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Françoise Malaval, imagière

04/04/2018 Aucun commentaire

Le dernier projet de Françoise Malaval, disparue en octobre 2016, était de longue haleine : elle voulait peindre mille bouddhas. Mille, chiffre rond pour se projeter plus loin que ne vont les yeux, elle voulait juste dire beaucoup, comme elle aurait dit cent ou ou un milliard. Elle qui avait tant voyagé, tant admiré les bouddhas croisés sur son chemin, et se doutant que ses pérégrinations touchaient à leur terme, avait décidé de poursuivre le voyage depuis son atelier, en recréant mille bouddhas à partir de ses archives photographiques, de sa mémoire, et même de ses désirs intacts de nouvelles découvertes. Elle a réalisé cette série d’aquarelles jusqu’au bout de ses forces, publiant chaque nouveau bouddha au fur et à mesure sur son blog. Et puis la maladie a interrompu son travail alors qu’elle n’en était qu’au 41e…

J’ai souvent croisé Françoise sur quelques lieux dédiés aux livres. Je ne la connaissais pas assez pour me dire son ami mais j’aimais sa joie, son énergie concentrée dans un corps menu, son rayonnement et bien sûr sa générosité puisque les bonnes ondes qui émanaient de sa personne étaient contagieuses. Naturellement j’ai adhéré à l’association Françoise Malaval Imagière créée pour maintenir vivante son œuvre par celui qui fut son compère et son complice toute une vie durant, Patrice Favaro.

J’ai souscrit à son livre posthume, qui recueille méticuleusement son ultime et inachevable travail : Le 42e et dernier bouddha. Je m‘attendais à un hommage posthume, j’attendais une sorte de livre de deuil, nécessaire et suffisant, et c’eût été déjà bien… Mais le résultat est bien mieux. Même si la longue préface de Patrice est très éclairante et émouvante, ce livre est magnifique tout court et sans contexte, il se tient en pleine évidence, il aurait été beau du vivant de Françoise, eût-elle fait un 42e ou un 1000e Bouddha, quelques-uns de plus ou de moins peu importe, et il demeurera ainsi entier, sans date de péremption. Maintenant que j’ai l’objet en mains je regrette presque son sort confidentiel et son absence de commercialisation, mais tant pis, 300 exemplaires réservés à ceux qui auront souscrit auprès de l’association, finalement c’est gigantesque si 300 lecteurs l’aiment autant que moi.

Techniquement, le soin apporté à la reproduction est extraordinaire : je suis épaté par ce dont est capable l’impression numérique aujourd’hui, les couleurs et jusqu’au grain du papier rendent honneur aux matériaux utilisés par l’artiste. Mais surtout le contenu du livre, ou pour mieux dire son esprit, est renversant de lumière, de charme, de douceur, de bienveillance. Car il y a un verso à chaque bouddha. Le fac-simile reproduit le revers de toutes les aquarelles, nous laissant découvrir que Françoise avait pris l’habitude de dédier chacun de ses bouddhas. Et l’on est bouleversé à la lecture de cette litanie de dédicaces manuscrites, qui commencent toutes par la même formulette-mantra, « À tous les êtres sensibles, et plus particulièrement à… », manière de distribuer la compassion d’abord de façon universelle, ensuite de façon spécifique, aux vivants, aux souffrants, aux animaux, aux oppressés, aux oppresseurs. Ainsi, en mars 2016, elle peint son Bouddha numéro 16 (qu’elle vit jadis à Dambulla, Sri Lanka) lorsque lui parvient la nouvelle que des bombes ont explosé à Bruxelles faisant au moins 31 morts. Elle rédige au dos de son oeuvre : « À tous les êtres sensibles, et plus particulièrement : aux victimes des attentats de Bruxelles, à ceux qui les ont perpétrés. » Cette façon de penser aux assassinés aussi bien qu’aux assassins, puisque tous sont morts de la même folie, est déchirante. Et au recto le Bouddha sourit. Il sourit quarante et une fois.

Après avoir lu l’ouvrage du début à la fin je l’ai laissé reposer, puis je l’ai souvent ouvert au hasard comme s’il me fallait le Bouddha du jour. Lentement, sûrement, régulièrement, ce livre me fait grand bien, et moi qui suis athée comme une tasse (expression de Francis Blanche – Patrice m’apprend à l’instant que Françoise aimait beaucoup Francis Blanche), en le lisant je me croirais presque disposer d’une âme puisque je sens qu’elle s’élève.

Mais voilà : ce livre, je ne l’ai plus. Puisque je l’aime, je l’ai offert. Et comme il est vraisemblable que je l’offre à nouveau, je viens d’en commander quelques uns d’avance. On ne saurait avoir trop de Bouddha.

Charlie la joie

23/01/2018 un commentaire

Notre époque est vieille de trois ans.

Pour fêter (façon de parler) le troisième anniversaire des attentats, Charlie Hebdo publie un numéro spécial sur-titré « Trois ans dans une boîte de conserve » consacré à ses nouvelles conditions de travail, auxquelles personne ne pourrait s’habituer. Les contraintes que subissent les dessinateurs et rédacteurs de Charlie au fond de leur bunker (clandestinité, oppression, angoisse, encadrement policier, coeur en syncope au moindre bruit imprévu… ainsi qu’une fortune hebdomadaire à débourser pour payer leur sécurité) sont autant de victoires posthumes des terroristes.

Mais l’amer bilan de ces trois ans ne saurait être uniquement comptable, ni circonscrit à la seule panic room qu’est devenue la salle de rédaction de Charlie. Un article particulièrement consternant de ce numéro, intitulé « Charlie à l’école, du point d’honneur au doigt d’honneur » (allez donc voir, Charlie n°1328, page 7) interroge les leçons que l’Éducation Nationale a tirées après les horreurs de janvier 2015. Les programmes ont-il changé, la laïcité est-elle patiemment vulgarisée, les religions sont-elles (gentiment mais fermement) remises à leur place ? Eh bien, pas du tout.

Charlie compte sur ses doigts ses alliés dans la lutte pour la laïcité et redoute de n’en point trouver dans la salle de classe, interroge les possibilités mêmes de débattre de la laïcité à l’école, in fine déplore la tétanisation de l’EN et sa je cite « couardise institutionnelle ». Ici aussi, les terroristes ont gagné puisque la laïcité est tabou à l’école afin de ne froisser personne, l’école de la République pète de trouille et à nouveau se vérifie la terrible sentence de Salman Rushdie, qui veut que le « respect de la religion » dont on se gargarise est un euphémisme pour éviter de dire « la peur de la religion » .

Sur ce sujet brûlant d’actualité pour aujourd’hui et demain, je dépose à nouveau devant vos yeux un article que j’ai rédigé en mars 2017. Je n’ai hélas rien à changer dans ce texte, et certainement pas sa conclusion désappointée, « Je n’ai jamais reçu de réponse ».

Ce numéro de Charlie souhaitant amorcer le débat, lançait à l’attention du corps enseignant un appel à témoignages sur la façon dont est débattue la laïcité en milieu scolaire. Moi qui ne suis pas de la maison, je leur ai adressé le texte suivant, qui constitue, faute de mieux, un voeu de bonne année.

« Bonjour Charlie

Suite à votre appel à témoignages sur l’enseignement de la laïcité à l’école, je vous fais part de l’anecdote suivante. Un peu hors sujet, d’une part parce je ne suis pas enseignant mais écrivain, parfois intervenant en milieu scolaire. D’autre part parce que mon anecdote n’aborde pas directement la laïcité à l’école, mais seulement le curieux changement de sens que prennent les mots et les expressions.

Hier, j’animais un atelier d’écriture dans un collège, auprès d’élèves de 4e. L’objectif de l’atelier était de rédiger puis de jouer des saynètes ayant pour décor unique un banc public. Un garçon me présente son synopsis : « J’ai pensé à un banc au bord d’une falaise, face à la mer, pour admirer le coucher de soleil. Et puis il y a un personnage qui trébuche, il appelle à l’aide, il s’accroche au rebord, mais à la fin il tombe, et il meurt. (le collégien se met à rire) Ah ben oui elle finit mal mon histoire, désolé, c’est pas très Charlie. »

Je sursaute. « Hein quoi pardon ? Pas très Charlie ? Tu veux dire quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire, d’après toi, être Charlie ? »

Le voilà embarrassé par ma question, comme s’il rechignait à définir une chose que tout le monde sait spontanément.

« Ben je sais pas trop… Charlie, quoi ! Être Charlie, c’est, genre… être joyeux. »

Il me regarde comme si j’allais lui attribuer une note.

Je suis interloqué. Cette expression qu’on a trop vue a sans qu’on y prenne garde encore légèrement changé de sens dans la tête de ce collégien, et peut-être dans d’autres.
Sur le moment, je n’avais pas trop le temps de débattre avec le jeune homme, nous avions une saynète à écrire, mais j’y ai beaucoup réfléchi depuis, et je me dis que si ce glissement de sens est un malentendu, alors il est aussi riche de sens qu’un lapsus. Mais oui ! Après tout il a raison le petit gars, être Charlie, c’est être joyeux ! Surgit dans ma mémoire une image de Cabu : je ne me souviens plus qui, dans un reportage tourné à l’époque des attentats, définissait Cabu par un seul mot, l’enthousiasme. Cabu riait sans cesse, et très fort. Et cette caractéristique était aussi celle de Bernard Maris, d’Elsa Cayat, de Tignous…

Charlie c’est la joie. C’est ressentir pour soi et rayonner pour d’autres la joie de l’humour, du jeu, de l’irrévérence, de la liberté, de la collégialité, de la complicité, de la création, mais aussi l’immense joie du savoir, de la découverte, de l’apprentissage, du pas de côté à la Gébé (la joie de L’an 01), de l’affranchissement que seule permet la culture. La joie de résister à un monde sérieux, fatal, sévère et triste. La joie de la démocratie. La joie de la laïcité. Ah ? Tiens, finalement je ne suis pas si hors sujet que ça.

Bien à vous, et tous mes vœux de joie, même au fond de votre bunker. L’époque est folle qui doit protéger la joie dans un bunker.

Fabrice Vigne »

Le culte à Coltrane

24/11/2017 2 commentaires

Devinette : combien faut-il de saxophonistes pour changer une ampoule ? Réponse : au moins trois – un qui tient l’ampoule, un qui tient l’échelle, et un qui réfléchit à la façon dont John Coltrane aurait résolu le problème.

Cette blague m’a été rapportée par un pote saxophoniste, ce qui témoigne assez que le culte rendu à Coltrane est plutôt sain, facétieux, pas le genre de foi bilieuse et débilitante poussant à empoigner la Kalashnikov au premier soupçon de caricature de son prophète.

Reste que John Coltrane est un musicien culte, au sens dur. Double petit-fils de pasteur, il aura consacré les dernières années de sa brève existence (1926-1967) à chercher le sacré par les moyens dont il disposait, ses dons, sa musique. Après sa mort, il a été canonisé par l’African Orthodox Church, et une église de San Francisco consacrée à Saint-John-Coltrane est la seule église au monde incorporant dans ses offices la musique de Coltrane. Moi-même dévot, il m’arrive de porter un t-shirt arborant l’icône du saint, comme je l’ai raconté dans mes chroniques new-yorkaises.

La musique est par ailleurs une prière – dira-t-on pour pasticher la maxime de Malraux rappelant que le cinéma est par ailleurs une industrie.

La musique est prière, et le musicien est mystagogue. Que toute musique, toute vibration invisible et irrépressible passant d’un humain à l’autre, ait partie liée à une liturgie, voilà une évidence. On se rend au concert, y compris païen, comme à la messe, car on y cherche la communion, l’initiation, l’enthousiasme (étymologiquement : Dieu-en-nous), le recueillement ou bien son double dyonisiaque, la transe. De là, le statut de musicien culte et ses innombrables paraphrases, jusque dans le rap où ce n’est pas pour rien que celui qui s’exprime acquiert le statut de MC, Master of Ceremony.

Dans le film documentaire Chasing Trane, on peut entendre ceci, parmi les écrits autobiographiques de Coltrane lus par Denzel Washington :

À l’adolescence, je me suis interrogé sur ce qu’on m’avait inculqué à propos de la religion. Mais je n’en ai pas fait grand chose, j’avais l’esprit trop occupé ailleurs. Ce n’est que récemment que je me suis mis à réfléchir sur ce à quoi les gens croient. Quand j’ai découvert qu’existaient autant de religions, les unes posées à côté des autres, mais chacune opposée à sa voisine, ça m’a rendu dingue. Je n’arrivais pas à croire qu’un type puisse avoir raison, parce que s’il avait raison tous les autres avaient tort.

Cette pensée n’apparaitra enfantine qu’à ceux qui n’auront pas éprouvé profondément, durant l’enfance ou plus tard, que la perplexité devant la pluralité des dogmes constitue à la fois l’aporie et sa solution. Le doute méthodique ne mène pas forcément au nihilisme, mais parfois au contraire au mysticisme, à l’éveil spirituel, et c’est ainsi que Coltrane a dévoré tous les textes religieux imprimés en anglais, Bible, Coran, livres sacrés asiatiques… Le mysticisme, loin d’un ânonnement assisté par chapelet, est la quête d’un universel, d’un syncrétisme intérieur, d’une religion oecuménique à la René Guénon, d’un amour suprême. A Love Supreme. Réécoutons A love supreme pour la millième fois, comme un rite, comme un mantra. Et relisons les notes du livret de cet album (en VO, hein, je ne les traduis pas, imaginez que vous avez l’album entre les mains et puis voilà) :

DEAR LISTENER: ALL PRAISE BE TO GOD TO WHOM ALL PRAISE IS DUE.  Let us pursue Him in the righteous path. Yes it is true; « seek and ye shall find. » Only through Him can we know the most wondrous bequeathal.
During the year 1957, I experienced, by the grace of God, a spiritual awakening which was to lead me to a richer, fuller, more productive life. At that time, in gratitude, I humbly asked to be given the means and privilege to make others happy through music. I feel this has been granted through His grace. ALL PRAISE TO GOD.
As time and events moved on, a period of irresolution did prevail. I entered into a phase which was contradictory to the pledge and away from the esteemed path; but thankfully, now and again through the unerring and merciful hand of God, I do perceive and have been duly re-informed of His OMNIPOTENCE, and of our need for, and dependence on Him. At this time I would like to tell you that NO MATTER WHAT … IT IS WITH GOD. HE IS GRACIOUS AND MERCIFUL. HIS WAY IS IN LOVE, THROUGH WHICH WE ALL ARE. IT IS TRULY – A LOVE SUPREME – .
This album is a humble offering to Him. An attempt to say « THANK YOU GOD » through our work, even as we do in our hearts and with our tongues. May He help and strengthen all men in every good endeavor.

Coltrane est un prophète dont les apôtres reproduisent à la lettre les paroles, les réactivent, les vivent à nouveau car s’approcher de lui c’est s’approcher du divin. C’est la piété par imitation, et le risque de son excès : le fétichisme. Exemple : la géniale Camille Bertault qui reprend note à note l’improvisation de Giant Steps puis enfonce le clou en sortant un album intitulé Pas de Géant, puisque la vulgate exige la VF.

Nous remarquerons que le prophète Coltrane naquit non dans une étable mais dans un bled nommé Hamlet (Caroline du Nord). Or, si l’on fait jouer les associations d’idées comme on aime à le faire, on se souvient que dans la scène 3 de l’acte III de la pièce de Shakespeare, au moment où Hamlet renonce momentanément à tuer Claudius parce que celui-ci est en train de prier, on lit cette phrase, l’une des plus mystérieuses de toute la pièce : Les mots sans les pensées ne vont jamais au ciel.

On peut y lire une mise en garde contre une pratique dévote qui serait trop superficielle pour être sincère. Opposer mots et pensées, les signes extérieurs terrestre contre l’intimité silencieuse et céleste… Autrement dit, la religion contre la mystique. Qu’est-ce qu’un mystique ? En somme celui qui se passe du religieux, comme le raconte cette parabole fameuse : un jeune clerc en quête de vérité accomplit un long voyage pour rencontrer un vieux sage éclairé. Lorsqu’enfin il parvient à rejoindre l’ermite dans sa retraite, il lui pose une seule question :
« Maître, croyez vous en Dieu ?
– Non.
– Non ? Mais… Comment est-ce possible ? Ai-je donc fait tout ce chemin pour rien ?
– Non, je ne crois pas en Dieu. Quel sens aurait de croire en quelque chose que je connais ? »

Réfuter la croyance pour entrer en contact direct avec l’infini : c’est dans cette acception que Coltrane est un mystique et non un religieux, de la même manière que l’ont été avant lui Victor Hugo (tiens, lui aussi d’ailleurs a été canonisé par une religion, le caodaïsme, au Japon) ou Antonin Artaud (qui se défiait des prêtres traitres puisqu’il était lui-même Jésus-le-Momo).

[Flash info, interruption des programmes ! J’écris ceci le vendredi 24 novembre 2017. Aujourd’hui, les abrutis de Daesh ont perpétré un attentat dans une mosquée soufi en Egypte, faisant au moins 300 morts. Comment comprendre cette monstruosité autrement qu’ainsi : les religieux ont assassiné les mystiques ?]

Et quelle mouche me pique, moi, de parler de ces choses ce matin ? Eh bien, je soupçonne qu’il n’y a pas de problème plus contemporain, en notre obscure époque. Et c’est pourquoi je suis en train d’écrire un roman qui parle de la foi, des rites, des mystiques, et des blagues qui tournent bien ou mal. Tout en écoutant de la musique.

Torquemada 2000

24/04/2017 Aucun commentaire

Les Présidentielles et puis quoi encore, la catastrophe est en cours sans moi, le prochain enfariné crève l’écran, énième victoire des Chicago boys et des éléments de langage, triomphe du petit-parler.

Fi du petit-parler ! Pouah ! Place au grand-parler, littérature s’il vous plaît, des histoires, l’Histoire. L’Histoire se répète dit-on, d’abord comme tragédie, ensuite comme farce.

Puisque dans les deux cas le monde est une scène, on peut se prémunir en lisant le livret. Quitte à lire du théâtre, autant le faire en grand, c’est pourquoi aujourd’hui je lis Victor Hugo : son train d’alexandrin nous est baume aux oreilles et nous cajole l’âme ainsi qu’une berceuse, cht cht cht tout va bien, ne crains point mon enfant, tu sais en t’endormant que la Langue Française veille sur ton sommeil, elle inspire, elle expire, elle était là hier et sera là demain.

En nos temps de moyen-âge ultramoderne et d’intégrisme planétaire, que lire pour extraire quelque éclaircissement sur la folie religieuse ? Torquemada, bien sûr, pièce écrite par Hugo en 1869, publiée 13 ans plus tard, jamais jouée du vivant de l’auteur. Je m’y plonge et vous raconte.

Le véritable Torquemada (1420-1498) est un personnage fascinant. Monstre romantique, romanesque, pour tout dire hugolien, il partage sans doute plusieurs traits de caractère avec son contemporain fictif l’archidiacre de Notre-Dame, Claude Frollo (1446-1482) : la sévérité de l’érudit, l’ascétisme de l’intellectuel, la brutalité de l’idéaliste, la haine de soi du dévot, la paranoïa du fanatique, le tourment de l’assassin.

Quant à l’œuvre qu’il lègue au peuple de la terre (oui bon les alexandrins ça commence à bien faire), en gros Torquemada est à l’Inquisition Espagnole ce que J. Edgar Hoover est au FBI, sigle qui, remarquons-le en passant, signifie à quelque chose près Federal Bureau of Inquisition. Sous son magistère 100 000 enquêtes furent instruites, quelques dizaines de milliers d’emprisonnement ou de tortures, traditionnelles ou ingénieuses, furent perpétrés, au bas mot 2000 condamnations au bûcher furent exécutées, et peut-être 200 000 personnes fuirent leur pays – le drame des migrants n’étant pas une invention médiatique de la semaine dernière.

Intégriste avant l’heure (comme pour les braves il n’est point d’heure qui vaille), Torquemada se révèle, ainsi que d’autres éminences ibériques de l’époque, Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix, un chrétien d’autant plus zélé qu’il appartient à une famille de convertis, ces populations nommées en Espagne « nouveaux chrétiens », juifs (marranes) ou musulmans (morisques) à la génération précédente. Torquemada fit la guerre aux musulmans, persécuta les juifs, tourmenta les chrétiens qui ne l’étaient pas suffisamment, dont plusieurs papes et quelques rois.

Hugo ne fait pas de son histoire une tragédie, mais un drame où, surprise, Torquemada n’a pas le plus mauvais rôle. Pourrait s’appliquer à lui cet extrait des Misérables (tome 1, livre 8, chapitre 3) :

Javert, effroyable, n’avait rien d’ignoble. La probité, la sincérité, la candeur, la conviction, l’idée du devoir, sont des choses qui, en se trompant, peuvent devenir hideuses, mais qui, même hideuses, restent grandes ; leur majesté, propre à la conscience humaine, persiste dans l’horreur. Ce sont des vertus qui ont un vice, l’erreur. L’impitoyable joie honnête d’un fanatique en pleine atrocité conserve on ne sait quel rayonnement lugubrement vénérable.

Hugo a de l’empathie pour l’exalté. Le premier monologue de Torquemada déroule sur près de 150 vers sa louche obsession pour la pureté, qui passe par la flamme du bûcher (étymologie : ), qui détruit les corps pour sauver les âmes :

L’enfer d’une heure annule un bûcher éternel.
Le péché brûle avec le vil haillon charnel,
Et l’âme sort, splendide et pure, de la flamme,
Car l’eau lave le corps, mais le feu lave l’âme.
Le corps est fange, et l’âme est lumière; et le feu
Qui suit le char céleste et se tord sur l’essieu,
Seul blanchit l’âme, étant de même espèce qu’elle.
Je te sacrifierai le corps, âme immortelle !

Et la tirade, démente, s’achève littéralement sur l’enseignement primordial du Christ, à savoir l’amour du genre humain :

Je sèmerai les feux, les brandons, les clartés,
Les braises, et partout, au-dessus des cités,
Je ferai flamboyer l’autodafé suprême,
Joyeux, vivant, céleste ! – O genre humain, je t’aime !

Totalement maboul… Bien sûr,  ce que je suis venu chercher ici, ce sont des anachronismes. En quoi Torquemada, qui se radicalise, qui dévoie textes et doctrines, peut-il me renseigner sur les djihadistes de 2017 ? Leur passion commune est la mort. À l’évêque qui le menace et l’avertit, qui l’enjoint de ne pas aller trop loin,

Mourir, c’est horrible.

Torquemada rétorque seulement :

C’est beau.

Car la mort pour ce fou est pureté suprême.

Torquemada était, donc, un dingue sincère, un idéaliste. Je veux bien croire qu’il y en a, parmi les djihadistes égorgeurs. Dans un second temps seulement intervient la politique, c’est-à-dire l’instrumentalisation. Moins que le portrait d’un monstre pour galerie des horreurs, la pièce d’Hugo est un drame du pouvoir, un drame politique. Là entrent en scène les rouages de l’Eglise, les évêques, le pape Sixte IV (dépeint comme un débauché impie : Et le monde est pour moi le fruit à dévorer/ Mort je veux t’oublier ! Dieu je veux t’ignorer ! clame-t-il à la toute fin de la première partie) et surtout les Grands d’Espagne, avec en tête le mauvais rôle de réserve : Ferdinand le Catholique (sic), roi de Castille, d’Aragon, de Naples, de Navarre, etc., dont Hugo fait un affreux autocrate manipulateur, cynique, brutal, et athée (sic), qui saisit dans Torquemada l’illuminé, et dans son Tribunal du Saint-Office de l’Inquisition, une bonne opportunité d’asseoir sa domination. En outre Ferdinand lorgne sur un curieux Trône de fer, attribut et siège de la souveraineté où sont agglomérées et fondues d’anciennes épées, ce qui ne peut que rappeler au lecteur d’aujourd’hui une icône contemporaine.

Autrefois comme aujourd’hui, l’instrumentalisation de la religion consiste à blinder le pouvoir temporel (celui du roi) en le plaçant sous l’autorité de la religion, opération magique, qui rend ce pouvoir incontestable (ou alors blasphème bûcher fatwa). Car on peut toujours contredire un souverain (même si c’est risqué), puisqu’il est là, mais comment contredire Dieu ? Entre Torquemada le fou de Dieu et Ferdinand despote sans Dieu, lequel réussira à manipuler l’autre avant la fin de la pièce ?

Et aujourd’hui, alors ?

Croissance de quoi ? Du bonheur ?

16/02/2017 Aucun commentaire

Deux jeunes gens discutent politique dans une voiture. « Tu sais comment finissent les civilisations ? C’est quand tout devient con en accéléré. « Croissance », « croissance »… Croissance de quoi ? Du bonheur ? Le bonheur par le crédit, alors ? La carte de crédit ? Ou le bonheur de se balader à la campagne et de se jeter dans une rivière ? » Et là-dessus, démonstration par l’absurde : des images documentaires d’un camion benne déversant dans une rivière de flasques et immondes monceaux de boues rouges, avec ce commentaire : « Pendant des années, 2000 tonnes par jour d’acide sulfurique, titane, cadmium, jetées dans la Méditerranée. »

Ces paroles et images pamphlétaires proviennent-elle d’un tract-pétition écolo-décroissant-alter-zadiste composé la semaine dernière et illico retwitté 10000 fois ? Pas du tout. On les trouve à la 28e minute d’un film sorti en 1977, Le Diable probablement…, de Robert Bresson, cinéaste peu susceptible d’être confondu avec un hippie gaucho.

Film rageur et morbide. Film la-fête-est-finie. Film démoralisant (interdit aux mineurs à sa sortie, car susceptible d’inciter les adolescents au suicide ! Pas suicide romantique mis à la mode par les Souffrances du jeune Werther, mais suicide de pur dégoût). Film qui recompte sur ses doigts les espèces animales disparues, le trafic aérien, la dose de radiation tolérable pour le corps humain après l’explosion de la Bombe, les progrès de l’armement (« On annonce un chef-d’oeuvre,  un missile thermo-nucléaire qui tuera à lui tout seul 20 millions d’hommes, de femmes, d’enfants »), et les révoltes mal orientées de la jeunesse, vaguement tentée par le terrorisme, par la drogue ou par le suicide (« Mais si mon but était l’argent et le profit, je serais respecté par tout le monde »). Film sur la post-vérité et les faits alternatifs à la Trump (« Ce qui est magnifique, c’est que pour rassurer les gens il suffit de nier l’évidence. Mais quelle évidence ? On est en plein surnaturel, rien n’est visible »). Film sur le désespoir, sur le nihilisme, sur la trahison des clercs, sur la consommation comme seule métaphysique, sur l’angoisse engendrée par le matérialisme décervelé et la destruction de l’environnement. Film sur les fins dernières de la mécanisation, sur la dépossession et l’aliénation : « Quelque chose nous pousse contre ce que nous sommes. Il faut marcher, marcher. Qui est-ce donc qui s’amuse à tourner l’humanité en dérision ? Oui, qui est-ce qui nous manœuvre en douce ? Le diable, probablement. »

(Et à Monsieur Tofsac qui m’objecte que Bresson est pénible par ses présupposés sulpiciens, et suspect par sa façon d’attribuer le mal du Monde au Diable en personne, je réponds que son « diable » ne me dérange pas du tout, puisque je prends ce personnage mythologique pour une métaphore, ainsi que le Satan Trismégiste de Baudelaire, ou, généralement, Dieu lui-même.)

Film de 1977 et de 2017, Le Diable probablement a très bien vieilli – même le jeu effroyablement faux des modèles bressonniens, acteurs ayant interdiction de jouer, n’a pas pris une ride, puisqu’il était hors du temps d’emblée. Il s’adresse à nous, intact dans son urgence. Hypothèse : il était visionnaire, en avance sur son temps. Autre hypothèse : rien, strictement rien, n’a changé depuis 40 ans, ni les recettes des politiques au pouvoir, ni le consumérisme de masse, ni les ravages méthodiques contre les écosystèmes, ni les affres ni les apories. Tout y était, tout y est : voyez le cynisme des uns, le millénarisme des autres, la confusion de tous, l’avidité et l’idéalisme, le danger pressant, le sentiment d’impuissance et la part-du-colibri, l’annihilation de la nature qui est un suicide puisque nous participons de la nature… Perspective rassurante, presque : si rien n’a changé en 40 ans, ni la catastrophe ni le catastrophisme, ni les boues rouges ni l’indignation, ni le dogme croissance comme seule transcendance, l’on pourrait se rasséréner, presque, en se disant, bah, rien n’aura changé non plus dans 40 ans. Presque.

Au moins une chose aura changé en 40 ans : nous bénéficions de la meilleure invention du XXIe siècle, Youtube. On trouve dans le tube plein de films complets, y’a qu’à se pencher et cueillir. Le Diable probablement est là. On ignore s’il y restera, on ignore si c’est légal, mais enfin il est là.

Les trois singes de la chanson française

27/03/2016 Aucun commentaire

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Le hasard parfois vous enchante les mains, vous vous croyez rendu à l’orée du miracle, un hasard tiens par exemple celui des concaténations dans les bacs des médiathèques. Il se trouve que cette après-midi-là, je parle de mardi dernier, des bombes viennent d’exploser à Bruxelles, on compte encore les morts, ils disent au moins 31, c’est curieux ce au moins et ensuite un chiffre non-rond, et 200 blessés, au bout d’un moment je baisse la tête, c’est fait c’est fait, je cesse de rafraîchir compulsivement lemonde.fr pour mettre à jour le compteur, je soupire et comme il n’y a pas de sot métier je m’en vais exercer le mien, je m’occupe les doigts et l’esprit à fouiller et trier et ranger des disques compact dans une médiathèque. Sur ces entrefaites je tombe nez à nez et coup sur coup, dans le bac chanson française, sur trois albums d’artistes de variétés, parus dans les années 2010, et dont les pochettes semblent se répondre, comme concertées. Le premier chanteur se cache les yeux, le deuxième se bâillonne la bouche, le dernier se bouche les oreilles.

Sont-ils assez mignons, les trois singes de la chanson française ! Que faire de ma trouvaille ? Tiens, je dispose le triptyque en linéaire sur le présentoir du bac, je me demande si quiconque parmi mes usagers comprendra ce que j’ai voulu dire, moi-même je n’en suis pas bien sûr, alors il m’expliquera. Instantanément, ma machine à associations d’idées se met en branle. Comme j’incline à penser que la chanson populaire exprime, pour le meilleur et pour le pire, l’inconscient collectif d’une nation, je me demande dans quelle mesure ce trio d’handicapés volontaires mis bout à bout ne nous représente pas à merveille. Nous ne voulons pas voir. Nous ne voulons pas dire. Nous ne voulons pas entendre.

Voir, dire et entendre quoi ? Ce qui se passe, ce qui s’est passé, ce qui va se passer.

Aussitôt ma prompte machine à associations redémarre, et je pense à ça (je vous prie de lire l’article au bout du lien, puis revenez, je vous attends, je ne bouge pas).

Je me souviens de mes études d’histoire, oh il y a longtemps, près de 30 ans, mes études à leur tour ont rejoint l’Histoire. J’étudiais le XXe siècle, ce défilé d’horreurs à grande échelle mais heureusement on nous expliquait pourquoi tout ça était derrière nous, plus jamais ça, nous étions entrés dans une ère de paix et de raison et d’union et de libre-échange. Bien sûr, l’épopée tragique du IIIe Reich formait la pierre angulaire de ces enseignements, le danger absolu mais d’autant plus éloigné à présent que nous étions occupés à le décortiquer dans les amphis. Je voulais comprendre, et pour cela remonter aux sources. Or les sources existaient, il suffisait de les lire. J’ai donc commandé en librairie Mein Kampf.

Je ne risque pas d’oublier le regard que m’a jeté la libraire, comme si un monstre fumant, puant, gluant, à plusieurs bras, tous brandis obliques et portant un brassard svastika, venait d’entrer dans sa boutique en laissant des flaques partout. « Eh Gisèle y’a monsieur là il veut Mein Kampf ! On l’a ou quoi Mein Kampf ? Faut le commander, non, Mein Kampf ? Oui c’est pour ce monsieur avec les lunettes. » J’ai surmonté l’opprobre, j’ai acquis le livre maudit, j’en ai commencé la lecture, je ne l’ai jamais terminée, c’était gros, répétitif, un peu écoeurant, mais certes extrêmement instructif. Tout y était : l’idéologie, les mythes politiques, la liste des ennemis, les buts de guerre, la stratégie planifiée pour enflammer le monde et rafler la mise. On ne peut pas dire que le IIIe Reich tombait du ciel, son histoire était programmée dès 1924, et détaillée par avance dans Mein Kampf. Best-seller en Allemagne mais aussi en France dix ans plus tard, 1934, date de la première traduction française. Hitler était considéré comme un écrivain, à l’époque, et son livre jugé fort bien écrit et très élégamment traduit ! (Ce qui n’est plus le cas : je relève que l’équipe éditoriale qui publie en 2021, chez Fayard, la version critique de Mein Kampf intitulée Historiciser le mal considère, quant à elle, que la traduction de 1934 faisait preuve de parti-pris anti-allemands et antisémites – deux raisons de plaire au lectorat français, sans doute.)

Je crains que ce soit un peu la même chose avec ce nouveau livre maudit, Gestion de la barbarie. Le même souci du détail opérationnel, le cheminement rationnel de l’idéologie jusqu’au plan de campagne. Il n’y a qu’à lire pour tâcher de comprendre que les jeunes assassins kamikazes ne sont pas seulement des décervelés en rupture sociale, paumés délinquants petites frappes, mais aussi les rouages d’une vaste entreprise dont l’esprit et le dogme sont connaissables en librairie. On ne pourra pas dire « On ne savait pas » comme feraient trois singes.

Je sens une différence, toutefois : celui qui commande Mein Kampf en librairie subit toujours un soupçon, mais un seul, le même, tiens voilà un néo-faf qui achète son bréviaire, un nostalgique du pas de l’oie, pauvre type. Sur celui qui commande Gestion de la barbarie en revanche, peuvent peser non pas un, mais deux soupçons, deux réprobations contraires : tiens voilà un jihadiste bleubite qui s’achète son mode d’emploi pour bien se faire exploser selon les préceptes du Prophète / tiens voilà un complotiste parano qui joue à se fait peur, ou un facho type Riposte laïque ou Bloc identitaire qui se paye son shoot d’islamophobie (remarquons que feu le préfacier de l’édition française de Gestion de la barbarie était un habitué des micros de Radio Courtoisie), voire un crypto-néo-colonialiste à la Kamel Daoud qui cultive ses clichés anti-arabes… 

L’époque est plus compliquée que jamais. On passe pour un salaud si l’on cherche à comprendre, et Valls a bien tenu son rôle de Premier ministre en donnant le ton des débats : expliquer c’est excuser, qu’il a dit ce con, aphorisme en phase avec l’époque. Toute démarche intellectuelle ne serait qu’une abjecte complicité, cessez de réfléchir citoyens vous êtes déjà suspects !

Tout le savoir du monde est à portée de clic, mais il vaudrait mieux ne pas voir pas dire pas entendre ? Du coup, j’ai commandé Gestion de la barbarie sur internet. Personne ne me regardait. C’était il y a plus d’un mois, déjà. Je ne l’ai toujours pas reçu. Je ne sais pas ce qui se passe.

Le Fond du tiroir vous souhaite une bonne année 1876

05/01/2016 2 commentaires

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« N’importe. Il me semble, je ne sais pourquoi, que 1876 ne sera pas si abominable que 1875 ? – C’est peut-être parce que je le désire – et puis qu’on se lasse d’être triste – comme on se lasse de tout ! »

Gustave Flaubert, Lettre à Léonie Brainne, mercredi 5 février 1876

Et si jamais 1876 n’était pas suffisant, le Fond du tiroir n’hésiterait pas à reculer encore et vous souhaiterait une bonne année 1554. Cette année-là, à l’aube de ce qu’on n’appelait pas encore « les guerres de religion », le calviniste Sébastien Castellion est révolté par les meurtres commis, y compris dans son propre camp, par ceux qui estiment que le bûcher est le meilleur moyen de prouver que leur dieu d’amour est plus fort que le dieu d’amour de ceux d’en face. Il écrit : « Tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. Quand les Genevois ont fait périr Servet, ils ne défendaient pas une doctrine, ils tuaient un être humain : on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme mais en se faisant brûler pour elle. »

Une journée pour la non-violence

09/10/2015 un commentaire

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L’amusant court métrage The Centrifuge Brain Project de Till Nowak est un faux documentaire dans lequel un vieil ingénieur énumère les différents manèges forains qu’il a conçus au fil des années, de plus en plus énormes, extravagants, rapides, dangereux, vomitifs, parce qu’il avait dans l’idée de secouer les cobayes payants, et tenter de changer leur perception du monde. Serrez-les bien, mesdemoiselles ! Confronté aux échecs, voire aux catastrophes courues d’avance, que ces machines infernales ont provoquées, l’ingénieur répond, le regard perdu dans le lointain : « Je ne parlerai pas pour autant d’erreurs. Il ne s’agissait pas d’erreurs. L’erreur vient plutôt de la nature. La gravité est une erreur. Nous nous battons contre les forces qui nous retiennent au sol et la vie tout entière est un effort pour échapper à la réalité. »

Comme elle résonne, la morale sarcastique de cette fable ! Tous les idéalistes, et je crains de me compter parmi ceux-ci, sont un jour où l’autre blessés par le réel. S’ils en concluent que c’est le réel qui se trompe, l’idéalisme devient une pathologie. Et j’espère ne pas me compter parmi ceux-là.

Je suis un idéaliste : je crois que le « vivre ensemble » est désirable, et merde à ceux qui le réfutent parce qu’ils daubent le politiquement-correct suintant de cette valeur molle et lénifiante. Qu’avez-vous de mieux à proposer ? L’alternative à vivre ensemble, ce serait quoi ? Mourir ensemble, comme disait Martin Luther King ? Voire mourir seul, comme il est dit dans Lost ainsi que dans les paroles anglaises de l’Internationale (We’ll live together or we’ll die alone).

Je suis un idéaliste : je crois préférable à toute poussée de violence, sinon de faire des petits bisous à son voisin à longueur de journée, du moins de le tolérer patiemment. Aussi, certains, jours je suis giflé par la réalité. Des jours où certains de mes semblables estiment que leurs voisins méritent la mort. Des jours comme celui-ci. Ou alors comme le 28 septembre 2012, quand deux jeunes ont été lynchés non loin de chez moi. Ce double meurtre a causé un tel choc dans le quartier et dans la région qu’une marche blanche a été organisée quatre jours plus tard, 2 octobre. Un kilomètre de cortège, 15000 individus silencieux, tristes, graves, dignes, déterminés, qui marchent. Allez leur expliquer qu’ils sont politiquement-corrects. Ou catholiques zombies, tant que vous y êtes. Depuis, chaque année, cette date du 2 octobre, qui par hasard est également l’anniversaire de Gandhi, est devenue ici Journée d’action pour la non-violence.

Je suis un idéaliste : lorsqu’un ami poète a mobilisé son carnet d’adresses pour envoyer, le 2 octobre, le plus grand nombre d’artistes dans les écoles, les collèges, les lycées, pour prêcher la non-violence, j’ai immédiatement répondu présent. Bénévolement, bien sûr. Là encore, qu’opposer de mieux à cet idéalisme naïf qu’est le bénévolat, la bienveillance, bene-volens, je veux du bien. Je suis un idéaliste.

M’ont donc été attribuées, le 2 octobre 2015, deux rencontres en collège. Le collège grenoblois sélectionné pour moi réveillait un souvenir : il avait défrayé la chronique en 2013 parce qu’un parent d’élève avait agressé la principale, l’avait envoyée à l’hôpital. Son adresse ? Très facile à repérer sur la carte : le collège se trouve dans l’avenue qui porte, en hommage, le nom du proviseur du lycée voisin, assassiné à l’arme blanche par un élève, en 1983. Ah ah ah. Bonjour l’ambiance. Salut les jeunes, j’arrive. Ça va, sinon ?

Les deux rencontres ont été très riches, et très différentes. J’ai mesuré une chose qui n’a pas changé depuis ma propre traversée du collège, c’est plutôt rassurant les invariants pendant les périodes chaotiques : entre les 5e et les 3e se trouve une frontière invisible. Les 5e sont des enfants, encore un peu ingénus, spontanés et tromignons (l’un d’eux m’a même offert un joli dessin, une étagère avec cinq livres posés dessus, bel effort de perspective cavalière) ; les 3e sont des adolescents, plus durs, plus cyniques, plus bouillonnants et contradictoires, plus avides aussi, de contact et d’épreuves. À tous, j’ai causé de violence. De non-violence. De Kevin et Sofiane, de Gandhi, et de Fatale spirale. De religion aussi, ça en revanche c’est nouveau par rapport à ma génération, donc un peu plus compliqué à penser, la place stupéfiante que la religion prend dans le crâne de ces mômes.

À toutes les questions j’ai répondu du mieux que j’ai pu, aux plus convenues (comment avez-vous choisi votre métier d’écrivain, c’est lequel votre livre préféré, combien vous gagnez, quoi vous touchez seulement 43 centimes par livre mais c’est dégueulasse) comme à celles qui fonçaient tête la première dans le vif du sujet, les plus abruptes évidemment. Croyez-vous à la paix ? Devant celle-ci, j’ai laissé flotté quelques secondes de silence. Non par effet oratoire, mais parce que je ne savais vraiment pas quoi répondre. J’aimerais vous y voir. J’ai fini par biaiser qu’en tout cas, la paix n’était possible que si l’on y croyait, et j’ai cité Gramsci (oui, Gramsci à l’attention des 5e, mets-toi ça de côté mon gars ça pourra resservir) : « le pessimisme de l’intelligence contre l’optimisme de la volonté » .

Une autre question, encore plus difficile, m’a laissé knock-out pour le compte. Aimeriez-vous revivre votre enfance ? D’où elle tombe celle-ci. On ne me l’avait jamais posée, je ne me l’étais jamais posée, je la trouvais excellente, j’énumérais à toute vitesse les pour et les contre, bref c’était trop. Je me suis lâchement déballonné, désolé mon gars mais il me faudrait deux heures de plus et la sonnerie va retentir dans deux minutes. Ce n’est que plus tard, dans l’escalier, que j’ai trouvé, sinon la réponse, du moins la pirouette adéquate : je crois qu’à tout prendre je préfèrerais revivre l’enfance de quelqu’un d’autre. Ensuite nous sommes revenus dans la thématique.

Violence, pas violence, est-ce que vous seriez prêt à, jusqu’où iriez-vous pour, quel est le rapport au. Une fille me provoque : il n’est pas du tout réaliste, votre livre. Okay, donc tu l’as compris. Une autre me demande : c’est quoi votre passage préféré dans Fatale spirale ? J’empoigne, je feuillette, je me racle la gorge, je lis :

Les scènes les plus ahurissantes devenaient monnaie courante, comme lorsque cette dame âgée, noire, musulmane, hétérosexuelle, aisée, obsédée par son surpoids, ayant voté conservateur toute sa vie, collectionneuse de boules de neige souvenirs, est tombée dans les bras de cet adolescent homosexuel, de famille ouvrière, père absent et mère chômeuse, fan de musique métal hardcore, usant de stupéfiants, attiré par l’anarchisme et les dogmes bouddhistes. Les deux pleuraient d’émotion en découvrant qu’ils avaient, en fin de compte, tant de choses en commun.

La fille s’indigne : Mais… Ils n’ont rien en commun. Je réponds : ce qu’ils ont en commun est innombrable. Deux bras, deux jambes, un cœur, un cerveau, un estomac, un sexe, un langage, des parents… Tous les deux tons mourir… Un garçon prend le relai : Oui mais monsieur, ils sont carrément pas possibles vos personnages. Pourquoi pas possibles ? Ben parce que, métaleux bouddhiste homosexuel, ça n’existe pas ensemble. Mais pourquoi pas ? Ben, passeque déjà… homosexuel, c’est interdit par la religion.

Allons, bon. Je me retrousse les manches de la tête. Je tente de démontrer que l’homosexualité est présente dans la nature, chez 1500 espèces animales dont la nôtre. Que la proportion d’homos est sensiblement constante dans les populations humaines, qu’elles soient bouddhistes ou métaleuses. Et que les religieux ont bonne mine, à vouloir interdire quoi que ce soit à la nature. Ils peuvent aussi interdire aux feuilles de tomber à l’automne, pour voir (le religieux : en voilà un beau spécimen, d’idéaliste pathologique). Je leur glisse alors un petit Spinoza (oh ben oui, Spinoza c’est niveau 3e facile), avec ma citation préférée : « Dieu, autrement dit, la Nature… » .

Un autre garçon : est-ce que vous êtes Charlie ? Franco, but en blanc, inévitable. J’explique que je fais quelque chose de vachement mieux qu’être Charlie, que les revendications identitaires nous pourrissent l’air ambiant(1) : je lis Charlie. C’est très intéressant, Charlie. C’est très intéressant en général, lire. Lire Charlie plutôt que de dire « je suis Charlie », lire Le Coran plutôt que de dire « Je suis musulman ». Lire les deux, comprendre. Et là, on reparle des attentats. La religion revient au galop, une fille dit : Les frères Kouachi, ce ne sont pas des musulmans. Je comprends qu’elle n’a pas envie d’avoir quoi que ce soit en commun avec eux. Mais je lui dis : Bien sûr que si, ce sont des musulmans. Le réel est suffisamment compliqué, si on se met à le nier, il devient incompréhensible (je ne suis pas si idéaliste que ça, finalement). Les frères Kouachi sont musulmans, ce n’est pas pour ça qu’il faut tracer l’équation musulman = assassin décérébré, mais il te faut admettre que tu as quelque chose en commun avec eux. Tout comme moi, d’ailleurs. Et c’est reparti : deux bras, deux jambes, un cœur, un cerveau, un estomac, un sexe, un langage, des parents, nous mourrons tous un jour…

Quelques moments amusants aussi, et quelques malentendus : Monsieur, vous n’avez pas envie de vous révolter ? Ah mais si bien sûr tutafé, le monde est révoltant, sens-dessus-dessous, treize motifs à la douzaine, d’ailleurs j’écris pour exprimer une révolte, les révoltes on peut en faire des livres pour propager… Ah non mais non Monsieur, c’est pas ça du tout que je voulais dire. Vous n’avez pas envie de vous révolter, pour les 43 centimes ?

Comme on dit : ça, c’est fait. Une journée contre la violence. Que faire les 364 autres ?

Quelques jours plus tard : hier. Je traverse la ville à pied. Place Verdun, à quelques mètres de moi, un groupe s’anime sur le trottoir, des étudiants on dirait, des sacs à dos, parmi lesquels deux jeunes hommes s’engueulent. L’un des deux est particulièrement excité, parle fort : « Tu vas arrêter de faire le con s’il te plaît ? ». Je le vois trembler, son torse, son cou, ses membres s’agitent comme s’ils hésitaient, indépendamment du cerveau, j’y vais j’y vais pas. Je perçois que nous sommes pile à la seconde fatale, celle qui précède l’agression. J’ouvre grand les yeux. L’agression a lieu : le jeune homme bondit sur son interlocuteur, ses écouteurs en tombent de ses oreilles, la main gauche agrippe au col et le poing droit percute la tempe. L’autre recule, se protège, lève un genou. Leurs amis les ceinturent, les séparent. Je passe mon chemin, en me répétant à voix basse cette phrase bizarre, Tu vas arrêter de faire le con s’il te plaît, l’incongruité de la politesse comme ultime parole avant le coup porté.

(1) – Chaque fois que nous affirmons une part de nous-mêmes, nous en nions une autre. Octavio Paz

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L’esprit des lois (lectures pendant la canicule, 6)

23/07/2015 Aucun commentaire

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Je suis Charlie, sans doute, mais je suis également Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu.

Et puisqu’on est là entre nous à parler lectures d’été, autant l’avouer, je suis aussi un peu Almanach Vermot. Chaque été, quand j’étais petit, je relisais chez mes grands parents des Almanachs Vermot jaunis et cornés, vieux déjà de plusieurs décennies, mais qui eussent tout aussi bien convenu pour l’an courant, porteurs d’un humour dont la rancitude n’avait pas d’âge, à base d’immarcescibles blagues d’amants dans le placard, de belles-mères, de misogynie bon-enfant, de défoulements sur les frustrations ordinaires des hommes de rien, de bons mots d’enfants ou de politiciens, d’astuces pratiques, de calembours, de de paires de seins. Le Vermot fête ses 130 ans et recycle depuis sa naissance ces ingrédients de l’esprit français.

Or puisque je suis un soir d’été, je feuillette l’édition 2015 du Vermot, je l’ouvre à la page 99, je m’attends à une blague vaseuse mettant en jeu une paire de seins… Mais je tombe à brûle-pourpoint sur une citation de Montesquieu. « Si, dans l’intérieur d’un État, vous n’entendez le bruit d’aucun conflit, vous pouvez être sûr que la liberté n’y est pas. »

Voilà qui m’éclaire davantage sur ce qu’est au juste l’équation de l’esprit français : la gaudriole éculée PLUS la citation à brûle-pourpoint de Montesquieu.

Comme le Fond du tiroir se sent, au fond, très français, il se replonge cet été dans L’Esprit des lois de Montesquieu. Et, en tant qu’envoyé spécial en 1748, vous offre sur un plateau cette solide matière à penser :

Livre XXIV : des lois dans le rapport qu’elles ont avec la religion établie dans chaque pays, considérée dans ses pratiques et en elle-même

Chapitre I : Des religions en général

Comme on peut juger parmi les ténèbres celles qui sont les moins épaisses, et parmi les abîmes ceux qui sont les moins profonds, ainsi l’on peut chercher entre les religions fausses celles qui sont les plus conformes au bien de la société; celles qui, quoiqu’elles n’aient pas l’effet de mener les hommes aux félicités de l’autre vie, peuvent le plus contribuer à leur bonheur dans celle-ci.

Je n’examinerai donc les diverses religions du monde, que par rapport au bien que l’on en tire dans l’état civil; soit que je parle de celle qui a sa racine dans le ciel, ou bien de celles qui ont la leur sur la terre.

Comme dans cet ouvrage je ne suis point théologien, mais écrivain politique, il pourrait y avoir des choses qui ne seraient entièrement vraies que dans une façon de penser humaine, n’ayant point été considérées dans le rapport avec des vérités plus sublimes.

À l’égard de la vraie religion, il ne faudra que très peu d’équité pour voir que je n’ai jamais prétendu faire céder ses intérêts aux intérêts politiques, mais les unir: or, pour les unir, il faut les connaître.

La religion chrétienne, qui ordonne aux hommes de s’aimer, veut sans doute que chaque peuple ait les meilleures lois politiques et les meilleures lois civiles, parce qu’elles sont, après elle, le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir.

Chapitre II : Paradoxe de Bayle

Bayle a prétendu prouver qu’il valait mieux être athée qu’idolâtre; c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’il est moins dangereux de n’avoir point du tout de religion, que d’en avoir une mauvaise. « J’aimerais mieux, dit-il, que l’on dît de moi que je n’existe pas, que si l’on disait que je suis un méchant homme. » Ce n’est qu’un sophis­me, fondé sur ce qu’il n’est d’aucune utilité au genre humain que l’on croie qu’un certain homme existe, au lieu qu’il est très utile que l’on croie que Dieu est. De l’idée qu’il n’est pas, suit l’idée de notre indépendance; ou, si nous ne pouvons pas avoir cette idée, celle de notre révolte. Dire que la religion n’est pas un motif réprimant, parce qu’elle ne réprime pas toujours, c’est dire que les lois civiles ne sont pas un motif réprimant non plus. C’est mal raisonner contre la religion, de rassembler dans un grand ouvrage une longue énumération des maux qu’elle a produits, si l’on ne fait de même celle des biens qu’elle a faits. Si je voulais raconter tous les maux qu’ont produits dans le monde les lois civiles, la monarchie, le gouvernement républicain, je dirais des choses effroyables. Quand il serait inutile que les sujets eussent une religion, il ne le serait pas que les princes en eussent, et qu’ils blanchissent d’écume le seul frein que ceux qui ne craignent point les lois humaines puissent avoir.

Un prince qui aime la religion, et qui la craint, est un lion qui cède à la main qui le flatte, ou à la voix qui l’apaise: celui qui craint la religion, et qui la hait, est comme les bêtes sauvages qui mordent la chaîne qui les empêche de se jeter sur ceux qui passent: celui qui n’a point du tout de religion, est cet animal terrible qui ne sent sa liberté que lorsqu’il déchire et qu’il dévore.

La question n’est pas de savoir s’il vaudrait mieux qu’un certain homme ou qu’un certain peuple n’eût point de religion, que d’abuser de celle qu’il a; mais de savoir quel est le moindre mal, que l’on abuse quelquefois de la religion, ou qu’il n’y en ait point du tout parmi les hommes.

Pour diminuer l’horreur de l’athéisme, on charge trop l’idolâtrie. Il n’est pas vrai que, quand les anciens élevaient des autels à quelque vice, cela signifiât qu’ils aimas­sent ce vice: cela signifiait au contraire qu’ils le haïssaient. Quand les Lacédémoniens érigèrent une chapelle à la Peur, cela ne signifiait pas que cette nation belliqueuse lui demandât de s’emparer dans les combats des cœurs des Lacé­démoniens. Il y avait des divinités à qui on demandait de ne pas inspirer le crime, et d’autres à qui on demandait de le détourner.

Chapitre III : Que le gouvernement modéré convient mieux à la religion chrétienne et le gouvernement despotique à la mahométane

La religion chrétienne est éloignée du pur despotisme: c’est que la douceur étant si recommandée dans l’Évangile, elle s’oppose à la colère despotique avec laquelle le prince se ferait justice, et exercerait ses cruautés.

Cette religion défendant la pluralité des femmes, les princes y sont moins renfer­més, moins séparés de leurs sujets, et par conséquent plus hommes; ils sont plus disposés à se faire des lois, et plus capables de sentir qu’ils ne peuvent pas tout.

Pendant que les princes mahométans donnent sans cesse la mort ou la reçoivent, la religion, chez les chrétiens, rend les princes moins timides, et par conséquent moins cruels. Le prince compte sur ses sujets, et les sujets sur le prince. Chose admi­rable! la religion chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci.

C’est la religion chrétienne qui, malgré la grandeur de l’empire et le vice du cli­mat, a empêché le despotisme de s’établir en Éthiopie, et a porté au milieu de l’Afri­que les mœurs de l’Europe et ses lois.

Le prince héritier d’Éthiopie jouit d’une principauté, et donne aux autres sujets l’exemple de l’amour et de l’obéissance. Tout près de là, on voit le mahométisme faire renfermer les enfants du roi de Sennar : à sa mort, le Conseil les envoie égorger, en faveur de celui qui monte sur le trône.

Que, d’un côté, l’on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois et des chefs grecs et romains, et, de l’autre, la destruction des peuples et des villes par ces mêmes chefs, Thimur et Gengiskan, qui ont dévasté l’Asie; et nous verrons que nous devons au christianisme, et dans le gouvernement un certain droit politique, et dans la guerre un certain droit des gens, que la nature humaine ne saurait assez recon­naître.

C’est ce droit des gens qui fait que, parmi nous, la victoire laisse aux peuples vain­cus ces grandes choses : la vie, la liberté, les lois, les biens, et toujours la reli­gion, lorsqu’on ne s’aveugle pas soi-même.

On peut dire que les peuples de l’Europe ne sont pas aujourd’hui plus désunis que ne l’étaient dans l’empire romain, devenu despotique et militaire, les peuples et les armées, ou que ne l’étaient les armées entre elles: d’un côté, les armées se faisaient la guerre; et, de l’autre, on leur donnait le pillage des villes et le partage ou la confis­cation des terres.

Chapitre IV : Conséquences du caractère de la religion chrétienne et de celui de la religion mahométane 

Sur le caractère de la religion chrétienne et celui de la mahométane, on doit, sans autre examen, embrasser l’une et rejeter l’autre: car il nous est bien plus évident qu’une religion doit adoucir les mœurs des hommes, qu’il ne l’est qu’une religion soit vraie.

C’est un malheur pour la nature humaine, lorsque la religion est donnée par un conquérant. La religion mahométane, qui ne parle que de glaive, agit encore sur les hommes avec cet esprit destructeur qui l’a fondée.

L’histoire de Sabbacon, un des rois pasteurs, est admirable. Le dieu de Thèbes lui apparut en songe, et lui ordonna de faire mourir tous les prêtres d’Égypte. Il jugea que les dieux n’avaient plus pour agréable qu’il régnât, puisqu’ils lui ordonnaient des choses si contraires à leur volonté ordinaire; et il se retira en Éthiopie.

Chapitre V : Que la religion catholique convient mieux à une monarchie, et que la protestante s’accommode mieux d’une république

Lorsqu’une religion naît et se forme dans un État, elle suit ordinairement le plan du gouvernement où elle est établie: car les hommes qui la reçoivent, et ceux qui la font recevoir, n’ont guère d’autres idées de police que celles de l’État dans lequel ils sont nés.

Quand la religion chrétienne souffrit, il y a deux siècles, ce malheureux partage qui la divisa en catholique et en protestante, les peuples du nord embrassèrent la protestante, et ceux du midi gardèrent la catholique.

C’est que les peuples du nord ont et auront toujours un esprit d’indépendance et de liberté que n’ont pas les peuples du midi; et qu’une religion qui n’a point de chef visible, convient mieux à l’indépendance du climat que celle qui en a un.

Dans les pays mêmes où la religion protestante s’établit, les révolutions se firent sur le plan de l’État politique. Luther ayant pour lui de grands princes, n’aurait guère pu leur faire goûter une autorité ecclésiastique qui n’aurait point eu de prééminence extérieure; et Calvin ayant pour lui des peuples qui vivaient dans des républiques, ou des bourgeois obscurcis dans des monarchies, pouvait fort bien ne pas établir des prééminences et des dignités.

Chacune de ces deux religions pouvait se croire la plus parfaite; la calviniste se jugeant plus conforme à ce que Jésus-Christ avait dit, et la luthérienne à ce que les apôtres avaient fait.

Et ça continue ainsi, fluide et lumineux, grand style classique… Je note encore ceci, qui manifestement traite de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui n’adviendrait que 150 ans plus tard :

Chapitre VII : Des lois de perfection dans la religion 

Les lois humaines, faites pour parler à l’esprit, doivent donner des préceptes, et point de conseils: la religion, faite pour parler au cœur, doit donner beaucoup de conseils, et peu de préceptes.

Quand, par exemple, elle donne des règles, non pas pour le bien, mais pour le meilleur; non pas pour ce qui est bon, mais pour ce qui est parfait, il est convenable que ce soient des conseils et non pas des lois; car la perfection ne regarde pas l’uni­versalité des hommes ni des choses. De plus, si ce sont des lois, il en faudra une infinité d’autres pour faire observer les premières. Le célibat fut un conseil du chris­ti­a­nisme: lorsqu’on en fit une loi pour un certain ordre de gens, il en fallut chaque jour de nouvelles pour réduire les hommes à l’observation de celle-ci. Le législateur se fatigua, il fatigua la société, pour faire exécuter aux hommes par précepte, ce que ceux qui aiment la perfection auraient exécuté comme conseil.

Tout le Livre XXIV vaut le coup. Puis, dans le livre XXV, qui poursuit le même sujet, on trouve notamment :

Chapitre IX : De la tolérance en fait de religion

Nous sommes ici politiques, & non pas théologiens : & pour les théologiens mêmes, il y a bien de la différence entre tolérer une religion & l’approuver.

Lorsque les lois d’un état ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu’elles les obligent aussi à se tolérer entr’elles. C’est un principe, que toute religion qui est réprimée, devient elle-même réprimante : car sitôt que, par quelque hasard, elle peut sortir de l’oppression, elle attaque la religion qui l’a réprimée, non pas comme une religion, mais comme une tyrannie.

Il est donc utile que les lois exigent de ces diverses religions, non-seulement qu’elles ne troublent pas l’état, mais aussi qu’elles ne se troublent pas entr’elles. Un citoyen ne satisfait point aux lois, en se contentant de ne pas agiter le corps de l’état ; il faut encore qu’il ne trouble pas quelque citoyen que ce soit.

Sans doute l’intégralité de L’esprit des lois mérite d’être lu aujourd’hui comme hier, mais c’est plus difficile que le Vermot, eh, oh, nous sommes en été, tout de même.

(source : Wikisource)

Arrigo Beyle, Milanese

18/05/2015 Aucun commentaire

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Je marche dans les rues de Milan pour la première fois, et je ne me lasse pas de ce délice toujours réinventé : arpenter nez en l’air une ville inconnue. En plus, là, c’est l’Italie. Soit le plus beau pays du monde. Le seul dont j’ai envie même quand j’en reviens, celui qui est bon pour la santé. Je présume que vivre en Italie doit fatalement rendre meilleur. Mais comme je ne comprends pas tout, je n’ai pas d’explication au fait que périodiquement ce pays engendre des connards comme Berlusconi ou Mussolini ou paparazzi ou tifosi.

Or les rues de Milan sont merveilleuses, pleines d’histoires et de géographies, de luxe calme et voluptés en pack, de surprises aussi (mate un peu cette bizarre tour rétro-futuriste), à la fois très italiennes (façades, fenêtres, arcades, couleurs jaune et rouge, lignes et volumes) et cependant un peu suisses (l’esprit de sérieux prévaut davantage que dans le Sud de la Botte, l’utilitaire, l’argent aussi, la réussite économique, Milan est une grande bourgeoise).

Parmi quelques autres splendeurs, je m’ébaubis devant la dernière oeuvre de Michelange, une pietà inachevée, très différente de celle si vigoureuse qu’il sculpta cinquante ans plus tôt et qu’on peut voir à Saint-Pierre de Rome. Je souffre sans doute du « syndrome de Stendhal » puisque face à elle je faiblis, je m’assois, je chiale doucement, saisi. Que Jésus soit Dieu me paraît louche ; que sa maman soit vierge me la baille belle… Mais qu’une mère pleure son grand garçon mort assassiné par la haine, voilà qui me bouleverse. Cela, « j’y crois » – comment ne pas y croire, on le voit tous les jours.

En redescendant du château des Sforza qui abrite ce marbre, dans une rue piétonne et bondée un barbu tout sourire m’aborde, en djellaba. Il tient à me présenter « la sola vera religione, quella di Allah » et me glisse entre les mains une brochure à ce sujet. Je le remercie et empoche la brochure. Je la lis dans le métro. C’est étonnant : dans le ton (doucereux) comme dans le graphisme (kitchounet) on jurerait la propagande des témoins de Jéhovah, j’ignorais que les musulmans pratiquaient le même type de retape.

Je sors du métro, je monte l’escalier et c’est comme si la ligne de fuite vers le ciel n’en finissait plus : la vision du Duomo me coupe le souffle. Quel miracle. Je me souviens que j’apprenais l’italien au collège dans une méthode intitulée Piazza Duomo, où un certain Gigi et son copain Bruno draguaient les filles en Vespa place du Dôme à Milan et, franchement, le décor est encore plus époustouflant que dans mon souvenir : en vrai c’est mieux dessiné (toutefois, respect à l’illustrateur Daniel Billon, qui n’a pas enluminé que des méthodes d’italien, il a également illustré bien des volumes de la Bibliothèque Verte que je dévorais, Bennett etc., et puis il a collaboré avec Forest sur Barbarella mais là, à part du point de vue des sonorités, on s’éloigne trop de l’Italie).

La splendeur de cette cathédrale me plonge dans la mélancolie. Je me dis que la foi, quand elle décide de construire au lieu de détruire, est une bien belle chose. Pourtant, ni création ni destruction ne prouveront jamais l’existence ou la non-existance de Dieu… Seulement celle de l’homme, éternellement génial et dégueulasse… Méditant sur les six siècles nécessaires pour achever ce Duomo, et tout en observant les ouvriers qui continuent de travailler sur son toit, je ne peux m’empêcher de penser que Daesh, avec des masses adéquates, des bazookas et quelques bâtons de dynamite, pourrait en avoir raison en deux jours, drôles d’idées, hein, mais qu’y puis-je.

Nous regardons la queue devant le portail d’entrée. Des femmes se font refouler parce que leurs épaules sont nues, incontestable insulte à Dieu. Cela nous fournit, à ma fille et moi, assis au soleil sur la place, le prétexte d’intéressants débats théologiques : au commencement était la différence physiologique essentielle entre les hommes et les femmes, ce sont les femmes qui portent le bébé dans leur corps. Donc, une mère est toujours certaine d’être mère, tandis qu’un père gardera toujours un léger doute.

De là, l’archaïque obsession des hommes de contrôler à toute force la sexualité des femmes. Obsession qui comporte mille conséquences funestes, allant de Nique-ta-mère au Niqab, allant de l’excision (exemple jeté dans la conversation par ma fille, moi-même je ne songeais pas à cette horreur extrême) aux insultes de type « ta mère la pute » (= tu es l’enfant d’une femme à la sexualité dévoyée), allant de l’invention de maladies imaginaires (l’hystérie ou la nymphomanie, deux dérégulations du désir féminin) aux figures mythiques culpabilisatrices (Pandore chez les Grecs, Eve chez les Juifs et leurs cousins : les malheurs des hommes proviennent du désir des femmes)… en passant par l’irrationnelle importance accordée à la virginité des femmes (celle des hommes, on s’en cogne) et, en corollaire, par la prégnance du mythe de Marie Bonne-Mère (la faribole de la vierge qui accouche, dont les exemples exemples sont innombrables dans les mythologies du monde entier, telles la maman de Jésus et celle de Bouddha… une femme « pure », enceinte sans avoir péché)… et enfin, naturellement : le voile et toutes ses variantes, jusqu’à l’injonction débile de dissimuler ses épaules pour passer la porte du Duomo, parce que ton épaule, femme, choque Dieu – foutrement susceptible ce con-là.

Les culs-bénis chrétiens sont à peu près aussi neuneus que les islamistes, mais en ce moment ils sont a priori moins dangereux, moins armés. Encore que : songeons que, depuis les Manifs pour tous, les cas d’agressions homophobes ont fait un bond en France, « décomplexées » – quelle responsabilité pour les activistes cathos ?

Ce genre d’idées, qui s’associent. Je pense à présent à Cabu, abattu d’une balle dans la tête pour avoir griffonné des dessins dans le genre des deux reproduits ci-dessus (dessins semblant se répondre, pourtant réalisés à plus de dix ans d’écart, le premier constituant la une du Charlie n°434 d’octobre 2000). La mélancolie ne se dissipe pas vite, même plongée en un si beau pays.