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Vogel (en allemand ça veut dire oiseau)

25/09/2019 Aucun commentaire

« Darei l’intera Montedison
Per una lucciola. »
Pier Paolo Pasolini

J’ai la joie et la fierté de porter à votre attention un beau geste, un fiévreux travail collectif auquel j’ai prêté la main. Une chanson engagée. Écologiste évidemment, dans quoi d’autre s’engager de nos jours. Ça s’appelle presque Vogel sauf que c’est une chanson française, pas allemande, donc ça s’appelle Vos gueules.

L’initiative en incombe à Norbert Pignol, qui m’a dit un beau jour : Voilà la musique, voilà le sujet, tu me fais un texte ? Oui d’accord je fais. Pour autant je ne considère pas que c’est un travail de commande, je revendique tout à 100% voire davantage et c’est pour ça : joie et fierté.

Je ne m’étendrai pas, ce serait inconvenant, sur le boulot que ce poème chanté m’a réclamé, mais en gros il me faut autant de ratures pour cinq couplets et cinq refrains que pour cinquante pages de prose. Renfermer autant de sens et d’émotion qu’il est possible dans quelques pieds consiste à compresser de façon tellurique une veine colossale de charbon pour découvrir et dépoussiérer un infime diamant. Je ne suis pas mécontent de quelques vers – tiens, voilà un octosyllabe qui a de la (vos) gueule (s) : L’économie est un linceul.

Ci-dessous la description publiée sur Youtube, et les paroles.

Vos gueules est une œuvre collective créée sans un rond en juin et juillet 2019 en réponse à l’urgence climatique et à l’immobilisme, inconscient ou criminel, des pouvoirs publics.
Vos gueules est un cri de rage tout ce qu’il y a de calme, une décharge punk on ne peut plus douce, une éructation qui vous caresse le creux de l’oreille, une beauté mais pas commode, une lady malpolie.
Vos gueules est le fruit de la collaboration de quatre artistes, Leïla Badri, Norbert Pignol, Fabrice Vigne, Nicolas Coulon, qui vivent dans le même monde que les autres, tous les autres, même ceux du G7, puisque nous n’en avons qu’un sous les pieds.
Vos gueules est né à la suite d’une indignation et d’un entrefilet titré Gattaz d’Échappement dans le Canard Enchaîné du 26 septembre 2018, que pour mémoire on peut relire d’un clic.
Vos gueules est un hymne lâché en plein air pratiquement un an après le déclic, le 20 septembre 2019, jour de la Grève Mondiale pour le Climat.
Vos gueules est une brutale injonction, une énergique invitation à la fermer au lieu de dire des conneries. Mais quel en est au juste le destinataire ? Vos gueules qui ? Vos gueules les robinets d’eau tiède (car l’eau est empoisonnée), les pompeurs d’air (car l’air est vicié) et les distributeurs de langue de bois (car le bois se consume, en Amazonie ou ailleurs).
Vos gueules les (ir-)responsables politiques décrédibilisés, les communicants d’entreprises véreux, les médias asservis aux publicitaires, qui tous tiennent le même discours écrit dans les mêmes lobbys. Vos gueules les dévots de la Sainte Croissance à l’heure où décroît la Nature elle-même.
Vos gueules est une chanson écrite, réalisée et clipée entre deux canicules….

Leïla Badri : voix
Norbert Pignol : composition, accordéon, mixage
Fabrice Vigne : texte
Nicolas Coulon : clip

Remerciements : Loïc Lefebvre, Sebastien Pintus, Alexandre Mignotte, BoHoC-Prod., MusTraDem, Le Fond du Tiroir.

PAROLES

I
Tiens, une abeille est morte sur le chemin
N’était pas assez forte, une de moins
On n’arrête pas le progrès

Vois, une abeille est morte sur le talus
Un vent mauvais l’emporte, une de plus
Hécatombe dans les près

Une ruche un essaim une colonie
La nature s’évanouit
Et pourquoi ? Pour qui ?
L’économie est un linceul
– ceul

Le rendement est excellent
Pesticid’ génocid’ dernier bilan
La croissance, l’élan
Comment vous fair’ fermer vos gueules

II
La nouvelle est tombée dans les journaux
La terre est polluée et l’air et l’eau
Moi-même je m’sens un peu patraque

Mes poumons asphyxiés mon cœur ma peau
Ces poisons dans mon nez dans mon cerveau
Je crois que tout se détraque

Heureusement d’un clic adieu les soucis
Je change de rubriqu’ je lis
Page économie
Les bonnes nouvelles, ici les seules
– seules

Fusions acquisitions la bourse avance
Profits et jetons de présence
Bon pour la finance
Comment vous fair’ fermer vos gueules

III
Hier c’était l’amiante ou le tabac
L’important c’est la vente pas le débat
La vérité nuit au commerce

Aujourd’hui le diésel le nucléaire
La joie du matériel et son enfer
Les jolis mensonges nous bercent

Ils ont tant changé de noms au fil des âges
« Communication », « décervelage » « Éléments d’langage »
Publicité slogans jingle
– gle

Et dans ses mille bouches tourne la langu’ de bois
Propagande sans foi ni loi
Tu comprends pourquoi
Je rêve de leur péter la gueule

IV
Tiens une espèce est morte, une de moins
Éléphant lion cloporte, moineau dauphin
Tombe la sixième extinction

Vois, une espèce est morte, une de plus
Toi, comment tu te portes ? Pas pris, pas vu
Prédateur ultime attention

Les affaires continuent jusqu’au dernier jour
Air climatisé dans la tour
En bas au secours
Chacun pour soi ça meurt ça gueule
– gueule

Valeur en hausse vos bénéfices nets
Valeur en berne la planète
Je tir’ la sonnette
Avant qu’ça nous pète à la
Gueule

V
Double intox par un double canal
Fumée qu’on inhale
Et sornettes dans le mental
Bouillie fatale
On mâche on avale on dég…

Brûl’ la terre, fond la glace
Pendant que vous recomptez vos liasses
Mais peut-êtr’ qu’avant que tout casse
On ira sur place
Et on vous fermera vos…

Mais peut-êtr’ qu’avant que tout se casse
On ira sur place
Peut-être qu’alors ce jour-là
Peut-être qu’une bonne fois on vous les fermera
vos…
Gueules

Une fête de la musique

22/06/2019 Aucun commentaire

Une anecdote spéciale fête de la musique.

Hier, 21 juin donc, se sont succédés sur le parvis du centre culturel où je gagne honnêtement ma vie toutes sortes de groupes amateurs et orchestres d’élèves de l’école de musique. À un moment donné, alors que durant une pause je sirotais un demi au bar, une chorale d’enfants s’est mis à entonner La croisade des enfants d’Higelin sous les yeux émerveillés de papa et maman. Chanson que je connais par cœur mais que je n’avais pas écoutée depuis au moins dix ans, que je n’avais pas écoutée vraiment, c’est-à-dire en ressentant profondément ce qu’elle avait à me dire, et qui m’a donc cueillie par surprise et par fraîcheur, comme si elle m’était révélée dans toute son évidence.

« Pourra-t-on un jour vivre sur la terre/Sans colère, sans mépris/Sans chercher ailleurs qu’au fond de son cœur/La réponse au mystère de la vie/
Dans le ventre de l’univers/Des milliards d’étoiles/Naissent et meurent à chaque instant/Où l’homme apprend la guerre à ses enfants… »

Comme j’essaie d’écrire des chansons et me préoccupe en ce moment de faire rentrer le maximum d’émotion dans le minimum de pieds, d’être le plus profond possible le plus simplement possible, j’ai redécouvert cette chanson comme absolument géniale, limpide, juste. Pourtant ce n’était pas fini, le plus fort était à venir : lorsque les mômes ont entonné le refrain,

« J’suis trop petit pour me prendre au sérieux/Trop sérieux pour faire le jeu des grands/Assez grand pour affronter la vie/Trop petit pour être malheureux »,

… là j’ai tout simplement fondu en larmes (mais j’ai détourné la tête pour que personne ne me voit, il ne faut pas déconner, il y avait du monde)… « Trop petit pour les grands, assez grand pour la vie », bordel, quelle phrase magistrale, un alexandrin, en douze pied toute la condition de l’enfance est là devant nous, l’enfant qui vit, qui est une présence un corps des sentiments et qui n’est pas pris au sérieux par les adultes ! Quelle immense chanson sur l’enfance et ce que l’on en fait, hommage à l’enfance trop cruel et inquiet pour jamais être niais, du niveau de Fils de… de Brel, quelle immense chanson tout court, même pas abimée par une chorale amateure, même pas transformée en scie-saucisson par l’Éducation Nationale…

C’était un grand moment, ma fête de la musique, hier. Pourtant, pour la première fois depuis des années, ce jour-là je n’ai même pas joué, même pas chanté, j’ai seulement pleuré. La musique sert à ça, non ?

Rhapsodie pour un Bohémien

19/11/2018 Aucun commentaire

Vu hier soir Bohemian Rhapsody, le biopic sur Freddie Mercury. Tu veux savoir ce que j’en pense ? (Sinon ben c’est pas compliqué tu fais comme avec les alertes spoïleurs tu arrêtes de lire.) J’ai trouvé ça très agréable mais pas davantage au fond que d’écouter un album de Queen, et en particulier je n’ai pas trop compris qu’on qualifie la dernière partie, le concert à Wembley, de prouesse cinématographique magistrale jamais vue, dans la mesure où l’original du concert existe, qu’il est intégralement visible sur Youtube ou ailleurs, que c’est par conséquent le contraire de jamais-vu, et que le simulacre cinématographique, auquel le cinéaste n’ajoute aucune intention particulière, n’a pas plus de sens qu’une statue chez Mme Tussaud. On admire toujours beaucoup et on récompense à coups d’Oscars les performances des acteurs qui incarnent des personnes réelles, mais je me demande si cela tient à leur talent de comédie ou bien à leur seule qualité de statue de cire dans un musée, si ce qui force l’admiration du spectateur n’est pas sa trouble attirance pour le déjà-vu, pour en somme la vérification, l’énième constatation que ce qu’il a connu autrefois existe encore un peu.

Queen, et Freddie Mercury surtout, étaient des expérimentateurs, des chercheurs, ils inventaient ce qui ne se faisait pas avant eux. Ce film ne leur rend pas tellement hommage puisqu’il n’expérimente ni ne cherche pas grand-chose, il suit son petit bonhomme de chemin de biopic très convenu, c’est-à-dire qu’il « transforme une vie en destin » comme disait Stan dans Jean II le Bon, séquelle, sans le moindre point de vue mais en lançant au spectateur des signes de connivence.

D’une certaine manière ce film est anonyme, signé Bryan Singer mais réalisé en bonne partie par Dexter Fletcher, et étroitement supervisé par les membres survivants du groupe. Or l’anonymat est le travers ordinaire du biopic d’artiste, puisque celui qui accepte d’écrire la légende dorée renonce fatalement à être un artiste, l’art étant en quelque sorte déjà absorbé, accaparé, épuisé, par le sujet même. Philippe Sollers a écrit quelque part « comprendre c’est égaler » à propos de je ne sais plus laquelle de ses idoles, Sollers se prenait sans doute pour l’égal de Mozart sous prétexte qu’il écrivait sur Mozart, et je crois que c’est une grosse niaiserie. Comprendre n’est pas égaler. Un texte de Sollers sur Mozart n’est pas du Mozart. Le film de Singer ou de je-ne-sais-quel-Alan-Smithee sur n’importe quelle idole n’est pas de l’art non plus.

Toutefois j’ai noté deux séquences intéressantes du point de vue de la mise en scène, deux scènes qui réellement expérimentaient quelque chose, deux scènes où l’art affleure et dépasse légèrement leur propos, et c’est mieux que rien.

Primo la conférence de presse lors de la sortie de l’album Hot Space, lorsque les journalistes ne posent que des questions sur la vie privée, scène filmée de façon très oppressante et qui joue sur la focale, sur le flou, sur le rythme, etc…

Deuxio la scène très brève où Freddie traverse un couloir (d’un hôpital ? d’un dispensaire ?), il vient d’apprendre qu’il a le sida et commence à se soigner. Il passe sans même le voir devant un jeune homme assis, émacié, portant une tâche sur le front, attendant son tour, plus avancé que lui dans la maladie. Le jeune homme reconnait le chanteur et lui lance alors qu’il l’a dépassé et s’apprête à sortir, l’appel que Freddie utilisait pour jouer avec son public sur scène : « Eh-Oh ! ». Freddie s’immobilise, mais ne se retourne pas. Il a toutefois légèrement tourné la tête, il est de trois-quarts dos. Il répond sur le même ton : « Eh-Oh ! » (gimmick, au fait, que Freddie avait volé à Harry Belafonte… de même que le célébrissime riff de basse d’Another one bites the dust est chourré à Rapper’s delight… mais peu importe, un biopic sert à valoriser et fictionnaliser le génie singulier d’un individu et n’est pas le lieu où l’on révèle les plagiats). En deux notes dans le couloir le lien entre la star de dos et le garçon assis est établi, réciproque. Pour moi cette scène minuscule est la plus belle, la plus émouvante du film, et elle invente quelque chose à partir d’une anecdote dont on se fiche pas mal de savoir si elle est réelle, elle joue avec les moyens propres du cinéma sur une immense palette, elle parle en une seule image de la notoriété, la maladie, l’angoisse, la solidarité, le réconfort, la timidité, la marginalité, la fatalité, la joie de la musique… et le show qui must go on.

Je sauve deux scènes : tu constates que je ne suis pas du tout sévère et que je ne boude pas mon plaisir.

To the Toppermost of the Poppermost, Johnny !

29/06/2018 Aucun commentaire

Troisième et dernière apparition du FdT/HlM (Fond du Tiroir / Hors les Murs), ultime article écrit avec plaisir et même joie pour le compte du blog musical des bibliothèques de Grenoble, Bmol. Ce soir, si vous le voulez bien, la causerie au coin de la wifi portera sur les Beatles, via un livre tordu et stimulant de Pacôme Thiellement, PoppermostÀ lire ici tant que le site de Bmol est en ligne ou bien ci-dessous.

Poppermost – considérations sur la mort de Paul McCartney
Pacôme Thiellement
Éditions MF. Réédité tous les 11 ans ! Première édition 2002, deuxième édition revue et augmentée 2013, édition de poche 2024.

Le titre de l’ouvrage, Poppermost, est un mot-valise inventé par John Lennon pour désigner la destination ultime des Beatles : le sommet de la pop.
Quant à son sous-titre, plus explicite, il interloque : Considérations sur la mort de Paul McCartney. Qu’est-ce à dire ? Aux dernières nouvelles, Sir Paul se produit régulièrement sur scène, par conséquent il est toujours vivant (car lorsqu’on est live on est alive), et l’hypothèse selon laquelle il est en vie n’est a priori pas seulement une rumeur complotiste, comme dans le cas d’Elvis…

Justement ! Il se trouve que la rumeur complotiste entourant McCartney ne prétend pas qu’il est toujours vivant à Las Vegas depuis qu’il est mort, mais au contraire qu’il a trépassé il y a plus d’un demi-siècle, le 17 septembre 1966, vers cinq heures du matin, dans un accident de voiture. Il aurait alors été remplacé dans le groupe par un sosie approximatif, ex-agent de police, nommé William Campbell. Comment, vous ne vous en étiez pas aperçu ? Living is easy with eyes closed, misunderstanding all you see

Cette légende urbaine fameuse quoiqu’extravagante, qui a conduit certains fans parmi les plus maniaques à décortiquer tous les indices visuels et sonores disséminés sur les disques (on se demande bien pourquoi) par les trois Beatles survivants pour avouer en secret la mort du quatrième, est le point de départ de l’essai de Pacôme Thiellement. Pourquoi a-t-on cru une chose pareille ? Pourquoi veut-on y croire ? Pourquoi y a-t-il de la paranoïa plutôt que rien ? La mort de McCa est-elle la mère de toutes les fake news d’aujourd’hui ? Qu’est-ce que la pop culture ?

Thiellement, intellectuel déviant et prolixe, contributeur régulier de Mauvais genres sur France Culture, mais aussi de Rock & Folk ou des Cahiers du Cinéma, est l’auteur de nombreux ouvrages sur Zappa ou Led Zeppelin, Hara Kiri ou Mattt Konture, Gérard de Nerval ou René Daumal, les gnostiques chrétiens ou les séries Lost, Buffy contre les vampires ou Twin Peaks… Il s’arrime ici, avec la même générosité, la même gourmandise, à la mythologie des Beatles : leurs riches heures, ce qu’ils ont fait, à eux et à nous. Le plan du livre suit le fil de sa pensée, itinéraire mental foisonnant et tortueux, menant de la « mort » de McCartney, le 17 septembre 1966, à la mort de John Lennon, le 8 décembre 1980. Avec au passage quelques sentences culottées et bien perchées :

Les chansons des Beatles sont une sorte de Yi King. Désormais elles n’appartiennent plus à l’histoire de la pop music mais à l’histoire des religions […], il n’est pas une chanson des Beatles qui ne soit capable d’expliciter et de justifier un moment de notre vie.

Car nous faisons tous partie de l’orchestre des Coeurs Solitaires du Sergent Poivre.

Centrifugeuse de culture pop (attendu que Baudelaire ou Nietzsche aussi deviennent pop dès lors qu’ils sont lus par le peuple), la pensée de Thiellement brasse ici comme partout d’innombrables références, les reliant entre elles selon une logique occulte, elle-même vaguement complotiste (dont l’auteur n’est pas dupe), c’est-à-dire toujours grisée de décrypter les signes pour dévoiler la vérité. Exemple : le tube absurde des Beatles I am the Walrus étant compris comme une allusion à Lewis Carroll, s’ensuit un développement sur Alice au pays des merveilles, sur la guerre des fées, sur la dialectique du maître et du disciple, donc de l’idole et du fan, et enfin, logiquement (?), sur le meurtre symbolique de l’usurpateur. Thiellement est un marabout, tendance de-ficelle-de-cheval.

Si le lecteur s’accroche, il sera récompensé en se fondant dans une armée mexicaine rappelant la foule bigarrée qui orne la pochette de Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band : Hölderlin, Roman Polanski, Rimbaud, Salinger, Aleister Crowley, Philip K. Dick, The Résidents, Todd Rundgren, Saint Paul, Charles Manson et bien sûr Jésus puisque John Lennon, un beau jour de LSD, avoua en confidence qu’il était le Christ ressuscité, ce qui lui faisait au moins un point commun avec Antonin Artaud. Ah, oui, il est beaucoup question d’Antonin Artaud aussi. Puis le livre se terminera sur une ultime fusée, un touchant plaidoyer pour l’amitié – car l’amitié est l’autre cime Poppermost, l’autre don que les Beatles auront fait au monde :

On n’est jamais amis qu’à deux. A partir de trois commence une autre complicité : celle des potes. […] Les Beatles sont potes. Lennon et McCartney sont amis.

Est-il tout de même, dans cet ouvrage étrange, question des Beatles, je veux dire, de musique ? Oh oui, et avec quel brio, comme dans cet extrait (p. 131) intelligent, érudit et affectueux (car la pop culture est intelligente, érudite et affectueuse, croyez sur parole le blog musical qui vous l’affirme), que les fans des Fab Four apprécieront :

Entre Lennon, McCartney, Harrison et Starr, le vrai Beatle, l’Être des Beatles, est sans doute le monstre à leur intersection, le Walrus indécidable, celui qui peut aussi bien être John, Paul, George, Ringo, que vous ou moi. Le Je suis toi quand tu es lui et lui est moi. Car Je est un Autre, bien sûr, mais cet Autre se lit toujours dans sa relation à un Plus-Autre qui puisse le faire, à son tour, tourner. George Martin [producteur historique des Beatles] : « Quand les quatre sont ensemble, il y a une présence magique, aussi palpable qu’inexplicable, qui les accompagne. »
La preuve, c’est qu’en additionnant les meilleures chansons des Beatles en solo (Instant Karma de John Lennon, Live & Let Die de McCartney, When we was Fab de George Harrison, I’m the Greatest de Ringo Starr…), on n’obtient toujours pas un album des Beatles. Les chansons de Lennon sont trop prétentieusement simples, celles de McCartney trop mièvrement sophistiquées, celles d’Harrison – de loin les plus respectables – trop religieusement discrètes, celles de Starr trop conditionnellement sympathiques. Sur les albums de Lennon, [la ligne de basse] se contente d’appuyer les propos du piano ou de la guitare, alors que [la basse de McCartney sur les albums des Beatles] rebondissait sur la tierce ou la quinte, porteur d’un sens plus secret, rieur, délicat, un rien dandy… Les paroles et les voix, sur les albums des Wings ou de Paul & Linda, également, vont dans le sens du poil des mélodies, invraisemblablement monochromes, prêtes-à-porter, ordinaires, alors que Lennon ou Harrison ajoutaient le zeste de cruauté qui équilibrait la balance, l’épice métaphysique qui permettait à une belle chanson du type d’Uncle Albert de devenir une géniale Lovely Rita

NB : Poppermost, premier livre de son prolifique auteur, a d’abord paru en 2002. La présente réédition est augmentée de textes inédits de Mark Alizart, Claro, Aurélien Lemant, Laure Limongi, Wilfried Paris, Pierre Pigot et Laurent de Sutter, auxquels Pacôme Thiellement a ajouté sa propre contribution comme un énième rebondissement (cette année-là, en 2013, un dentiste ayant acquis à prix d’or une molaire cariée de Lennon prétendait cloner prochainement le martyr). En 2018, Paul McCartney n’est toujours pas mort, et chante toujours sur scène Live & Let Die.


Post-scriptum 2023 : la « mort » de McCartney, en tant que prototype des légendes urbaines, ne pouvait qu’être citée dans mon opuscule La Théorie de la Compote – détails à lire ici.

Et pour des heures d’exploration fertile : le site de Pacôme Thiellement.

Janelle Monáe s’habille en vagin

18/06/2018 Aucun commentaire

Récidive ! J’ai de nouveau écrit un long article pour Bmol, le blog des discothécaires de Grenoble. Puisque l’été approche, j’adopte la même stratégie putaclique que la presse papier en perdition, je parle ici de sexe.

Plus précisément, je parle du sexe de Janelle Monáe, de celui de Björk, de celui de Camille, et un peu de celui de Colette Renard et Jeanne Cherhal. Mais c’est elles qui ont commencé.


Janelle Monáe, Dirty Computer, 2018

Après une pause de cinq ans marquée par quelques rôles au cinéma (MoonlightLes Figures de l’ombre…), Janelle Monáe délivre en 2018 son 4e album, Dirty Computer, qui pousse plus avant ses expériences en électro-funk conceptuelle. L’album bénéficie de la diffusion d’un film de même titre et de même durée que l’album, sur le modèle de Lemonadede Beyoncé, sorte de super-clip qui enfile les chansons comme des perles tout en racontant semble-t-il une seule et même histoire. Ce qui n’empêche pas de découper le monolithe en singles, à commencer par l’épatant Make me feel.

Tube imparable, Make me feel sonne comme du Prince (pour rafraîchir sa mémoire, comparer, et se faire du bien parce qu’il n’y a pas de mal, on réécoutera Kiss), et pour cause : Miss Monáe se pose en dauphine princière et assure que le kid en pourpre lui a donné un coup de main juste avant de passer l’arme à gauche.

Conformément à une tradition vieille comme le funk, de quoi parle cette chanson ? De sexe, bien entendu. L’autre single remarquable, Pynk, comprenant un featuring de la chanteuse canadienne Grimes, est encore plus explicite puisqu’il ne parle pas de sexe, mais DU sexe. Du sexe féminin. Oui, l’organe, là, sous la jupe.

Pynk est un hymne entraînant quoique très obscène à la gloire de la couleur rose, et, en fin de compte, à la gloire des femmes. Voyez comme, dans ce clip fou, Janelle et ses danseuses assument joyeusement leur chorégraphie déguisées en vagins. Pussy power !

Sorte de parangon du dandy féminin/féministe, voire icône queer attrape-tout LGBT, Janelle Monáe est capable de porter n’importe quoi avec une classe suprême, et là, le n’importe quoi, on y est. Ces évocateurs frous-frous n’ont pourtant rien de vulgaire, et pourraient même devenir une mode : suite à une forte demande, Janelle s’apprêterait à commercialiser ces pantalons-vagins

Du reste, est-ce si provocateur, si inédit, si neuf et disruptif ? On trouverait sans mal des antécédents fort anciens à ces tourbillons métaphoriques de grandes lèvres, telles les robes des danseuses de cancan ou surtout la danse serpentine, que Loïe Fuller, autre icône de la liberté féminine, a créé en 1892, soit au temps de nos arrières-arrières-arrières-grands-mères :

(Comment ? Vous connaissiez la danse de Loïe Fuller, vous la trouviez très jolie mais n’aviez jusqu’à ce jour jamais songé qu’elle pouvait se lire comme une métaphore génitale ? Dites tout de suite que j’ai l’esprit mal tourné !)

Les paroles de Pynk, à présent. Pour le bénéfice des non-anglophones, je m’essaie à la traduction des trois refrains, qui se transforment comme par magie en un gracieux et pimpant poème érotique de six strophes :

Roz, comme l’intérieur de ton… chérie,
Roz, derrière toutes les portes… c’est fou
Roz, comme la langue qui descend… peut-être
Roz, comme l’éden retrouvé

Roz, quand tu rougis en-dedans… chérie
Roz est la vérité que tu ne peux cacher… peut-être
Roz, comme les replis de ton cerveau… c’est fou
Roz, comme quand on perd la tête

Roz, comme tes lèvres autour de… peut-être
Roz, comme la peau d’en-dessous… chérie
Roz, comme l’intérieur le plus profond… c’est fou
Roz, au-delà de la forêt et des cuisses

Roz, comme le secret que tu caches… peut-être
Roz, comme la ligne sur ta paupière… chérie
Roz, là où tout à son origine… c’est fou
Roz, comme les trous de ton cœur

Roz, comme l’intérieur de toi… chérie (nous sommes toutes roses)
Roz, comme les murs et les portes… peut-être (tout au fond, nous sommes toutes roses)
Roz, comme tes doigts en moi… peut-être
Roz est la vérité que tu ne peux cacher

Roz, comme ta langue qui tourne… chérie
Roz, comme le soleil qui descend… peut-être
Roz, comme les trous dans ton cœur… chérie
Roz, est mon morceau de choix.

De quoi rosir, pour le coup. Cette chanson (en plus d’être funky à souhait) est non seulement très féministe, mais très anti-raciste, aussi. Car clamer « nous sommes toutes roses à l’intérieur » revient à dire « nous avons toutes le sang rouge », nous avons tous un corps à peu près semblable, au-delà de nos oripeaux comme disait Nougaro, que l’on ait la peau noire, blanche, beige, jaune, rouge, verte.

Et c’est ainsi que mimer le vagin devient un geste humaniste. Attention, lecteurs ! Ici commence la partie sociologique de cette chronique musicale.

Car Janelle Monae n’est pas la seule chanteuse à se déguiser en sexe. Björk, multirécidiviste, arborait un vagin sur la poitrine pour la pochette de Vulnicura (2015) puis sur le visage pour celle d’Utopia (2017). Tout récemment (Festival We Love Green, Paris, 3 juin 2018), elle donnait un concert devant un gros rocher-vagin qui lui tenait lieu de décor :

Troisième exemple, un peu moins littéral, donc un peu plus poétique, d’évocation du sexe féminin par une chanteuse : Camille, dont Youtube a jugé inconvenant pour les mineurs le magnifique clip Fontaine de lait, qui évoque autant l’allaitement que la femme-fontaine :

Si trois chanteuses, presque simultanément, miment, chorégraphient ou mettent en scène l’organe génital féminin, nous ne sommes plus en présence d’un fait isolé, d’un accident, mais carrément d’un fait social, une statistique, une revendication, une manif, une émeute.

Car comme le dit Lino Ventura, « Un barbu c’est un barbu, trois barbus c’est des barbouzes. » Comment, vous ne voyez pas le rapport ? Il faut donc tout vous expliquer ? Autrefois, je parle d’avant la manie de l’épilation, « barbu » était l’un des petits mots argotiques qui désignaient le sexe féminin… Passons.

Le vagin s’affiche, et nous pouvons tenter de l’expliquer sociologiquement. le corps féminin est au centre de nombreux discours politiques contemporains (avez-vous vu The Handmaid’s tale ou pas encore ?), et le vagin est, en somme, la métonymie du corps féminin. Notre époque paradoxale est l’époque #metoo, l’époque balance-ton-porc, l’époque post-Weinstein, post-Tariq-Ramadan, et même déjà post-le-Président-des-Etats-Unis-choppe-les-femmes-par-la-chatte. Et la musique pop, comme toujours vecteur d’affirmations politiques, concentre l’esprit de son temps. Les copines de Janelle qui dansent en faisant virevolter leur pantalon bouffant nous font violence, nous mettent sous le nez ce qu’on ne veut pas voir (et pourquoi ne veut-on pas le voir ? c’est un autre sujet, mais selon Pascal Quignard, ce serait parce qu’on ne saurait regarder en face l’origine du monde, tout simplement), elles l’assument, le revendiquent, en sont fières, incitent à cesser de le considérer et de l’intérioriser comme partie honteuse. Elles rappellent que les femmes ont un sexe, et nous font réaliser en le disant à notre tour que ce n’est pas un truisme, mais un tabou qui tombe.

Voilà qui n’est pas sans évoquer un geste que faisaient les militantes du MLF dans les années 70. Témoin cette photo prise par Irène Bouaziz lors d’une manif, le 5 mars 1977 :

Respect aux Femen des années 2000, mais comme ces dernières ne paradaient que seins nus, elles peuvent aller se rhabiller, si j’ose dire.

De la même façon que le véganisme est un excès du XXIe s. qui répond à un excès du XXe s. (le dogme alimentaire qui posait en toute circonstance l’équation un repas = une viande), la tendance née sous nos yeux et sur Youtube d’exhiber le vagin en plein clip est sans doute un excès… Mais à quel excès antérieur et inverse réplique-t-il, à quelle omniprésence d’attributs et substituts phalliques dans les représentations culturelles (tiens d’ailleurs et rien que ça, pourquoi continuer à appeler une chanson qui marche un tube) ? Répondons à cette question et nous aurons fait un pas dans le siècle.

Bonus spécial « les femmes chantent des obscénités avec classe »

Bonus 1 : Une chanson classique et indémodable de Colette Renard (1963)…

Bonus 2 : … Indémodable certes, mais remise toutefois au goût du jour par Jeanne Cherhal 50 ans plus tard.

Bonus 3 : Janelle Monáe cite apparemment la danse serpentine de Loïe Fuller que je me permets d’interpréter comme une pure métaphore vulvaire – or la chanson la plus explicitement sexuelle de Vanessa Paradis, Dès qu’je te vois, duo avec M qui fourmille d’allitérations en « sex », reproduit dans son clip les danses de Loïe Fuller, eh bien comme n’importe quel paranoïaque je suis persuadé que ça n’est pas pour rien car tout se tient !

Le Fond du Tiroir hors les murs

23/05/2018 Aucun commentaire

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De passage fugace dans les bibliothèques de Grenoble, j’ai l’avantage et le plaisir d’apporter ma contribution à Bmol, le blog qui a toujours une oreille qui traîne, joyeux espace de découvertes musicales et de liberté d’expression.

Jadis, je parle en décennies, avant que la culture et les services publics ne périclitent à feu doux ici comme ailleurs, avant que les budgets ne soient sabrés, les personnels désaffectés et les bibliothèques fermées, Grenoble était à l’avant-garde de ces métiers-là. Grenoble innovait, réinventait les bibliothèques, introduisait des nouveaux supports, des nouvelles façons, et l’expérimentation professionnelle était aussi une forme de militantisme politique. Bmol, créé il y a une douzaine d’années, est l’un des beaux reliquats de cet esprit : eh, tiens, j’ai une idée, et si les bibliothécaires devenaient 2.0 ? Si on lançait un blog où les -thécaires exposeraient leurs coups de cœur musicaux, mais aussi leurs détestations, en toute subjectivité mais avec souci du public (bien sûr, que c’est compatible), leurs goûts et leurs fonds, leurs désopilantes chansons inavouables, avec de la passion vintage et des techniques modernes de partage et même des vidéos Youtube intégrées ? Ah ouais trop bonne idée allons-y.

J’ai d’abord écrit pour Bmol un article consacré au passionnant film No land’s song d’Ayat Najafi (2014). On le lira (et avec quel profit) ici ou bien ci-dessous. Puis j’ai récidivé avec quelques chroniques d’albums. Puis merci bonsoir ravi salut au plaisir.


L’Iran, délirant depuis 1979, impose divers tabous (surtout aux  femmes, évidemment) arbitraires mais indiscutables puisque religieux. Parmi ceux-ci : l’interdiction pour une femme de chanter en solo – faire partie d’un chœur est toléré si celui-ci n’est pas exclusivement féminin, et sous réserve de tracasseries bureaucratiques auprès du Ministère de la Culture et de la Guidance Islamique, prévoir un long et aléatoire délai de réponse, l’interlocuteur pouvant changer chaque semaine. 

Cette prohibition a balayé une tradition plus ancienne de chanteuses à voix, telles Qamar (dont l’aura en Iran était comparable à celui de Fairuz au Liban) ou plus récemment Gougoush, expatriée comme beaucoup d’autres après la Révolution, et dont les CD ne sont vendus à Teheran qu’au marché noir.

Sara Najafi est chanteuse, musicienne et, plus audacieux encore, compositrice. Lui prend en 2013 l’idée d’organiser un concert en Iran où elle mettrait à l’honneur des voix de femmes. A priori, strictement impossible. Elle s’entête. Elle demande et obtient la participation de chanteuses étrangères, trois voix célèbres dans leurs domaines : les Françaises Jeanne Cherhal et Elise Caron, la tunisienne Emel Mathlouthi (qui fut à son corps défendant l’égérie des Printemps Arabes). Son frère, Ayat Najafi, cinéaste, entreprend de réaliser un documentaire sur ce parcours de la combattante… Le concert aura-t-il lieu ? Suspense ! 

Ode à la voix féminine et à la liberté de l’art en milieu hostile, le film est bouleversant. Voir ces quelques femmes, jeunes ou vieilles, mais toutes belles, courageuses, talentueuses, drôles, se battre pour le simple le droit de chanter, réchauffe le cœur. Mais aussi fait frémir : la démentielle République Islamique rappelle sans cesse qu’un régime est redoutable aussi parce qu’il est imprévisible. Les autorités interdisent le concert, puis le lendemain l’autorisent… On ne comprendra pas pourquoi, on sait seulement que les chanteuses pourraient subir un autre revirement, se retrouver en prison, et qu’on ne connaitrait pas davantage les raisons.

Nous assistons, durant l’une des scènes les plus hallucinantes du film, à un dialogue particulièrement absurde entre Sara, venue humblement, poliment mais fermement, chercher des explications sur l’origine de l’interdiction de la voix féminine soliste selon la loi islamique, et un vieux professeur de théologie bienveillant, ne rechignant pas à dispenser son enseignement. Le théologien, vieille barbe affable et pateline, turban noir vissé sur le crâne, explique sans rire que le problème posé par la voix des femmes remonte à la séparation des deux sexes, lorsque Dieu décida d’isoler le côté féminin d’Adam afin de créer Eve, preuve suffisante de la sagesse divine : Dieu en somme isola, pour d’excellentes raisons, le virus de la douceur dangereuse et la mit en quarantaine dans un autre corps. Pas question de le laisser ressortir ! 

« Dieu a donné aux deux sexes le don de la communication mais il a bien compris que la fréquence de la voix de la femme était dangereuse et ne devait pas dépasser une certaine limite… 
– Cette limite de fréquence est-elle clairement définie ?, demande respectueusement Sara. Quand donc une femme saura-t-elle qu’elle la dépasse ? 
– Dès que la voix chantée se transforme pour donner du plaisir. C’est là que notre discours change. Nous devons nous prémunir contre ce qui nous fait quitter notre état normal et nous fait partir dans l’ivresse. » 

Eh bien, oui, gros malin ! Quel scoop propre à ébranler sur ses bases la République Islamique : la voix des femmes produit un effet sur l’homme, que l’on peut qualifier d’ivresse ! De même, la voix des hommes est susceptible de produire un effet sur les femmes, et il y a plus fort encore : la voix d’un homme peut produire un effet sur un homme, la voix d’une femme sur une femme. Tout un champ de découvertes reste à explorer pour les mollahs. C’est justement cet effet que l’on aime, que l’on cherche, qui est beau, c’est cette transformation de nous par la grâce d’une voix à la bonne fréquence. Cet effet s’appelle l’art, la poésie, l’esthétique, l’émotion… La musique.

De gauche à droite : Emel Mathlouthi, Jeanne Cherhal, Elise Caron, Parvin Namazi, Sayeh Sodeyfi… Et un homme dont le nom m’échappe, figurant recruté au dernier moment et dont on entend à peine la voix, quasiment une potiche… mais il aurait été inconcevable de donner ce fameux concert sans qu’il y ait un homme sur scène !

Le culte à Coltrane

24/11/2017 2 commentaires

Devinette : combien faut-il de saxophonistes pour changer une ampoule ? Réponse : au moins trois – un qui tient l’ampoule, un qui tient l’échelle, et un qui réfléchit à la façon dont John Coltrane aurait résolu le problème.

Cette blague m’a été rapportée par un pote saxophoniste, ce qui témoigne assez que le culte rendu à Coltrane est plutôt sain, facétieux, pas le genre de foi bilieuse et débilitante poussant à empoigner la Kalashnikov au premier soupçon de caricature de son prophète.

Reste que John Coltrane est un musicien culte, au sens dur. Double petit-fils de pasteur, il aura consacré les dernières années de sa brève existence (1926-1967) à chercher le sacré par les moyens dont il disposait, ses dons, sa musique. Après sa mort, il a été canonisé par l’African Orthodox Church, et une église de San Francisco consacrée à Saint-John-Coltrane est la seule église au monde incorporant dans ses offices la musique de Coltrane. Moi-même dévot, il m’arrive de porter un t-shirt arborant l’icône du saint, comme je l’ai raconté dans mes chroniques new-yorkaises.

La musique est par ailleurs une prière – dira-t-on pour pasticher la maxime de Malraux rappelant que le cinéma est par ailleurs une industrie.

La musique est prière, et le musicien est mystagogue. Que toute musique, toute vibration invisible et irrépressible passant d’un humain à l’autre, ait partie liée à une liturgie, voilà une évidence. On se rend au concert, y compris païen, comme à la messe, car on y cherche la communion, l’initiation, l’enthousiasme (étymologiquement : Dieu-en-nous), le recueillement ou bien son double dyonisiaque, la transe. De là, le statut de musicien culte et ses innombrables paraphrases, jusque dans le rap où ce n’est pas pour rien que celui qui s’exprime acquiert le statut de MC, Master of Ceremony.

Dans le film documentaire Chasing Trane, on peut entendre ceci, parmi les écrits autobiographiques de Coltrane lus par Denzel Washington :

À l’adolescence, je me suis interrogé sur ce qu’on m’avait inculqué à propos de la religion. Mais je n’en ai pas fait grand chose, j’avais l’esprit trop occupé ailleurs. Ce n’est que récemment que je me suis mis à réfléchir sur ce à quoi les gens croient. Quand j’ai découvert qu’existaient autant de religions, les unes posées à côté des autres, mais chacune opposée à sa voisine, ça m’a rendu dingue. Je n’arrivais pas à croire qu’un type puisse avoir raison, parce que s’il avait raison tous les autres avaient tort.

Cette pensée n’apparaitra enfantine qu’à ceux qui n’auront pas éprouvé profondément, durant l’enfance ou plus tard, que la perplexité devant la pluralité des dogmes constitue à la fois l’aporie et sa solution. Le doute méthodique ne mène pas forcément au nihilisme, mais parfois au contraire au mysticisme, à l’éveil spirituel, et c’est ainsi que Coltrane a dévoré tous les textes religieux imprimés en anglais, Bible, Coran, livres sacrés asiatiques… Le mysticisme, loin d’un ânonnement assisté par chapelet, est la quête d’un universel, d’un syncrétisme intérieur, d’une religion oecuménique à la René Guénon, d’un amour suprême. A Love Supreme. Réécoutons A love supreme pour la millième fois, comme un rite, comme un mantra. Et relisons les notes du livret de cet album (en VO, hein, je ne les traduis pas, imaginez que vous avez l’album entre les mains et puis voilà) :

DEAR LISTENER: ALL PRAISE BE TO GOD TO WHOM ALL PRAISE IS DUE.  Let us pursue Him in the righteous path. Yes it is true; « seek and ye shall find. » Only through Him can we know the most wondrous bequeathal.
During the year 1957, I experienced, by the grace of God, a spiritual awakening which was to lead me to a richer, fuller, more productive life. At that time, in gratitude, I humbly asked to be given the means and privilege to make others happy through music. I feel this has been granted through His grace. ALL PRAISE TO GOD.
As time and events moved on, a period of irresolution did prevail. I entered into a phase which was contradictory to the pledge and away from the esteemed path; but thankfully, now and again through the unerring and merciful hand of God, I do perceive and have been duly re-informed of His OMNIPOTENCE, and of our need for, and dependence on Him. At this time I would like to tell you that NO MATTER WHAT … IT IS WITH GOD. HE IS GRACIOUS AND MERCIFUL. HIS WAY IS IN LOVE, THROUGH WHICH WE ALL ARE. IT IS TRULY – A LOVE SUPREME – .
This album is a humble offering to Him. An attempt to say « THANK YOU GOD » through our work, even as we do in our hearts and with our tongues. May He help and strengthen all men in every good endeavor.

Coltrane est un prophète dont les apôtres reproduisent à la lettre les paroles, les réactivent, les vivent à nouveau car s’approcher de lui c’est s’approcher du divin. C’est la piété par imitation, et le risque de son excès : le fétichisme. Exemple : la géniale Camille Bertault qui reprend note à note l’improvisation de Giant Steps puis enfonce le clou en sortant un album intitulé Pas de Géant, puisque la vulgate exige la VF.

Nous remarquerons que le prophète Coltrane naquit non dans une étable mais dans un bled nommé Hamlet (Caroline du Nord). Or, si l’on fait jouer les associations d’idées comme on aime à le faire, on se souvient que dans la scène 3 de l’acte III de la pièce de Shakespeare, au moment où Hamlet renonce momentanément à tuer Claudius parce que celui-ci est en train de prier, on lit cette phrase, l’une des plus mystérieuses de toute la pièce : Les mots sans les pensées ne vont jamais au ciel.

On peut y lire une mise en garde contre une pratique dévote qui serait trop superficielle pour être sincère. Opposer mots et pensées, les signes extérieurs terrestre contre l’intimité silencieuse et céleste… Autrement dit, la religion contre la mystique. Qu’est-ce qu’un mystique ? En somme celui qui se passe du religieux, comme le raconte cette parabole fameuse : un jeune clerc en quête de vérité accomplit un long voyage pour rencontrer un vieux sage éclairé. Lorsqu’enfin il parvient à rejoindre l’ermite dans sa retraite, il lui pose une seule question :
« Maître, croyez vous en Dieu ?
– Non.
– Non ? Mais… Comment est-ce possible ? Ai-je donc fait tout ce chemin pour rien ?
– Non, je ne crois pas en Dieu. Quel sens aurait de croire en quelque chose que je connais ? »

Réfuter la croyance pour entrer en contact direct avec l’infini : c’est dans cette acception que Coltrane est un mystique et non un religieux, de la même manière que l’ont été avant lui Victor Hugo (tiens, lui aussi d’ailleurs a été canonisé par une religion, le caodaïsme, au Japon) ou Antonin Artaud (qui se défiait des prêtres traitres puisqu’il était lui-même Jésus-le-Momo).

[Flash info, interruption des programmes ! J’écris ceci le vendredi 24 novembre 2017. Aujourd’hui, les abrutis de Daesh ont perpétré un attentat dans une mosquée soufi en Egypte, faisant au moins 300 morts. Comment comprendre cette monstruosité autrement qu’ainsi : les religieux ont assassiné les mystiques ?]

Et quelle mouche me pique, moi, de parler de ces choses ce matin ? Eh bien, je soupçonne qu’il n’y a pas de problème plus contemporain, en notre obscure époque. Et c’est pourquoi je suis en train d’écrire un roman qui parle de la foi, des rites, des mystiques, et des blagues qui tournent bien ou mal. Tout en écoutant de la musique.

Souvenirs de Ramatuelle

09/10/2017 2 commentaires

Août 2017 : pour la seconde année, les Mother Funkers étaient « en tournée » à Ramatuelle. Qu’appellent-ils au juste tournée ? En gros, des vacances, mais en mieux.  Le jour durant nous nous dorions la pilule sur la plage, et le soir nous jouions notre joyeuse set-list ici ou là. Ici, dans le chaleureux camping familial et prolo où nous avions notre camp de base, entre la buvette et le terrain de boules ; , dans l’exact contraire, le camping cinq étoiles où le festival de jazz nous avait dégotté un contrat, village global et bulle autarcique avec bungalows par quartiers, mobil homes par arrondissements, et tout au fond le ghetto populaire où les pauvres plantent leur tente, partout musique, boutiques, personnel pléthorique, restaurant panoramique, cinq piscines avec toboggans, spa, centre de bien-être, courts de tennis, beach volley, mini-golf, plage de sable fin, coiffeur, jeux pour enfants et pour adultes, trois scènes de spectacle, formules all-inclusive et open bar, hauts-parleurs dans tous les coins, encore une magnifique journée, le parfum du jour est fraise, animations non-stop de l’aube à l’aube pour empêcher le client de s’ennuyer une seule seconde, et même, juste devant la paillote lounge, pour quatre jours exclusivement et votre plus grand plaisir, les Mother Funkers en personne, que le gentil animateur dans son micro n’hésite pas à qualifier de mignons.

Les deux établissements, qui partagent le même titre générique de camping, de la même façon qu’une fourgonnette R4 et une Ferrari Testarossa entrent à égalité dans la catégorie sémantique voiture, offrent un saisissant contraste sociologique. Quand nous jouions, nous voyions bien que ça ne se trémoussait pas avec le même entrain. Les différences de tarif sont à l’avenant : les nuitées sont facturées là dix à quinze fois plus cher qu’ici. Deux conceptions des vacances coexistent au bord de la mer, bonne franquette et rythme circadien balisé essentiellement par l’heure de la sieste et celle de l’apéro, contre pure consommation de loisirs à temps plein. L’été sur la Côte, ça crée des souvenirs pour quand on reprendra le boulot en septembre. Selon ton boulot, tu peux t’offrir tel type de souvenirs.

Et pour nous les Funkers, qui faisions le pendule de l’un à l’autre, du camp où nous logions à l’autre où nous pointions, quels souvenirs d’été demeurent tandis qu’à ma montre octobre est déjà avancé ? Que nous arriva-t-il d’inoubliable durant cette tournée 2017 ? Si l’on devait en croire ses yeux, l’on pourrait croire que nous avons partagé la scène avec Céline Dion, ainsi que le suggère le document exclusif ci-dessus. Or, pas du tout. Tout est illusion, comme il est dit dans Mulholland Drive.

L’un des soirs où nous jouions dans ce camping superluxe, la grande attraction, la vedette pour qui nous avions en somme chauffé la salle, était le sosie de Céline Dion. Son concert a débuté peu après la fin du nôtre. Une chanteuse qui avait un peu la tête de Céline, un peu ses cordes vocales, un peu son costard et tout son répertoire, faisait le show comme une professionnelle, une vraie, bien kitsch, avec mimiques et fumigènes, et coeur mimé avec les mains pendant les déclarations d’amour aux centaines de campeurs, qui sur leur gradin avec ferveur s’échauffaient le smartphone et la voix en choeur, Céliiiiine, Céliiiiine, la pseudodion était l’événement de leur été, Las Vegas en pleine Côte d’Azur, elle fait le job, c’est-à-dire qu’elle fait illusion. Moi qui, déjà, ne suis guère client de la vraie, j’étais confondu par ce culte rendu à la fausse, comme s’il était rendu à la fausseté en général. La passion du faux est un phénomène tout-à-fait fascinant, né en même temps que la reproduction technique des oeuvres d’art (cf. Walter Benjamin) et observable par exemple au musée Grévin, où maints chalands en frémissant quêtent l’ivresse de frôler les dieux du Panthéon alors qu’ils ne frôlent que de la cire.

À la fin du spectacle, ronchonnant mollement contre le fanatisme de masse pour les faux-semblants, je remâchais sur ma chaise quelques vieux souvenirs de Baudrillard (« Le simulacre est vrai ») lorsque mes poteaux Funkers sont venus me chercher, allez viens bouge-toi on va prendre la queue pour déconner, on va se faire tirer le selfie avec « Céline » mais si allez viens ça va être marrant, je n’étais pas chaud du tout, je n’avais pas envie de me prêter à la mascarade… Finalement j’ai fait la queue, j’ai fait le selfie, j’ai même fait la bise à la fausse Céline, eh bien, merci infiniment les gars de m’avoir tiré et poussé jusque là, parce que non seulement ça n’a pas fait mal, mais c’était même étrangement agréable. La Dion-en-toc m’a délivré un grand sourire, m’a souhaité Beaucoup de bonheur, pris de court j’ai bredouillé comme une andouille Heu oui merci vous aussi, et je me suis dit bon puisque je suis là après tout je les prends ses bons voeux, je les prends comme s’ils étaient vrais, l’absence de cynisme désarme, vive le désarmement, peace and love, voilà tout entier le message de la pop, y’a pas de mal, y’a même plutôt du bien.

Toutefois, ma rencontre la plus fulgurante de la soirée n’aura pas été Miss Céline Bis.

Ce même soir, dans le restaurant du camping cinq étoiles, c’est moules-frites à volonté. Il faut imaginer la grande échelle, l’hectare de terrasse où petits et grands s’attablent et enfournent avec les doigts des monceaux de moules et frites. Chacun se lève saladier à la main pour faire la queue au buffet et se faire remplir son récipient de moules ou de frites. Je remarque que le préposé à la distribution, derrière son buffet, petit gros entre deux âges, tablier, toque, collier de barbe, oeil narquois, est sur le qui-vive de la déconne. Il blague chaque affamé, pince sans rire, C’est pour quoi ? Ben, pour des moules et des frites, pardi. Y’en a plus ! dit-il louche à la main, alors que les bacs devant lui débordent et fument de rien d’autre. Je le trouve sympathique. J’engage. Tant pis pour ceux qui attendent derrière moi.

– Pour moi (je feins l’hésitation)… Ce sera des moules et des frites s’il vous plaît.
– Excellent choix. Je crois que vous êtes au bon endroit.
– Eh ben dites-moi, ça en fait des quantités de frites et de moules en flux tendu, par mètres cubes presque. J’imagine qu’il y a du gaspillage en fin de service, (coup de menton vers la terrasse) ils ne vont pas manger tout ça…
– Vous n’imaginez même pas. Ça me rend malade, tout ce qu’on jette.
– Et vous ne pouvez pas donner le surplus aux Restos du coeur, je suppose.
– Ah, non, pas moyen. Tant pis pour les Restos. C’est écoeurant. On se rattrapera autrement. Je fais partie des cons qui envoient un petit chèque de temps en temps aux Restos.
– Pourquoi, des cons ? Non, c’est bien, il en faut, des cons, bravo, tout le monde ne peut pas être ici à faire la queue en direct pour une louche de moules frites.
– Ouais. Il faut bien donner à manger à ceux qui ont faim. Je ne peux plus faire comme dans ma jeunesse, quand j’allais chercher l’argent là où il était.
– Je vous demande pardon ? Vous faisiez quoi dans votre jeunesse ?

Il se recule un peu, plisse les yeux, me jauge avant de répondre, s’assure que je mérite d’entendre ce qu’il a à dire et que personne d’autre n’écoute. Et c’est là que se produit l’événement extraordinaire, le cadeau, le météore de vérité dans mon assiette, mon vrai souvenir de l’été 2017 pour me tenir chaud l’automne.

– Je braquais des camions de la Brinks.
– Hein ? C’est un peu radical, ça, comme méthode de redistribution des richesses.
– Je dis pas qu’il faut le faire. Je dis juste que je l’ai fait, et que je le referai plus. Je ne le recommande à personne. J’ai deux enfants, c’est pas un métier que je leur conseille, voyez.
– Un métier ?
– Bien sûr c’est un métier. Plus que de servir des louches de moules.

Je crains d’avoir par cette question blessé son orgueil. Il se rengorge :

– Qu’est-ce que vous croyez, c’est difficile un braquage, ça s’improvise pas. Il faut des talents. Le mien, c’était le volant. C’est parce que je conduisais bien que mes frangins m’ont embauché. Je faisais le guet dans la voiture, fallait démarrer vite.

Ensuite, jusqu’à la fin du repas, jusqu’à ce que nous n’en puissions plus, à chaque fois qu’à ma table nous nous retrouvions à court de moules ou de frites, c’est moi qui me dévouais, volontiers, je me levais avec mon saladier et je trottinais jusqu’au buffet pour aller échanger quelques mots supplémentaires avec mon nouvel ami, qui sans se faire prier ajoutait par bribes des anecdotes et des précisions. Il avait fait sept ans de cabane dans les années 90. Et maintenant chaque fois qu’il rentrait dans une banque, il s’assurait d’être muni de sa carte bleue. Et puis, il avait totalement renoncé à porter une cagoule, parce que ça gratte.

Le lendemain, nous jouions encore dans ce même camping plein de surprises. Je comptais après notre set poursuivre la conversation. Hélas, ce soir-là, le buffet à volonté n’était plus au programme, le petit gros avec collier de barbe et oeil à l’affût avait disparu, il n’aura été que l’extra d’un soir dans un camping cinq étoiles. Je ne lui avais même pas demandé comment il s’appelait. J’ignore son nom comme j’ignore le nom de celle que j’appelle Céline-Dion. Une moralité pour la soirée ? Quelque chose comme : le faux est intéressant, le réel encore plus, les deux font des souvenirs, l’un sur la scène en pleine lumière pour les selfies, l’autre à l’ombre près des cuisines.

Empire Américain, an LXXII

06/08/2017 Aucun commentaire

Je suis assis dans le bus, côté fenêtre. La canicule sévit et je profite de la climatisation des transports en commun. Durant l’arrêt, j’observe une publicité perchée au-dessus de la circulation, sur panneau géant quatre par trois. Mon oeil est attiré naturellement par cette image, de loin le point le plus coloré, vortex dans la grisaille du carrefour, on pourrait presque dire qu’elle apporte de la beauté, de la fantaisie au moins. L’affiche vante un produit lacté industriel. Une blonde pulpeuse et bronzée, en plan américain, porte à sa bouche un flacon en plastique de yaourt à boire. Derrière elle, la mer et le ciel, bleus. Je déchiffre le slogan découpé en blanc sur le ciel bleu : Ce summer restez fresh. Je remâche cette phrase quelques secondes, le temps de m’assurer qu’il ne s’agit pas de mots jetés en vrac mais bien d’une proposition cohérente censée signifier un message, le temps que le bus se remette en branle.

Ce summer restez fresh. La marque de produits lactés est célèbre. La fille bronzée est jeune. Apparemment, le slogan quoiqu’outrancier est authentique, ce n’est pas une exagération à fin parodique, une satire qui soulignerait en riant l’inanité congénitale de la pollution publicitaire en milieu urbain, jamais des plaisantins n’auraient eu les moyens du quatre par trois, et d’ailleurs la publicité récupère y compris sa propre parodie, elle récupère tout, n’invente rien, c’est à ça qu’on la reconnait, elle a récupéré le summer et le fresh, le summer est le fresh étaient là avant elle, comme la mer et le ciel et les jeunes filles dorées par le soleil.

Ce summer restez fresh. Je pense à Etiemble, Etiemble pourfendait le franglais il y a plus de 60 ans, alors qu’il n’avait encore rien vu, de son temps on ne recommandait à personne de rester fresh tout le summer, or là c’est quatre par trois sur l’avenue, protester contre le franglais il y a 60 ans était donc une cause perdue, heureusement qu’Etiemble n’en savait rien.

Ce summer restez fresh. Toute publicité est de la merde, c’est entendu, mais rien n’empêche de faire un peu de coproscopie, de se salir les doigts pour soupeser le phénomène. Comment, pourquoi, en sommes-nous venus à trouver normal cette présence invasive jusqu’à l’absurde de termes anglais dans notre paysage, réel et mental ?

Ce summer restez fresh. Je descends du bus et malgré moi, comme je me suis fait une obsession de ce slogan, je me mets à lire de l’anglais partout, la moindre passante est fresh, le plus anodin pavé sur le trottoir est summer, et toutes les enseignes de la rue, toutes, sont Shop, Time, Food, Hair, Wash, Book, Show, Chicken, Work, Coffee, Phone, Cash, Home, Park, Fitness ou Happy. Sans parler des affiches de cinéma : titres anglais, catch phrases traduites de l’anglais, donnant l’impression que le français n’est qu’une langue de traduction.

Un peu plus tard le même jour mes pas me portent vers mon université, près des bâtiments où j’ai fait mes études il y a 30 ans. À l’époque où nous nous fréquentions, cette université s’appelait Pierre-Mendès-France, mais elle a récemment changé de nom. Désormais, elle est un produit qu’il faut vendre à l’international, et c’est pourquoi elle s’est dotée d’un slogan : Explore, explore more. Outre que ce slogan est d’une fadeur extrême et anonyme qui lui permettrait de s’appliquer avec le même bonheur, plutôt qu’à une université, à un opérateur téléphonique, à un bouquet de chaînes satellite, à une voiture, à un parfum, à un jeu vidéo, à un musée, à n’importe quel service public privatisé (la Poste, la SNCF, l’EDF…), à une ville, un département ou une région qui voudrait redorer son blason, ou même à un pays européen où personne ne songe à passer ses vacances (L’Azerbaïdjan ? Explore… Explore more…), à une enseigne franchisée de restaurants, à un système d’exploitation, à un magazine, à une gamme de sex toys, ou à n’importe quel prestataire de service quel que soit le service, voire pourquoi pas à un yaourt à boire… on remarque que ce slogan est évidemment anglais, ce qui ne joue pas pour rien dans son universalité. Cool.

Je déambule sur le campus et je vois des affiches qui déjà préparent la rentrée de septembre. J’apprends que la Party, journée festive d’accueil des nouveaux étudiants, s’articulera autour de trois concepts : Rallye ton campus, Centrale Park, et l’After. Trois jeux de mots franglais. What else ?

Je passe mon chemin. Je me souviens tout en marchant que le département où je réside, l’Isère, a lui aussi pris conscience qu’il était une marque à valoriser auprès des touristes et qu’il s’était dès lors adjoint un H afin de goupiller un slogan anglo-français, Alpes Is (h)ere. Dans le département voisin aussi, le nom de la ville a été transformé avec succès en marque anglophone : Only Lyon. Comment saluer toutes ces trouvailles de communiquant ? Wonderful.

Je marche, le temps passe, tiens à propos, joyeux anniversaire : le 6 août 1945 à 8h15 heure locale, il y a 72 ans pile, et pour toujours depuis 72 ans, au milieu d’un summer qui n’était pas fresh pour tout le monde, l’armée des Etats-Unis larguait au-dessus d’Hiroshima, Japon, la bombe atomique baptisée Enola Gay, assurant pour longtemps la suprématie militaire américaine sur le monde. Avec la suprématie militaire vient la suprématie culturelle, et le langage. Depuis 72 ans tout rond nous parlons l’américain. Nous ne parlons pas la langue de Shakespeare, même pas celle de Steinbeck, mais celle de Robert Oppenheimer, de Henry Ford, de Milton Friedman, des Chicago Boys, en fin de compte celle de Donald Trump. Great.

Moi parmi les autres, combien en ai-je des mots anglais, sur mes T-shirts ou mes étagères ? Moi qui écris, j’écris des mails et plus jamais de courriers, j’écris sur un blog pour être lu sur le Web. Comme tout le monde, ce que j’écris, ce que je lis, c’est de l’américain plus ou moins bien traduit. Les livres que je lis, les films et les séries que je regarde, et la musique que j’écoute, tout est ricain, et le travail salarié que j’accomplis pour me payer tout ça, en start-up ou en open space, au risque d’être overbooké voire en burn-out.

Parler américain quand on parle français, penser américain quand on pense sur terre, est-ce un bien, un mal ? Je ne sais pas, puisque l’essentiel est de parler et de penser. J’ai conscience de ce poids anglophone aujourd’hui davantage qu’un autre jour, uniquement parce que le slogan Ce summer restez fresh, était un peu, comment dire, j’ai le mot sur le bout de la langue, un peu too much, un peu over the top pour le dire franchement, mais sinon je ne m’en rends pas plus compte qu’un autre et je ne m’en plains pas.

D’ailleurs je joue de la musique américaine. Et j’aime ça, je m’en trouve fort heureux. Je joue du trombone dans un groupe de funk dont le nom est soigneusement américanoïde, dont 100% du répertoire, des compositeurs, des titres de morceaux, est américain (à l’exception d’une reprise d’un groupe de rock français… Oh, mais attends, regarde bien, le titre de ce morceau est un prénom anglais). Mon groupe, mon band en quelque sorte, mon combo si tu veux, s’appelle The Little Mother Funkers, et aujourd’hui je me demande par quel mouvement centenaire, de cause à effet, d’aile de papillon à domino, mon groupe est relié intimement à une bombe atomique baptisée Enola Gay. Mais laisse, ça va passer.

Retrouvez les Little Mother Funkers du 13 au 20 août à Ramatuelle, à l’occasion du festival de jazz off et un peu partout autour. À défaut sur Youtube.

Peace, love, and fresh summer.

La bière c’est comme si c’était mon frère

04/04/2017 Aucun commentaire

Lire des livres ou boire des bières, il faut choisir.

Ou pas.

Baudelaire d’ailleurs le disait approximativement, « Pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise », son combo à lui c’était vin + poésie, mais bière + livre ça marche aussi.

Cette semaine deux événements simultanés se tiennent dans la bonne ville de Grenoble. Deux « fêtes » pour tout dire, deux « événements participatifs porteurs d’un projet convivial et d’une dimension forte sur la relation partenariale avec les associations » tels que les affectionne la Mairie, deux rituels communautaires cosmogoniques quasiment.

D’un côté la fête du livre, de l’autre la fête de la bière.

Devinette sociologique niveau débutant : laquelle des deux se tient dans un stade, laquelle se tient dans un musée de peinture ?

L’important n’est-ce pas est qu’il y ait fête, partout-partout et à la portée de tous les habitus, Festivus Festivus ! Comme trépignait Philippe Murray. Phêtons, phêtons, avec phrénésie avant les élections.

Moi qui aime passionnément les livres mais qui ne crache pas dans mon bock ni dans celui du voisin, un pied dans chaque clan je donnerai de ma personne ici et là.

1) En compagnie de mon bon camarade Hervé « pré#carré » Bougel, je tiendrai un demi-stand « Le Fond du tiroir », certainement pour la toute dernière fois, au Printemps du livre de Grenoble, Musée de Grenoble, 5 place de Lavalette. Je serai présent pour vendre à la criée mes produits frais vendredi 7 avril de 13h à 18h30, samedi 8 de 10h à 18h30, dimanche 9 de 10h à 16h30.

2) Je ferai monter la pression à la fête de la bière avec mon trombone et mon groupe, les Mother Funkers (version big) au Palais des sports pour le Grenoble Bière Festival, vendredi 7 à 20h.

3) Encore une fête ? une petite ? une dernière ? Allez, bonus pour la route. Figurez-vous qu’en ce moment même bat aussi son plein le festival de jazz de Voiron (magnifique affiche afro-turquoise, coucou Valérie). Dans ce cadre-ci je me produirai avec les Mother Funkers (version little) à la ferme « la poule aux fruits d’or » (ce serait pas un peu transgénique sur les bords tout ça ?) de Saint-Etienne-de-Crossey dimanche 9 avril à 17h.

Ci-dessous un portrait pris sur le vif du stand, Printemps du Livre de Grenoble, samedi 8 avril 2017. Photo (c) Jean-Luc Joseph.