant à son attention que si le vaccin recèle la vache (on y arrive, on y arrive), l’inoculation quant à elle contient un œil, l’oculus, puisque le mot fut d’abord employé en horticulture où l’on greffait sur une plante un bourgeon, ou un œil.

(Effet secondaire de l’inoculation de Louis XVI, comme par hasard soigneusement dissimulé par les médias de l’époque, aux ordres de consortiums pharmacologiques judéo-russes, le citoyen Capet ci-devant roi aura dix-huit ans plus tard la tête tranchée. Pour l’empêcher de révéler ce qu’il savait sur la pandémie ? Je me contente de poser la question.)

Sur ces entrefaites, pendant que la Révolution Française fait rage de notre côté de la Manche, le docteur Edward Jenner, médecin anglais exerçant à Berkeley dans le Gloucestershire, constate dans les années 1790 que les paysannes du coin, qui traient leurs vaches, n’attrapent jamais la variole. Statistiquement, cette échappée belle est étonnante. L’étonnement étant le moteur de la science, Jenner postule que les jeunes trayeuses sont immunisées parce qu’en tripotant les vaches à longueur de journée elles contractent une maladie de la vache, la fameuse vaccine (en anglais : cowpox), visiblement de la même famille que la terrible variole (smallpox) puisqu’engendrant des pustules similaires. Au fait, pox n’est autre qu’une forme plurielle de pock, la pustule, le bubon, et les Anglais connaissent également, pour leur malheur, chicken pox, sheep pox et autres plum pox.

Jenner recoupe ces observations avec les idées en vogue au sujet de l’inoculation, car c’est en mélangeant qu’on invente. Admirable imagination du physicien : si ces jeunes filles sont protégées de la variole parce qu’elles se sont en somme inoculées au contact des vaches, alors la bénigne vaccine serait un remède contre la mortelle variole. Pour le dire simplement, la petite maladie est un rempart contre la grande !

Le 14 mai 1796, Jenner prélève du pus à même les pustules du pis d’une vache atteinte de vaccine, et l’inocule à un jeune garçon de 8 ans, innocent cobaye nommé James Phipps. Celui-ci ne tarde pas à ressentir un malaise, une poussée de fièvre et constate l’irruption de quelques petites pustules (tous inconvénients que l’on ressent parfois après la première dose) mais il s’en remet rapidement. Un peu plus tard, Jenner injecte (en retenant son souffle et en avalant sa salive, du moins est-ce ainsi que je l’imagine) la vraie-de-vraie variole létale au jeune James… Et miracle ! James ne développera jamais les symptômes de la variole. L’immunologie est née. Restera à attendre encore un siècle la découverte des anticorps pour comprendre le mécanisme exact, mais dans l’immédiat, puisque ça fonctionne…
Merci les vaches, merci les paysannes, merci le cobaye, merci la campagne (de vaccination, ah ah) et merci même à tous les maillons de la chaîne, Mithridate, Onesimus et Louis XVI.
Après 180 ans de vaccination, soit, littéralement, d’inoculation de la maladie de la vache, la variole est déclarée éradiquée par l’OMS en 1980.

Illustration ci-dessus : cette caricature anglaise de 1802 constitue un intéressant échantillon de propagande antivax, qui montre Andrew Jenner, inventeur du premier vaccin, en train de contaminer la population avec son invention d’apprenti sorcier qu’on sait même pas ce qu’il y a dedans parce qu’on n’a pas assez de recul (et qui de plus est formellement condamné par le pape, le pape a sûrement des raisons sérieuses), son maudit produit qui risquait, disait-on, de faire pousser des cornes de vaches aux « vaccinés » et en somme de faire plus de mal que de bien.

Carnet de Carthage

07/08/2021 2 commentaires
J’étais à Megara, faubourg de Carthage, dans (ce qui a pu être autrefois) les jardins d’Amilcar.

Me voici en Tunisie. Pays plongé dans le chaos sanitaire, politique, économique et, par-dessus le marché, climatique (à Tunis, des pointes à 48° C… à l’horizon, des panaches de fumée noire signalent l’incendie du jour…).

Quelle mouche me pique de me précipiter dans un tel merdier ? C’est simple, ma fille vit ici. Il fallait bien que j’aie très fort l’envie de voir ma fille pour supporter les tests PCR, le pass sanitaire à tous les portiques, les auto-confinements sur l’honneur, le stress, les ordres et contrordres des instances politiques, les listes rouges et noires, les tentatives de découragement du ministère des affaires étrangères ainsi que des amis bienveillants, le suspense jusqu’au dernier instant sur le maintien ou l’annulation du vol.

Enfin, me voici en Tunisie.

Je présume que peu de Français ont une fille à visiter sur place. Je n’en croise aucun. Depuis deux ans le touriste est oiseau rare, voire espèce en voie de disparition dans ce pays qui vit largement sur son tourisme. Les temps sont très durs pour tout le monde, mais pour les pays pauvres encore plus que pour les pays riches (règle d’or en économie : lorsque s’abat la crise les pauvres pâtissent plus que les riches, la crise étant un accélérateur de sélection darwinienne néo-libérale). Pourtant il me semble que les Tunisiens restent de bonne humeur malgré l’anxiété et la colère. Ou peut-être qu’ils se montrent de bonne humeur afin de ne pas déprimer les exceptionnels touristes opiniâtres. En tout cas je ne croise que des Tunisiens à l’air heureux de me voir et prompts à discuter. Et ce dès le plus jeune âge.
Sur la plage un petit garçon me dévisage avec curiosité, ma trogne exotique le passionne, sûrement à cause de mes cheveux longs comme ceux d’une fille. Il finit par tenter de m’adresser un «Salamaleikoum ! ». Comme j’ai du savoir-vivre, je lui réponds « Aleikoumsalam ! », il en écarquille les yeux comme d’une expérience chimique réussie et s’en va avec un grand sourire, il retourne se baigner. Il est content ; moi aussi. Un peu plus loin, je croise un groupe d’ados sur le chemin de la plage. Comprenant de loin que je parle français, ils se mettent à rire et à discuter entre eux en arabe. Une fois parvenu à mon niveau, l’un d’eux lance un sonore « Nique ta mère ! ». Je trouve qu’il parle très bien le français. Il parle même très bien la France. Comme le petit garçon, il a tenté une expérience chimique et doit l’estimer réussie. Il est content ; moi, un peu moins. Bon, vivement que je parle à des adultes.

N’importe, je ne suis pas venu pour la plage. Mais pour ma fille. Aussi, pour les sites antiques.

Vers l’entrée des thermes d’Antonin, à Carthage, un camelot sort en vitesse de derrière son stand couvert de bustes d’Hannibal ou de Jules César made in China et m’interpelle, lui aussi semble très heureux de me voir, il m’attendait. Il voit si peu de monde depuis deux ans. De fait je suis absolument seul dans la rue. « Bonjour, bienvenue, ça va ? Français ? De Paris ? Première fois en Tunisie ? » Dans l’ordre : oui, oui, non, non.

Je suis déjà venu dans les parages mais il y a si longtemps qu’il est à peine raisonnable de le mentionner. J’étais une toute autre personne et la Tunisie était un tout autre pays. J’avais « la vie devant moi » soit exactement la moitié de l’âge que j’ai aujourd’hui, je rayonnais, je décomptais les jours et les mois, un semestre encore à attendre la naissance de mon premier enfant dont l’existence était alors tenue secrète, j’étais si heureux et confiant que je me croyais indestructible, par conséquent, provisoirement, je l’étais, je pouvais me rendre en Tunisie ou ailleurs et rien de grave ne pourrait m’atteindre, en outre je voyageais sans pass sanitaire. Quant à la Tunisie, elle vivotait tranquille sous la dictature de Ben Ali, dont le portrait, reproduit tous les deux mètres, surveillait les rues, mais dont il ne fallait pas parler. C’est dire si elle et moi sommes aujourd’hui comme deux étrangers qui se rencontrent pour la première fois.

Tout de même, les réminiscences d’une vie antérieure sont inévitables : la question du camelot fait remonter un souvenir de ce premier séjour, à une vie de distance. Je m’étais retrouvé, à la suite d’un accident stupide comme il arrive lorsqu’on se croit indestructible, sur une table d’opération, dans un hôpital où le chirurgien qui me recousait le mollet engageait la conversation pour faire diversion : « Bonjour, bienvenue, ça va, Français ? De Paris ? Première fois en Tunisie ? Tu as des enfants ?
– Ah, non, pas encore… mais… dans six mois… » Ainsi, ce médecin tunisien que je ne reverrais jamais serait la première personne au monde que je mettrais dans la confidence capitale, celle que je préservais jalousement jusque là, mais je me trouvais en sueur et le mollet ouvert sur un billard, en bonnes dispositions pour céder sur le secret. Il m’a répondu « Félicitations ! Ce sera un garçon, inch’Allah ! » et hop, en a profité pour coudre un autre point, restent quatre, je transpire et je serre les dents. En fait, six mois plus tard, ce fut une fille. Qui vit aujourd’hui en Tunisie, qui étudie la jeune démocratie tunisienne, et que j’avais très envie de voir.

Ressassant mon histoire ainsi que celle des Romains et des Phéniciens, j’ai déambulé lentement, sans rencontrer de près ou de loin le moindre touriste, parmi les ruines des thermes d’Antonin, réduites à peu de choses tellement le site au cours des siècles a servi de carrière à ciel ouvert, notamment pour construire la grande mosquée Zitouna, à Tunis. Nulle âme qui vive. Tout au plus, in extremis, un garde armé, qui lorsque j’ai outrepassé le périmètre autorisé, m’a lancé des cris et des gestes depuis sa guérite en plein soleil, pour me faire rebrousser chemin. Car le parc des thermes, s’il est bordé à l’est par la Méditérannée, est borné au nord par une muraille blanche, celle du palais présidentiel que Ben Ali a édifié ici autrefois. Par réflexe, comme partout, je vois du symbolique, Ben Ali plaçant son château ici bénéficie du prestige de l’Histoire, Carthage est l’une des rares civilisations a avoir fait trembler Rome, le message est-il assez clair ? Ben Ali en a profité pour déclassifier nombre d’aires de fouilles archéologiques alentour afin de laisser proliférer les luxueuses villas de ses amis. Son voisin le plus immédiat est le consulat de Suisse, on ne sait jamais.

J’ai obtempéré et fait demi-tour, toujours aussi lentement. Près de l’entrée du site, une gardienne patientait, sur sa chaise à l’ombre. Enfin ! Ni un enfant, ni un ado, ni un militaire, mais un véritable adulte avec qui parler. On échange quelques politesses avant d’aborder la politique, forcément. Elle éclate de rire sur le mot « démocratie ». Elle met dans son rire de la rage et, je crois, un peu d’ostentation. « Démocratie ? Mais quelle démocratie, monsieur ? C’est une vue de l’esprit, la démocratie, ça n’existe pas. Ce n’est qu’un mot confisqué par ceux qui nous font croire qu’ils travaillent pour nous et en notre nom, alors qu’ils ne sont qu’à leur propre service. »

Elle cherche peut-être, par son cynisme, à choquer le démocrate qu’elle pressent en moi ? De fait, je tente de plaider, de faire valoir les avantages, sinon de la démocratie introuvable, au moins du « processus démocratique » qui autorise les petits progrès, un par un. Allons, ne vit-elle pas mieux que sous la dictature ?

Elle est obligée d’acquiescer, mais presque à regret. « Oui… Au moins, aujourd’hui, on me laisse tranquille avec ça… » De l’index elle touche son crâne, recouvert d’un voile, mais avec ce geste, sa phrase pourrait aussi bien être interprétée comme : Au moins, aujourd’hui, on me laisse tranquille avec ce que j’ai dans le crâne. « Sous la dictature, je me faisais arrêter dans la rue et arracher mon voile par les chiens de Ben Ali, je veux dire ses policiers… Aujourd’hui, ça va… Je porte ce que je veux, mes amies aussi… J’ai des amies en mini-jupe et je les aime, figurez-vous… »

En voilà une qui a manifestement voté Ennahdha, le parti islamiste parvenu au pouvoir en se faisant passer pour moins pourri que les autres.

Moi qui, si c’est possible, suis encore plus laïc que démocrate, je crois que j’avais besoin de cette rencontre pour envisager concrètement que la laïcité puisse être un outil d’oppression de la dictature (la religion aussi, bien entendu, mais de cela je n’avais nul besoin d’énième preuve, et d’ailleurs, pendant ce temps-là, en Afghanistan…). (1)

Plus remué par le présent que par le passé de Carthage, je quitte finalement le site des thermes et je rejoins le fil de mon récit. Le camelot sort en vitesse de derrière son stand couvert de bustes d’Hannibal ou de Jules César made in China et m’entreprend. « Bonjour, ça va ? Français ? Paris ? Regarde, mon ami, c’est Hannibal, c’est très beau et c’est pas cher du tout, un souvenir pour toi ou pour offrir. J’ai aussi des éléphants, des amphithéâtres, tu peux toucher, c’est du solide, ou des monnaies romaines si tu préfères.
– Merci mais non merci, je voyage léger. Je suis désolé de vous décevoir, je vois bien que vous n’avez pas beaucoup de clientèle, mais ça ne m’intéresse pas… » Une fois posée de façon claire et définitive l’impossibilité d’une transaction commerciale, nous nous détendons, nous tombons les masques, or la conversation désintéressée est pour lui comme un plan B, un excellent lot de consolation.

Nous nous demandons l’un à l’autre comment ça va et cette fois nous pouvons enfin répondre sincèrement. Et là, son sourire se dissout, il prend une mine désolée, pathétique. « Franchement, non, ça ne va pas, ça ne va pas du tout. On est abandonnés, nous, tous, ici. On ne réussit pas à vivre. Le dinar s’écroule d’année en année, le tourisme ne marche plus, on a eu deux années impossibles, on n’intéresse personne, je ne vois pas comment on peut s’en sortir. »

Il vide devant moi son sac à désespoir de façon étonnamment franche, résignée, et surtout sans l’ombre d’un ressentiment anti-français, alors qu’il est si facile et si courant de faire de l’ancien colon le bouc émissaire des misères du temps présent. Au contraire, le camelot de Carthage m’invite, plutôt qu’à la revanche symbolique du match joué par nos aïeux, à la compassion réciproque, à la communion dans ce qui nous rassemble, ce qui unit nos deux pays : « Les hommes politiques tunisiens sont à peu près tous corrompus. Ils s’intéressent à leur survie, pas à la nôtre. Oh, je sais bien que dès qu’il y a du pouvoir, il y a de l’argent, et dès qu’il y a de l’argent il y a de la corruption, en France c’est pareil, vous avez votre lot de politiques pourris… Mais nous, c’est à un point…
– Oui, c’est vrai. Mais ce que vous me dites est très triste. Vous n’avez donc aucun espoir ? Aucune lueur qui permettrait de supposer que demain sera un peu mieux qu’aujourd’hui ? Regardez, il y a tout de même des progrès, à vue d’oeil ! Rien que le fait de pouvoir me tenir ces propos, la liberté dont vous faites preuve en me donnant votre opinion sur la situation, elle était inimaginable autrefois pendant la dictature. Sous Ben Ali, vous étiez tous bâillonnés, sans liberté de parler, de penser, ou de porter sur la tête ce que vous voulez, mais le peuple tunisien a fait sa révolution il y a dix ans, il a même reçu le prix Nobel de la paix en 2015 pour cela, ce n’est pas rien, dites ! Et cette année encore, les manifestations ont ébranlé le pouvoir ! Le pays bouge, rien n’est figé ! Le progrès est possible, du moins si l’on croit qu’il l’est ! Non ? Vous n’y croyez plus ? »

Il me dévisage, secoue la tête, prend le temps de réfléchir à sa réponse. Elle arrive et elle est terrible. « Vous me croirez si vous le voulez, mais sous Ben Ali, c’était la bonne époque. On n’était pas libres, mais on n’était pas malheureux. On gagnait notre vie. Et puis, l’avantage d’une dictature sur la démocratie, c’est que sous la dictature on a toujours un espoir, on a toujours l’espoir que la dictature se termine un jour. Mais à présent que la dictature est terminée, on n’a plus cet espoir-là. Et on n’en a pas d’autre non plus. »

J’ai beau avoir été échaudé par la gardienne voilée qui s’esclaffait au simple mot de démocratie, je suis cette fois confondu par la violence, le fatalisme, la radicalité, et hélas l’évidence de l’analyse politique du camelot : la démocratie court-circuite la possibilité de l’espoir dès lors qu’elle prétend que tout est pour le mieux une fois que le peuple a le pouvoir. La dictature au moins est exempte de cette hypocrisie. Je tente une dernière fois : « Vous n’attendez plus rien du tout de la démocratie ? Des nouvelles élections vont avoir lieu, non ? Et ensuite ? »

Il hausse les épaules et lâche un soupir. « Comme on dit toujours, comme on dit ici… Inch’Allah. »


(1) – Pour rappel, de même que Jaurès affirmait que laïcité et démocratie étaient des termes identiques, je conçois quant à moi la laïcité comme un corolaire de la liberté. La liberté consiste, selon la Déclaration des Droits de l’Homme et de Citoyen, à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Appliquée au champ des croyances religieuses, la double garantie réciproque pourrait s’exprimer ainsi : crois ce que tu veux, n’emmerde personne avec, personne ne t’emmerdera. Personne ne t’arrachera ton voile, tant que tu n’obliges personne à le porter.

À la jeunesse française

03/08/2021 Aucun commentaire

MESSAGE À LA JEUNESSE DE FRANCE (attention, devinette)

« Jeunes Français !
C’est à vous, jeunes Français, que je m’adresse aujourd’hui, vous qui représentez l’avenir de la France, et à qui j’ai voué une attention et une sollicitude particulières.
Vous souffrez dans le présent, vous êtes inquiets pour l’avenir. Le présent est sombre, en effet, mais l’avenir sera clair, si vous savez vous montrer dignes de votre destin.
Vous payez des fautes qui ne sont pas les vôtres ; c’est une dure loi qu’il faut comprendre et accepter, au lieu de la subir ou de se révolter contre elle. Alors l’épreuve devient bienfaisante, elle trempe les âmes et les corps et prépare les lendemains réparateurs.
L’atmosphère malsaine dans laquelle ont grandi beaucoup de vos aînés a détendu les énergies, amolli leurs courages et les a conduits par les chemins fleuris du plaisir de la pire catastrophe de notre histoire. Pour vous, engagés dès le jeune âge dans des sentiers abrupts, vous apprendrez à préférez aux plaisirs faciles, les joies des difficultés surmontées. (…)
Lorsque vous aurez choisi votre carrière sachez que vous aurez le droit de prendre place parmi les élites. C’est à elles que revient le commandement, sur les seuls titres du travail et du mérite.
Dans cette lutte sévère pour atteindre le rang que vos capacités vous assignent, réservez toujours une place aux vertus sociales et civiques, à l’entraide, au désintéressement, à la générosité.La maxime égoïste qui fut trop souvent celle de vos devanciers : chacun pour soi et personne pour tous, est absurde en elle-même et désastreuse en ses conséquences.
Comprenez bien, mes jeunes amis, que cet individualisme dont nous nous vantions comme d’un privilège est à l’origine des maux dont nous avons failli périr. Nous voulons reconstruire, et la préface nécessaire à toute reconstruction, c’est d’éliminer l’individualisme destructeur (…).
Seul le don de soi donne son sens à la vie individuelle en la rattachant à quelque chose qui la dépasse, qui l’élargit et la magnifie.
Pour conquérir tout ce que la vie comporte de bonheur et de sécurité, chaque Français doit commencer par s’oublier lui-même.
Qui est incapable de s’intégrer à un groupe, d’acquérir le sens vital de l’équipe, ne saurait prétendre à servir, c’est-à-dire à remplir son devoir d’homme et de citoyen.Il n’y a pas de société sans amitié, sans confiance, sans dévouement.Je ne vous demande pas d’abdiquer votre indépendance, rien n’est plus légitime que la passion que vous en avez.
Mais l’indépendance peut parfaitement s’accommoder de la discipline, tandis que l’individualisme tourne inévitablement à l’anarchie, qui ne trouve d’autre correctif que la tyrannie.
Le plus sûr moyen d’échapper à l’une et à l’autre, c’est d’acquérir le sens de la communauté sur le plan social et sur le plan national.
Apprenez donc à travailler en commun, à réfléchir en commun, à obéir en commun, à prendre vos jeux en commun.
En un mot, cultivez parmi vous l’esprit d’équipe.
Vous préparerez ainsi le solide fondement du nouvel ordre Français, qui vous liera fortement les uns aux autres, et vous permettra d’affronter allègrement l’œuvre immense du redressement national.
Mes chers amis, il y a une concordance symbolique entre la dure saison qui nous inflige ses privations et ses souffrances et la douloureuse période que traverse notre pays, mais au plus fort de l’hiver, nous gardons intacte notre foi dans le retour du printemps.
Oui, jeunes Français, la France, aujourd’hui dépouillée, un jour prochain reverdira, refleurira.
Puisse le printemps de votre jeunesse s’épanouir bientôt dans le printemps de la France ressuscitée. »

J’écoute ce discours bouche bée, écarquillé, éberlué… Je n’en crois pas mes oreilles… Quel jeune resterait insensible à cette magnifique perche tendue, à ce témoignage de vibrante compassion ? « Vous souffrez dans le présent, vous êtes inquiets pour l’avenir. Le présent est sombre, en effet, mais l’avenir sera clair… » Face à la catastrophe sous nos yeux, face à l’hiver métaphorique (winter is coming, ouais) et face à la tyrannie, les recours offerts semblent des valeurs de bon sens, sûres et saines, « Amitié, confiance, dévouement… » Et à l’horizon, promis : ce sera Bonheur et sécurité.

D’accord… Mais qui donc a prononcé ces paroles d’encouragement, de consolation, de galvanisation ? Où ? Quand ? Quelles circonstances ?

Serait-ce Emmanuel Macron, enfin soucieux de se montrer compréhensif envers la jeunesse ingrate, incalculable et abstentionniste, sacrifiée et angoissée en ces temps de pandémie et de pass sanitaire, Macron qui aurait enfin fait un pas vers les forces vives de la nation via Tiktok, aurait trouvé les mots pour remonter le moral des jeunes et les inviter à traverser la rue tout en conservant l’esprit d’équipe ?

À moins que ce discours ne soit issu du programme d’écolos collapsologues radicaux, qui, plein de ressentiment envers les générations coupables et insouciantes (okay boomers, vous avez détruit la planète, merci beaucoup pour « l’atmosphère malsaine« ), tenteraient de négocier avec la génération Thunberg qui « paie des fautes qui ne sont pas les siennes » pour inventer avec elle une nouvelle forme d’engagement, un don de soi quasi-mystique ?

Ou alors, attends, je réécoute… Ce « en commun » , leitmotiv martelé, dénote sans aucun doute le communisme. Aussi bien il pourrait émaner d’un Mélenchon, d’un Besancenot ou de quelque autre tenant de l’extrême-gauche, qui fustigerait le maudit « individualisme destructeur » et plaiderait pour un virage politique à 180°, pour une révolution carrément, pour la refondation d’un pacte social, participatif et solidaire ?

Et si c’était, tout au contraire, l’ultra droite à la manoeuvre, un quelconque général en retraite, pétitionnaire et chroniqueur à Valeurs actuelles, par exemple l’un des De Villers, ou le Zemmour en personne, sautant sur l’occasion de la crise pour flétrir à nouveau l’esprit de jouissance de Mai 68, mère de tous les vices et tous les maux (« les chemins fleuris du plaisir de la pire catastrophe de notre histoire« ), et incitant la jeunesse à se retrousser les manches ?

Non, non, non, et non. Aucun de tous ceux-là. Réponse à la devinette : il s’agit du Message à la jeunesse prononcé en chevrotant par le Maréchal Philippe Pétain, radiodiffusé le 29 décembre 1940. Je suis stupéfait par la modernité de Pétain. Ou peut-être, hélas, par le pétainisme de la modernité ? Attention, jeunes Français : les vieilles idées rances, comme la tentation du totalitarisme ou de l’homme providentiel, se font passer pour nouvelles, géniales et inédites, puisque les démagogues misent sur l’absence de mémoire.

(Source : j’ai entendu ledit discours par hasard, dans un musée, au détour d’une exposition temporaire, ici.)

So grab your mask and a vax

14/07/2021 Aucun commentaire

Music is back ! par Chilly Gonzales.
L’hymne du déconfinement.
L’hymne de l’été.
L’hymne de l’année.
L’hymne de la music, du back, du Gonzo, de tout ce qu’on voudra.
L’hymne, quoi.
Et il y a même du theremin dedans.
Avec cri du cœur à la fin : « Music is back, motherfuckers ! » donc spéciale dédicace à qui de droit.
Je vous le partage en j’en profite pour me le ré-écouter une petite douzième fois.

Non, je n’ai pas envie de « choisir mon camp » comme les radicalisés m’y incitent.
J’ai de la sympathie pour les irréductibles, qui redoublent de colère à chaque intervention de Macron, qui s’entêtent à refuser le vaccin, qui y voient « la dictature en marche », tel Jean-Marc Rochette (que j’admire beaucoup par ailleurs et de qui je suis ami fèchebuick)…
Mais j’en ai aussi en abondance pour ceux qui, comme Gonzo, chantent : « Music is back so grab your mask and a vax, Now scratch the past this is the aftermath ! »
Autrement dit : chope-toi un masque et un vax, qu’on passe à autre chose.

“Music is back and the shows are back to back
Music is back like the clap on a backing track
Music is back so grab your mask and a vax
Now scratch the past this is the aftermath
Music is back like Johann Sebastian Bach
Like Burt Bacharach or Ratatat
Music is back and abstract like yackety-yack yak when I rapidly rap rap
And you have to react
Music is back with the heaviest gravitas
But so is the laughing gas
Music is back and I’m jacked with this battery pack strapped to my back
And that ass just has to be slapped
Music is back
Music is back and I can’t relax
Music is back
No caveats
Music is back
Music is back just imagine that
Music is back
No caveats
Music is back and I’m back in my habitat
Doing my tightrope act like acrobats
Music is back two shows for half of the cash
We just had to adapt to get back in the black
Music is back and it’s got two hands attached
To this Bechstein, that’s a Cadillac
Music is back, music is smack, music is crack
Music is that which you lack when you’re trapped that’s a fact
Music is back not the crap on your Apple Mac
Fuck a stream, fuck a screen, I get cataracts
Music is back cut the crap no panic attacks
Now I just laugh in the bath now that we have it back
Music is back
Music is back and I can’t relax
Music is back
No caveats
Music is back just imagine that
Music is back
No caveats”

Bachotage

27/06/2021 Aucun commentaire

Oh, non ! Que m’arrive-t-il ? J’opine du bonnet en lisant une tribune du Figaro ! Un dimanche d’élection, en plus ! Suis-je devenu un vieux con, sans m’en rendre compte, comme tous les vieux cons ? L’auteur du texte ci-dessous est ex-adjoint au maire de Versailles et député européen LR, a priori pas spécialement un type avec qui j’aimerais boire des coups, pourtant je trouve plutôt sensé ce qu’il raconte sur l’état de l’Éducation Nationale et sur la perte programmée de sens et de valeur du bac en particulier, des diplômes et de l’enseignement en général, et en fin de compte du rapport au savoir.
Au fond le dépassement du clivage gauche/droite est ici tout naturel puisque la gauche est loin d’être innocente dans le délabrement à long terme de l’éducation nationale (simultané à celui de la santé).
Au passage je relève dans la tribune ces fragments : « Adapter l’évaluation aux disparités locales était le moyen le plus efficace pour achever de casser un thermomètre gênant (…) un lycée à la carte (…) archipel complexe de parcours individuels (…) » et j’y entrevois un terrifiant concentré de l’esprit du temps, à savoir la mise à mort de l’universalisme et de l’idée même de bien commun qui, en termes de savoir, s’appelait « culture générale », au profit du relativisme, de la balkanisation cognitive façon réseaux sociaux, des « cultures » remplaçant la « culture », voire des « accommodements raisonnables », et en fin de compte du rouleau compresseur néo-libéral qui a besoin non de citoyens mais de consommateurs. Résultat : en 50 ans la part de bacheliers dans une génération est passée de 20% à 80% mais la part d’illettrés n’a pas baissé pour autant, au contraire, révélant assez que l’objectif politique était bien le bac-fétiche et non l’accès au savoir ! Qu’un citoyen sache lire et écrire n’a pas tellement d’importance, après tout c’est son choix et il faut le respecter, du moment qu’il a le droit de consommer et de signer les formulaires de souscription à des crédits pour relancer l’économie. Ce que, d’ailleurs, plaide le Figaro dans toutes ses autres pages. Ouf, me voilà rassuré, je ne suis pas près d’approuver le Figaro EN GÉNÉRAL, je vais pouvoir sortir de chez moi et aller voter.
Bon courage à tous les jeunes gens qui passent le bac ces jours-ci… Bon courage pour après, je veux dire…
F.V.

«Pourquoi l’enseignement secondaire continue à se dégrader de façon spectaculaire»
TRIBUNE – Enseignant de profession, le député européen François-Xavier Bellamy porte sur l’état de l’école un jugement aussi sombre que précis.
Par François-Xavier Bellamy
FigaroVox, le 16/06/2021
Malgré cette année chaotique, certains rituels semblent immuables, dont l’épreuve de philosophie qui ouvre aujourd’hui le bal du baccalauréat pour des centaines de milliers d’élèves. Mais que reste-t-il vraiment du bac? Disons-le: ce diplôme national est aujourd’hui une étoile morte ; et cette situation n’est que le symptôme de l’effondrement silencieux, mais bien réel, qui touche le système éducatif.
Depuis longtemps déjà, ce qui constitue encore le premier grade universitaire a été peu à peu discrédité par une double évolution: le projet d’amener 80 % d’une classe d’âge au bac a été poursuivi avec constance depuis 1985 – jusque-là, seuls trois jeunes français sur dix décrochaient ce diplôme. Mais, simultanément, le niveau général des élèves français ne cessait de baisser, comme l’attestent aujourd’hui toutes les études internationales: la dernière enquête Timms a montré que la France se classait dernière en Europe pour l’enseignement des mathématiques. Ces lacunes majeures dans la transmission des savoirs les plus fondamentaux sont confirmées par les statistiques du ministère elle-même ; et les chiffres de la journée défense et citoyenneté publiés pour 2020 montrent que 22 % des jeunes majeurs en France ont de lourdes difficultés de lecture. Il n’est plus du tout garanti qu’un bachelier sache, par exemple, lire et écrire correctement le français.
« Le baccalauréat est devenu un mensonge d’État. »
La situation n’a aucune chance de s’améliorer. La réforme du bac menée par Jean-Michel Blanquer en 2018 lui a porté le coup de grâce: cet examen incarnait une certaine idée de la méritocratie – mêmes épreuves, le même jour, avec les mêmes critères de notation et la même organisation de jury -, le ministre y a incorporé une part importante de contrôle continu, effectué dans chaque classe, et des épreuves par lycée, lui retirant de fait son caractère d’examen national. Dans un système éducatif devenu le plus inégalitaire de l’OCDE, adapter l’évaluation aux disparités locales étaitle moyen le plus efficace pour achever de casser un thermomètre gênant.
Le baccalauréat est devenu un mensonge d’État ; et les universités sont contraintes d’assumer cette fiction: puisqu’elles sont les seules formationsà ne pouvoir refuser un bachelier, elles reçoivent les milliers d’élèves titulaires d’un diplôme qui ne garantit plus rien, surtout pas leur capacité à poursuivre des études. Sur les plus de 50 000 étudiants qui s’inscrivent en droit chaque année, moins de la moitié réussissent leur première année. Tel est le résultat de ce bac devenu fiction: un immense gâchis, sur le plan académique – car l’université est emportée vers le fond par le naufrage de l’enseignement primaire et secondaire -, mais aussi gâchis budgétaire, et, le plus important, humain: comment les jeunes privés des moyens d’accomplir leurs talents par des connaissances essentielles, qui n’ont pour tout bagage qu’un diplôme dévalué, pourraient-ils ne pas en vouloir aux institutions qui leur ont menti? Comment des professeurs qui s’engagent, malgré toutes les difficultés, dans l’aventure pédagogique, peuvent-ils ne pas être écœurés en étant assignés au rôle de rouages muets dans ce qui devient désormais une immense fiction collective?
Car la crise touche le quotidien de l’enseignement, et non pas seulement l’examen final: derrière cette réforme du bac, il y avait une réforme du lycée, dont les conséquences sont majeures. Le principe est simple: supprimer les filières existantes, en réduisant drastiquementles disciplines qui en constituaient le tronc commun, pour les remplacer par un lycée à la carte composé d’une addition d’options. On peut arrêter complètement les mathématiques dès la fin de seconde si l’on ne retient pas cette option. Le nouveau lycée prend le parti de la spécialisation précoce au détriment de la culture générale, alors qu’elle n’a jamais été aussi nécessaire que dans ce monde en mutation rapide – où il est tellement vain, d’ailleurs, d’imposer aux élèves de choisir une spécialité dès l’âge de 14 ou 15 ans. Fondé sur cette exigence intenable, le nouveau lycée ressemble à un archipel complexe de parcours individuels et remplacela structure des classes en une multitude de groupes redessinés au gré des options. Il isole toujours plus les adolescents, privant les plus fragiles du lien avec une classe, qui constituait souvent le dernier point d’ancrage pour éviter le décrochage. Seule efficacité vérifiable de cette réforme incompréhensible : elle aura fait disparaître, comme par enchantement, des millions d’heures de cours par an. L’alliance de l’idéologie des compétences et d’une logique budgétaire inavouée, résultat d’un manque de courage plus que de lucidité, aura fini d’achever le bac et de fragiliser considérablement tout l’édifice du lycée.
Ces mêmes causes ont manifestement inspiré une autre rupture majeure que Jean-Michel Blanquer a récemment imposée par arrêté, dans l’indifférence générale – hormis celle des premiers concernés: la réforme du concours de l’enseignement, le Capes, doit s’appliquer à partir de la rentrée. Jusque-là, dans chaque matière, les deux oraux du Capes étaient consacrés à la discipline dans laquelle le candidat se présentait. Désormais, l’un des deux sera remplacé par un «entretien de motivation», devant des jurys où pourront d’ailleurs figurer des personnes n’ayant jamais enseigné. Là encore, l’importance accordée au savoir recule: on recrutera un professeur d’anglais sur une seule demi-heure d’oral de langue. En revanche, fait inédit, on évaluera le candidat sur sa conformité avec les attendus du moment du point de vue des «valeurs» et du discours…La France était agnostique avec ses futurs professeurs, pourvu qu’ils atteignent l’excellence dans leurs disciplines ; désormais, il leur faudra passer par le processus managérial de l’entretien de motivation – comme si celui qui persiste à vouloir enseigner, malgré la faiblesse des salaires, l’aberration de la gestion des carrières et la multiplication des difficultés pédagogiques, avait besoin de prouver sa motivation… La seule chose que doit avoir à prouver un futur professeur, c’est son savoir! Charge au ministère de former ses enseignants, de les accompagner, de les soutenir et de garantir leur impartialité dans l’exigence de la transmission.
C’est ici l’exact inverse qui se produit : en mobilisant des candidats pour dispenser six heures d’enseignement par semaine pendant leur année de préparation des concours, la réforme confiera des classes à des étudiants qui n’auront encore jamais été évalués en tant que professeurs – y compris donc à ceux qui ensuite n’arriveront pas à décrocher les concours. Là encore, l’idéologie qui préfère l’expérience pratique au savoir fait bon ménage avec une logique d’économies bien médiocre: des candidats devront préparer les concours en travaillant sans contrat pour quelques centaines d’euros mensuels, prenant en charge des heures normalement effectuées par des professeurs titulaires.
Le gouvernement actuel n’est pas responsable de la crise profonde que traverse l’école ; l’origine en est plus lointaine. Mais, après quatre années d’exercice du pouvoir, il faut bien reconnaître que rien n’aura été fait pour reconstruire un système éducatif en souffrance. C’est pourtant l’enjeu majeur qui décidera de l’avenir de notre pays. Tout commence par là. Nous le devons aux professeurs qui se dévouent à la tâche malgré la défiance partout répandue et aux élèves, bien sûr, qui ont le droit de recevoir ce qui nous a été transmis pour accomplir leurs facultés et offrir au monde à venir ce qu’ils ont de meilleur à faire naître. Pour cela, il faut des connaissances, et non des diplômes que notre faillite collective a fini par priver de sens.

« No sport » (Winston Churchill)

16/06/2021 Aucun commentaire
Champion olympique du point Godwin ! (« Les dieux du stade », Leni Riefsenstahl, 1938)

Hier soir, premier concert depuis 18 mois avec l’orchestre symphonique d’Eybens. Soulagement et joie éruptive du moment longtemps empêché, longtemps retenu, longtemps confiné. Euphorie et exaltation au fond difficilement transmissibles par écrit, il fallait être là. Nous avons joué des compositeurs allemands, autrichiens, anglais, italiens, et même un Norvégien, convaincus que la musique est « plutôt un pays en plus » (pour paraphraser Jean-Luc Godard), et que nous étions de ce pays, sans passeport ni visa.
Je rentre chez moi sur un petit nuage. Las ! Je rentre chez moi, également, dans ma bagnole. J’ai le malheur d’allumer la radio et d’écouter les informations. Des nouvelles d’autres déconfinés heureux en plein relâchement m’agressent, et gâchent l’effet. Micro-trottoir à la sortie d’un match : « C’est un grand moment ! Qu’on attendait depuis tellement longtemps ! Qu’est-ce que ça nous avait manqué ! Mais c’est indescriptible, une soirée aussi parfaite dans les gradins, fallait être là ! On s’est baladé ! On les a pas vus, les Allemands ! On est chez nous ! Ouais on est chez nous ! Les Allemands mais ils n’ont plus qu’à rentrer chez eux bon débarras les Allemands ! Ah ah ! Nous on a le plaisir d’être ensemble, d’avoir supporté, et d’avoir gagné ! Et de s’embrasser, franchement tant pis pour les gestes barrière ! »
Je suis abasourdi, je cherche la faille logique : comment ce gars peut-il dire exactement la même chose que moi tout en disant le strict contraire ?
Vive la musique, qui est la découverte et le partage de ce qui se trouve au-delà des frontières ; à bas le sport qui est la guerre et le chauvinisme continués par d’autres moyens.

Lorsque le sport se fait nationaliste, avec une « patrie n°1 » qui affronte une « patrie n°2 » , on peut le comprendre de deux façons : soit on considère que le sport est bienfaisant parce qu’il ritualise la guerre, la sublime, et par conséquent l’évite, la remplace, il fait diversion ; soit on n’y voit qu’une répétition générale à coup de galvanisation patriotique avant les vrais combats, comme les jeux olympiques de Berlin en 1936 filmés par Leni Riefenstahl.
Dans les deux cas le patriotisme décérébré est intact, valeur refuge, passion simple jamais remise en cause et même encouragée par les instances politiques en notre époque de revendications identitaires exacerbées.
En entendant hier un supporter répéter « On est chez nous » (slogan du RN) et expliquer sa joie d’avoir vaincu les Allemands qui n’avaient plus qu’à rentrer chez eux, humiliés (revanche inconsciente de 1870 et de 1940), m’est revenu comme une bile le premier chapitre de Voyage au bout de la nuit, quand Bardamu définit ce qu’est la guerre par A + B, comme une équation infaillible :

Alors, ils mettent leurs chapeaux haut de forme et puis ils nous en mettent un bon coup de la gueule comme ça :  » Bande de charognes, c’est la guerre ! qu’ils font. On va les aborder les saligauds qui sont sur la patrie N°2 et on va leur faire sauter la caisse ! Allez ! Allez ! Y a tout ce qu’il faut à bord ! Tous en chœur ! Gueulez voir d’abord un bon coup que ça tremble : Vive la patrie N°1 ! »

On peut remplacer « patrie n°1 » et « patrie n°2 » par ce qu’on voudra et la formule se vérifiera toujours, toutefois France-Allemagne est un indémodable classico.

Tout ça n’empêche pas, Nicolas

31/05/2021 Aucun commentaire
« Le cri du peuple », Tardi, Vautrin, édition intégrale, 2021.
Édition initiale en quatre tomes, 2001-2004.

Il y a 150 ans, la Semaine Sanglante mettait un terme à un bref régime politique, la république sociale appelée Commune de Paris. La France a-t-elle été à nouveau de gauche depuis, ou bien l’hécatombe puis le Sacré-cœur lui ont-ils servi de leçon ?

Depuis plusieurs semaines je lis tout ce qui circule sur l’histoire de la Commune (pratiquement pas d’hommages officiels, peu d’échos médiatiques, à part chez les gauchistes genre Là-bas si j’y suis qui relaie les formidables causeries d’Henri Guillemin)…

La Commune est cette expérience de deux mois et dix jours qui a malgré la guerre sans trêve énormément inventé (la laïcité 35 ans avant la loi de séparation de l’Église et de l’État… l’école gratuite et obligatoire 10 ans avant Ferry… la gratuité des loyers en temps de crise 75 ans avant l’inscription du droit au logement dans le droit français… le salaire minimum envisagé 80 ans avant l’invention du SMIG… les élus sommés de rendre des comptes des décennies avant les refrains sur la transparence ou la démocratie participative… l’autogestion dans les entreprises un siècle avant mai 68… l’autonomie locale anti-jacobine 110 ans avant la décentralisation… l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes une éternité avant tout le monde…) puis qui a été éventrée et noyée dans son sang par une guerre civile aussi abominable et dégueulasse que n’importe quelle guerre civile. Peut-être même un peu plus dégueulasse, puisque survenant dans la foulée d’une guerre traditionnelle, entre états, guerre perdue par la France, ce qui autorise à interpréter les massacres de Paris en tant que match retour : l’ignoble armée française, humiliée par sa déculottée face aux Prussiens, se venge sur le peuple parisien. Voyez, elle l’a gagnée, la guerre, finalement, elle a sauvé la République. Bilan selon les derniers décomptes : 877 morts dans le camp Versaillais, entre 5 700 et 7 400 morts dans le camp communard, certains historiens parlent même de 20 000 morts durant la semaine sanglante, mais ceux-là sont manifestement de parti pris, et puis les charniers entassant les cadavres de façon trop désordonnée pour apporter davantage de précision.

En chemin une révélation m’éblouit : je constate que quasiment tout ce que je sais de la Commune, je l’ai appris par des lectures personnelles (Vallès bien sûr, Vautrin, Tardi, Hugo, Louise Michel…). Ou, un peu, par des chansons transmises le long d’une tradition familiale – je me souviens du 33 tours La Commune en chantant, qui traînait chez mes parents et se terminait par Le Temps des cerises (je ne comprenais d’ailleurs pas ce que cette chanson pop, parlant d’amour et de mélancolie venait foutre ici, qu’avait-elle donc d’historique ou de politique ? Bien plus tard, je m’en souviendrai en citant cette chanson dans les Giètes, car une fois la maturité acquise j’aurai compris qu’après l’histoire et la politique demeurent l’amour et la mélancolie). En tout état de cause je ne me souviens pas avoir entendu un traitre mot à propos de la Commune lors de mon long cursus scolaire et universitaire. Cette lacune est, en soi, une trahison des valeurs de la Commune, qui ne croyait en rien davantage qu’en l’éducation.

L’extravagante amnésie de ces semaines où l’armée Française a exécuté des Français qui tentaient de changer le monde et la vie publique est un tabou, extraordinairement louche… Imaginons, en outrant à peine la comparaison, que les élèves espagnols n’abordent jamais la période 1936-1939, les Anglais la période 1642-1651, les Américains la période 1861-1865, ou les habitants de toute la péninsule balkanique la période 1991-2002.

Les domaines sont pourtant innombrables où la Commune a servi de prototype et de laboratoire, et pourrait continuer de nous dispenser leçons et avertissements. Ses fugaces victoires énumérées trois paragraphes plus haut, son martyre atroce, mais également ses flagrants échecs : ses tiraillements internes, la fatale impossibilité de l’union de la gauche, vouée à la faillite… En 1871 comme au XXIe siècle dès que la gauche a le pouvoir elle se fragmente en on-ne-sait combien de factions qui se détestent et se foutent sur la gueule. Tandis qu’en face l’union de la droite est très facile à établir sur une communauté d’intérêts économiques – à l’époque de la Commune : la collusion entre conservateurs, arrivistes et gens de bien, bourgeois Versaillais et République des banquiers, partisans de l’ordre, des affaires et de l’Église ; à notre époque : euh, eh ben, les mêmes, rigoureusement… Aujourd’hui ils s’appellent la République en Marche.

Finalement ma question contenait sa propre réponse : pourquoi oublie-t-on la Commune ? Eh bien, parce que depuis lors les Versaillais ont, globalement, conservé le pouvoir sans partage, et répriment toujours les prétentions démocratiques du peuple à participer au pouvoir. Quand on voit la police éborgner les Gilets jaunes, quand on voit l’arrogance et le képi du préfet Lallement, on ne peut s’empêcher de penser à l’armée d’Adolphe Thiers chargeant les fédérés, l’objectif et la méthode sont les mêmes : remettre manu militari le peuple à sa place, l’infantiliser. Que le peuple ne soit jamais adulte. Laissez-nous faire, nous sommes des professionnels, nous savons mieux que vous ce qui est bon pour vous. Ce qui est bon pour vous : nos profits. Mais si, je vous assure, nos profits sont bons pour vous, grâce à un phénomène magique tout-à-fait intéressant, qui s’appelle le ruissellement. Un peu comme quand vous pissez contre un mur, vous y en a comprendre ou vous y en a vouloir un flashball dans l’oeil ?

Pardon, je m’égare.

Victor Hugo, en ce temps-là homme politique autant qu’écrivain, n’a pas été communard mais pour autant a été moins odieux que bien d’autres littérateurs vomissant la Commune, y compris parmi des réputés progressistes comme George Sand ou Émile Zola (je ne mentionne même pas Flaubert puisqu’il n’a jamais revendiqué son appartenance au camp progressiste, sceptique qu’il était envers le suffrage universel). Hugo a écrit en pleine épuration des fédérés, pendant qu’on les envoyait en Nouvelle Calédonie, que tout communard en fuite pourrait frapper à sa porte, et trouver un refuge chez lui. Grande classe, Victor Hugo. Il a eu, une fois encore, le génie de la formule et de la rhétorique contradictoire : « La Commune est une bonne chose mal faite. » (lettre d’Hugo de juillet 1871 citée par Robert Badinter ici) Il trouve aussi des mots grandioses pour évoquer l’une des grandes héroïnes de la Commune : Louise Michel, la Viro Major (plus grande qu’un homme). Hugo s’incline, il a trouvé son maître, et pas seulement sa maîtresse. Louise Michel est aussi digne que lui d’entrer au Panthéon, sauf que nous attendons toujours.

Quatre citations fondamentales :

La question des femmes est, surtout à l’heure actuelle, inséparable de la question de l’humanité. (…)
Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine. En attendant, la femme est toujours, comme le disait le vieux Molière, le potage de l’homme. Le sexe fort descend jusqu’à flatter l’autre en le qualifiant de beau sexe. Il y a fichtre longtemps que nous avons fait justice de cette force-là, et nous sommes pas mal de révoltées.
Mémoires de Louise Michel, 1886

Je suis ambitieuse pour l’humanité ; moi je voudrais que tout le monde fût artiste, assez poète pour que la vanité humaine disparût.
Plaidoirie, audience du 22 juin 1883

Elle [la Commune] est en réalité depuis toujours, sous tous les noms que prend la révolte, à travers les âges, cette union des spoliés contre les spoliateurs ; mais à certaines époques telles que 71 et maintenant, elle frémit davantage devant des crimes plus grands, ou peut-être, il est l’heure de briser un anneau de la longue chaîne d’esclavage.
(La Commune, édition La Découverte, 2015)

Si un pouvoir quelconque pouvait faire quelque chose, c’était bien la Commune composée d’hommes d’intelligence, de courage, d’une incroyable honnêteté et qui avaient donné d’incontestables preuves de dévouement et d’énergie. Le pouvoir les annihila, ne leur laissant plus d’implacable volonté que pour le sacrifice. C’est que le pouvoir est maudit et c’est pour cela que je suis anarchiste.
(id.)

Le pouvoir est maudit. Ce dernier aphorisme est sublime, il parle de politique, donc de vous, de moi, de 1871, de 2021.

Des génies et des escrocs

18/04/2021 Aucun commentaire

Dans l’interminable série La pub c’est de la merde je vous propose l’épisode du jour : la campagne des « Dirigeants commerciaux de France » .

Tout à l’heure j’attendais le bus, et comme il n’en passe pas bézèf en période de vacances scolaires, j’ai subi pendant près d’un quart d’heure dans l’abribus le voisinages de cette merde, je veux dire cette pub plus grande que moi.

Comprenons bien le message : « Quand j’étais petit et que j’étais tromignon, j’adorais me déguiser et jouer à être un artiste et un guitar-hero, mes parents me prenaient en photo quand je faisais des pestacles et ils avaient plein de likes sur Facebook. Mais ensuite j’ai atteint l’âge de raison, je suis devenu responsable, j’ai remisé les instruments de musique dans mon coffre à jouets entre mon nounours, mes crayons de couleurs et mon chapeau de cowboy, j’ai atteint la maturité et j’ai accompli mon destin : je suis devenu dirigeant et commercial de France. Désormais j’ai un vrai métier, plein de « créativité, d’expertise et d’empathie » et je peux me foutre de la gueule de ces maudits fainéants d’intermittents qui crèvent la dalle faute de la moindre once de créativité, d’expertise et d’empathie, ah ah, la preuve ces cons-là ont perdu un tiers de leur pouvoir d’achat au cours de l’année 2020. »

Une fois que j’ai bien vomi et que j’ai pris mon bus, je continue, à mon grand âge, à faire de la musique et c’est bien.

Jeudi 15 avril 2021, j’ai mené avec Marie Mazille un atelier de création de chansons express, parc Géo-Charles, Echirolles (avec la bénédiction de la Maison des écrits, merci Margaux).
Le principe : nous déambulons dans le parc, nous discutons quelques minutes avec les promeneurs, enfants ou retraités ou n’importe quelle tranche d’âge entre les deux, nous prenons des notes sur leur humeur du moment, et nous en tirons une chanson en dix minutes max. Neuf chansons ont ainsi été créées en deux heures (aucune n’est déposée à la SACEM). Nous nous sommes bien amusés, merci bravo ! Un bref extrait ici. Et des photos là. Et puis une autre escroquerie géniale ici.

En débriefant sur le chemin du retour, Marie résume à merveille le travail accompli : « Nous sommes à moitié des escrocs et à moitié des génies. » Certes ! Mais du moins ne serons-nous jamais des dirigeants et commerciaux de France.

Archéologie littéraire de la fake news (4/6) : Mark Twain contre Adolf Hitler

12/04/2021 Aucun commentaire

(Précédents épisodes : 1 – Machiavel, 2 – Jonathan Swift, 3 – Armand Robin)

Poursuivons notre archéologie littéraire des fake news avec un doublon contre-nature. On trouve en librairie deux livres frappés du même titre, L’art de mentir. L’un est signé Mark Twain (1835-1910), l’autre Adolf Hitler (1889-1945). Ces deux-là seraient peut-être stupéfaits de la coïncidence éditoriale, observable exclusivement en France. Par association d’idées surgit un troisième larron : on songe que L’art de mentir pourrait en outre tenir lieu de titre adéquat au fameux best-seller de Donald Trump (l’homme aux 30 000 mensonges recensés en 4 ans de Maison Blanche) intitulé en réalité The art of the deal, ce qui n’est qu’une périphrase.

1) Twain

Si l’édition courante du texte de Mark Twain s’intitule bien L’art de mentir (éditions de l’Herne, 2012), son titre complet est plus nuancé, Sur la décadence de l’art de mentir (On the Decay of the Art of Lying). Il s’agit d’un bref essai de circonstance, exposé sarcastique rédigé en 1880 pour une conférence du Historical and Antiquarian Club of Hartford, Connecticut. Twain exprime ses regrets qu’à cause de l’injuste mépris dans lequel on tient le mensonge, on ne sache pas aussi bien mentir qu’on le devrait :

Le mensonge, en tant que vertu et principe, est éternel. Le mensonge, considéré comme une récréation, une consolation, un refuge dans l’adversité, la quatrième grâce, la dixième muse, le meilleur et le plus sûr ami de l’homme, est immortel et ne peut disparaître de la terre tant que ce Cercle existera. Mes doléances ont trait uniquement à la décadence dans l’art de mentir. 
Aucun homme de haute intelligence et de sentiments droits ne peut considérer les mensonges lourds et laids de nos jours sans s’attrister de voir un art noble ainsi prostitué.
(…)
Le mensonge est universel. Nous mentons tous. Nous devons tous mentir. Donc la sagesse consiste à nous entraîner soigneusement à mentir avec sagesse et à propos, à mentir dans un but louable, et non pas dans un nuisible, à mentir pour le bien d’autrui, non pour le nôtre, à mentir sainement, charitablement, humainement, non par cruauté, par méchanceté, par malice, à mentir aimablement et gracieusement, et non pas avec gaucherie et grossièreté, à mentir courageusement, franchement, carrément, la tête haute, et non pas d’une façon détournée et tortueuse, avec un air effrayé, comme si nous étions honteux de notre rôle cependant très noble. Ainsi nous affranchirons-nous de la fâcheuse et nuisible vérité qui infeste notre pays.

Puisque notre démarche est celle d’un archéologue des idées, précisons que Twain a beau être l’un des pères fondateurs de la littérature américaine, il s’inscrit ici, de façon américaine et par conséquent pragmatique, dans une controverse purement européenne, celle qui fit suite à l’énonciation en 1785 de l’impératif catégorique de Kant, n’envisageant le bien de l’humanité qu’en proportion de la vérité exprimée. On se souvient de la passe d’armes entre Kant et Benjamin Constant, ce dernier tenant au contraire que tout le monde n’a pas droit à la vérité : « Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s’il était pris d’une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences directes qu’a tirées de ce premier principe un philosophe allemand, qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. » (in Des réactions politiques, 1796)

Avec Constant, la vérité cessait d’être une valeur absolue pour n’être due qu’à ceux qui la méritent… Son relativisme permettait les débats sans fin entre les littéralistes (il faut s’en tenir à la lettre et aux principes – dire la vérité) et les contextualistes (il faut tenir compte du contexte) ; et du même coup ouvrait grand la porte à l’ironie des satiristes pro-mensonges, tels Twain en Amérique ou Oscar Wilde en Angleterre qui, presque simultanément (1891) écrit un texte au titre voisin, The decay of lying, dans lequel un personnage déplore que la décadence du mensonge en tant qu’art, science et plaisir social ait entraîné le déclin de la littérature moderne…

2) Hitler

Quant au « livre » d’Hitler, sans doute l’un des objets les plus curieux issus de ma bibliothèque, il porte lui aussi un titre complet plus spécifique et circonstancié : L’art de mentir : petit manuel à l’usage de tous ceux qui s’exercent à l’art délicat du mensonge, illustré de quelques exemples choisis, dûs à la plume des « Maîtres du monde » [avec accent circonflexe sur dûs].

Entre temps nous avions inauguré le XXe siècle : le mensonge avait cessé d’être une pomme de discorde pour cénacle philosophique ou un privilège pour dandy ironiste, il était devenu un métier, une technique, une spécialité.

Cette élégante brochure anonyme à frise de swastikas, 36 pages, format poche, reliée par deux agrafes, imprimée en 1944 par le Bureau d’information anglo-américain, est l’un des rouages de la guerre psychologique et guerre de propagande, qu’était, aussi, devenue la Seconde Guerre Mondiale. Il est un précurseur du fact-checking aussi bien que les nazis étaient des précurseurs de la fake news : chaque page confronte un mensonge factuel d’Hitler ou de Goebbels (je suis un pacifiste, c’est l’ennemi qui veut la guerre, l’ennemi commet des atrocités tandis que nous sommes respectueux des populations et des cultures, il n’y a pas de censure en Allemagne, et, globalement, nous vaincrons car nous sommes les plus forts) à la réalité de terrain qui exprime évidemment l’inverse. Le très joli livret beige est en sus orné de caricatures signées Rowland Emett (1906-1990), pilier de la revue satirique Punch. A-t-on besoin de redire l’utilité et la force de frappe de la caricature pour la critique politique ? Oui.

Je reproduis l’introduction originale de l’ouvrage :

Il y a encore une dizaine d’années, le personnage du Baron Münchausen, gentilhomme allemand, occupait la première place dans la liste des grands menteurs de l’histoire. Depuis lors, le pauvre baron s’est vu dépouiller de ses lauriers au profit d’un, ou plutôt, pour être tout-à-fait exact, de deux de ses compatriotes ; et il faut bien dire que les successeurs de Münchausen ont su porter le mensonge sur un plan qu’il n’avait jamais atteint avant eux. Le baron, en effet, ne faisait qu’exploiter l’ignorance de ses auditeurs. Il leur parlait de contrées étranges et d’animaux fabuleux qui, en fait, étant donné le peu de choses que savaient les gens à cette époque, auraient fort bien pu exister sans qu’il le sût. Tandis que les Grands Prêtres modernes du Mensonge se moquent comme d’une guigne que le soleil brille lorsqu’ils affirment qu’il fait nuit. Ils soutiennent que plus le mensonge est gros, et plus il a des chances de passer pour la vérité. Pour qu’un mensonge atteigne son but, disent-ils, il faut qu’ils soit énorme, cynique, et tonitruant ; il faut qu’il soit de taille à porter aux gens un coup qui les assomme et les laisse pantois. Il faut qu’ils finissent par chanceler, pris de vertige, tandis qu’on leur répète à satiété que ce qu’ils voient devant eux n’est qu’une illusion.
Le candidat à la carrière de menteur ne pourrait mieux s’y préparer qu’en lisant d’un bout à l’autre les œuvres des deux plus grands charlatans qui se soient jamais vus sous la calotte des cieux. Que ce candidat ait toujours à portée de sa main un exemplaire de Mein Kampf, de Hitler, car c’est la Bible du mensonge. Il y trouvera tous les principes de la Duperie et les leçons de la Dissimulation. Qu’il ne néglige point cependant les manifestations plus ordinaires du Mensonge, et qu’il recueille avec soin les perles inestimables que la radio et les presses d’imprimeries nazies laissent tomber chaque jour. Qu’il écoute, qu’il observe, qu’il retienne ; et s’il ajoute à sa peine un tant soit peu d’imagination, alors une brillante carrière l’attend à la Whilhelmstrasse [adresse de la chancellerie et de nombreux ministères du Troisième Reich dont celui de l’office aux affaires étrangères]. Là, il pourra tout à loisir renier père et mère, religion ou patrie, et cela d’autant mieux que la nature l’aura gratifié d’une poitrine d’airain, d’une voix de stentor et de glandes à venin.

Mein Kampf étant aujourd’hui un best seller un peu partout dans le monde (la réédition française la plus récente date de 2016), il était juste et salutaire que le fascicule L’art de mentir fût également réédité. Mission accomplie en janvier 2021 par les excellentes éditions Wombat, qui font bien mention de l’auteur Adolf Hitler sur la couverture (et effacent l’accent circonflexe sur le mot dûs), mais l’amateur trouvera sans difficulté l’original sur le marché de l’occasion, à prix raisonnable. J’imagine que la rareté et la spéculation sont évitées en raison du tirage gigantesque de l’objet, des dizaines ou des centaines de milliers d’exemplaires peut-être ? Largués sur les populations françaises en même temps que des armes et des parachutistes anglais…

Prochainement sur cet écran : cinquième et dernier épisode provisoire, avec du Nietzsche et surtout du Pierre Bayard !

Que faire 2021 (Ou : Comment j’ai appris à aimer la Catastrophe et ne plus m’en faire)

12/03/2021 2 commentaires

En ces temps de catastrophes, on a terriblement besoin de Catastrophe.

Catastrophe est un groupe qui chante, qui joue, qui écrit, qui parle, qui danse. Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils sont doués, ils sont énergiques, ils sont funky, ils ont forcément un sacré paquet d’ennemis. Heureusement que, comme le dit mon camarade JPB, Ils ont tout de même deux gros défauts, ils sont blancs et ils sont français.

Dès 2016, au moment de leur émergence, ils ont publié dans Libé un manifeste fulgurant qui reposait cette question de tout temps lancinante, Que faire. Lénine se la posait en 1902, oh c’était fastoche pour lui, pépouze le Lénine, à l’époque tout restait à faire, Lénine n’arrivait pas après tout le monde, il ne vivait pas dans le dérèglement climatique, la sixième extinction de masse, la crise, la dette, la ruine, le cynisme, le monde épuisé, la vie empoisonnée, les ogives nucléaires, les pandémies, la guerre libérale et solitaire de tous contre tous, le nouvel âge d’or du populisme et de l’obscurantisme, les fake news, les réseaux sociaux, l’angoisse et la désabusion, le survivalisme et la collapsologie, la fatalité sous tous ses vilains masques. Catastrophe répond à la question pour sa génération, c’est sensiblement plus difficile, et le fait avec brio, avec poésie, avec groove. Avec gravité et avec danse. Des deuils qui dansent comme ils disent superbement dans la chanson Maintenant ou jamais. La conclusion de leur manifeste (mais lisez-le plutôt en entier) : Le monde est une pâte à modeler, pas cette masse inerte et triste pour laquelle il passe. Des futurs multicolores nous attendent. N’ayez pas peur, il n’y a plus rien à perdre.

Que faire ? La réponse était dans la question et nous crevait les yeux : faire.

Catastrophe aligne depuis cinq ans chansons, concerts et clips, ceux-ci parfois un peu glacés, mais le plus souvent chauds comme la braise. De la bonne transpi, de la bonne vibration. Parmi leurs clips j’aime particulièrement Nuggets (2018), qui vous poigne comme le ferait un dispositif de Sophie Calle. Au fond Catastrophe appartient à l’art contemporain.

En 2021, ils sortent leur second album, Gong. Comme tout le monde privés de scène, ils ne peuvent le présenter en public. Alors ils le présentent en privé, mais à portée de tous : c’est leur formidable Release Party, en streaming sur Arte. La légende prétend que le tournage a eu lieu dans les sous-sols du siège du parti communiste, place du Colonel Fabien (architecte : Oscar Niemeyer). Vous ferez ce que vous voudrez de cette presque-information, ce symbole, d’un confinement dans le bunker d’un grand soir qui n’a pas eu lieu. Ce qui ne fait aucun doute, c’est qu’il y a là de quoi aimer les catastrophes, de quoi aimer 2021 et surtout de quoi aimer passionnément la jeunesse sacrifiée de 2021. Allez-y, les filles et les gars ! Vous êtes beaux, vous êtes intelligents, vous êtes doués, vous êtes énergiques, vous êtes funky et vous n’avez pas que des ennemis.

Bonus – Le numéro 337 daté du 10 mars 2021 de l’excellent journal-poster « Le 1 » titré Jeunesse : A quand les jours heureux ?, contient un texte de Blandine Rinkel, celle-là même qui chante au beau milieu de la Catastrophe. Ce texte, intitulé Un animal dans le ventre, débute par « J’aurai bientôt 30 ans et je n’aurai jamais eu 29 ans » . Combien de jeunes gens se reconnaîtront dans ce calcul terrible ? Deux autres phrases prélevées : « Nous devenons des petits vieux à qui on parle comme à des enfants. (…) Mais le temps n’est peut-être pas si linéaire qu’on le croit. » La suite est à lire ici.