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Manifestement

10/10/2020 Aucun commentaire

Grenoble, ma ville, vient d’être élue capitale verte et simultanément de basculer zone rouge grave, polluée à mort, ultra-rouge quasi-noir cramoisi violacé turgide. Qu’est-ce que ça change, à vue d’œil polychrome ? Par la fenêtre, je ne vois que du gris. Un de ces jours où le ciel est plus bas que les montagnes. Un autre de ces jours d’automne glacé, humide, morose, repoussant. Un jour de deuil et d’abandon, qui m’invite à remâcher Clandestine, le dernier livre d’Hervé Bougel (ex-Grenoblois), texte bref mais long en bouche, révélant assez comment Grenoble ne convient pas à toutes les natures.

Il fait moche dans le ciel et sur la terre et nous avançons masqués.

Les rues sont presque vides. Je réalise qu’en cette période qui interdit, plus ou moins formellement (l’empêchement est ici formel), toute manifestation, c’est-à-dire toute contestation, il se trouve que j’ai un disque de chevet, Le Manifeste de Saez, ainsi qu’un film culte qui est mon film préféré de la semaine ou de la décennie, je ne sais pas encore, Manifesto de Julian Rosefeldt. Est-ce une compensation ?

Le Manifeste de Saez (2016-2019), album quadruple sous-titré Ni dieu ni maître après avoir porté divers titres, est une extravagance, un choc, un bloc, un tour de force aussi lointain que possible de ce que l’on entend usuellement par album de chanson française, modèle industriel facilement aimable, calibré et reproductible à base de deux trois idées sentimentales et de couplets et refrains avec pont, solo et coda. Rien de tout cela. Le Manifeste ne s’écoute pas distraitement tout en cherchant autre chose sur son portable mais exige toute l’attention, toute l’implication, de son auditeur. Quatre heures de musique intense et débordante, de textes exigeants et écorchés, quatre heures à s’accrocher en compagnie d’un artiste intransigeant, qui ne lassera que ceux qui méritent d’être lassés et qui ricaneront face à la caricature du poète maudit. On trouve ici et là des traces de Jacques Brel (La Maria serait comme une séquelle d’Amsterdam), de Jean Ferrat (Années 60 : Ferrat parle de la France qu’il a sous les yeux, de l’émancipation des classes sociales et prend la forme de chansons d’amour, Ma môme, Ma France… 2019 : Saez parle de la France qu’il a sous les yeux, donc de la religion mais cela prend encore la forme d’une chanson d’amour : Ma religieuse), de Ferré, de Noir Désir, de Renaud et même de Johnny Hallyday (l’émouvant hommage Jojo). Mais on trouve surtout Saez, singulier, entier et irrécupérable, généreux et inachevé, adolescent et rock’n’roll, ses obsessions, ses déchirements, ses failles, son autobiographie (Ma vieille sur sa mère et Mohamed sur son grand-père sont deux sommets), ses révoltes, avant tout et après tout sa poésie. On peut explorer le site de Saez rebaptisé pour l’occasion Culture contre Culture.

Manifesto de Rosefeldt (2015) est une extravagance, un choc, un bloc, un tour de force aussi lointain que possible du ce que l’on entend usuellement par film, modèle industriel facilement aimable, calibré et reproductible à base de deux trois idées sentimentales et de personnages et de péripéties avec début milieu climax et happy end répartis méthodiquement sur 90 minutes. Rien de tout cela. Manifesto ne se regarde pas distraitement sur un onglet ouvert tout en faisant autre chose de son portable mais exige toute l’attention, toute l’implication, de son spectateur. D’abord installation d’art contemporain sur douze écrans simultanés, les douze séquences ont été réincarnées et réunies en un long métrage conceptuel, hypnotisant et parfois désopilant. La géniale Cate Blanchett, seule à l’écran le plus souvent, incarne 13 personnages, quasiment 13 archétypes, et déclame hors contexte une cinquantaine de manifestes politiques ou artistiques du XXe siècle (seul le premier cité, l’inaugural Manifeste du parti communiste de Marx et Engels, 1848, appartient au siècle précédent), écrits dans six langues européennes. Il faut voir (pour le croire) Blanchett en clodo braillant Guy Debord, en trader cynique éructant le futurisme pré-fasciste, en veuve éplorée lisant Dada à en pleurer, en maitresse d’école maternelle prêchant Godard et Lars Von Trier, en chorégraphe russe tonitruant Fluxus, en marionnettiste susurrant André Breton, en punk vociférant le stridentisme, en femme au foyer récitant les textes fondateurs du Pop Art comme on prononce les grâces avant de découper la dinde, en présentatrice du 20 heures ânonnant l’art conceptuel avec une diction standard internationale représentée chez nous par Claire Chazal… (Toutes les séquences sont visibles séparément sur le site de l’artiste, mais attention, sans sous-titres.) Détail sans doute signifiant : c’est une femme qui prononce ces textes grandiloquents écrits par des hommes. Pourquoi donc seuls les hommes, durant le siècle des manifestes, ont-ils manifesté ? À moins que, comme d’habitude, des femmes l’aient fait et aient été oubliées (1)… Ces textes d’une énergie stupéfiante, écrits pour devenir des actes et des actions, ne sont pas du tout parodiés, au contraire ils prennent une épaisseur extraordinaire dans la bouche de ces personnages facilement identifiables par leur fonction, qui, dans la vie réelle, sont agis par eux, infusés par eux, comme nous le sommes nous-mêmes.

Je relève cette coïncidence : deux œuvres aux titres similaires se manifestent et se télescopent sous mes yeux. Je m’en étonne. Pour dépasser le constat du simple jeu de mots synchronisé, j’interroge l’étymologie de manifeste.

Or il n’y a pas une mais deux étymologies. Le latin manufestus signifiait pris à la main/par la main/la main dans le sac et connotait ce qui est concret, accessible à nos sens, palpable, évident, patent, incontestable ; bien plus tard, l’italien manifesto, adjectif substantivé, qualifiait ce qui était rendu public par affichage ou tract, prise de position, texte de loi, tribune, appel, réclame, polémique. Quant à Manifestation, on note un remarquable chemin de sécularisation : le mot a d’abord eu des acceptions religieuses (révélation, apparition du christ), puis scientifiques et médicales (apparition de symptômes), puis sentimentales (expression de l’intériorité, de la flamme retenue puis déclarée), enfin politiques c’est-à-dire collectives (rassemblement, démonstration publique d’une opinion ou d’une protestation).

Une conclusion, si l’on y tient : les œuvres qui manifestent, qui sont là sous notre main, qui nous prennent en main, qui nous parlent, et qui exigent, y compris de celui qui les reçoit, sont plus urgentes que jamais.

  • (1) – Des traces existent bel et bien, si l’on se donne la peine de chercher. Mina Loy (1882-1966), peintre, poète, agent artistique et femme libre, a vécu parmi ces avants-gardes viriles si promptes à produire du manifeste, côtoyant Apollinaire, Picasso, Duchamp, Cravan (qui fut son mari), Giacometti, Ernst et compagnie. Elle a écrit des textes polémiques rassemblés de façon posthume sous le titre Manifeste féministe & écrits modernistes (éditions Nous, 2014).

Mauvais rêves

09/10/2020 Aucun commentaire
Dudley Moore (1932-2003)

Cette nuit j’étais assailli par des zombies. Je trouvais refuge dans un centre de vacances désaffecté en pleine montagne. J’ai reconnu l’endroit au premier coup d’œil, c’est ici, à Autrans, sur le Vercors, que j’ai travaillé pour la première fois à l’âge de 17 ans. Les bâtiments sont mal entretenus, l’électricité ne marche plus. Les zombies sont nombreux à traverser les couloirs, hagards et assez lents donc il suffit de les garder à l’œil pour ne pas se laisser déborder. Je me suis enfermé dans un réfectoire et de là je les observe, ils essayent de rentrer, s’entassent et rebondissent mollement contre les portes vitrées, s’écrasent le nez qui du coup tombe le long de la vitre en laissant une trainée noire, et je commente à voix haute : « Ils viennent là poussés par l’habitude, c’est ici qu’ils mangeaient, ils veulent continuer à manger, sauf que c’est moi le menu » (pour cette scène et ce dialogue j’assume le plagiat du Zombie de Romero). Mais soudain j’entends une voix me répondre, je me retourne, un zombie est assis dans un coin, il me dit en souriant gentiment : « Ne vous inquiétez pas, vous ne risquez rien d’eux » . Il s’exprime calmement, parle « d’eux » comme s’il n’en faisait pas partie, je suis très méfiant. Je m’approche pour mieux le voir, il ne semble pas du tout zombifié, raison de plus pour être prudent, il est très bien maquillé par dessus sa pourriture de zombie, je reconnais sa tignasse noire bouclée : c’est Dudley Moore qui joue le rôle, il est super sympa Dudley Moore, Dudley Moore n’a jamais joué que des personnages super sympas, c’est bien la preuve que son amabilité est un piège ! Il a entre les mains mon ordinateur portable, justement je le cherchais, il me demande mon mot de passe parce qu’il veut juste « tchéquer ses mails » , ouais c’est ça si tu crois que je suis dupe, tu veux m’embobiner gros rusé, une fois que je t’aurai filé le code de mon ordi tu pourras me bouffer le cerveau tranquille, je vous connais vous autres zombies, il n’y a qu’une chose qui vous intéresse, même si vous êtes joués par Dudley Moore pour donner le change. Je joue au plus malin, je lui donne un faux mot de passe puis je feins la déception, « Ah tiens ça ne marche pas ? comme c’est bizarre… Bon ben je vais aller chercher le mot de passe ailleurs, alors… » J’ouvre une fenêtre, j’enjambe, on est au premier étage, je m’apprête à sauter, je vois que la nuit tombe sur le Vercors… Dudley se lève, il ne sourit plus, il me dit « Non mais attends, reste avec moi, on s’en fout du mot de passe ! », il tend la main vers moi. Je saute ! Magnifique réception en roulé-boulé sur le gravier. Et je cours dans la forêt, dans la nuit, je cours, je cours, je cours, je me réveille.

Je me gratte les yeux, je pose les pieds par terre, je baille.

Je suis de retour dans le vrai monde. Je prends le temps de me souvenir qu’il est plus inquiétant encore que l’autre. Je ne me recouche pas pour autant. Quand faut y aller.

Nouvelles du jour. Le 2 octobre dernier, Rihanna a accompagné le défilé de sa collection de lingerie d’un morceau de techno intitulé Doom signé d’une CouCou Chloe. Elle l’avait déjà fait en 2017 sans que cela fasse tiquer quiconque. Trois ans plus tard, ce morceau engendre un scandale : il se trouve qu’il remixe des chants musulmans. Or, faut respecter. Cette appropriation de sons sacrés dans un contexte profane est intolérable pour certains. Après une petite semaine de bouillonnement des réseaux dits sociaux, Rihanna et CouCou Chloe s’excusent toutes les deux piteusement. Nous avons fait une grosse erreur, pardon à nos frères et sœurs musulmans, on ne recommencera plus promis. L’écume éclabousse jusqu’en France. Dans l’émission de Cyril Hanouna, une chroniqueuse commente placidement : « Moi je trouve que [Rihanna] j’ai envie de la tuer » . Cet appel télévisé au meurtre, ou du moins, cette légitimation de la mise à mort pour blasphème, quant à lui, passe comme une lettre à la poste, beaucoup mieux qu’un morceau de musique choquant. Il est « normal » .

Ce matin, tout à fait réveillé et ébroué de mes faux zombies, j’écoute Doom de CouCou Chloe. Je n’aime pas spécialement ça, tant pis, je me force, je l’écoute, jusqu’au bout, je monte même le son pour être sûr. Comment un morceau de musique peut-il donner envie de tuer ? En y mettant de la religion dedans. Putain, pas moyen de me réveiller puisque je ne dors pas.

Durant les années 90, des groupes comme Enigma (Sadeness) puis Era (Ameno) ont connu leur heure de succès en remixant des chants grégoriens façon techno-new age. Je n’en raffolais pas non plus (alors que j’aime les chants grégoriens), je dédaignais ce qui me semblait du parasitisme esthétique, mais l’idée du blasphème ne m’effleurait même pas. Je ne sache pas qu’Enigma ni Era aient reçu la moindre menace de mort du tribunal de la Sainte Inquisition. Ils sont juste passés de mode.

Lettre de Gustave Flaubert à Louis Bouilhet du 27 juin 1850 : « Le monde va devenir bougrement bête. D’ici à longtemps ce sera bien ennuyeux. Nous faisons bien de vivre maintenant. Tu ne croirais pas que nous causons beaucoup de l’avenir de la société. Il est pour moi presque certain qu’elle sera, dans un temps plus ou moins éloigné, régie comme un collège. Les pions feront la loi. Tout sera en uniforme. »

Le chemin plutôt que la destination (1/2)

16/09/2020 Aucun commentaire
Sharon Stone et son top rose. Paul Verhoeven est le champion olympique du bon goût au XXe siècle.

Qui l’eût dit ? L’un des effets collatéraux du confinement est le retour en grâce d’une pratique qu’on croyait désuète, les reprises en salle de vieux films. Aujourd’hui, 16 septembre 2020, ressort Total Recall (Paul Verhoeven, 1990). Je me souviens et j’en nourris l’envie de rejouer à Reconnaissances de dettes.

Le livre Reconnaissances de dettes (ne le cherchez pas, il est aussi introuvable que s’il n’avait jamais existé : soit vous le possédez, soit vous ne le possèderez jamais) témoigne d’un tortueux chemin d’écriture qui m’a tenu 18 ans, inventant au fur et à mesure sa méthode d’archéologie intime. L’intention initiale, naïve et vite abandonnée, était de dérouler l’entière pelote de ma psyché en partant d’un élément quelconque (un lieu, un livre, un film, un évènement, un objet, un souvenir qui en vaudrait un autre) et d’enchaîner les liens de cause à effet, les dettes, sans fin. Soit un élément A qui clignote dans ma mémoire… Je dois B à A, puis je dois C à B, D à C, E à D et ainsi de suite façon domino jusqu’à ce que s’épuisent les souvenirs et que s’achève un tour complet sur moi-même. Impossible, en réalité. Une fois lancée la mémoire tourne encore, comme un derviche.

Le livre achevé après 18 ans est finalement distinct de cette intention, plus erratique, avec 300 pistes engagées, certaines ouvrant sur des carrefours, d’autres fermant sur des culs-de-sac.

Mettons que je revienne à la méthode initiale, mettons que je l’applique en prenant Total Recall comme démarreur, parce que Total Recall est un souvenir qui en vaut un autre. Je pourrais aboutir à ce cheminement, à ce chapitre bonus des RdD :

1 – Je dois d’être allé voir Total Recall à sa sortie en 1990 non à sa vedette Arnold Schwarzenegger dont je me foutais absolument (pas client des gros bras qui disent des bons mots) mais à Sharon Stone, dont le regard par en-dessous, avec comme un infime strabisme vicelard, entrevu dans la bande annonce, avait fait bouillir mes hormones juvéniles.

2 – Je dois à la vision du film d’avoir porté à ébullition, au lieu de mes seules hormones comme escompté (on y voit assez peu Sharon Stone, finalement), toute mon imagination ainsi que les conceptions de vérité, d’illusion, de mémoire, de rêve, de foi dans le réel, de manipulation des sens, de paranoïa, de libre-arbitre.

3 – J’ai compris que le meilleur de ce film, son principe actif, n’était ni Verhoeven ni ses interprètes fussent-ils vêtus d’un top rose, mais l’auteur du roman originel, Philip K. Dick. Je dois à cette découverte de m’être plongé dans les oeuvres de Dick. (Blade Runner de Ridley Scott, adaptation du même, antérieure de quelques années, n’avait pas eu cet effet déclencheur, je n’avais vu sur l’écran qu’une aventure au sens plus classique, plus balisé, une enquête… une chasse à l’homme… une élucidation… certes des robots mais jamais ce doute insidieux sur ce qui est réel ou falsifié, cette vertigineuse et rétrospective mise en abyme de l’histoire qu’on nous raconte ainsi que de toutes les histoires, cette faille, cette authentique rupture de sens qui est une invitation à une initiation spirituelle vers d’autres paliers de conscience – aussi avais-je à peine relevé le nom de l’auteur initial).

4 – Je dois à ma passion instantanée pour Philip K. Dick d’avoir notamment dévoré dans un état presque second Le Maître du Haut Château. Ce roman m’a révélé ce qu’aucun livre d’histoire n’avait eu le courage d’écrire : la Seconde Guerre mondiale s’est achevée en 1947 par la victoire de l’axe germano-japonais, après que les débarquements alliés en Europe ont tous échoué et que les bombes atomiques allemandes ont rasé plusieurs villes américaines. Les USA n’existent plus, dépecés comme une vulgaire Pologne, partagés en deux zones d’occupation : le versant atlantique fait partie du Grand Reich Allemand ; le versant pacifique (dont la Californie) appartient à l’Empire Japonais. Quant au Maître du Haut château qui donne son titre au roman, c’est un personnage mythique, une légende urbaine, un écrivain qui selon certaines rumeurs aurait écrit un livre racontant que la guerre s’est en réalité achevée en 1945 par la victoire des Alliés…

5 – Je ne découvrirai les mot dystopie et uchronie que 10 ou 15 ans plus tard, comme tout le monde. Pour l’heure je devais à cette Amérique alternative des gouffres métaphysiques : ce qui existe devait-il exister ? Le réel est-il fatal ou contingent ? Échappe-t-on au déterminisme ? À quoi tient qu’une pièce qui tourbillonne tombe sur pile ou sur face ? Le résultat du jet en l’air de la pièce a-t-il un sens ? Destin ou simple destination ? Hasard ou nécessité ? (Monod) Pourquoi une chose plutôt qu’une autre ? Pourquoi d’ailleurs une chose plutôt que rien ? (Leibniz) le chat dans la boîte est-il mort ou vivant ? (Schrödinger)

6 – Je dois en outre à ce livre un autre livre dissimulé dedans : le Yi King. Les personnages du roman, vivant en Californie sous le joug de l’occupant japonais, sont imprégnés de culture asiatique, et plusieurs d’entre eux utilisent le Yi King au quotidien. Ils interrogent avec application cet oracle millénaire et portatif, leurs baguettes d’achillée entre les doigts, et avant de prendre des décisions importantes tiennent scrupuleusement compte des hexagrammes surgis pour eux seuls, même quand leur interprétation est sibylline. Le Yi King a une importance fondamentale sur l’intrigue et la construction du roman (Dick raconta à plusieurs reprises qu’il avait écrit son livre selon les instructions que lui laissait entrevoir l’oracle), et je dois à cette découverte un nouveau coup de boutoir propre à ébranler mes certitudes sur la réalité, déjà mises à mal par Philip K. Dick : est-ce donc cela, l’étape suivante ? Une fois admis le caractère globalement illusoire du monde, le voile de la Māyā selon les hindous, n’y a-t-il plus qu’à s’en remettre au hasard d’un tirage de signaux binaires, une suite de 0 et de 1, à l’aide de baguettes d’achillée ou faute de mieux d’une pièce de monnaie, pour tenter de comprendre quoi que ce soit à la vie ? Hasard est-il le nom du dieu suprême qui organise le cosmos, le réel ou la fiction, divinité dont les injonctions sont toujours à interpréter grâce à un intermédiaire, par exemple un manuel écrit en Chine il y a quelques 3000 ans ?

Démocrite : « Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité », cité par Jacques Monod qui ajoute « Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux de l’évolution, cette notion centrale de la biologie moderne n’est plus aujourd’hui une hypothèse, parmi d’autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience. » Albert Camus (La Chute) : « J’eus même l’impression, à cette époque, qu’on me faisait des crocs-en-jambe. Deux ou trois fois, en effet, je butai, sans raison, en entrant dans des endroits publics. Une fois même, je m’étalai. Le Français cartésien que je suis eut vite fait de se reprendre et d’attribuer ces accidents à la seule divinité raisonnable, je veux dire le hasard. N’importe, il me restait de la défiance. » Enfin Albert Einstein, qui ne croyait pas en Dieu : « Dieu ne joue pas aux dés » mais également, un autre jour, « Le hasard c’est Dieu qui se promène incognito », débrouille-toi avec ça.

7 – Quelques mois plus tard, je dois à mon frère un fabuleux cadeau d’anniversaire : le Yi King lui-même, fort volume relié de toile jaune et d’une jaquette Rhodoïd, la fameuse édition Richard Wolhelm/Etienne Perrot dans une version de luxe complète de ses accessoires, quarante-neuf baguettes d’achillée serrées dans leur étui en plastique imitation cuir. Il faut croire que j’avais exprimé mon intérêt pour cet objet assez clairement, assez bruyamment, et assez souvent, en citant Le Maître du haut château comme source d’inspiration, pour que mon frère en déduise une idée de cadeau d’anniversaire. Merci, frangin.

8 – Je dois à ce cadeau des dizaines d’heures de jeu sérieux et solitaire, d’activité manuelle concentrée (tu parles c’est du boulot, ces baguettes, la durée du rituel fait office de garantie qu’il se passe quelque chose), de méditation à base de rationalisme pur (il ne s’agit au fond que de statistiques, de mathématiques combinatoires en base deux, yin et yang) et d’irrationalisme tout aussi pur (pourquoi diable l’ordre de ce jeu de mikado reflèterait l’ordre de l’univers, hein ?), d’introspection et de devinettes, de songes creux et de délices face aux réponses cryptées que l’oracle délivrait à mes questions vagues, je m’extasiais que l’hexagramme né sous mes doigts m’explique que l’homme noble doit agir avec sagesse et prudence, mais oui, c’est fou je vois exactement ce qu’il veut dire, comment a-t-il deviné. J’avais développé ce talent de société et à l’occasion j’en faisais profité autrui, comme ces bonnes copines qui vous tirent les cartes et qu’on croit à demi, par jeu, en riant. Encore aujourd’hui je me souviens de la méthode, je connais les huit trigrammes par leur nom et si vous me le demandez poliment je peux ressortir pour vous les baguettes d’achillée de leur étui en plastique imitation cuir.

9 – Dick lui-même devait son intérêt pour le Yi King à Carl Gustav Jung. La préface de son Yi King comme du mien, signée Jung, glosait sur la redécouverte des puissances traditionnelles de la méditation et de l’introspection, rejoignant les conceptions modernes d’inconscient. Je dois à sa lecture de m’être entiché de Jung, qui offrait une alternative rêveuse à la psychanalyse de Freud, si déprimante, si logique et implacable. Je me déclarais par conséquent plus jungien que freudien, ce qui signifiait peut-être quelque chose à cette époque.

10 – Tout de même, au bout d’un moment, Jung, le hasard, le Yi King, les sagesses traditionnelles (dans le même ordre d’idée je dois à Moebius ma curiosité pour Carlos Castaneda, à Alejandro Jodorowsky ma passion pour le Tarot de Marseille…) ont accumulé un bric-à-brac mental dont je ne savais plus trop quoi faire ni ce que je lui devais, au juste. Moi qui me prétendais, moi qui me croyais, un esprit fort, athée, cartésien, qui décortiquais les dogmes religieux et compulsais avidement les textes sacrés en bonne part dans le but sournois de pointer leurs contradictions, lisais en m’esclaffant de joie et de rage l’abbé Meslier, moquais les superstitions, vomissais la vulgarité de l’astrologie (en ce temps-là, Michel Maffesoli, ponte de ma discipline universitaire, adoubait Elisabeth Tessier, ce qui m’indignait ; Maffesoli a fait pire depuis, s’affichant avec le FN et la sinistre Ligue du midi), quel sort devais-je réserver à toute cette part irrationnelle de l’esprit humain qui m’attirait si fortement, qui, pour le dire d’un mot très juste parce que justement ambigu, m’enchantait ? Comment concilier mes émerveillements littéraires devant le Yi King (trésor de sagesse et de spiritualité humaine !) et mon aversion pour l’opium du peuple ou mon dégoût pour la colonne horoscope de tous les magazines (quelle merde !) ? Comment résoudre mes propres incohérences, comment choisir entre l’Académie des sciences et la pensée magique ? Tiens, c’était pile une bonne question à soumettre à l’oracle.

11 – Au bout du cheminement, je dois à l’écriture de fiction, à la théorie mais surtout à la pratique de l’imaginaire, la résolution de cette épineuse dialectique intérieure. L’imaginaire est la zone grise idéale pour cultiver ce qui n’est ni tout-à-fait vrai ni tout-à-fait faux, ni science ni superstition, mais dont seul importe l’agencement narratif qui imite un peu les deux. Mon premier roman, TS, paru en 2003, mettait en scène un protagoniste utilisant un dictionnaire (objet qui est l’emblème absolu du rationalisme, de la pensée positiviste) en guise qu’oracle, l’ouvrant au hasard pour le consulter tel un objet sacré, comme un Yi King qui par un mystère insondable possèderait les réponses à toutes les questions, mais c’est fou je vois exactement ce qu’il veut dire, c’était justement le mot dont j’avais besoin, comment a-t-il deviné. Je dois au Maître du Haut Château une certaine disposition d’esprit de TS.

12 – Et ensuite ? Et depuis ? Ces questions me traversent toujours puisque je n’ai pas de réponse. La dialectique rationnel/irrationnel, comme un yin et un yang, est plus que jamais au coeur du roman qui m’a travaillé ces trois dernières années et qui peut-être sera publié un jour. Ou pas. Le Yi King n’est pas clair du tout à ce sujet et fait la sourde oreille.

Suite et fin demain ou un autre jour, pour parler de la même chose et de tout autre chose.

En quatorzaine (5/5)

31/05/2020 Aucun commentaire
« Une bonne tête de déconfiné » (juin 2020)

Cinquième et dernière tranche d’éphéméracovide, jours 61 à 75.

Jour 61

“ Le théâtre comme la peste est une crise qui se dénoue par la mort ou par la guérison. Et la peste est un mal supérieur parce qu’elle est une crise complète après laquelle il ne reste rien que la mort ou qu’une extrême purification. De même le théâtre est un mal parce qu’il est l’équilibre suprême qui ne s’acquiert pas sans destruction. Il invite l’esprit à un délire qui exalte ses énergies ; et l’on peut voir pour finir que du point de vue humain, l’action du théâtre comme celle de la peste, est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie ; elle secoue l’inertie asphyxiante de la matière qui gagne jusqu’aux données les plus claires des sens ; et révélant à des collectivités leur puissance sombre, leur force cachée, elle les invite à prendre en face du destin une attitude héroïque et supérieure qu’elles n’auraient jamais eue sans cela. »
Antonin Artaud, Le théâtre et la peste (1934)

Parmi les loisirs que nous offre le confinement, et si l’on délaisse un instant les distractions pascaliennes, affleure parfois la question qui tue : et si je mourais ? Eh bien, après réflexion, j’ai le plaisir de coucher ici par écrit que, si je mourais aujourd’hui, j’aurais eu une bonne vie, parce que j’aurais reçu et donné de l’amour (cf. ci-dessous, jour 3 de ce journal), et pour finir j’aurais eu un bon confinement (cf. ci-dessous, jour 16).

Jour 62

Quoi ? Vous pensiez peut-être que le premier signe de déconfinement venu allait décourager la Confine ? Notre chanson fleuve qui pour les siècles des siècles témoigne du confinement de l’an de grâce 2020 en plus ou moins 107 couplets et quelques boutons rouges, n’a pas encore atteint son mi-chemin mais n’attendra pas la deuxième vague du virus pour affirmer bien fort, 107 fois s’il le faut, qu’il y en a bientôt marre de la confine.
Le 9e épisode vient d’éclore. C’est le plus beau au moins jusqu’au prochain. Tiens ? On y entend, outre Marie Mazille et moi-même, Patrick Reboud et Christophe Sacchettini, soit toute la drimetime d’In Situ Babel à l’exception de Norbert Pignol, occupé ailleurs et c’est très bien aussi.
Attention : avec cet épisode nous entrons dans le dur, nous célébrons notre chère et sainte Russie ainsi que la flemmardise et l’accumulation de papier Q, nous touchons au sublime et en même temps au n’importe quoi. Car j’y vocifère en russe et même je chante, c’est dire si nous sommes prêts à tout.
Et au cas où tout ne serait pas assez, demain je vous révèlerai si vous êtes sages certains couplets qui ne le sont pas, des sizains rédigés pour le plaisir mais censurés avant de parvenir à l’étape de l’enregistrement.

Jour 63

Chose promise chose due aux obsédés de la Confine. Éloignez les enfants du poste. Testant la puissance de censure de Fessebucre, je révèle au grand jour l’enfer de notre interminable chanson participative alternant deux rimes seulement (-ine et -en). Voici les couplets dits de cul écrits pour la joie d’être écrits mais également par souci de sincérité (où serait la vérité documentaire de ce projet si nous occultions qu’enfermés deux mois nous pensons fortement à la chose ?) et qui ne seront jamais enregistrés (encore que, allez savoir de quoi nous sommes capables). Et bon dimanche.

À l’XXXième jour de la confine
J’ai envie de baiser tout le temps
Parce que la libido en sourdine
Ça peut pas durer 107 ans
Je prendrais bien un coup de pine
Mais je suis loin de mon amant

(variante si c’est un homme qui chante :
Je mettrais bien un coup de pine
Mais ce n’est pas pour maintenant)

À l’XXXième jour de confine
Finalement c’est assez plaisant
Dans mon beau beau lit blanc comme de la farine
Je suis caressée par mes 15 amants
Je me réveille, inondée de cyprine 
Ce n’était qu’un rêve ! Un rêve glissant !

À l’XXXième jour de la confine
J’en ai ras-le-bol d’attendre mon amant
Et si j’en profitais pour devenir gouine
L’expérience me manque depuis X ans
Je regarde d’un autre oeil les photos de mes copines
Il faut bien parfois ajouter du piment

À l’XXXième jour de la confine
On se tiendra l’un autre fermement
Ta poitrine contre ma poitrine
À l’endroit et inversement
Tu me lécheras les babines
Et je te lécherai le gland

Jour 64

Qu’aurons-nous fait de nos confinements ? Moi, je sais. L’atelier d’écriture en ligne « Courage, écrivons » m’a beaucoup occupé, façon nouvelle et inédite d’exercer mon métier. Voici à ce sujet un extrait de La Peste de Camus (cf. ci-dessous jour 40 du présent journal) :

– Il faut cependant que je vous le dise : il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté.
– Qu’est-ce que l’honnêteté ? dit Rambert, d’un air soudain sérieux.
– Je ne sais pas ce qu’elle est en général. Mais dans mon cas elle consiste à faire mon métier.

L’atelier d’écriture en ligne que j’ai animé en honnête homme est officiellement clos après deux mois de bons et loyaux services et des centaines (sic) de contributions, merci-bravo à tous. L’une des participations les plus originales que nous ayons reçues est un tableau, puisque peindre c’est écrire avec d’autres outils : La faim du confinement de Jean-Pierre Blanpain, que je reproduis ici à la fois par copinage, gratitude et amour des belles choses. Ce couple en pleine autodévoration pourrait en outre illustrer les couplets de la Confine révélés hier ici même. Qu’aurons-nous fait de notre confinement ?

Jour 65

Depuis deux mois nous sommes tous devenus épidémiologistes. Euh, non, nous sommes tous devenus germophobes, je confonds toujours les deux.
Depuis presque aussi longtemps tourne dans ma tête une maladie infectieuse dont je n’avais pas entendu le nom depuis des lustres, rappelée à mon bon souvenir à la faveur d’un débat entre épidémiologistes. Euh, non, d’un apéro entre amis germophobes, je confonds encore.
La peste bubonique.
Depuis des semaines je me demande pourquoi je pense si fort à la peste bubonique et surtout pourquoi ces deux mots me font marrer. Je viens d’aller vérifier sur Wikipédia, la peste bubonique n’a rien de marrant, elle est même franchement dégueulasse. En gros, c’est la peste tout court mais agrémentée d’un épithète circonstancié qui lui donne un je-ne-sais-quoi de fantaisiste, de relevé, d’emphatique, voire d’italien (peste bubbonica avec gestes verticaux des deux mains). Je prononce dans ma tête « peste bubonique » et je pouffe, je devrais avoir honte.
J’ai fini, à force d’archéologie intime, par comprendre d’où cela me vient. Oh, de très loin, très profond. Alors que j’étais sur le point de devenir collégien, mon héros de roman préféré était un collégien, qui m’expliquait ce à quoi je devais me préparer. Il était anglais mais peu importe, à part l’uniforme je ne voyais pas trop de différences, il était dénommé Bennett, et ses aventures, signées par un certain Anthony Buckeridge, étaient publiées dans la Bibliothèque Verte que je dévorais. Je retourne faire un tour sur Wikip’ et j’apprends, stupéfait, que Bennett, dont les aventures ont paru en Grande-Bretagne des années 50 aux années 90 (cette longévité est le signe du conservatisme de l’éducation britannique – d’ailleurs Harry Potter prendrait la suite immédiate et, magie et mixité à part, la vie d’un collégien anglais y serait décrite de façon sensiblement identique), que Bennett, donc, ne s’appelait pas Bennett. Ce nom-là n’était qu’un alias réservé aux lecteurs français de la Bibliothèque Verte. En V.O., Bennett s’appelait Jennings. On m’a menti sur ce point depuis 40 ans ! Mais je continue de creuser le souvenir jusqu’à toucher du doigt la peste. Dans le premier tome, Bennett au collège, le personnage, encore timide et mal dégrossi, fait son entrée dans un internat. Il se présente au bureau d’enregistrement où on lui demande ses papiers, notamment son certificat médical. S’ensuit ce dialogue :

– Je crois que je n’en ai pas, m’sieur, dit Bennett.
– Il vous en faut un ! dit M. Carter avec un air de gravité souriante. Comment pouvons-nous savoir si vous n’êtes pas atteint des oreillons, de la rougeole, de la varicelle, de la coqueluche, de la scarlatine et de la peste bubonique ?

Dès ce moment, les mots peste bubonique, incompréhensibles pour les protagonistes comme pour les lecteurs, deviennent des prétextes drôlatiques à divers fantasmes, trouilles et plaisanteries. Bennett comprend peste pouponique laissant au lecteur le soin d’imaginer une abominable maladie frappant les nourrissons. 40 ans plus tard j’en pouffe encore. Pardon.

Jour 66

La terre est sens-dessus-dessous. Autant lever les yeux. Au moins là-haut brille la lune, repère invulnérable à l’usage des rêveurs, des amoureux et des poètes. Elle sera toujours là pour nous, n’est-ce-pas ? Eh bien, même pas. Information passée inaperçue au milieu de l’hystérie pandémique planétaire : l’imprévisible dément qui dirige les États-Unis planifie l’exploitation minière de la lune. Lui qui, il y a peu, savait à peine où situer la lune sur une carte, peut-être quelque part entre l’Afghanistan et les Deux-Sèvres (parmi les 1001 âneries qui jaillissent de lui en cataracte, l’hurluberlu a tout de même tweeté en juin 2019 que la lune « faisait partie de Mars » ), qui change d’avis sur la NASA plus vite que de cravate (un coup ça lui coûte un pognon de dingue, un coup il veut sans délai investir massivement pour make l’espace great again), voilà que ce gros moutard capricieux fait pression pour que les Accords Artemis (accords internationaux d’exploration de la lune, présentés par la NASA le 15 mai dernier) autorisent à partir de 2024 les compagnies privées à mettre en coupe réglée les ressources souterraines, eaux et minéraux, de notre satellite. Jusqu’à présent l’exploitation industrielle de la lune n’était qu’un fantasme de science-fiction, que j’ai moi-même utilisé pour un roman en abyme dans Jean II le Bon, séquelle.
La terre, c’est mort. La terre est rongée comme un os, sucée jusqu’à la moelle, surexploitée par les intérêts privés, empoisonnée, salopée peut-être à jamais, fragilisée et perdant ses défenses immunitaires (contre les pandémies, par exemple)… Qu’à cela ne tienne, projetons dans le firmament la folie suicidaire du productivisme néolibéral, il reste quelques dollars à se faire sur la lune !
Que maudit soit l’œil qui se pose sur le monde et ne voit qu’une ressource. (Tant qu’on y est, que maudit soit l’œil qui se pose sur un homme et ne voit qu’une ressource humaine.)
Pour lutter contre la bêtise, contre le terre-à-terre, contre l’accablement, contre le découragement, peut-être même contre le coronavirus : Sing to the moon de Laura Mvula, envolée céleste ici aux bons soins (mazette) de Snarky Puppy.

Jour 67

Séance de rattrapage pendant le confinement. Je chéris fort sur mon cœur la saga de Pixar Toy Story, qui a, dans mon cas, parfaitement rempli sa mission narrative, qui est de faire grandir ses spectateurs. La série de films (Toy Story en 1995, Toy Story 2 en 1999, Toy Story 3 en 2010) m’a accompagné de près lorsque je suis devenu jeune cinéphile, puis jeune projectionniste de cinéma, puis jeune adulte, puis jeune papa. Mais voilà. De même qu’en grandissant on délaisse ses jouets et on les oublie au fond de leur boîte (les premiers films m’avaient pourtant prévenu), en 2019 je n’ai pas pris la peine d’aller voir en salle Toy Story 4.
Pendant la Confine et la fermeture des cinémas, je l’ai rattrapé en dévédé. Verdict : un poil moins bon que les précédents, surtout parce qu’il y manque un méchant digne de ce nom – mon épisode préféré restera donc le 2, où le méchant était un collectionneur fétichiste : le sujet principal de la série étant l’imaginaire des enfants, montrer en guise de contre-exemple qu’un collectionneur est un enfant dont l’imaginaire a mal vieilli, s’est ratatiné, fossilisé et fétichisé, était un coup de génie. Mais tant pis, même au bout de quatre films j’adore ces personnages et le ressort fictionnel de l’animisme enfantin.
Le rapport de Woody avec « Fourchette » le jouet bricolé avec des détritus sorti de la poubelle est le miroir inversé de ses rapports initiaux avec Buzz l’Éclair : dans le 1er film, Woody le cow-boy terre-à-terre, pragmatique, tirait Buzz vers le bas, soignait son complexe de supériorité et sa mégalomanie en lui rappelant « Tu n’es qu’un jouet » soit un accessoire inerte, banal et éphémère, un parmi des millions. Vingt-cinq ans plus tard, il tire Fourchette-le-déchet vers le haut, il soigne sa dépression et son complexe d’infériorité en lui rappelant « Tu es un jouet » soit une belle et noble fonction de compagnon chéri et unique d’un enfant.
Dans les deux cas, qu’un jouet soit un produit industriel mondialisé ou un bricolage à deux balles de plastoc, il existe pour une petite personne. Il a une « âme » uniquement parce que l’imagination démiurgique de l’enfant l’a rendu vivant, c’est la réponse à la très belle dernière question posée dans le film par Fourchette, « Pourquoi je suis vivant ? » alors qu’il n’avait rien demandé à personne, comme tout le monde.
Ce qui fait la force de cette série est qu’elle s’adresse à la fois aux adultes et aux enfants, chacun l’attrape de là où il est. Les jouets qui se rengorgent ou s’encouragent ou se jalousent ou se raisonnent en prononçant un seul et même argument, « I have a kid » sont aussi des métaphores des adultes qui deviennent parents : avoir un enfant c’est avoir une responsabilité, c’est chiant et c’est merveilleux et ça oriente la vie et ça évacue faute de temps libre les questions du genre « Pourquoi diable j’existe » . Je m’identifie évidemment à Woody qui, dans des circonstances différentes à la fin des deux derniers épisodes, « laisse partir » les enfants dont il était le jouet aussi longtemps qu’ils étaient petits. Il faut laisser grandir puis partir les enfants. Mais avant cela il faut leur montrer des beaux films. Je me souviens que l’une des toutes premières cassettes VHS que j’ai achetée et beaucoup regardée avec ma fille est Toy Story premier du nom.
Pour modérer mon enthousiasme, un ami m’incite à lire un article très critique du site The Conversation consacré à cette franchise, qui traite Toy Story 4 de publicité géante, ce qui est indéniablement infamant…
Touché. Oui, cet article est intéressant, très bien informé, par exemple j’y apprends que Disney a réellement édité un jouet « Forky » (Fourchette) et alors ça c’est le comble du simulacre productiviste et commercial, un produit industriel qui imite une invention spontanée, spécimen idiosyncratique bricolé à partir de déchets… Mais l’auteure a le défaut très universitaire de traquer son sujet (ici, le placement de produits à Hollywood, qui transforme chaque blockbuster en plage de pub de deux heures), de le découper sur le lit de Procuste, il y en a un peu plus je vous le mets quand même, et de rester insensible à tout le reste. Ainsi, à trop vouloir décortiquer l’économie, celui qui la critique devient aussi cynique que l’économie elle-même, et passe totalement à côté de la poésie très réelle de ces quatre films.
Particulièrement, le sujet profond de la saga, qui est je le répète l’animisme de l’enfance, capable de s’inventer un monde où les objets, plus spécifiquement les jouets, ont une vie, échappe manifestement à l’auteure, qu’au fond je plains un peu puisqu’elle a sans doute perdu ses souvenirs d’enfance. Je dois pour ma part les avoir un peu entretenus…
D’abord, l’animisme enfantin qui imagine les jouets comme des créatures vivantes n’a pas été inventé par Pixar dans le seul but machiavélique de vendre des jouets en plastique, puisqu’on trouve cette idée chez les Grimm, chez Andersen, et dans maints contes ou livres ou films depuis des siècles (Pinocchio par exemple). Ensuite, que les produits dérivés à l’effigie des principaux héros paradent en tête de gondole dans les supermarchés, comme pour n’importe quel autre film de la marque Walt Disney, ne signifie aucunement que les enfants sont assez débiles pour imaginer que s’ils réussissent à convaincre leurs parents de les acheter, les jouets réagiront comme dans les films, c’est-à-dire bougeront et parleront de façon autonome, comme le suggère cet article : « … Pixar mène un double discours [puisqu’il juge utile un acte] de prévention sur la nécessaire distanciation entre fiction et réalité. Si ce message s’adresse d’abord aux adultes, les enfants peuvent le comprendre à leur niveau. On leur dit simplement que si on leur offre des jouets Toy Story, ils ne pourront pas réagir comme dans le film. Cette idée pourrait rompre tout enchantement… ».
Pardon, mais c’est cette interprétation qui prend les enfants pour des demeurés, des naïfs au premier degré, et pas du tout Toy Story dont le discours est un peu plus subtil puisque dans les quatre films, chaque fois que l’on voit les enfants interagir avec leurs jouets, ceux-ci redeviennent des objets inertes, comme pour faire comprendre au spectateur que leur vie est exclusivement dans la tête des enfants mais pas dans leurs mains, créant un jeu de cache-cache amusant et gratifiant pour le spectateur (quel que soit son âge), un jeu de chat-et-la-souris, je-te-vois-je-te-vois-pas, je fais comme si de rien n’était en présence d’un tiers, je sais très bien que ces jouets sont vivants mais exclusivement pour moi. De même, la dernière scène, où les jouets de récupe, moches, bricolés, se demandent comment ils ont obtenu la vie, est analysée par l’auteure comme l’aveu que ce film est une pub géante…
Conclusion affligeante de terre-à-terre ! J’ai quant à moi une toute autre interprétation de cet épilogue : les jouets qui s’interrogent sur l’origine de leur vie sans parvenir à comprendre qu’ils ne sont vivants que parce qu’un enfant les a imaginés tels, je les vois comme une projection vertigineuse et métaphysique de toutes nos propres questions existentielles : pourquoi existe-t-on, quel est le sens de la vie, l’âme existe-t-elle, le destin existe-t-il, Dieu nous a-t-il créés, et si oui pourquoi, etc… Peut-être que nous sommes vivants, toi et moi, que parce que quelqu’un nous a crus vivants ? Dieu ? Nos parents ? Les gens qui nous aiment et qui nous attribuent d’office une âme ? Extrapolons : chacun de nous est le jouet d’un autre, vivant parce qu’imaginé un beau jour par quelqu’un. Et je ne parle pas que de l’étincelle de désir dans l’œil de papa et de maman. Dans ce contexte, la réponse de Forky qui achève le film, « Alors là, aucune idée » n’est pas un aveu de cynisme mercantile mais un humble aveu d’impuissance à résoudre ces angoisses existentielles, et à vivre malgré tout de son mieux, sans comprendre, sans savoir. Notre condition, ni plus ni moins.
Diable, je n’aurais jamais cru que cette Conversation me placerait en position de prendre la défense du grand Satan Disney contre des universitaires, la vie est pleine de surprise.

Jour 68

M. et Mme Corononavirus ont une fille comment qu’ils l’appellent hein hein ?
Quoi, vous en avez marre d’entendre parler du coronavirus ? Ben comment ça se fait ?
Okay, alors à la place voici une nouvelle photo où je fais n’importe quoi avec mes cheveux pour attirer un max de laïks sur Fistbourk. Ma coiffeuse perso s’est déconfinée, elle est à la maison, c’est pour ça, les cheveux.
Sinon le récapitulatif de la 4e quatorzaine (jours 46 à 60) est en ligne sur le blog.
Au cas où ça vous intéresserait quand même M. et Mme Coronavirus ont appelé leur fille Arlette.

Jour 69

Je prévoyais de parler de tout autre chose quand soudain Fichtreboque fait clignoter un anniversaire, comme le fait Fochtrebique à qui nous avons confié la régulation de notre temps.
23 mai 2010 : diffusion originale de l’ultime épisode de Lost, ma série préférée. Dix ans tout ronds.
Lost est une histoire gigogne terriblement sophistiquée et mystérieuse, dont le point de départ est pourtant aisément formulable : Lost est une histoire de confinement.
Sur une île déserte, quelques personnages échoués et dépareillés rêvent de déconfinement, et malheur à eux s’ils y parviennent.
L’une des premières découvertes qu’il leur faudra faire est qu’ils ne sont pas seuls sur l’île. L’histoire ayant commencé bien avant nous, même quand nous sommes seuls nous ne sommes pas seuls.
D’autres sont confinés sur l’île depuis plus longtemps qu’eux. Un homme se terre au fond d’une station souterraine, hermétiquement scellée par une trappe où se lit le mot QUARANTAINE, terrorisé à l’idée de sortir, croyant que l’extérieur est contaminé, impropre à la survie. Peut-être d’ailleurs est-ce vrai.
D’autres encore sont retranchés plus loin, protégés au sein d’une île dans l’île, et redoutant toute invasion, se protégeant les armes à la main de tout danger de « grand remplacement » . Les modalités du confinement sont décidément nombreuses.
Depuis dix ans, jour pour jour, la série nous a rendus. L’île nous a recrachés dans le monde, incertains et déconfinés, livrés à nous-mêmes, sans relâche perdus mais retrouvés, forcés d’accéder par nos propres moyens à la maturité, sans « sens » offert, sans orientation dans le proliférant labyrinthe de nos libertés.
Le lien avec notre condition me saute aux yeux. Le lien est tout simplement : que faire ? Que faire de soi et avec les autres ? Qu’avons nous fait ? Que serons-nous obligés de faire ? Qu’aurions-nous pu faire d’autre ? Que croire ? Et que peut bien vouloir dire « tout ça » ?
Si le lien vous échappe c’est que vous n’avez pas encore vu Lost, et je vous jalouserais si le revoir n’était pas mieux encore. Comme le dit John Locke après la projection du tout premier film d’orientation retrouvé, We’ll have to watch that again.

Jour 70

Un émerveillement et un aveu.
L’émerveillement, d’abord : l’une de mes joies en ligne durant le confinement aura été Replay, collection de courts-métrages sur Arte qui réinterprètent dans des contextes contemporains, grâce à des plans-séquences magistraux et des comédiens magnifiques (parfois issus du Français), quelques scènes du répertoire théâtral classique.
Trouble et splendeur des anachronismes, perfection des interprètes, beauté de la photographie, inventivité de la mise en scène… grands plaisirs pour l’œil comme pour l’oreille. La magnificence des alexandrins dix-septièmistes, notamment, est fulgurante – pour qui prétend écrire, retourner entendre cette langue natale est comme visiter un musée quand on est peintre, un besoin et une hygiène.
Je crois que mon préféré de la série est Médée de Corneille, tragédie parmi les plus brutales jamais écrites, concentré de haine conjugale et d’infanticide en germe, qui se rejoue ici dans une station service, la nuit. Et aussi Brutus avec une Sabrina Ouazani incandescente de sensualité et d’intensité. Mais justement, à propos de ce Brutus
L’aveu, à présent : parmi les huit textes classiques sélectionnés figurent cinq pièces que je connaissais pour ainsi dire par cœur, écrites par des hommes (Marivaux, Corneille, Feydeau, Edmond Rostand, Molière), et trois écrites par des femmes, dont je n’avais jamais entendu parler : Le mariage de Victorine de George Sand (bon, au moins, Georges Sand je vois à peu près qui c’est…) et, plus occultes encore, Brutus d’une certaine Catherine Bernard (1662-1712) et Arrie et Pétus d’une Marie-Anne Barbier (1664-1745). Je suis confondu par ma propre ignorance de textes dont pourtant on ne remarque nullement le caractère mineur, écrits par des mains reléguées au second plan de la mémoire collective et de la mienne sous prétexte qu’elles appartenaient au même corps qu’un vagin et non un pénis. Suite et conséquence de ce constat : demain.

Jour 71

Étymologiquement, la crise, c’est la décision. La crise décide de l’après-crise. Les penseurs et chroniqueurs appointés spéculent sur le monde d’après, faute de le décider eux-mêmes. Bah, rêver ne peut pas faire de mal, « ça n’engage à rien » hélas, on sait bien que les rêves réduisent à la cuisson et on redoute que le monde d’après ne soit en gros le même que celui d’avant (cf. ci-dessous, jour 57). Pour ma part je fantasme sur les femmes d’après. Plus que jamais je suis convaincu que la place des femmes, la reconnaissance des femmes (cf. ici même, hier) sera l’indice très fidèle de l’état d’avancement d’une société ; inversement, l’oppression des femmes restera le signal de la décomposition sociale. Or qu’apprend-on à propos des victimes du Covid-19 ? Ces victimes sont en majorité des hommes, les femmes semblant mieux protégées.
Ma machine à fiction se met à carburer. Et si, pour de bon, la pandémie annonçait un monde d’après qui rétablirait l’équilibre entre les sexes simplement parce que les hommes, ces chochottes, tiendraient moins le coup face au virus ? Cela fait penser au roman de science-fiction de Naomi Alderman, Le Pouvoir, où après des millénaires de patriarcat, les femmes renversent la vapeur, prennent le pas sur les hommes tout simplement parce qu’une mutation physiologique inattendue les rend plus costaudes que ces messieurs.
Dès qu’il y a pouvoir, il y a abus de pouvoir, c’est quasiment une loi thermodynamique. La force physique est un pouvoir. L’ancestrale domination de l’homme sur la femme est bêtement (oh, c’est le cas de le dire) une question de biscotos. Mais on peut toujours rêver au monde d’après, et, à tout le moins, lire des romans de science-fiction.

Jour 72

Cette nuit j’avais trouvé où partir en vacances cet été. Les parcs à thèmes genre le Puy du Fou ayant eu l’autorisation de rouvrir, j’avais opté pour un parc à moins de 100 kilomètres de chez moi consacré à la guerre froide, Cold War World. Moi et mes compagnons de voyage nous promenions entre des reproductions de baraquements en bois, grandeur nature, d’un camp de l’armée américaine. Il n’y avait pas grande animation dans les rues, de temps en temps on entendait une sirène ou une marche militaire, ou bien un bataillon casqué passait devant nous au pas cadencé mais c’était tout. C’était un peu ennuyeux mais pour ne pas me dédire je m’exclamais à l’attention de mes compagnons Oh ben si, si, quand même, c’est pas si mal, attends, on n’allait tout de même pas se faire chier au Puy du Fou, ici c’est vachement mieux, c’est culturel. Brutalement dans les hauts-parleurs les sirènes se sont tues et une voix de femme enjouée nous avertit que l’alerte atomique est imminente : « Il est minuit moins une minute sur l’horloge de l’apocalypse ! » . On voit passer à basse altitude un bombardier russe, pourvu d’une bombe H non dans sa soute mais vissée à son nez, devant le cockpit. La bombe est verte, presque aussi grosse que l’avion, on dirait deux avions qui se font un bison, dont un vert. Pile au-dessus de nos têtes, la bombe se détache et tombe dans la rue, à quelques mètres de nous. Elle rebondit mollement, elle est en plastique, puis s’immobilise. Je m’efforce de rehausser l’enthousiasme de mes compagnons : T’as vu, c’est super non, ils ont même une bombe atomique. Mais je ne crois pas trop à ce que je dis. Cet endroit est vraiment nul, en fait. Heureusement ce n’est pas très grave parce que mes compagnons de voyage je ne sais pas trop qui c’est, je réalise que je ne les connaissais pas avant aujourd’hui, je ne vois pas pourquoi je sauverais les apparences pour eux. Je me réveille.

Jour 73

Il paraît que les Français ont pris deux kilos et demi pendant la confine. J’avoue que sur ce coup je me montre sous un jour très français, platement statistique. Zéro sport en trois mois, à peu près. Tout au plus, certains soirs, ai-je poussé le volume à fond et gambillé comme un furieux jusqu’à la sueur.
Nietzsche disait « Je ne croirai qu’à un dieu qui danse » (implicitement : qu’à un dieu qui exalte la vie, et pas à un dieu qui exalte la mort-sur-la-croix en reportant le bon temps dans l’au-delà).
Quant à moi, plus modeste et prosaïque, je ne croirai un responsable politique que s’il danse.
Décidément, j’aime toujours autant Christiane Taubira. Femme politique noble, intelligente, têtue, cultivée, excellent écrivain, et en plus elle danse.
Vive Bowie ! Vive Taubira ! Vive la danse ! Vive Nietzsche ! Vive la République ! Vive la France !
(Un esprit chagrin de mes amis me souffle Y a Castaner aussi. Ah oui non mais là je peux pas, je garde le sac de ma copine. )

Jour 74

Arbre généalogique intellectuel : Claude Lévi-Strauss en grand-père, Philippe Descola en père, Alessandro Pignocchi en fiston.
Trois générations d’ethnologues au « regard éloigné » ayant étudié de près les Indiens d’Amazonie, par conséquent leur lente disparition à l’aune de ladite forêt, cette Amazonie connue aussi sous le nom de « poumon métastasé de la planète ».
Pignocchi le rejeton s’est révélé en rigolo de la famille : il a abandonné l’université pour la bande dessinée et les trois tomes de son Petit traité d’écologie sauvage (éditions Steinkis) sont un régal d’absurdité, d’utopie et d’intelligence. Une fable ironique et loufoque, mais dont la postface révèle la portée d’avertissement et d’encouragement. Soit nous écoutons attentivement ce qu’on à nous dire les Jivaro Achuar, soit nous sommes infiniment plus mal barrés qu’eux.
Profitez : en ce moment le premier tome de la trilogie est en lecture gratuite sur le site de l’éditeur.
Mais pendant ce temps, dans la famille, je réclame le père : Philippe Descola. Dans une stimulante interviou au Monde, il explique pourquoi nous sommes devenus « les virus de la planète » . La « mondialisation » devrait être autre chose qu’une aubaine économique à l’usage des ploutocrates, mais une belle idée, la prise de conscience de tout ce que 7,7 milliards d’humains et un nombre inconnu de milliards d’animaux ont en partage. Oui, c’est bien ça : tout. Morceau choisi :

« Au tournant du XVIIe siècle a commencé à se mettre en place en Europe une vision des choses que j’appelle « naturaliste », fondée sur l’idée que les humains vivent dans un monde séparé de celui des non-humains. Sous le nom de nature, ce monde séparé pouvait devenir objet d’enquête scientifique, ressource illimitée, réservoir de symboles. Cette révolution mentale est l’une des sources de l’exploitation effrénée de la nature par le capitalisme industriel en même temps que du développement sans précédent des connaissances scientifiques.
Mais elle nous a fait oublier que la chaîne de la vie est formée de maillons interdépendants, dont certains ne sont pas vivants, et que nous ne pouvons pas nous abstraire du monde à notre guise. Le « nous » n’a donc guère de sens si l’on songe que le microbiote de chacun d’entre « nous » est composé de milliers de milliards d’« eux », ou que le CO2 que j’émets aujourd’hui affectera encore le climat dans mille ans. Les virus, les micro-organismes, les espèces animales et végétales que nous avons modifiées au fil des millénaires sont nos commensaux dans le banquet parfois tragique de la vie. Il est absurde de penser que l’on pourrait en prendre congé pour vivre dans une bulle. »

Jour 75

« C’est partiiiii, ça recommence demain !… »
Déconfinature, lentement mais sûrement.
Le projet In Situ Babel s’apprête à recommencer ses interventions à Annemasse et banlieue, avec prudence, masque, gel et bonne humeur. Marie Mazille et moi-même animerons des ateliers de création de chansons les deux prochains lundis, 1er et 8 juin 2020 (pas la peine de nous faire remarquer que l’un des deux est férie, on est au jus). Le thème : la confine, bien sûr. Nous sommes comme-qui-dirait devenus des spécialistes.
Ateliers dans le quartier Pré-des-Plans, Côté jardin partagés – 53 rue des Voirons à Ville-La-Grand, en plein air, donc annulés en cas de pluie, et limités 10 personnes, et ouais.

En quatorzaine (4/5)

14/05/2020 Aucun commentaire
« Confiné de dos en train de penser Nous voulons des coquelicots » (mai 2020)

Quatrième et a priori avant-dernière tranche de quinze jours de quatorzaine. Mais l’avenir est incertain. Il l’a toujours été, c’est sa propriété ontologique, donc on n’a même pas peur.

Jour 46

1er mai sans défilé. Faute de collectif, cette date n’est plus que la fête du travail sur soi.
Je suis un dépressif chronique. Depuis l’âge de 12 ans environ je connais les mauvaises passes. Je n’en tire ni orgueil ni honte ni lamentation (excessive), en général j’attends juste que ça passe. Ces épisodes pénibles me délivrent-ils une expérience ? Ont-il, en cela, une fonction quelconque, une utilité ? « Traverser l’enfer pour n’y gagner qu’un peu plus soif » comme dit Céline dans Guignol’s Band.
Ils me ralentissent, me handicapent, m’empêchent, me diminuent. Ils m’apportent tout au moins une certaine connaissance de moi-même, et sans doute la connaissance, fût-elle de soi-même, est le bien suprême. La principale information qu’ils me délivrent mon sujet est une conscience aigüe de ma fragilité. Je suis fragile, j’en prends bonne note. Est-ce une sagesse ? Pas tout à fait, même si la sagesse part de là.
Eh, les bizuths, écoutez le briscard : la pandémie et le confinement, qui sont comme une dépression planétaire, nous donnent une conscience douloureuse de notre fragilité. On peut vivre avec, empêchés, diminués, fragiles et vivants. Reste à trouver la sagesse.

Jour 47

La Confine creuse sa route et taille son sillon ou le contraire, aux bons soins de Mme Mazille (l’une), Mme Mazille (l’autre), M. Argentier et M. Vigne. Voici que déboule le 7e épisode, couvrant les couplets 27 à 31, et nous ne sommes pas au bout de nos surprises. La Confine se veut la grande fresque collective de nos confinements. Plus participative que jamais, elle invite ici deux nouvelles parolières, ce qui nous vaut : une revendication corporatiste en hommage aux enseignants que le gouvernement était à ça d’envoyer aux fraises (couplet 27) ; une histoire d’amour sensuelle et cependant tragique (couplet 28) ; une fort curieuse anecdote, l’histoire d’une femme cueillie par la confine à un moment charnière de son existence (couplet 30).
Attention ! Si vous souhaitez soutenir notre démarche, l’occasion vous en est offerte dans cet épisode. Au beau milieu du solo de cornemuse (car oui, nous avons un solo de cornemuse, nous ne nous refusons rien) surgit un gros bouton rouge. Aussitôt que vous verrez apparaître ce buzzer, n’hésitez pas à cliquer de toute la force de votre souris, ça nous fera bien plaisir.

Jour 48

Erratum. Contrairement à ce qui a été annoncé hier par erreur, le gros buzzer rouge, qui apparaît au moment du solo de cornemuse dans le clip du 7e épisode de la Confine, est malheureusement inactif. Suite aux milliers de réclamations que nous avons reçues en 24 heures d’internautes furieux essayant à toute force de cliquer avec leur souris et ne parvenant qu’à mettre le clip en pause, nous présentons nos humbles excuses pour le désagrément et promettons de tout mettre en œuvre pour résoudre le problème dans les plus brefs délais. Tous nos techniciens sont mobilisés.
Pfiou, c’est compliqué, la communication. Il y faut du doigté, on n’est jamais à l’abri d’une bourde, d’un démenti, d’un rétropédalage éhonté qui mise sur le manque de mémoire du public, d’un élément de langage sans scrupule, d’une fake news ou d’un pur et simple fait alternatif (nouveau nom du mensonge) aberrant, qu’il faut pourtant affirmer avec hauteur. C’est un métier, je le laisse aux pros. Sibeth Ndiaye fait ça superbien.
Et je retourne chez moi : sur le blog du Fond du tiroir je mets à jour la 3e quatorzaine qui récapitule les jours 31 à 45, précédemment égrainés au jour le jour chez un autre (Mark Zuckerberg).

Jour 49

Nous lançons l’avant-dernier atelier d’écriture virtuel et hebdomadaire de la médiathèque. Attention, on attaque le niveau expert, la contrainte de la semaine est difficile, quoique toujours dans la thématique confinée.

un incarcéré économe
« incarcérés nous écrivons sur une rame économisée au maximum. avec mon ami marin, assassin au surin, ennemi numéro un, nous rêvons un vrai amour, une évasion. nous en sommes au sixième mois. au soir venu, mon mur sonne en morse sous nos mains usées. vers une aurore rassérénée, mon cri vaincu s’amenuise. ma main anémiée renonce. crier non, mais croire oui. (…) écrivez-nous, amis, vous ouvrez nos coeurs aux rêves, vous irisez nos vies : en un univers aux ennemis sûrs, nous recevons, comme messie, vos missives censurées. écrivez. »
Paul Fournel

Avez-vous deviné la contrainte à l’oeuvre dans le 1er texte ci-dessus ? Si oui, vous êtes sans doute confiné(e) depuis longtemps !
Sinon, voici la clef. Justement la clef est tout ce dont rêve le narrateur de ce texte. Car il est prisonnier.La « contrainte du prisonnier », inventée par l’écrivain Paul Fournel, fait partie de ce que l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) range dans la catégorie des « lipogrammes », les textes où l’on se prive d’utiliser certaines lettres – le lipogramme le plus fameux étant « La Disparition », roman de Georges Perec, écrit sans la lettre e.
Ici, le prisonnier économise le papier pour que sa lettre soit plus facile à dissimuler et à faire passer à l’extérieur. Il écrit donc le plus serré possible et ses lignes de pattes de mouche se condensent, réduisant au maximum les interlignes : il s’interdit d’utiliser toutes les lettres qui dépassent par le haut (lettres à hampe : b, d, f, h, k, l, t) ou par le bas (lettres à queue : g, j, p, q, y). Sont proscrits aussi, bien sûr, les majuscules, les points d’exclamation ou d’interrogation…
À vous de vous imaginer, sinon en prison, au moins en confinement, pour rédiger une lettre évoquant votre besoin de liberté et/ou votre future évasion.
À noter pour les musiciens parmi vous : il existe une variante musicale, car les compositeurs eux aussi pourraient se retrouver un jour incarcérés et devant économiser leur papier à musique. Dans ce cas, sont interdits tous les signes qui débordent des cinq lignes de la portée : notes obligeant à tracer des lignes supplémentaires, accords dont les hampes sortiraient de la portée, nuances et points d’orgue, clés de Sol ou Ut 1ère ligne, etc.

Je ne résiste pas à l’envie de recopier ici la magnifique contribution de l’ami JP Blanpain, qui m’a presque donné une érection de bon matin :

un amour swannien, sauce coronavirus
(à ma suave cousine, ma souris rousse, ma nana nue, mon ève naïve, ma sirène océane, ma muse incarcérée en sa cave)
mon icône, assise en vrac sur six coussins en soie.
oui, savourer ses savoureux seins,
son sexe si rose (ou son minou) savonné, oursin sucré au sucre cannien,
à sa source, sa sève au musc comme un vin xérès (non comme un vieux marc saxon),
ruisseau sauveur ou océan saumoné,
moi, mec novice ivre, marri, ma canine suceuse soucieuse à sacrer son iris nacré
s’use à en mourir à son orée moussue,
mon canari suranné, morveux et vaincu, oison oiseux, naine momie sans nom, me navre
sans son âme sorcière rusée.
un séisme, au secours…
sea sex sans sun ( sans caméra).
mais sussurre-moi si ça va, vouivre vorace…
censuré… censuré… censuré…

Jour 50

Je prends des nouvelles d’un ami. On fait cela, tout le jour, tous les jours, les uns, les autres, faute de s’embrasser. Je lui demande comment il la vit, la confine. Il me donne une réponse surprenante que j’ai failli prendre pour une pure provocation : il rêve de s’isoler. Il n’en peut plus de vivre dans « un hall de gare et une colonie de vacances » à l’heure où d’autres, qui n’en peuvent plus de vivre dans une atroce solitude sans fin, fantasmeraient volontiers gare ou colonie. Voilà qui me dévoile une vérité pourtant simple et limpide, sous mes yeux depuis le début, quasi un truisme : la très exacte cruauté du confinement n’est ni de nous isoler, ni de nous forcer à une compagnie pléthorique, elle est de nous figer dans l’un de ces deux états alors même que notre nature nous pousse à passer régulièrement et avec fluidité d’un à l’autre, sans mur à la frontière, aussi simplement que nous passons de la veille au sommeil et retour.
Sur ce, je regarde Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais (1980), qu’une célèbre plateforme de streaming, davantage connue pour ses séries américaines où des voitures explosent que pour des films d’auteurs français vintage, vient d’ajouter à son catalogue. J’avais vu ce film peu après sa sortie, surtout attiré par l’affiche peinte par Bilal, et je n’y avais à peu près rien compris. Aujourd’hui, quel film passionnant ! « Fiction scientifique » qui entrelace les péripéties romanesques de trois personnages avec les commentaires éthologiques du neurobiologiste Henri Laborit. Celui-ci commente les réactions des protagonistes en rappelant que nos comportements irrationnels naissent au tréfonds de nos trois cerveaux (reptilien, limbique, néocortex – théorie, peut-être démodée entre temps, d’un inconscient qui a peu à voir avec celui de Freud, si ce n’est ce point commun d’avoir été tout deux ringardisés par la pragmatique PNL et le développement personnel qui servent essentiellement l’idéologie dominante de l’épanouissement par le travail en entreprise). Cette manière choquante de filmer des personnages, voire des personnes, littéralement comme des rats de laboratoires, a pu passer pour du cynisme cérébral et surplombant, alors que je n’y vois que de l’empathie : reptilien mon semblable, mon frère.
Laborit prononce dès l’ouverture du film ces phrases qui, par synchronicité, recoupent ma candide découverte du jour, celle sur le besoin élémentaire de mouvement chez les humains, depuis l’isolement vers la convivialité et vice-versa, besoin contrarié par la confine :

« La seule raison d’être d’un être, c’est d’être. C’est-à-dire de maintenir sa structure. C’est de se maintenir en vie, sans cela il n’y aurait pas d’être. Remarquez que les plantes peuvent se maintenir en vie sans se déplacer. Elles puisent leur nourriture directement dans le sol, à l’endroit où elles se trouvent et grâce à l’énergie du soleil, elles transforment cette matière inerte en leur propre matière vivante. Les animaux, eux, donc l’homme, ne peuvent survivre qu’en consommant cette énergie solaire qui a déjà été transformée par les plantes, et ça, ça exige de se déplacer. Ils sont forcés de se déplacer à l’intérieur d’un espace. »

Fût-ce avec masque, gel, et attestation autosignée.
À l’autre bout du film, juste avant le générique de fin, Laborit explique comment toute la société humaine s’organise autour des pulsions reptiliennes, et surtout les pulsions de violence, de pouvoir, de rivalités de territoire, dissimulées ou sublimées par le langage. Il dit :

« On commence seulement à comprendre pourquoi et comment, à travers l’Histoire et dans le présent, se sont établies les échelles hiérarchiques de dominance. Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent, et jusqu’ici cela a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chance que quelque chose change. »

Cette conclusion me plonge dans la mélancolie (comme si j’avais besoin de ça). L’élucidation du fonctionnement de nos cerveaux n’est pas plus une passion populaire aujourd’hui qu’en 1980. Plutôt moins me semble-t-il, puisque tous les mécanismes d’institutionnalisation de la dominance (pouvoir économique, marketing, management, religion, sans compter l’autorité dite légitime des violences policières) tournent à plein régime sans la moindre remise en question.
Une pensée consolatrice : ce qui différenciera toujours les humains des rats à yeux rouges, et les sauvera peut-être, c’est l’imagination, l’art, la mise à distance. En somme, le cinéma. Contrepoint crucial dans Mon Oncle d’Amérique, l’imaginaire des personnages de ce film s’enracine dans d’autres films plus anciens, et c’est ainsi que défilent à l’écran Danielle Darieux, Jean Gabin, Jean Marais. Quant aux humains à têtes de rats de Resnais, ils m’éclairent soudain sur les « lapins » d’Inland Empire, le film le plus hermétique de David Lynch.

Jour 51

Plus que jamais, Nous voulons des coquelicots ! (c’est la saison, en plus.) Ne perdons pas de vue que pendant la petite catastrophe, la grande catastrophe continue. Cueilli sur la page FB d’Aurélien Barrau :
« La baisse estimée des émissions de CO2 pour 2020 n’est que des 2/3 de celle qui serait nécessaire chaque année pour tenir les 1.5 degrés d’élévation de température. Autrement dit : la réduction actuelle (en plus d’être évidemment transitoire) demeure insuffisante pour un avenir « gérable » (et je laisse ici de coté toute les chantiers « hors climat » qui sont aussi importants). Le problème est systémique. Mais, sinon, on peut aussi écouter le Medef et s’assurer qu’une minorité jouit à fond encore un tout petit peu ! »

Qu’est-ce qu’il aura fait chaud et beau pendant ce printemps confiné. Chaud-bien, pas chaud-terrifiant-canicule-de-fin-du-monde, bref chaud parfait. Le climat change, on le sait, mais là on sent comme un répit. Quand j’étais enfant, pour moquer le traditionnel bon sens paysan, incompatible avec la modernité et son rouleau compresseur, on utilisait une phrase ironique et toute faite : Ils nous ont détraqué le temps avec leur bombe atomique. Aujourd’hui, je crois qu’il faudrait le réhabiliter, le bon sens paysan (je crains, hélas, qu’en énonçant cela je me fasse classer dans la catégorie infamante des populistes). Ils savaient des trucs, les paysans. Des millénaires d’observation de la nature sans destruction.
Parmi mes lectures en confinement, l’énorme bande dessinée La Bombe (Alcante/Bollée/Rodier), pavasse de 600 pages pour retracer l’incroyable histoire de cet objet qui a changé l’Histoire et toutes les histoires (y compris l’épisode 8 de la saison 3 de Twin Peaks), la bombe atomique. Bon travail, colossal et pourtant humble puisque plus pédagogique qu’esthétique. La bombe a bel et bien détraqué le temps.

Jour 52

Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu ni Macron ni tribun. Quelqu’un les attend pour de vrai les discours de Macron ? Je veux dire à part les journalistes qui sont bien obligés de gagner leur vie et signalent façon méthode Coué les discours « très attendus » du Chef de l’État ? Macron a prononcé hier un discours très attendu sur le soutien au monde de la culture, remplaçant le ministre attitré qui ne pipe mot. Macron a énoncé mille choses soit déjà connues soit toujours aussi floues, tout de même une information décisive (le rapport d’un an des droits des intermittents, authentique bonne nouvelle), ainsi que de très intéressantes incongruités, comme cette idée d’occuper les artistes l’été en « réinventant d’autres formes de colonies de vacances apprenantes et culturelles« .
Or justement j’écoute en boucle ces jours-ci Terre Neuve, le dernier album de Brigitte Fontaine qui, à 80 ans et 52 ans après son premier opus, dégaine une énième et fulgurante folie poétique. Dans cet album, la chanson « J’irai pas » semble une réponse au discours si attendu de Macron, car la Brigitte Fontaine, pythie et trésor national, l’avait par sorcellerie anticipé. Un artiste n’attend pas ce qui est attendu, un artiste le présage.
J’irai pas, j’irai pas
J’irai pas à vos colonies de vacances
J’irai pas, j’irai pas
J’irai pas me coucher
J’irai pas, j’irai pas
J’irai pas à votre hôpital
J’irai pas, j’irai pas
J’irai pas à vos Facebook

Jour 53

Macron annonce que le statut des intermittents du spectacle est renouvelé d’un an et c’est super. Le lendemain, Valentine Goby rappelle opportunément que les écrivains, eux, n’ont même pas de statut.
« Mais qui nous entend, nous ? Qui comprend le désastre de notre situation économique ? Les librairies rouvriront dans des conditions incertaines, les éditeurs publieront moins. Festivals, médiathèques, associations, établissements scolaires, vous avez été forcé d’annuler nos venues devant l’urgence sanitaire. Or qui sait qu’en temps ordinaire, la moitié d’entre nous perçoit des revenus d’auteur inférieurs au SMIC ? (…) »
Les écrivains sont dans la mouise. Ceux qui vivaient vivoteront. Ceux qui vivotaient ne vivront plus. Le Covid entraîne une sélection naturelle, seuls les plus forts (les plus gros tirages) resteront. Je ne plaide pas pour mon cas particulier, ayant admis depuis longtemps que mon oeuvre ne serait pas mon gagne-pain et ayant toujours cherché à gagner ma vie honnêtement par ailleurs – en somme rien ne changera pour moi. Mais la bibliodiversité sera encore plus fragile après qu’avant le virus et j’en suis navré.
Cette lettre ouverte de Valentine Goby a été lue à l’antenne de France Inter par Augustin Trapenard dans le cadre de sa rubrique Lettres d’intérieur. Chaque jour une personne est invitée à écrire une lettre au destinataire de son choix. La plupart sont des écrivains, quoi de plus normal puisque les écrivains écrivent (toujours Valentine Goby : « On nous demande des journaux de confinement, des conseils de lecture, des chroniques dans la presse, des textes de soutien aux librairies fermées, et même des PDF gratuits de livres devenus inaccessibles… »), ils donnent de leurs nouvelles à quelqu’un ainsi qu’à nous.
Amélie Nothomb écrit à son père, mort le premier jour du confinement…
Gaël Faye, lui aussi en deuil, écrit à un ami, d’une solitude à une autre solitude…
Philippe Djian écrit à Greta Thunberg, lui conseille de lire Cendrars, l’appelle « ma chérie » et lui dit « On m’a demandé de tenir un journal du confinement, mais pourquoi on ne demande pas ça à un type qui dort dans la rue si on veut savoir comment ça se passe« …
Annie Ernaux écrit au Président et elle est très remontée…
Brigitte Fontaine décoche un poème dont elle a le secret, et après ça va mieux…
Le plus drôle de tous naturellement est Houellebecq, qui évoque « cette épidémie réussissant la prouesse d’être à la fois angoissante et ennuyeuse  », car comme d’habitude il parle de lui-même, l’angoisse et l’ennui étant les deux mamelles du personnage houellebecquien.

Jour 54

Alors alors ? Quelles joies numériques à se mettre sous la dent de souris aujourd’hui ? La Confine, évidemment ! Qui publie sans faiblir son 8e épisode, le plus long à ce jour, compilant les couplets 32 à 37, et au chant une spéchole guèste : Catherine Faure. Chaque couplet est la recension d’un dommage collatéral du confinement qui vous rappellera forcément « quelque chose » accompagné d’un dérapage presque contrôlé à l’intérieur d’un genre musical. Chaque fois que vous penserez qu’on ne pourra pas aller plus loin, on ira plus loin, okay ? Après avoir vu cet épisode, guettez en trépignant le suivant, qui contient le déjà mythique couplet russe et vous entendrez ce que je veux dire.
Et quoi d’autre ? Une variante : la Confine est aussi un grand projet participatif qui entend écrire à mille mains la geste de notre confinement, avec le plus grand nombre possible de déclinaisons et appropriations, y compris par les enfants. Sous ce lien, une version de la Confine dont les paroles sont écrites par des élèves de CM2 de l’école du Salève (Gaillard), avec qui la fine équipe d’In Situ Babel a cet hiver entamé un travail, poursuivi ensuite chacun-chez-soi… Écoutez les paroles, c’est LEUR confine, à ces braves petits.
Et quoi encore ? Toujours avec nos amis et partenaires d’Annemasse, l’équipe d’In Situ Babel télétravaille ! Sur la page fatchebouc attitrée vous entendrez plein de sons tout-à-fait curieux, dont ma propre voix lisant des textes écrits sur place (coucou Tremplin).
Et puis ? À part ça ? Bon, je pourrais aussi vous parler de plein d’autres choses formidables où je ne suis pas impliqué, mais avez-vous vraiment besoin de moi pour une vidéo vue la veille, un texte déjà lu, une idée déjà pensée ? Tiens, par exemple, vous l’avez sûrement déjà entendu par un autre chemin, l’excellent appel de Vincent Lindon, vigoureuse synthèse politique établie par un authentique honnête homme et relayée des centaines de fois ? Non ? Okay, alors le voici, je vous en prie, c’est avec plaisir.

Jour 55

Les Rencontres photographiques d’Arles sont annulées, comme tout le monde. J’avais pris l’habitude de consacrer à ces Rencontres deux ou trois jours chaque été, luxe d’un banquet pour les yeux, gloutonnerie d’images à chaque coin de rue. Ma foi, comme toujours, les livres remplaceront les voyages, c’est à se demander s’ils n’ont pas été inventés pour cela.
Juste avant la fermeture de ma médiathèque j’ai mis la main sur deux beaux livres de photos, sans trop réfléchir, comme un instinct de survie dans une maison en feu. Choix au petit bonheur l’urgence. C’est seulement en les feuilletant que j’ai réalisé leur criant point commun : tous deux sont des catalogues de portraits de femmes qui fixent l’objectif et le lecteur. J’avais « sauvé » du confinement deux séries de visages féminins, je regardais des femmes qui semblaient me regarder mais regardaient fièrement l’objectif.
Il s’agit de Détenues de Bettina Rheims (femmes confinées en prison dont la succession lancinante n’est pas sans rappeler le générique d’Orange is the new Black) et Unsung heroes : Elles brisent le silence de Denis Rouvre, recueil de portraits mais aussi de vies d’une soixantaine de femmes ayant fui les violences d’une guerre, d’une persécution, ou d’un simple ordre social qui les écrabouille – attention, la lecture de celui-ci en une seule traite sera éprouvante, on lit une histoire abominable et on voit un visage, on tourne la page, on lit une autre histoire abominable et un autre visage, et ainsi jusqu’au bout.
(J’ai eu la chance et l’honneur autrefois de me faire tirer le portrait par le même Denis Rouvre, archive ici.)
Et comme par hasard-mais-il-n’y-a-pas-de-hasard, une fois refermés ces deux livres d’images et de témoignages, j’ouvre la presse et je lis ceci : « La pandémie de Covid-19 aggrave la condition des femmes dans le monde. Le Fonds des Nations unies pour la population alerte sur les risques accrus de grossesses non désirées, de mariages forcés et de violences sexistes pendant l’épidémie. »
La femme est le prolétaire de l’homme, disait Marx. Elle est aussi sa confinée.
Et voilà que l’Académie Française exige que nous disions la covid au lieu de le covid ? Outrage au féminin supplémentaire, qui ne passera pas par moi.

Jour 56

Pour agrémenter votre déconfinement progressif je vous copicolle l’intégralité d’une formidable interviou d’Ariane Mnouchkine (source : la page FB de Philippe Caubère), qui vient de se remettre, aussi lucide et énergique que devant, du satané covid. Mon admiration pour cette vieille femme géniale est intacte. L’entretien se passe d’exégèse mais juste un mot sur ce passage, qui me fait spécialement gamberger : « – Les Français sont-ils infantilisés ?
– Pire. Les enfants ont, la plupart du temps, de très bons profs, dévoués et compétents, qui savent les préparer au monde. Nous, on nous a désarmés psychologiquement.
« 
Le « désarmement psychologique » que Mnouchkine évoque, peu importe qu’on l’appelle langue de bois, post-vérité, désinformation, communication, ou Sibeth Ndiaye, est aussi criminel et destructeur que la négligence sanitaire, le serrage de vis policier ou le démantèlement de l’hôpital. Une fois la parole officielle vidée de toute vérité et par conséquent de toute légitimité, les esprits psychologiquement désarmés que nous sommes se jettent dans les bras du nihilisme, ou bien du complotisme (toutes ces foutaises sur le virus inventé en labo ou diffusé pour profiter au lobby des vaccins…) ou bien du fanatisme, ou bien du fascisme. Ce gouvernement-ci n’est pas fasciste, il ne faut pas utiliser de tels mots à la légère, mais il fait figure de « gouvernement de transition » et fout la trouille. Et maintenant je me tais, je laisse parler la dame.

« Réclusion des aînés, mensonges, infantilisation… Ariane Mnouchkine ne cache pas son indignation face aux couacs du pouvoir. Et la directrice du Théâtre du Soleil milite pour que l’art vivant, essentiel à la société, ne soit pas oublié. Depuis 1970, à la Cartoucherie de Vincennes, Ariane Mnouchkine révèle grâce au théâtre l’ange et le démon qui sommeillent en nous. Qu’elle monte Eschyle, Shakespeare, Molière, qu’elle s’inspire du réel, la directrice du Théâtre du Soleil explore la limite entre le bien et le mal. Terrassée par le Covid-19, elle s’est réveillée dans une France confinée où les théâtres étaient à l’arrêt, artistes et intermittents sans travail, salles de représentation fermées. Cette crise historique, elle la traverse en artiste et en citoyenne. Dès que possible, elle reprendra les répétitions avec ses comédiens. Et avec eux transformera sa colère en une œuvre éclairante.
– Comment se vit le confinement au Théâtre du Soleil ?
– Comme nous pouvons. Comme tout le monde. Nous organisons des réunions par vidéo avec les soixante-dix membres du théâtre et parfois leurs enfants. Retrouver la troupe fait du bien à tous. Surtout à moi. Nous réfléchissons : après le déconfinement, comment faire ? Comment reprendre le théâtre, qui ne se nourrit pas que de mots mais surtout de corps ? Quelles conditions sanitaires mettre en œuvre sans qu’elles deviennent une censure insupportable ? Masques, évidemment, distanciations physiques dans les activités quotidiennes telles que les repas, les réunions, mais en répétition ? Se demander comment faire, c’est déjà être, un peu, dans l’action. Il se trouve que, le 16 mars, nous allions commencer à répéter un spectacle étrangement prophétique. Le sujet, que je ne peux ni ne veux évoquer ici, sous peine de le voir s’évanouir à tout jamais, ne varie pas. Mais sa forme va bouger sous les coups du cataclysme qui ébranle tout, individus, États, sociétés, convictions. Alors nous nous documentons, nous menons nos recherches dans tous les domaines nécessaires. Nous devons reprendre l’initiative, cette initiative qui, depuis deux mois, nous a été interdite, même dans des domaines où des initiatives citoyennes auraient apporté, sinon les solutions, du moins des améliorations notables sur le plan humain.
– Quel est votre état d’esprit ?
– J’ai du chagrin. Car derrière les chiffres qu’un type égrène chaque soir à la télévision, en se félicitant de l’action formidable du gouvernement, je ne peux m’empêcher d’imaginer la souffrance et la solitude dans lesquelles sont morts ces femmes et ces hommes. La souffrance et l’incompréhension de ceux qui les aimaient, à qui on a interdit les manifestations de tendresse et d’amour, et les rites, quels qu’ils soient, indispensables au deuil. Indispensables à toute civilisation. Alors qu’un peu d’écoute, de respect, de compassion de la part des dirigeants et de leurs moliéresques conseillers scientifiques aurait permis d’atténuer ces réglementations émises à la hâte, dont certaines sont compréhensibles mais appliquées avec une rigidité et un aveuglement sidérants.
– Parlons-nous du théâtre ?
– Mais je vous parle de théâtre ! Quand je vous parle de la société, je vous parle de théâtre ! C’est ça le théâtre ! Regarder, écouter, deviner ce qui n’est jamais dit. Révéler les dieux et les démons qui se cachent au fond de nos âmes. Ensuite, transformer, pour que la Beauté transfigurante nous aide à connaître et à supporter la condition humaine. Supporter ne veut pas dire subir ni se résigner. C’est aussi ça le théâtre !
– Vous êtes en colère ?
– Ah ! ça oui ! Je ressens de la colère, une terrible colère et, j’ajouterai, de l’humiliation en tant que citoyenne française devant la médiocrité, l’autocélébration permanente, les mensonges désinformateurs et l’arrogance obstinée de nos dirigeants. Pendant une partie du confinement, j’étais plongée dans une semi-inconscience due à la maladie. Au réveil, j’ai fait la bêtise de regarder les représentants-perroquets du gouvernement sur les médias tout aussi perroquets. J’avais respecté la rapidité de réaction d’Emmanuel Macron sur le plan économique et son fameux « quoi qu’il en coûte » pour éviter les licenciements. Mais lorsque, dans mon petit monde convalescent, sont entrés en piste ceux que je surnomme les quatre clowns, le directeur de la Santé, le ministre de la Santé, la porte-parole du gouvernement, avec, en prime, le père Fouettard en chef, le ministre de l’Intérieur, la rage m’a prise. Je voudrais ne plus jamais les revoir.
– Que leur reprochez-vous ?
– Un crime. Les masques. Je ne parle pas de la pénurie. Ce scandale a commencé sous les quinquennats précédents de Nicolas Sarkozy et de François Hollande. Mais appartenant au gouvernement qui, depuis trois ans, n’a fait qu’aggraver la situation du système de santé de notre pays, ils en partagent la responsabilité. En nous répétant, soir après soir, contre tout bon sens, que les masques étaient inutiles voire dangereux, ils nous ont, soir après soir, désinformés et, littéralement, désarmés. Alors qu’il eût fallu, et cela dès que l’épidémie était déclarée en Chine, suivre l’exemple de la plupart des pays asiatiques et nous appeler à porter systématiquement le masque, quitte, puisqu’il n’y en avait pas, à en fabriquer nous-mêmes. Or nous avons dû subir les mensonges réitérés des quatre clowns, dont les propos inoubliables de la porte-parole du gouvernement qui nous a expliqué que, puisque elle-même — la prétention de cet « elle-même » — ne savait pas les utiliser, alors personne n’y parviendrait ! Selon de nombreux médecins qui le savent depuis longtemps mais dont la parole ne passait pas dans les médias-perroquets au début de la catastrophe, nous allons tous devoir nous éduquer aux masques car nous aurons à les porter plusieurs fois dans notre vie. Je dis cela car dans le clip qui nous recommande les gestes barrières, le masque ne figure toujours pas. Je suis de celles et ceux qui pensent que son usage systématique, dès les premières alertes, aurait, au minimum, raccourci le confinement mortifère que nous subissons.
– Subir est-il le pire ?
– Nous devons cesser de subir la désinformation de ce gouvernement. Je ne conteste pas le fameux « Restez chez vous ». Mais, si l’on est (soi-disant) en guerre, ce slogan ne suffit pas. On ne peut pas déclarer la guerre sans appeler, dans le même temps, à la mobilisation générale. Or cette mobilisation, même abondamment formulée, n’a jamais été réellement souhaitée. On nous a immédiatement bâillonnés, enfermés. Et certains plus que d’autres : je pense aux personnes âgées et à la façon dont elles ont été traitées. J’entends s’exprimer dans les médias des obsédés anti-vieux, qui affirment qu’il faut tous nous enfermer, nous, les vieux, les obèses, les diabétiques jusqu’en février, sinon, disent-ils, ces gens-là encombreront les hôpitaux. Ces gens-là ? Est-ce ainsi qu’on parle de vieilles personnes et de malades ? Les hôpitaux ne seraient donc faits que pour les gens productifs en bonne santé ? Donc, dans la France de 2020, nous devrions travailler jusqu’à 65 ans et une fois cet âge révolu, nous n’aurions plus le droit d’aller à l’hôpital pour ne pas encombrer les couloirs ? Si ce n’est pas un projet préfasciste ou prénazi, ça y ressemble. Cela me fait enrager.
– Que faire de cette rage ?
– Cette rage est mon ennemie parce qu’elle vise de très médiocres personnages. Or le théâtre ne doit pas se laisser aveugler par de très médiocres personnages. Dans notre travail, nous devons comprendre la grandeur des tragédies humaines qui sont en train d’advenir. Si nous, artistes, nous restons dans cette rage, nous n’arriverons pas à traduire dans des œuvres éclairantes pour nos enfants ce qui se vit aujourd’hui. Une œuvre qui fera la lumière sur le passé pour que l’on comprenne comment une telle bêtise, un tel aveuglement ont pu advenir, comment ce capitalisme débridé a pu engendrer de tels technocrates, ces petits esprits méprisants vis-à-vis des citoyens. Pendant un an, ils restent sourds aux cris d’alarme des soignantes et soignants qui défilent dans la rue. Aujourd’hui, ils leur disent : vous êtes des héros. Dans le même temps, ils nous grondent de ne pas respecter le confinement alors que 90 % des gens le respectent et que ceux qui ne le font pas vivent souvent dans des conditions inhumaines. Et que le plan Banlieue de Jean-Louis Borloo a été rejeté du revers de la main, il y a à peine deux ans, sans même avoir été sérieusement examiné ni discuté. Tout ce qui se passe aujourd’hui est le résultat d’une longue liste de mauvais choix.
– Cette catastrophe n’est-elle pas aussi une opportunité ?
– Oh ! une opportunité ? ! Des centaines de milliers de morts dans le monde ? Des gens qui meurent de faim, en Inde ou au Brésil, ou qui le risquent dans certaines de nos banlieues ? Une aggravation accélérée des inégalités, même dans des démocraties riches, comme la nôtre ? Certains pensent que nos bonnes vieilles guerres mondiales aussi ont été des opportunités… Je ne peux pas répondre à une telle question, ne serait-ce que par respect pour tous ceux qui en Inde, en Équateur ou ailleurs ramassent chaque grain de riz ou de maïs tombé à terre.
– Les Français sont-ils infantilisés ?
– Pire. Les enfants ont, la plupart du temps, de très bons profs, dévoués et compétents, qui savent les préparer au monde. Nous, on nous a désarmés psychologiquement. Une histoire m’a bouleversée : dans un Ehpad de Beauvais, des soignantes décident de se confiner avec les résidentes. Elles s’organisent, mettent des matelas par terre et restent dormir près de leurs vieilles protégées pendant un mois. Il n’y a eu aucune contamination. Aucune. Elles décrivent toutes ce moment comme extraordinaire. Mais arrive un inspecteur du travail pour qui ces conditions ne sont pas dignes de travailleurs. Des lits par terre, cela ne se fait pas. Il ordonne l’arrêt de l’expérience. Les soignantes repartent chez elles, au risque de contaminer leurs familles, avant de revenir à l’Ehpad, au risque de contaminer les résidentes. En Angleterre, c’est 20 % du personnel qui se confine avec les résidents. Mais non, ici, on interdit la poursuite de cette expérience fondée sur une réelle générosité et le volontariat, par rigidité réglementaire ou par position idéologique. Ou les deux.
– Cette mise à l’écart des personnes âgées révèle-t-elle un problème de civilisation ?
– Absolument. Lorsque la présidente de la Commission européenne suggère que les gens âgés restent confinés pendant huit mois, se rend-elle compte de la cruauté de ses mots ? Se rend-elle compte de son ignorance de la place des vieux dans la société ? Se rend-elle compte qu’il y a bien pire que la mort ? Se rend-elle compte que parmi ces vieux, dont je suis, beaucoup, comme moi, travaillent, agissent, ou sont utiles à leurs familles ? Sait-elle que nous, les vieux, nous acceptons la mort comme inéluctable et que nous sommes innombrables à réclamer le droit de l’obtenir en temps voulu, droit qui nous est encore obstinément refusé en France, contrairement à de nombreux autres pays. Quelle hypocrisie ! Vouloir nous rendre invisibles plutôt que de laisser ceux d’entre nous qui le veulent choisir le moment de mourir en paix et avec dignité. Lorsque Emmanuel Macron susurre : « Nous allons protéger nos aînés », j’ai envie de lui crier : je ne vous demande pas de me protéger, je vous demande juste de ne pas m’enlever les moyens de le faire. Un masque, du gel, des tests sérologiques ! À croire qu’ils rêvent d’un Ehpad généralisé où cacher et oublier tous les vieux. Jeunes, tremblez, nous sommes votre avenir !
– Qu’est-ce que cela dit sur notre société ?
– Sur la société, je ne sais pas, mais cela en dit beaucoup sur la gouvernance. Dans tout corps, une mauvaise gouvernance révèle le plus mauvais. Il y a 10 % de génies dans l’humanité et 10 % de salopards. Dans la police, il y a 10 % de gens qui ne sont pas là pour être gardiens de la paix mais pour être forces de l’ordre. Je respecte la police, mais lorsqu’on donne des directives imprécises, laissées à la seule interprétation d’un agent, cet agent, homme ou femme, se révélera un être humain, bon, compréhensif et compétent, ou bien il agira comme un petit Eichmann 1 investi d’un pouvoir sans limite, qui, parce que son heure est enfin venue, pourra pratiquer sa malfaisance. Donc il fera faire demi-tour à un homme qui se rend à l’île de Ré pour voir son père mourant. Ou il fouillera dans le cabas d’une dame pour vérifier qu’elle n’a vraiment acheté que des produits de première nécessité. Et s’il trouve des bonbons, il l’humiliera. Quand je pense qu’ont été dénoncées, oui, vous avez bien entendu, dénoncées, et verbalisées des familles qui venaient sous les fenêtres pour parler à leurs proches reclus en Ehpad… Se rend-on compte de ce qui est là, sous-jacent ?
– Redoutez-vous un État liberticide ?
– Il y a, indubitablement, un risque. La démocratie est malade. Il va falloir la soigner. Je sais bien que nous ne sommes pas en Chine où, pendant le confinement de Wuhan, on soudait les portes des gens pour les empêcher de sortir. Mais, toute proportion gardée, oui, en France, la démocratie est menacée. Vous connaissez, bien sûr, l’histoire de la grenouille ? Si on la plonge dans l’eau bouillante, elle saute immédiatement hors de l’eau. Si on la plonge dans l’eau froide et qu’on chauffe très doucement cette eau, elle ne saute pas, elle meurt, cuite. C’est l’eau fraîche de la démocratie que, petit à petit, on tiédit. Je ne dis pas que c’est ce que les gouvernants veulent faire. Mais je pense qu’ils sont assez bêtes pour ne pas le voir venir. Oui, je découvre avec horreur que ces gens, si intelligents, sont bêtes. Il leur manque l’empathie. Ils n’ont aucune considération pour le peuple français. Pourquoi ne lui dit-on pas simplement la vérité ?
– Avez-vous encore espoir en nos dirigeants politiques ?
– Lorsque le 12 mars Emmanuel Macron dit : « Il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour… La santé… notre État-providence ne sont pas des coûts… mais des biens précieux », nous nous regardons, ahuris. Et cela me rappelle l’histoire de l’empereur Ashoka qui, en 280 av. J.-C., pour conquérir le royaume de Kalinga, livra une bataille qui se termina par un tel massacre que la rivière Daya ne charriait plus de l’eau mais du sang. Face à cette vision, Ashoka eut une révélation et se convertit au bouddhisme et à la non-violence. Nous espérons parfois de nos gouvernants cette prise de conscience du mal qu’ils commettent. J’avoue que, ce soir-là, j’ai espéré cette conversion d’Emmanuel Macron. J’ai souhaité que, constatant son impuissance face à un minuscule monstre qui attaque le corps et l’esprit des peuples, il remonte avec nous la chaîne des causalités, comprenne de quelle manière l’Histoire, les choix et les actes des dirigeants, de ses alliés politiques, ont mené à notre désarmement face à cette catastrophe. J’aurais aimé qu’il comprenne à quel point il est, lui-même, gouverné par des valeurs qui n’en sont pas. Ça aurait été extraordinaire. J’aimerais avoir de l’estime pour ce gouvernement. Cela me soulagerait. Je ne demanderais que ça. Au lieu de quoi je ne leur fais aucune confiance. On ne peut pas faire confiance à des gens qui, pas une seconde, ne nous ont fait confiance. Quand, permises ou pas, les manifestations vont reprendre le pavé, seront-elles de haine et de rage, n’aboutissant qu’à des violences et des répressions, avec en embuscade Marine Le Pen qui attend, impavide, ou seront-elles constructives, avec de vrais mouvements qui font des propositions ? Certains matins je pense que ça va être constructif. Et certains soirs, je pense l’inverse. Ce dont j’ai peur surtout, c’est de la haine. Parce que la haine ne choisit pas, elle arrose tout le monde.
– Vous avez peur d’un déconfinement de la haine ?
– Exactement ! Peur du déconfinement de la haine coléreuse. Est-ce que le peuple français va réussir à guérir, ou au moins à orienter sa rage, donc ses haines, vers des propositions et des actions novatrices et unificatrices ? Il serait temps. Car le pire est encore possible. Le pire, c’est-à-dire le Brésil, les États-Unis, etc. Nous n’en sommes pas là mais nous y parviendrons, à force de privatisations, à force d’exiger des directeurs d’hôpitaux qu’ils se comportent en chefs d’entreprises rentables. Heureusement Emmanuel Macron a eu la sagesse d’immédiatement mettre en œuvre un filet de sécurité — le chômage partiel — pour que la France ne laisse pas sur la paille treize millions de ses citoyens. C’était la seule chose à faire. Il l’a faite. Cela doit être salué. Mais cette sagesse n’a rien à voir avec une pseudo « générosité » du gouvernement, comme semble le penser un certain ministre. Elle est l’expression même de la fraternité qui est inscrite sur nos frontons. C’est la vraie France, celle qui fait encore parfois l’admiration et l’envie des pays qui nous entourent. Pour une fois, on a laissé l’économie derrière afin de protéger les gens. Encore heureux !
– Qu’attendez-vous pour les artistes, les intermittents ?
– Je viens d’entendre qu’Emmanuel Macron accède, heureusement, à la revendication des intermittents qui demandent une année blanche afin que tous ceux qui ne pourront pas travailler dans les mois qui viennent puissent tenir le coup. C’est déjà ça. Ici, au Soleil, nous pouvons travailler, nous avons une subvention, un lieu, un projet et des outils de travail. À nous de retrouver la force et l’élan nécessaires. Ce n’est pas le cas des intermittents et artistes qui, pour trouver du travail, dépendent d’entreprises elles-mêmes en difficulté. Même si, en attendant, certains vont réussir à répéter, il va falloir, pour jouer, attendre que les salles puissent ouvrir à plein régime. Cela peut durer de longs mois, jusqu’à l’arrivée d’un médicament. Ceux-là ne doivent pas être abandonnés, l’avenir de la création théâtrale française, riche entre toutes, peut-être unique au monde, dépend d’eux. Personne ne pardonnerait, ni artistes ni public, qu’on laisse revenir le désert. Lors d’une inondation, on envoie les pompiers et les hélicoptères pour hélitreuiller les gens réfugiés sur leurs toits. Quoi qu’il en coûte. Le virus nous assiège tous, mais, de fait, les arts vivants vont subir le plus long blocus. Donc, comme pendant le blocus de Berlin, il faut un pont aérien qui dure tant que le siège n’est pas levé, tant que le public ne peut pas revenir, rassuré et actif, avec enthousiasme. Avec masque, s’il est encore nécessaire. Mais la distance physique ne sera pas tenable au théâtre. Ni sur la scène, ni même dans la salle. C’est impossible. Pas seulement pour des raisons financières, mais parce que c’est le contraire de la joie.
– N’est-il pas temps d’appeler à un nouveau pacte pour l’art et la culture ?
– Pas seulement pour l’art et la culture. Nous faisons partie d’un tout. »
(Ariane Mnouchkine, Théâtre du Soleil)

Jour 57

Allez, « dehors maintenant » tout le monde !
Pour fêter ça, Outside now par Zappa, avec un solo de trombone de Bruce Fowler du genre dont on se dit ouais quand je serai grand je ferai le même.
En regardant ce matin, perplexe, la rocade de Grenoble bouchée, les files compactes, interminables et immobiles de voitures distillant du stress et du CO2 en grande quantité exactement comme avant le confinement, j’ai pensé à ceci, publié par Aurélien Barrau que les musiciens apprécieront.
(Je sais, je cite souvent ce qui se passe sur la page FB d’AB, il est un peu mon idole, mais pas tout-à-fait puisque des fois il m’énerve et dans ce cas-là je retrouve mon libre-arbitre : là il vient de suggérer que les critiques envers Sibeth Ndiaye étaient du sexisme et du racisme, et ça me laisse pantois ! On ne critique pas Sibeth Ndiaye parce qu’elle est une femme noire mais parce qu’elle est nulle et surtout parce qu’elle est un symbole, celui du mensonge en politique (sinon on critiquerait pareillement Christiane Taubira ce qui serait obscène, d’ailleurs Taubira et Ndiaye dans la même phrase sonne bizarre, l’honneur et le déshonneur de la classe politique réunies uniquement pour des raisons de genre et de couleur de peau, autant dire pour rien).

Jour 58

Il fait un temps de rentrée comme on dit en septembre : froid et humide. Je remets les pieds pour la première fois depuis deux mois dans mon lieu de travail. Je ne sais encore ni comment ni pourquoi, mais j’y vais. Je suis devant. Je n’en mène pas large. D’ailleurs le lieu en question semble avoir rétréci. Je ne pensais pas retrouver ce type d’illusion d’optique, qu’on éprouve d’habitude lorsqu’on revient sur le tard dans des endroits qu’on a habités enfant : tout a rapetissé comme par magie. Alors qu’en fait non, c’est nous qui, depuis la dernière fois, avons grandi. Bizarre. Je suis pourtant certain de ne pas avoir grandi en deux mois de confinement. Grossi, ça, d’accord, presque trois kilos, peut-être que c’est ça, la circonférence rentre en ligne de compte dans l’hallucination.
Je pousse les portes avec prudence, comme si j’allais m’effondrer du Covid aussitôt après les avoir effleurées, je porte mon masque, je respire lentement, l’air ambiant est peut-être tissé d’ennemis invisibles embusqués, comme dans les ruines de Tchernobyl. Le familier est devenu dangereux. J’ai déjà envie de me laver les mains. Bon, allez, tout ça c’est dans la tête. Je rationalise, je répète le mantra 4% de contamination seulement dans la population française. Au boulot.

Jour 59

Les cinémas restent fermés. Autant revoir LE film absolu du confinement, film du confinement absolu : Shining (Stanley Kubrick, 1980). Un homme accepte un job saisonnier, gardien d’un hôtel fermé pour l’hiver et confiné par la neige. Il s’imagine que les longs mois d’isolement feront le plus grand bien à sa créativité, et il en perd la boule. All work and no play makes Jack a dull boy. Voilà qui mérite une rediffusion au Fond du tiroir (2011).

Sauf que non. Comme on ne peut tout de même pas voir Shining à chaque confinement, j’ai vu hier soir Doctor Sleep (Mike Flanagan, 2019) qui est une sorte de Shining 2. Le petit Danny qui parlait à son auriculaire pour ne pas perdre la boule comme papa est devenu grand (il a désormais la tronche de Ewan McGreggor), mais pour autant pas tout-à-fait équilibré ni délesté de son hérédité, et d’ailleurs alcoolique. Il a toujours le Shining en lui mais ne sait pas trop quoi en faire. Il va falloir qu’il retourne à l’Overlook…
Normalement, je n’aurais jamais dû avoir envie de voir ça. Car il ne faut pas toucher à Shining, c’est un principe sacré. (Pourquoi pas caricaturer le prophète, tant qu’on y est.) Mais je me suis laissé aller à la curiosité parce que j’ai beaucoup aimé le Haunting of Hill House du même Flanagan sur Netflix.
Verdict : plaisant, pas tout-à-fait déshonorant, cousu de fil rouge, appliqué dans ses copiés-collés, mais ne joue pas dans la même catégorie que Shining le seul le vrai.
J’ai vu je crois 7 fois Shining, j’ai eu peur 7 fois, je le reverrai peut-être encore une ou deux fois dans ma vie et j’aurai encore peur d’une peur intacte, même en le connaissant par coeur, en sachant quelle image succède à celle que j’ai devant les yeux, parce que je suis incapable de rationaliser ce film (ne venez pas « m’expliquer » Shining, pas la peine, j’ai lu tous les livres), Shining s’en prend à une couche de mon cerveau qui ne réfléchit pas même si on lui explique lentement, une partie enfouie qui rêve et tremble et imagine au sens propre, c’est-à-dire produit des images. Tandis que Doctor Sleep produit une histoire, surtout.
Cette séquelle, que je ne reverrai plus jamais, ne m’a pas foutu une seule fois les choquottes. En expliquant clairement les tenants et les aboutissants, elle renonce à être un film de pure angoisse pour se transformer en thriller fantastique, voire en film de super-héros (confrontation attendue entre personnages ayant des pouvoirs surnaturels), et pas des meilleurs.
Au fond, qu’est-ce que j’espérais ? It’s just a Little bit of history repeating ! Schéma identique : 2001 l’Odyssée de l’espace (Kubrick, 1968) est inoubliable et incompréhensible de prime abord, et réclame d’être revu encore et encore car lui aussi s’adresse directement, sans intermédiaire, au cerveau enfoui, au cerveau de nuit qui imagine, qui sent, qui laissera le cerveau de jour conclure plus tard ; sa suite 2010 : L’Année du premier contact (Peter Hyams, 1984) est bavarde, explicite, déjà oubliée, et ne supporte d’être vu qu’une seule fois, à la rigueur.

Jour 60

Parlons incivilités. Le projet In Situ Babel, connu également sous le titre Les Formidables Aventures de Mustradem à Annemasse, est pour l’heure en cale sèche – mais les affaires reprendront incessamment. En attendant, la page Fatchéboucre dédiée dévoile régulièrement des archives de l’année échue, à admirer par les yeux et les oreilles. Parmi lesquelles, une chanson tout-à-fait singulière créée par Marie Mazille, moi-même, et une classe de 5e du collège Michel-Servet réputée quelque peu turbulente et « incivile » . Tous ensemble nous avons causé insultes. Nous nous sommes insultés à titre expérimental, pour comprendre. C’est quoi une insulte, dans quelles circonstances elles se formulent, quel effet elles produisent, quelles sont les plus fréquentes (spontanément : à l’adresse d’une femme on insultera sa sexualité, « sale pute » tandis qu’à l’adresse d’un homme on insultera la sexualité de sa mère, « fils de pute » , par surcroît l’insulte la plus générique de toute la langue française est con qui, à nouveau, injurie le sexe féminin, et rien qu’avec ces trois faits on a de quoi discuter quelques heures avec des ados – ou des adultes, d’ailleurs)… Ensuite on a joué à faire des chansons, en déformant légèrement ces insultes, une lettre décalée suffit pour le pas de côté vers la poésie. Le résultat s’appelle Fils de poutre, et on en entend des échos sur ce reportage de Radio Magny/Radio Ado.

En quatorzaine (2/5)

15/04/2020 Aucun commentaire
« Confiné à la campagne, figure 1 » (avril 2020)

Deuxième quatorzaine de confinement. Comme on perd un peu la notion du temps (d’ailleurs on est passé à l’heure d’été parce qu’on est au printemps), ce journal de quatorzaine est livré en tranches de quinze jours.

Jour 16

Puis-je l’avouer sans énerver quiconque ? Je ne suis pas malheureux. Je suis en forme, je lis, j’écris, j’ai quelques rouleaux de PQ d’avance, je suis confiné en compagnie de quelqu’un qui me supporte et que je supporte (y compris au sens anglais du mot support), je viens de manger mes premières fraises de la saison, j’ai la forêt à 500 mètres de ma porte ce qui me permet de toucher un arbre chaque jour, contact essentiel en permanence mais plus encore quand les contacts entre humains sont empêchés. Et je télétravaille, trois ou quatre heures par jour, ce qui suffit à me donner l’impression que je sers à quelque chose. Pas autant qu’une infirmière bien sûr, mais un tout petit peu quand même.
En somme mes angoisses ont les sujets les plus divers parmi lesquels ma propre personne ne figure point.

Jour 17

Pour la première fois depuis trois semaines, j’inscris un rendez-vous sur mon agenda.
Je donnerai mon sang mardi prochain. La procédure est plus compliquée qu’avant, plus rare donc encore plus nécessaire (toutes les collectes mobiles, dans les entreprises, les lycées, les salles des fêtes etc. sont annulées). Il faut prendre rendez-vous avec l’Etablissement Français du Sang, puis se pointer à une heure précise avec son propre stylo ainsi que le formulaire dûment rempli, coché à la case « assistance aux personnes vulnérables », ce qui est noble, vous voyez bien que je suis en règle, monsieur l’agent.
Pour la première fois depuis trois semaines, je vais faire un aller-retour en ville.
Pour la première fois depuis trois semaines, moi qui ne suis pas « soignant », je vais me sentir un peu utile. Tiens, ce soir à 20h, je m’applaudis.

Jour 18

J’ai publié sue Facebook ma gueule de confiné, je recompte les laïkes en-dessous… Vous m’épatez, je n’ai jamais reçu le quart ou le cinquième de tout ça pour un post un tant soit peu argumenté… C’est la règle du jeu de la facebouquerie, on se fait laïker pour un portrait en cheveux vaguement rigolo et dérisoire, pas pour un truc qu’on voulait dire. Et puis il faut bien se distraire un peu, on est confinés. C’est pourquoi chers amis, par pure démagogie, pour vous distraire encore, et afin de recueillir toujours plus de laïkes, voici une autre photo rigolote et dérisoire où j’ai fait n’importe quoi avec mes cheveux, puisque j’ai souvent été amené à changer de coiffure au fil de mes petits métiers, ici c’est quand je bossais dans la pub. Enjoy ! Laïkez !

Jour 19

Le succès de l’atelier d’écriture virtuel que nous avons lancé est fulgurant, révélant un besoin d’expression chez les confinés pas tout-à-fait surprenant. Nous avons reçu en une semaine près de 80 contributions.
In extremis j’ajoute la mienne, selon le principe que je m’efforce de toujours appliquer de ne jamais proposer en atelier une consigne que je ne suis pas capable de suivre moi-même. Nous disions donc, en semaine 1, c’était des haïkus sur le thème du temps qui passe sous nos yeux, et sur le thème du courage.
TEMPS
J’entends le pivert
Je ne le vois pas dans l’arbre
Peut-être demain ?
COURAGE
Tout recommencer
Revenir le lendemain
Tout recommencer

Jour 20

« Marie Mazille a décidé de distraire son confinement par un projet tout bonnement pharaonique : une chanson obsessionnelle et interminable, qui sera toutefois terminée un de ces jours au terme de 108 couplets.
La Confine, variation inventive sur deux rimes seulement, décrit nos conditions de vie confinées entre quatre murs. Marie s’est adjoint la collaboration de quelques autres confinés au sein d’un atelier collectif chacun-chez-soi : Capucine Mazille pour les illustrations, Fabrice Vigne pour les textes (un couplet sur deux, en gros), Franck Argentier pour les arrangements et la mise en clip.
La Confine dont la durée, selon notre bon plaisir, frisera voire outrepassera l’heure lorsqu’elle sera achevée, est une chanson qui court le risque de devenir traditionnelle, c’est-à-dire réappropriée par tous ceux qui l’entendront, reprise ici, métamorphosée là et prolongée partout en variations infinies au gré de la durée elle-même incertaine de l’expérience de masse inédite que nous traversons.
Pour le dire crûment mais en des termes clairs : voilà, pour mémoire, un échantillon de Musique Traditionnelle de Demain.
À écouter ici, la première livraison, qui couvre les couplets 1 à 8.
Comme on dit dans les romans feuilletons : À suivre… »

Jour 21

On s’habitue ? On s’organise ?
On se résigne ? On s’équilibre ?
On se dit tant-qu’on-a-la-santé ?
On s’installe dans la durée ?
La 4e semaine de confine démarre. Ainsi que la 3e de notre atelier d’écriture en ligne. Cette fois j’ai proposé comme consigne Ce qui me manque le plus, c’est

Jour 22

J’aime beaucoup le verbe inventé par Alain Damasio, qui préconise qu’une fois le Covid passé, il ne faudra pas manquer de « covider », vider tous ensemble, les irresponsables à qui nous avons confié des responsabilités.

« C’est donc à nous de nous organiser, d’activer nos solidarités, de soutenir nos soignants, de décider ce que devra être notre santé demain. Demain? Dans six semaines environ. Et ce sera à nous de co-vider alors, tous ensemble, celui qui prétend être notre «Coronapoléon fantoche». J’ai hâte, pas vous? »

Damasio vise bien sûr Macron mais l’injonction pourrait s’appliquer à nombre d’autres indécents aux manettes, cyniques, brutaux, méprisants, aussi destructeurs de liens sociaux qu’un confinement, tel l’ignoble préfet Lallement. Le mot est une sorte de mise à jour contextualisée du « dégagisme » qui n’avait pas été inventé par Mélenchon en 2017 mais employé dès 2010 en Afrique puis en 2011 lors du printemps arabe, pour encourager à renouveler une classe politique cramponnée au pouvoir comme une moule au rocher. C’est assez sain, le ménage de printemps. Ici l’interviou originale.

Jour 23

La Grande Confine permet de s’attaquer non seulement à la pile de livres-à-lire, mais aussi à la pile de films-à-voir. En ce moment ce qui m’occupe les yeux est la très belle quoique très formaliste série de Paolo Sorrentino, The young pope/The New pope.
Hier soir j’ai fait une pause (je n’ai pas envie de la finir trop vite, il me reste 2 épisodes), c’est pourquoi j’ai regardé un film, qui roupillait depuis longtemps dans ma pile-à-voir.
Pas n’importe quel film. L’un des plus beaux films du monde-du monde-du monde.
8 1/2 de Fellini.
Oh mais quelle splendeur ! J’avais dû le voir une première fois il y a une quarantaine d’année, j’avais douze ans, naturellement je n’y avais rien compris, je n’y avais vu qu’une épuisante farandole dans un bric-à-brac sans la moindre cohérence, où le héros (?) est un cinéaste au bout du rouleau dont on ne sait même pas s’il va faire un film, et en fin de compte le film qu’on regarde remplace celui qu’il ne fera pas. En plus, bon, certes à la fin il y avait une fusée, dont on voyait la rampe de lancement, mais pas un seul robot alors ça va quoi merci bien (car à 12 ans j’aimais beaucoup les fusées et les robots).
J’ai bien fait de le revoir. Il faut avoir un peu vécu pour l’aimer correctement. Je l’aime énormément.
Or, tellement imprégné par mes visionnages de séries du moment, j’avais parfois l’impression en regardant ce film de 1963 qu’il plagiait sans vergogne le style du Sorrentino de 2019.
Une fois redevenu rationnel, j’ai mesuré tout ce que Sorrentino a piqué chez Fellini : un souci permanent du tableau (ce sont deux peintres qui filment), des portraits avec un arrière-plan qu’il vaut mieux tenir à l’œil, des mouvements de caméra qui ordonnent le chaos sans l’interrompre, un onirisme naissant dans les rêves mais contaminant les scènes de veilles, une poésie qui réfute le symbolisme mais pas les bizarreries ni l’humour, des protagonistes muets au milieu du brouhaha des autres, des vieux croulants qui discutent entre eux mais qui soudain se taisent intimidés quand surgit la beauté ou la jeunesse, des jeux de dupes et de miroir surtout en présence des journalistes car les journalistes que comprendraient-ils de ce qu’ils racontent, et puis bien sûr Rome, et puis bien sûr la musique, et puis bien sûr la religion catholique, et puis bien sûr la musique, et puis bien sûr les femmes. Il y a en outre chez Sorrentino une obsession de la symétrie mais ça je crois qu’il l’a plutôt piquée à Kubrick.
Bonne quatrième semaine de Confine à tout le monde et vive le cinéma qui reste la plus grande invention des 130 dernières années, Facebook peut aller se rhabiller, et même tout l’Internet. Cependant, ne disons pas de mal de l’Internet qui nous permet de voir tant de cinéma. J’ai aussi pu constater l’influence considérable de 8 1/2 sur le film posthume d’Orson Welles, The other side of the wind, enfin achevé 40 ans après par Peter Bogdanovich, que je viens de voir grâce à Netflix. C’est une épuisante farandole dans un bric-à-brac sans la moindre cohérence, où le héros (?) est un cinéaste au bout du rouleau dont on ne sait même pas s’il va faire un film, et en fin de compte le film qu’on regarde remplace celui qu’il ne fera pas. En plus, il n’y a ni fusée ni robots.
Voir Pacôme Thiellemen pour une exégèse géniale de 8 1/2 (pour une exégèse géniale d’à peu près n’importe quoi, du reste).

Jour 24 du confinement

Et épisode 2 de La Confine, tube du printemps. Qu’est-ce qu’on s’amuse. Chanson-fleuve avec Marie Mazille (chants, textes, instruments divers), Fabrice Vigne (textes), Capucine Mazille (dessins), Franck Argentier (arrangements et vidéo).
Le premier épisode comptait 8 couplets, celui-ci en compte 4 seulement, le prochain en comptera 7, bon, il y a une logique figurez-vous, c’est par blocs d’arrangements, enfin bref, tout ceci trouvera sa cohérence, vous comprendrez quand les 108 couplets seront en ligne. « Ou pas », comme disent mes amis de Mydriase.

Jour 25

Au fait, je ne vous ai pas raconté. Unique déplacement du mois, j’ai mis les pieds en ville, à la faveur de mon don du sang programmé. Étrange expérience, traverser Grenoble quasi-déserte. Je pense au film Le Monde, la Chair et le Diable (pour ceusses que ça intéresse, ce film est dispo sur Youtube. En VF hélas). J’ai depuis longtemps l’intime conviction que le cinéma a la même fonction que le rêve : imaginer des situations farfelues afin de nous y préparer. Si jamais telle situation devait finalement advenir, nous la traverserions armés du sentiment de déjà-vu. Tout le monde parle beaucoup de Contagion de Soderbergh en ce moment.
Très peu de donneurs au centre de transfusion alors que je m’attendais à une cohue, les collectes itinérantes étant suspendues et les dons ne se faisant que sur rendez-vous. Le médecin, en masque et gants, a laissé durer la discussion et m’a livré ce commentaire : « C’est ainsi, peu de dons en ce moment, les gens restent chez eux. Mais ce n’est pas trop grave parce que nous avons moins de besoins, moins d’opérations, et surtout pratiquement plus d’accidents puisque les gens ne sortent plus, ne vont plus en montagne, ne roulent plus en voiture ». C’est logique mais je n’y avais pas pensé. Nous avons besoin de bonnes nouvelles, en voici une. C’est un autre effet bénéfique du confinement, comme les dauphins à Venise, ou la chute de la pollution un peu partout dans le monde. Notre mode de vie était plus morbide qu’un virus, mais le suggérer c’était encourir le risque de recevoir l’injure et la décrédibilisation attribuées traditionnellement aux écolos : « Tu préfères retourner vivre confiné dans une caverne ? »

Jour 26

Je lis dans mon quotidien en ligne : « Coronavirus : le PIB de la France s’effondre de 6 %, la pire performance trimestrielle depuis 1945« .
Diable, dit comme ça, on dirait une super mauvaise nouvelle, sinistre, en la lisant on a l’impression d’entendre une musique de film d’horreur. Pourtant attention, un malentendu est peut-être caché dans cette mauvaise nouvelle.
Les Français sont actuellement malheureux et ont d’excellentes raisons de l’être, ils sont confinés, privés de bien des choses et notamment de contacts sociaux, et angoissés à l’idée de tomber malade, de mourir, de perdre des proches qui sont loin. Si en plus on leur dit « le PIB s’effondre », à la faveur de la simultanéité des informations ils risquent d’amalgamer, et croire implicitement, comme du reste les économistes le leur martèlent depuis des décennies, que le niveau du PIB est directement relié à leur bonheur par cause-à-effet. Alors que pas du tout ! Il est temps de rappeler, pour prévenir toute confusion, que le PIB, produit intérieur brut, mesure exclusivement l’activité économique, c’est-à-dire la production et la circulation de marchandises, la croissance des « richesses » et par conséquent des inégalités (puisque le « ruissellement » est un mythe et un attrape-nigaud) et en fin de course la destruction de l’environnement. Absolument rien de tout cela n’a à voir avec le bonheur d’une quelconque manière.
Rappelons également que, pour éviter d’avoir l’oeil braqué sur le PIB, des indices alternatifs existent, plus fiables pour mesurer le bonheur, comme le Happy Planet Index ou l’Indice de Développement Humain qui pour se faire une idée si oui ou non il fait « bon vivre » dans tel pays, intègrent plusieurs facteurs en plus de la seule économie, parmi lesquels l’espérance de vie et le niveau d’éducation (facteurs qui ne sauraient connaître la moindre « croissance » à moins que les pouvoirs politiques ne garantissent des services publics de qualité, tiens, je prends cet exemple au hasard, des lits dans les hôpitaux ).
L’économie, ce ne sont pas des faits.
Ce sont des choix.
Ah, oui, pendant ma journée confinée j’ai encore écouté une chouette et roborative vidéo d’Aurélien Barrau qui dit mieux que moi un peu la même chose.

Jour 27

Je sors pour ma promenade quotidienne dans la forêt. Je trouve une vieille grille de portail abandonnée contre un arbre (c’est du propre), et illico je prends la pose pour les photos en tête et en queue du présent article. Je pressens que ces photos feront un tabac sur Facebook.
J’y porte incidemment mon t-shirt dessiné par David Lynch (mais si, regardez mieux, on distingue la signature, les initiales « d. L. » sur le front).
Or ce que j’aurai lu de plus stimulant aujourd’hui est une interview de David Lynch. Quels sont ses conseils ? Que faire en confinement ? Boire un bon café, méditer, laisser des histoires venir, les écrire, fabriquer une lampe. Ah mais oui, comme d’habitude en fait.
Archives Fond-du-Tiroir : un article sur Twin Peaks. Et aussi sur le petit Grégory.

Jour 28

Lundi de pâques. Sorti à l’heure pour fêter les cloches, le 3e épisode de La Confine contient un couplet spécialement spirituel car, sans vouloir nous jeter de l’encens, nous avons beaucoup d’esprit.
J’avais imprudemment annoncé que cet épisode comprendrait 7 couplets, finalement il n’en a que 4, mais alors attention, 4 qui en valent 12, 4 vraiment réussis dans le genre n’importe quoi.
Pourrons-nous faire pire ? Tiendrons-nous la distance sur 108 couplets ? Vous le saurez en vous abonnant à la chaîne, ce qui veut dire, je crois : faites la chaîne pour vous abonner, imaginez que vous essayez d’éteindre un incendie, passez le seau d’eau à la personne devant vous et si vous êtes le dernier de la ligne jetez-le sur ces quatre brillants artistes à qui hélas le confinement a fait perdre la raison (Marie Mazille, Fabrice Vigne, Capucine Mazille, Franck Argentier).
Plus trois spéchol guest-stars : Agathe Grelaud, Henri Courseaux et William Shakespeare.
À lire également sur Gre.mag.

Jour 29

Il paraît que Macron a prononcé un discours hier, ah, bon, l’idée de le regarder en direct m’attirait autant que de me caler 22 minutes devant le Hypnotoad de Futurama. Je lis mes Charlie Hebdo avec retard, et ça n’a pas grande importance puisque l’actualité est suspendue. Charlie parlera sûrement du discours la semaine prochaine, ça suffira. Dans le numéro d’il y a cinq ou six semaines, je ne lis que ce matin un reportage d’Antonio Fischetti au salon de l’agriculture qui s’est tenu dans une autre vie, dans un autre monde, du 22 février au 1er mars. Fischetti, tel Arielle Dombasle dans un film de Rohmer, s’émerveille de la taille des vaches et des moutons.

Les bestiaux me semblent vraiment énormes, bien plus que ceux qu’on voit habituellement dans la campagne. J’en fais part à Bernard, il m’explique que c’est une illusion d’optique. «  Les vaches sont aussi grosses que dans les prés. Mais dans les prés, elles paraissent plus petites parce qu’il y a l’espace autour, alors qu’ici tu les vois confinées, et de près. »

Cette illusion s’applique-t-elle aussi à notre condition présente ? Paraissons-nous plus gros, en confinement ? Mais aux yeux de qui ? De Hypnotoad ?

Jour 30

J’ouvre un livre, encore à contretemps, puisé dans ma pile-à-lire, un essai sur l’un des objets culturels les plus singuliers de la dernière décennie, la série The Leftovers (2014-2017), produite par Damon Lindelof : The Leftovers, le troisième côté du miroir (éd. Playlist Society) par Sarah Hatchuel et Pacôme Thiellement. La série, adaptée d’un roman de Tom Perrota, imagine que 2% de l’espèce humaine disparaît subitement le 14 octobre 2011. Cet événement, baptisé « the Sudden Departure », ne sera jamais expliqué, le récit se concentrant sur les leftovers, ceux qui restent parmi les 98%. Je suis frappé par une révélation dès la page 21. Je lis :

« On pleure parce qu’on a besoin d’une excuse pour pleurer. (…) Ce Sudden Departure, les personnages le souhaitaient. Pas forcément pour se débarrasser d’un bébé chiant ou d’une famille dysfonctionnelle. Mais pour ne plus avoir à justifier de leur désespoir. Pour avoir le droit de pleurer. Le Sudden Departure donne une forme a ce que la vie quotidienne a de profondément angoissant. Toutes ces vies « normales » ne sont orientées par rien, ne vont nulle part, ne veulent rien dire. Une fois que le Sudden Departure a lieu, même si celui-ci n’a aucune signification en soi, le désespoir a une excuse pour l’emporter. Plus exactement, on lui associe une forme qui lui permet de s’exprimer. C’est comme un canal qui soudain aurait été branché pour que les larmes puissent couler. »

Je m’arrête. Je lève les yeux. Je secoue la tête. Je remonte plus haut dans la page, je relis cet extrait en remplaçant « Sudden Departure » par « Coronavirus ». Ça marche très bien. Je relis cet extrait en remplaçant cette fois par « Confinement ». Ça marche pareil. Et j’entrevois ce que la fonction prophétique de cette série pourtant de registre fantastique ajoute à son génie et à son pouvoir de fascination. Peut-être que lorsque la pandémie sera derrière nous, nous ferons les comptes des morts, et nous arriverons à une disparition de 2% de l’humanité ? Nous serons alors les leftovers.

Quelqu’un objecte dans mon oreillette que 2% de la population, ça fait 150 millions de personnes, et qu’à ce jour nous en sommes à 125000 morts du Covid 19… OK, « 2% » est un chiffre rond et symbolique qui signifie juste « beaucoup » et notre Covid familier n’atteindra peut-être pas ce score. N’empêche, songeons aux précédents : selon les estimations, la grippe espagnole a emporté 2,5 à 5% de la population mondiale. Au XIVe siècle, la peste noire a fauché 30 à 50% des Européens. On n’est pas les plus malheureux, allez.

« Confiné à la campagne, figure 2 » (avril 2020)

C’est pas compliqué

09/01/2020 un commentaire

Au temps pour moi. Qu’est- ce que j’imaginais ? Que sur Facebook j’allais convaincre quelqu’un d’aller au cinéma ? Que j’allais convaincre qui que ce soit d’autre chose que de ses convictions préalables ? Facebook est un lieu adéquat pour lancer une vanne, lancer une indignation, lancer une invective, lancer une promo. Mais lancer un débat, c’est compliqué.

Moi – Vu hier soir J’accuse de Polanski (l’artiste, pas l’homme), œuvre excellente et très utile.
Comparé au déshonneur de l’armée française, celui de Polanski est relativement mineur (sans jeu de mot), parce qu’un siècle après l’Affaire Dreyfus l’armée française possède toujours le même pouvoir de nuisance et de mensonge, continue de défiler et de plastronner en même temps que de commettre des sévices sexuels (cf. l’affaire Sangaris en Centrafrique ou Turquoise 2 au Rwanda), tandis que Polanski, on n’est même pas sûr qu’il bande encore.

Delph P. – …c’est certain …toutefois s’il avait répondu devant la justice au moment des faits, il n’en serait peut-être pas là aujourd’hui…enfin c’est juste mon humble avis…faire face plutôt que d’esquiver…par ailleurs les agissements répréhensibles voire les exactions de l’armée n’ont pas à occulter ceux du bonhomme non ? …curieux mélange des genres…

Moi – C’est pas moi qu’a commencé. En termes de mélange des genres, la logique « censurons un film sur l’affaire Dreyfus, ça fera avancer la cause anti-pédophilie » m’échappe totalement.

Delph P. – Personnellement ça ne m’empêchera aucunement de voir le film, mais je peux comprendre que ça en freinent certain-e-s. plus de clarté dans le discours et l’attitude des uns et des autres permettrait peut-être d’arrêter ces polémiques non ?

Thilo S. – Comme disait blanche gardin : y’a que les artistes qui peuvent etre vus comme des hommes ou des artistes. Bah ouais on entendra jamais quelqu’un dire : bon ok le boulanger a violé un ou deux gosses derrière le fournil mais il fait un baguette excellente.

Moi – Même ça, ce n’est pas sûr. J’ai eu de bons boulangers que je prenais pour des gros connards. La formule de Blanche Gardin est rigolote mais ne tient pas la route. Bien sûr qu’il n’y a que les artistes qui peuvent être vus soit comme des hommes soit comme des artistes. Puisque les boulangers peuvent être vus soit comme des hommes soit comme des boulangers. Tiens, autre exemple : les militaires peuvent être vus soit comme des militaires (et il n’y aurait pas de quoi se vanter) soit comme des hommes. C’est l’un des messages de J’accuse, via le personnage de Picquart. Mais encore faudrait-il pour discuter de ce message avoir accès au film plutôt que de se faire justicier.

Delph P. – …il ne s’agit pas juste d’une oeuvre si brillante et utile soit-elle par ailleurs (chacun appreciera cela)…mais plutôt d’un certain « flou » qu’on peut choisir d’entretenir (ou pas) sur ces affaires passées ou présentes …cela étant dit, chacun sa conscience et ses idées, sa vision de l’Art aussi… en tant que femme et mère cela me pose toujours question…débattre = juger ? 🤔

Thilo S. – Mais bordel c’est pas compliqué, est ce que vous iriez encore acheter votre pain chez un violeur sachant qu’il n’a pas purgé sa peine ? Faut être cohérent a un moment

Moi – Oulala. Parfois j’envie les gens pour qui « c’est pas compliqué ». Je la trouve compliquée, moi, cette question. La comparaison entre l’artiste et le boulanger atteint ses limites et sa complication dès que l’on considère, non pas que les artistes ont un statut particulier qui les placerait au-dessus de la loi (cette fameuse distinction entre l’artiste et l’homme, que je récuse puisque je la crois déclinable à n’importe quelle autre profession et ne donnant lieu à aucune impunité spécifique) mais que les artistes produisent une œuvre unique, qui une fois rendue publique vit une vie indépendante d’eux. En somme je me place Contre Sainte-Beuve, avec Proust (documentez-vous, ça élève le débat). Condamner une œuvre dans le but de condamner son auteur ? Cela serait logique, « cohérent » comme tu dis, seulement si l’œuvre elle-même était criminelle et coupable du même crime que son auteur (exemple : l’affaire Matzneff, pour le coup, n’est pas trop compliquée puisque l’œuvre, en tant qu’apologie de la pédophilie, tombe sous le coup de la loi, tout comme l’auteur). Mais de quoi le film J’accuse est-il coupable, s’il vous plait ? Je suggère de distinguer non l’homme et l’artiste (ce qui me semble un piège intellectuel et juridique), mais l’homme et l’œuvre. Pour ce que j’en sais, il n’est pas rare du tout qu’une œuvre soit plus intéressante, ou plus fréquentable que son auteur (l’inverse est du reste tout aussi fréquent, des gens charmants qui produisent de la merde). Et je ne peux plus dans ce cas filer la comparaison avec le boulanger, puisque je ne peux pas accorder le même regard à une œuvre d’art qu’à une baguette que je pourrais, si jamais je découvre que mon boulanger est un pauvre type, me procurer ailleurs en me drapant dans ma bonne conscience. L’œuvre est irremplaçable (plus que l’artiste, mais ça c’est une spéculation personnelle, donc je m’en tiens à : plus qu’une baguette de pain). En l’occurrence je parle d’un film, intitulé J’accuse, qui m’a procuré énormément d’informations et de sujets de réflexion historiques, sociologiques, philosophiques (et je n’énumère ici que le contenu intelligible objectif, sans même aborder le terrain de l’émotion esthétique, qui est une expérience intime : il se trouve qu’en prime ce film m’a ému, mais on s’en fout). Film qui, je le reprécise lourdement à toutes fins utiles pour tous ceux qui n’iront pas le voir, n’a strictement rien à voir avec une quelconque apologie de la pédophilie. Que Polanski n’ait pas purgé sa peine, je le déplore. C’est manifestement une injustice, dont il est seul responsable. Mais l’appel au boycott de J’accuse sous ce prétexte en est une autre, dont nous sommes responsables, nous autres petits censeurs sociaux. Le boycott d’un film prétend, sous couvert de morale, empêcher le public d’accéder à des éléments de réflexion sur un débat qui déchira autrefois la société (ah ben tiens ce serait pourtant tellement d’actualité !), sur l’antisémitisme, sur le racisme, sur la façon dont se construisent sur la longue durée la justice et l’injustice et la notion même de vérité, sur l’espionnage, sur les crimes de guerre, sur le mensonge d’état, sur les fake news, sur l’engagement des intellectuels, sur la discipline dans l’armée qui peut mener à la complicité de crime, sur le courage et son contraire le conformisme, et même sur l’impunité (donc, pourquoi pas, sur l’affaire Polanski)… Donc, je l’affirme sans le moindre doute, ce film est susceptible de rendre meilleur celui qui le regarde. Est-ce que sa censure vaut la chandelle ? Punir un crime sexuel vieux de 50 ans pour étouffer un crime politique vieux de 100 ans, est-ce bien raisonnable ? Une injustice répare-t-elle une autre injustice ? L’indignation moralisatrice empêche celui qui l’éprouve de réfléchir, c’est entendu, mais en outre elle prétendrait en empêcher aussi tous les autres ? Où est-elle, l’intolérance ? Ben oui mon vieux, je trouve tout cela bien compliqué… Dernière chose qui achève de rendre caduque la comparaison boulangère : contrairement à l’artisan boulanger qui est souvent seul dans son pétrin, combien de centaines de personnes ont collaboré à J’accuse qui voient aujourd’hui leur travail traîné dans la boue pour punir un seul d’entre eux, celui qui a son nom sur l’affiche ?

Delph P. – la question n’est pas l’oeuvre MAIS le parallèle fait avec les faits de l’auteur et ceux imputables à l’armée …

Moi – Mais bien sûr que si, la question est l’œuvre ! Puisque l’œuvre restera indépendamment de son auteur et de ses spectateurs d’aujourd’hui. Bon, visiblement je ne suis pas clair, j’arrête là, découragé, si j’insistais je ne ferais que paraphraser ce que j’ai déjà dit. Bonne journée.

Delph P. – peut-être qu’on ne se comprend ou juste que nos points de vue divergent 😉…bonne soirée à toi

Thilo S. – je comprend ton point de vu, c’est vrai que la différence entre une oeuvre unique et un objet réplicable ne m’avait pas effleuré l’esprit, cependant l’histoire de ce type m’irrite tellement que l’affecte prend le pas sur une part de ma raison et par conséquent j’exècre le fait que ce type soit ovationné, donc soit cautionné. Mais en effet je ne suis pas cohérent dans le sens ou je « consomme » bien d’autre films réalisés par des ordures sans le savoir ou en le sachant mais en continuant de les regarder.

Épigraphe à l’envers
Une citation pour terminer,
comme en trouve sur les réseaux sociaux,
ornées de tout plein de petits cœurs :

Les hommes sont comme les abeilles.
Leurs produits valent mieux qu’eux.

Jules Romain

La femme dans l’espace

29/12/2019 2 commentaires

1929 : Fritz Lang sort son dernier film muet, La Femme sur la lune, qui est aussi le premier film de science-fiction où la science se veut aussi importante que la fiction, où les fusées sont techniquement crédibles et d’ailleurs apparentées aux V2 (à côté, Métropolis est une fable de pure imagination). C’est, dit-on, ce film qui pour des raisons de suspense cinématographique, a inventé le principe du compte à rebours de dix à zéro, repris ensuite lors des vrais lancements de fusée. Surtout, c’est le premier film où dès le titre, la Femme, fantasme étrange, est associée à la conquête de l’espace, ce truc de geeks testostéronés aux poitrails larges et plats.

2019 : 90 ans plus tard sortent quasi-simultanément deux films qui eussent pu porter un titre similaire, La Femme dans l’espace, deux films qui interrogent l’identité féminine propulsée dans le firmament, où la Femme rêve sa place au ciel, lestée pourtant de toute sa charge mentale et familiale.

D’un côté, Star Wars IX : l’ascension de Skywalker de J.J. Abrams, blockbuster décérébré qui réussit le prodige d’être à la fois sénile (rabâchage gâteux de motifs démotivés) et infantile (satisfaction immédiate de pulsions immatures sans conséquence ni sanction), où la Femme est incarnée vaille que vaille par Daisy Ridley ; de l’autre, Proxima d’Alice Winocour, bouleversante épopée humaine, modeste et miraculeuse, où la Femme est incarnée, avec beauté, courage, émotion, force et poésie (ouais tout ça ! Rien de moins ! Je suis amoureux et à toutes fins utiles je rappelle que si le cinéma ne rend pas amoureux il ne sert à rien) par Eva Green.

La Guerre des étoiles est une pierre angulaire de mon imaginaire depuis 1977, ses mentions dans Reconnaissances de dettes en attestent, et cela me fait sans doute prendre un peu plus à cœur qu’il ne le mérite le naufrage de son dernier chapitre, qui correspond tellement mieux à la définition de film de super-héros donnée par Scorsese (« ce n’est pas du cinéma, c’est un tour de manège dans un parc d’attraction ») que de nombreux films de super-héros.

Les péripéties tonitruantes s’y perpétuent sans importance ni la moindre sensation de danger puisque les personnages qui meurent ressuscitent dès la scène suivante. L’effacement de la mémoire de C-3PO, un des seuls personnages présents au long des neuf volets, y apparaît comme une note d’intention, voire une métonymie, ou la métaphore d’un éternel recommencement amnésique.

Autre ratage représentatif du même registre mémoire morte… Bâton dans les roues du croiseur interstellaire : une des actrices vedettes est morte, Carrie Fisher. Ce sont des choses qui arrivent. Faute rédhibitoire : ne pas l’avoir remplacée, et se contenter de chutes de tournage des films précédents où elle apparaissait afin que le personnage et l’actrice soient coûte que coûte présents. C’est une hérésie. Star Wars est un conte, on le sait dès la première image de chaque épisode : A long time ago in a Galaxy far, far away, tournure qui signifie Il était une fois

CDN media

Rien de plus beau, rien de plus noble, rien de plus utile qu’un conte qui assume sa nature et sa fonction de conte. Or dans un conte, l’histoire prime sur celui qui la raconte. Le personnage aurait donc dû primer sur l’actrice. Il aurait été magnifique que le personnage de Leia (ainsi que tous les autres, d’ailleurs) trouve dans ce dernier film un destin, une résolution, un sens, tout simplement une histoire dignes d’un conte, plutôt qu’on nous refourgue mécaniquement et post-mortem le sourire malin de la princesse Leia.

Mais dans ce film rien n’est écrit, tous les signes sont simplement amassés tels des doudous dans une chambre d’enfants. Un peu de sourire malin de la princesse Leia, un peu de droïdes, un peu d’hyperespace, un peu de peluches Chewie et Ewoks, un peu de Palpatine, un peu de Lando Calrissian, un peu de I’ve got a bad feeling about this, un peu de Wilhelm scream, un peu de Han Solo (scène particulièrement ridicule)… Et pour terminer, lorsqu’enfin pour la neuvième fois le camp du bien l’emporte, cinq bonnes minutes d’auto-célébration où chaque personnage présent sans être écrit embrasse tous les autres. Certains plans tiennent du pur remake rituel sans queue ni tête d’une scène vue dans l’un des huit premiers, sans autre fonction que de faire plaisir (le concept porte un nom : fan service) mais comme je suis un ingrat j’en sors seulement écœuré. Ah ça bien sûr c’est « bien filmé » puisque les lasers ne sont pas flous, et bien monté, comme une bande-annonce de deux heures. D’ailleurs l’impression qui surnage en moi est celle d’un film épuisant parce que répondant à une logique technique de bande-annonce : les enchaînements entre les chocs visuels et les clins d’œil dominent le déroulé, mais l’histoire n’a aucune importance, il suffira que le public ait l’impression qu’il y en a une.

Enfin, pour revenir au sujet initial, le sexe du personnage principal n’y a pas plus de signification et n’y est pas moins décoratif que tout le reste. Pourtant, l’introduction du personnage de Rey dans l’épisode VII, quatre ans plus tôt, était une stimulante et rafraîchissante innovation, une irruption de la modernité dans une galaxie lointaine il y a fort-fort longtemps (les contes ont le droit d’être modernisés et ils ne font jamais autre chose) : enfin UNE jedie parmi ces messieurs. Mais tout ça pour dire quoi en fin de parcours ? Oh, rien de spécial, en fait.
Toujours au chapitre du gâchis de la montée en puissance des femmes, à quoi bon enrôler une actrice aussi subtile et ambigüe que Keri Russell si c’est pour ne jamais voir ses expressions, dissimulées sous son casque de Power Ranger ?

Au contraire, la féminité de l’astronaute incarnée par Eva Green dans Proxima , film de science-fiction au plein sens du terme (fiction scientifique – l’autre film discuté ici appartenant à un tout autre genre, celui du nanar à trois milliards) est une donnée fondamentale du récit. Là, dès les premières images et jusqu’au magnifique générique de fin documentaire, le sentiment de danger est donné à ressentir, à partager au spectateur. Danger de partir, danger de notre fragilité dans l’espace, danger d’être une femme, danger de mourir, danger de l’inconnu, danger de la confrontation, danger de ne pas être à la hauteur. Et par-dessus tout danger de la perte de ceux que l’on aime – états d’âmes qu’on croira féminins seulement si l’on ignore que « féminin » signifie, en gros, la moitié d’ « humain » . Réflexions belles, nobles et utiles comme un conte, un vrai.

Les questions que pose ce film étaient déjà là (je veux dire, dans ma tête) il y a plus de dix ans. L’un des plus vieux articles de ce blog, intitulé Écrire d’une main, allaiter de l’autre, discutait l’alternative antédiluvienne (et d’ailleurs patriarcale) : accomplir une œuvre ou faire un enfant. Pour ma part, héroïque comme une cosmonaute et même comme une femme, je revendiquais déjà les deux, de front.

Garmonbozia

06/12/2019 2 commentaires
Innocence sacrifiée sur fond bleu, figure A
Innocence sacrifiée sur fond bleu, figure B

Le 16 octobre 1984, alors que nous étions devant la télévision, le petit Grégory Villemin, 4 ans, était retrouvé mort, ficelé et visage couvert. Au beau milieu d’un décor froid, brumeux et sinistre, obstrué par d’infinies forêts de sapins, son corps dérivait lentement comme un bois flotté à la surface de la rivière. Même si l’entourage de l’enfant a été maintes fois soupçonné du meurtre, les sordides secrets de famille n’ont pas été élucidés, l’assassin n’a jamais été retrouvé, et depuis 35 ans l’affaire baigne dans une bouillie immonde faite de terreur, de chagrin et de douleur.

Sept ans après Grégory pourtant, alors que nous étions toujours devant la télévision, la jeune Laura Palmer, 17 ans, était retrouvée morte, ficelée et visage couvert. Au beau milieu d’un décor froid, brumeux et sinistre, obstrué par d’infinies forêts de sapins, son corps dérivait lentement comme un bois flotté à la surface de la rivière. L’entourage de l’adolescente a été maintes fois soupçonné du meurtre, et les sordides secrets de famille ont fini par être partiellement élucidés grâce à la clairvoyance de l’agent Cooper qui arriva sur les lieux fort d’un regard neuf, conscient que cette affaire ressemblait à une autre, survenue quelques années plus tôt, et qu’il suffisait de recouper les indices. Ainsi l’assassin de Laura fut identifié par Cooper. C’était un nommé Bob (parfois appelé Killer Bob ou orthographié en majuscules, BOB), esprit maléfique échappé d’une dimension occulte où la nourriture favorite des démons est le Garmonbozia, bouillie immonde faite de la terreur, du chagrin et de la douleur des êtres humains.

Pour autant, l’affaire Laura Palmer n’était pas classée. Bob n’existant pas sur le plan matériel, il devait pour s’incarner prendre possession d’un hôte humain. Dès lors, s’exclamer Eurêka c’est Bob qui a fait le coup ne pouvait marquer la résolution du meurtre et ne faisait que déplacer l’énigme : on ne savait toujours pas qui, parmi les proches de la jeune fille, avait eu le bras armé par Bob (bon, en fait si, on a fini par le découvrir un peu plus tard, mais je ne vais pas tout spoïler, non plus). Dire C’est Bob ne vaut guère mieux que ne rien dire du tout. Car cela revient ni plus ni moins à dire lorsqu’un grand malheur advient Il faut que le Diable y soit, ou C’est le Bon Dieu, C’est la vie, C’est le Destin, C’est la faute à la Malchance, C’est pas moi c’est Satan qui m’a fait faire des trucs… cela revient en somme à invoquer n’importe quelle force métaphysique et métaphorique manipulant en secret les humains et leurs pulsions mauvaises.

Voilà pourquoi je puis affirmer, sans la moindre ambiguïté et cependant sans prendre un risque exagéré : « C’est Bob qui a tué le petit Grégory le 16 octobre 1984, et dans la Loge Noire, derrière le rideau rouge, on se régale encore du Garmonbozia excrété en abondance par toute la famille Villemin et par la population française » . Par cette affirmation je serai toujours moins toxique que Marguerite Duras lorsqu’elle se mêlait de donner son avis, et accusait frivolement la mère, Christine Villemin, du sublime assassinat de son garçon.

La géniale série Twin Peaks de David Lynch, longue variation rêvée, à la fois loufoque et sordide, sur le film noir et donc sur l’essence du mal, est la mère de presque toutes les séries (du moins, les bonnes) qui ont déferlé sur nous au XXIe siècle. Elle a fait son retour inespéré en 2017 pour une saison 3 qui n’expliquait rien du tout, encore heureux, et renchérissait dans l’angoisse poétique et le garmonbozia. L’ahurissant épisode 8, le plus beau peut-être, révélait (?) comment Bob fut libéré à la surface de la terre le 16 juillet 1945 lors de l’explosion de la toute première bombe atomique, nommée Gadget, sur le site d’Alamogordo, Nouveau Mexique, explosion réussie qui conduisit le physicien nucléaire Kenneth Bainbridge à prononcer cette phrase historique, « Now we are all sons of bitches » (Maintenant nous sommes tous des fils de pute), mais cette information n’est pas une réponse, c’est une question.

La même année 2017 (hasard ? Je ne crois pas, suggèrerais-je finement, avec un sourire entendu et en enroulant mystérieusement mon index autour de mon menton) l’affaire Grégory faisait elle aussi son grand retour, pour une énième saison, une énième mise en examen (sans suite) d’un membre de la famille et, coup de théâtre, le suicide de ce juge Lambert qui fit beaucoup pour embrouiller l’affaire au lieu de la démêler.

En 2019 enfin, l’affaire Grégory trouvait non pas sa conclusion mais son accomplissement en devenant à son tour une série télé, et l’une des plus palpitantes qu’on ait vues depuis Twin Peaks : Grégory, série documentaire en 5 épisodes réalisée par Gilles Marchand, qui fut le scénariste de Harry un ami qui vous veut du bien et le cinéaste de Dans la forêt, deux fictions remarquables où déjà planait l’ombre de Bob.

Je pensais que cette série allait m’intéresser, mais non, bien au contraire, elle m’a passionné. Flashback : j’ai vécu l’affaire de 1984 avec la même sidération, le même écœurement et la même curiosité louche que toute la France, en baignant dans les médias de l’époque, télé radio journaux, j’étais lycéen et je lisais en ricanant Zéro, journal bête et méchant. Mais un aspect m’avait totalement échappé, et cet aspect m’est révélé par cette magistrale série : si, trois mois après la mort du marmot, toute la meute (presse, justice, police – toutes trois incarnées par des hommes, ainsi que le public) s’est retournée contre la mère, Christine Villemin, en l’accusant d’infanticide sans le moindre début de mobile invoqué, c’est par l’effet d’un sexisme particulièrement retors. Tous ces messieurs ont estimé, impatientés par le piétinement de l’enquête, que désigner la mère comme coupable donnerait une super histoire ! Et pourquoi ? Ben parce que c’est une femme. Les femmes sont ainsi, vous savez, elles sont méchantes, elles sont folles, elles sont sorcières, elles font un pacte avec Bob et couchent avec lui dans des positions bizarres lors du sabbat dans des lieux de débauche au fond de la forêt et parfois même sur la frontière canadienne. Une chasse aux sorcières, c’est exactement cela qui s’est passé, et la mentalité anti-féministe en filigrane dans cette affaire vient de me saisir 35 ans après les faits, d’autant plus que j’en ai été complice moi-même, vaguement et passivement, puisque moi aussi je trouvais que c’était une sacrée bonne histoire, cette mère qui tue son enfant, un retournement de sens formidable, c’était tragique, c’était Médée, c’était « forcément sublime » comme écrivait la Duras qui aurait mieux fait de la fermer et n’aura réussi à prouver ce jour-là qu’une chose : les femmes, même les brillantes artistes, sont parfois les complices de l’anti-féminisme rampant.

Et maintenant la dernière couche, repliée sur elle-même.

Alan Moore racontait dans Dance of the Gull-Catchers comment il avait pris conscience, après cinq ans consacrés à son livre sur Jack l’Éventreur From Hell, qu’il n’était qu’un chasseur de mouettes parmi des milliers d’autres, c’est-à-dire un détective amateur se piquant à son tour de résoudre enfin l’affaire jamais classée de l’Éventreur (1888) et ne faisant qu’ajouter à la pile sa compilation, sa théorie, une version de plus, une histoire, un sursaut d’excitation à cette inextinguible folie collective, cette passion pour un crime atroce. De la même façon, la série documentaire sur l’affaire Grégory ne fait pas seulement rendre compte d’une folie collective qui agite l’opinion française depuis 35 ans ; elle en est partie prenante, et joue son rôle de brise sur les braises.

C’est ainsi que depuis sa diffusion, les internautes enquêtent, perquisitionnent, recoupent, échafaudent, accusent et dénoncent (dénoncent, surtout, parce que c’est la chose la plus facile à faire en ligne et Internet comme on sait est un tribunal populaire), bref à la faveur de la série qui ranime leur curiosité, ils se montent à nouveau le bourrichon par centaines sur l’Affaire. Et que constate-t-on ? Que nombreux et virulents sont les tenants de la culpabilité de Christine Villemin. Alors même qu’aucun mobile crédible n’est formulable et que son innocence a été matériellement démontrée. Pourquoi alors est-elle la coupable rêvée ? Parce que. C’est une femme, voilà tout (voir plus haut).


Développement et épilogue inattendu en 2025 : ici.

Je t’aime, je t’aime (encore)

29/08/2019 Aucun commentaire

Vue la série Il était une seconde fois de Guillaume Nicloux.

Un homme découvre un cube de bois qui ne lui était pas destiné. Ce cube, objet géométrique régulier, rationnel par excellence, et cependant incompréhensible, lui permet de revivre et peut-être d’amender une vibrante histoire d’amour qui vient de s’achever.

Au premier épisode de la série, j’ai pensé : pas mal. Au second : pas mal du tout. Au troisième : mais… mais… c’est excellent. J’ai terminé le quatrième au bord des larmes et bredouillant le mot chef d’oeuvre dont j’use peu. Comme dans les grands films de Lynch, l’irréel montré dans toute sa splendeur et toute sa densité est au service d’émotions réelles, impossibles à dire. Ce qui fait que chaque scène est à la fois la contradiction absurde de la précédente et sa suite logique, sans que l’on comprenne pourquoi, mais on en sort le cœur serré, pogné, brisé, bouleversé par ce que les images ont répété en nous.

Une série ? Plutôt un film de trois heures débité en quatre actes, chacun portant le titre d’une chanson d’amour afin que l’on comprenne bien de quoi il retourne : I – Ne me quitte pas ; II – Reviens ; III – Ti amo ; IV – Hymne à l’amour.

Ce saucissonnage sériel est-il utile à autre chose qu’à attraper le cerveau disponible des spectateurs convaincus (j’en suis, hélas) qu’en 2020 la narration vraiment innovante, moderne et captivante, est du côté des séries et non plus de celui du cinéma ? Peut-être bien que oui. Le débit par épisode permet d’exprimer formellement une chose magnifique qui est au cœur même de l’histoire que Nicloux raconte : la répétition. L’amour est le sujet, ai-je dit il y a à peine un paragraphe, certes, mais la répétition aussi, car c’est la même chose. Depuis le tréfonds de notre petite enfance, nous n’expérimentons peut-être jamais l’amour que sous le signe de la redite. L’amour que l’on croit vivre, on le revit. Celui que l’on cherche à revivre, on le vit simplement une fois de plus. En mieux en pire ou en pareil, joyeusement ou névrotiquement ou désespérément, l’amour est toujours affaire de reproduction. De reconduction. De reprise. De remariage. Écho, retour, décalque, fac-similé, variations sur un thème, au mieux réparation, au pire simulacre.

De là, l’illustration choisie en tête du présent article : la couverture de la Répétition, et tant pis pour vous si vous me trouvez pédant, c’est que vous ne savez pas que ce livre qui tente de rationaliser les sentiments, Kierkegaard l’a écrit sous le coup d’un terrible chagrin d’amour. Ou bien c’est que vous n’avez jamais éprouvé de chagrin d’amour et au fond tant mieux pour vous, tant mieux, sincèrement. Marx disait qu’un événement historique a toujours lieu deux fois, d’abord en tant que tragédie, puis en tant que farce. Le chagrin d’amour, qui est un événement historique absolu puisqu’à la fin de notre histoire personnelle ne compteront que les personnes l’on a aimées et celles qui nous ont aimé, ne peut que suivre la même règle, sauf qu’il n’y a pas de première fois, uniquement des secondes, et que chaque farce est une nouvelle tragédie, parce que la répétition n’arrête pas le temps, au contraire elle souligne que le temps est passé, qu’il est repassé, et qu’il gagne à la fin.

Kierkegaard distinguait trois attitudes face à l’existence : l’espoir, le souvenir et la répétition. L’espoir est tourné vers le futur, le souvenir vers le passé. La répétition se plie à « la sainte assurance de l’instant présent ». Comme une paraphrase, le film de Nicloux s’ouvre sur une exergue : «Il y a trois façons de vivre. Dans le réel. Dans l’imaginaire. Et dans l’autre.» C’est un signe.

Sur le divan de sa psy qui n’y comprend pas grand chose mais lui dit pour le principe Continuez, le héros de cette tragédie-ci improvise sa stratégie de la dernière chance : il veut faire croire au temps qu’il a gagné. Comme s’il était possible d’être plus malin que le temps. Pendant ce temps, la fille dont il est fou amoureux renonce à finir sa thèse sur Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort, celui qui écrivait des aphorismes tels que « Apprendre à mourir et pourquoi ? On y réussit très bien la première fois ». Ce sont d’autres signes.

Il était une seconde fois est un titre un peu convenu, qui pourrait laisser craindre une facilité, une légèreté, ou quelque parodie de conte. Il aurait mieux valu intituler ce film tranché en quatre morceaux Je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime (cf. les titres des épisodes) et voilà qui nous renvoie à un titre qui bégayait déjà, deux fois seulement et c’était suffisant pour exprimer la répétition fatale : Je t’aime, je t’aime est un film d’Alain Resnais sorti en 1968 présentant bien des points communs avec celui de Nicloux en 2020. Dans les deux cas, un synopsis de science-fiction par lequel une machine infernale permet à un homme désespéré de bégayer son histoire d’amour – en dire davantage serait spoïler le premier film, ou bien le second, ou bien les deux, répétition-répétition.

Par ailleurs, Nicloux fait toujours du cinéma. La même semaine que la diffusion de sa série sur Arte, il sort au cinéma son dernier film, Thalasso. Quelle santé dans la redite.