Le gestionnaire et le créateur

23/09/2022 Aucun commentaire

Lu avec passion Underground : Grandes Prêtresses du Son et Rockers Maudits (Glénat, 2021) d’Arnaud le Gouëfflec & Nicolas Moog, collection de losers magnifiques, puissances cachées, âmes damnées, loups solitaires et vengeurs masqués de l’histoire de la musique.

Si j’écoute et admire nombre de ces freaks depuis lurette, Sun Ra, Moondog, The Residents, Captain Beefheart, Crass (groupe anarcho-punk incorruptible que j’ai abondamment cité dans Jean II le Bon, séquelle), Brigitte Fontaine… d’autres en revanche sont pour moi des heureuses trouvailles. Par exemple, je ne connaissais que de nom, et vaguement de réputation, Un drame musical instantané, collectif pourtant très important puisqu’il est pratiquement l’inventeur de la fertile notion de ciné-concert. Or je découvre son histoire, sa philosophie, et au bas d’une page je m’arrête, mais vraiment, je tombe en arrêt devant la citation de l’un de ses fondateurs, Jean-Jacques Birgé :

Lorsqu’on sait faire, on gère. Lorsqu’on ne sait pas, on invente.

Cette sentence est tellement profonde et tellement universelle, applicable bien au-delà du domaine de la musique (en politique nous ne sommes gouvernés que par des gestionnaires qui savent y faire, longtemps qu’on n’a pas vu un seul inventeur), que je me la répète comme un mantra et que j’envisage de l’inscrire sur mon mur. La vérité c’est que plus je vieillis, moins j’ai envie de savoir et plus j’ai envie d’inventer. Dans la foulée je gouglise Jean-Jacques Birgé et je finis par retrouver sur son blog l’origine de la citation.

Or tout est intéressant sur ce blog. J’y retourne.

Mais à propos de ciné-concert avez-vous réservé votre soirée du 18 octobre pour le ciné-concert ultime ?

Arrêt demandé

21/09/2022 Aucun commentaire

Il faut de temps en temps élever le niveau. Surtout quand comme moi on marche à ras de terre, et qu’on emprunte les transports en commun.

J’emprunte les transports en commun. J’attends le bus, je monte dans le bus, je suis transporté, je descends du bus et je poursuis ma vie. C’est parfois long, parfois un peu contrariant aux heures de pointe. Heureusement que je sais le moyen d’élever le niveau : j’ai toujours un livre dans la poche. Ce qui fait que je suis ailleurs en même temps que dans le bus, et que je m’élève en même temps que j’avance latéralement, axe orthonormé. Chacun fait comme il peut mais, a contrario, scroller sur son téléphone dans les transports en commun élève-t-il le niveau de l’usager des transports en commun au-dessus de la chaussée ? Je ne sais pas. Peut-être, après tout, tout dépend du scroll.

Aujourd’hui dans le bus je sors de ma poche La personne et le sacré de Simone Weil. De quoi assurément élever le niveau. La pensée de Simone Weil élève. Du moins, en ce qui me concerne, elle m’élève une fois que j’ai soigneusement écarté, ainsi que les arêtes dans mon assiette, les scories de son prêchi-prêcha chrétien, qui fait qu’à chaque fois qu’elle parle de l’Amour elle ne peut s’empêcher de glisser Comme le Christ sur la croix, comme si pesait désormais sur l’Amour lui-même un copyright christique, un label au fer rouge. Je suis insensible à cette ferveur-là, ce n’est pas cela du tout que je voulais dire par élever le niveau et, sans vouloir répéter ce que j’ai écrit maintes fois ici, la spiritualité m’apparaît distincte voire contraire à tout dogme religieux. Du reste je ne suis pas sûr que feue Mme Weil en disconviendrait, elle qui, née juive, ayant rencontré et épousé le Christ, n’a jamais demandé à se faire baptiser.

Le véritable sujet est ailleurs. Le véritable sujet est, donc, La personne et le sacré même si la première publication de ce texte, en revue, portait le titre La personnalité humaine, le juste et l’injuste, c’était en 1950 et Simone Weil était morte depuis déjà 7 ans.
Le véritable sujet, audacieux, lumineux, terriblement à contre-courant tient dans la thèse suivante : « Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel ». Depuis la mort de Simone Weil, la société de consommation intégrée n’ayant fait que des progrès, incitant sans cesse aux revendications personnelles sous couvert de respect, je suis ceci je suis cela, la thèse est peut-être encore plus à contre-courant dans notre époque qui ne peut fonctionner économiquement qu’en vouant un culte à la personnalité de chacun, qu’en flattant l’individu (synonyme de consommateur). Incipit :

« “Vous ne m’intéressez pas.” C’est là une parole qu’un homme ne peut pas adresser à un homme sans commettre une cruauté et blesser la justice.
“Votre personne ne m’intéresse pas.” Cette parole peut avoir place dans une conversation affectueuse entre amis proches sans blesser ce qu’il y a de plus délicatement ombrageux dans l’amitié.
De même on dira sans s’abaisser : “Ma personne ne compte pas”, mais non pas : “Je ne compte pas.”
C’est la preuve que le vocabulaire du courant de pensée moderne dit personnaliste [ici Simone Weil vise Emmanuel Mounier] est erroné. Et en ce domaine, là où il y a une grave erreur de vocabulaire, il est difficile qu’il n’y ait pas une grave erreur de pensée.
Il y a dans chaque homme quelque chose de sacré. Mais ce n’est pas sa personne. Ce n’est pas non plus la personne humaine. C’est lui, cet homme, tout simplement. »

J’avance dans la pensée de Simone Weil en même temps que sur le trajet de la ligne 25, arrêt après arrêt. Je relis plusieurs fois certains paragraphes.

« Il semble difficile d’aller beaucoup plus loin dans le sens du mal que la société moderne, même démocratique. Notamment une usine moderne n’est peut-être pas très loin de la limite de l’horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés étrangères, et en même temps l’âme est dans le froid, la détresse, l’abandon. Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé. »

Je relève les yeux. Tiens, il y a du bruit, je l’avais oublié. En face de moi une dame parle à son téléphone, j’entends une moitié de conversation. À mes côtés un lycéen tousse, éternue, renifle et crache (sans masque, l’enfoiré !) mais il a des écouteurs sans fil au fond des oreilles, il est connecté à quelque chose de sonore et de personnel. Au loin le chauffeur écoute un tube des années 80. Et les moteurs bourdonnent tout alentour, et les cahots. Simone Weil a écrit son descriptif de la condition humaine à une époque où l’usine était l’horizon commun, l’environnement prolétaire, y compris son tumulte glacé… Mais depuis la désindustrialisation massive de nos pays, l’horreur a changé de visage, force est de constater que le tumulte glacé a trouvé d’autres voies pour empêcher l’individu de se retrouver, de se recentrer dans le silence chaleureux, et ces autres voies flattent toutes l’individualisme, le personnalisme.

Le bus avance tandis que Simone Weil s’en prend maintenant à la notion de droit, sacralisée depuis le Code napoléonien, et complice de la personnalisation forcenée dans la société consumériste.

« La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de sa personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. Il est situé à ce niveau.
En ajoutant au mot de droit celui de personne, ce qui implique le droit de la personne à ce que l’on nomme l’épanouissement, on ferait un mal encore bien plus grave. Le cri des opprimés descendrait plus bas encore que le ton de la revendication, il prendrait celui de l’envie.
Car la personne ne s’épanouit que lorsque du prestige social la gonfle ; son épanouissement est un privilège social. On ne le dit pas aux foules en parlant des droits de la personne, on leur dit le contraire. Elles ne disposent pas d’un pouvoir suffisant d’analyse pour le reconnaître clairement par elles-mêmes ; mais elles le sentent, leur expérience quotidienne leur en donne la certitude.
Ce ne peut être pour elles un motif de repousser ce mot d’ordre. À notre époque d’intelligence obscurcie, on ne fait aucune difficulté de réclamer pour tous une part égale de privilèges, aux choses qui ont pour essence d’être des privilèges. C’est une espèce de revendication à la fois absurde et basse ; absurde, parce que le privilège par définition est inégal ; basse, parce qu’il ne vaut pas d’être désiré.
Mais la catégorie des hommes qui formulent et les revendications et toutes choses, qui ont le monopole du langage, est une catégorie de privilégiés. Ce n’est pas eux qui diront que le privilège ne vaut pas d’être désiré. Ils ne le pensent pas. Mais surtout ce serait indécent de leur part.
Beaucoup de vérités indispensables et qui sauveraient les hommes ne sont pas dites par une cause de ce genre ; ceux qui pourraient les dire ne peuvent pas les formuler, ceux qui pourraient les formuler ne peuvent pas les dire. »

Il faudra que je la relise, celle-ci aussi. Quelques dizaines de pages plus tard, ou peut-être était-ce durant un autre trajet, je tombe sur cette phrase en revanche limpide comme un aphorisme :

Un homme intelligent, et fier de son intelligence, ressemble à un condamné qui serait fier d’avoir une grande cellule.

Mais pardon, excusez-moi, je descends là, j’ai failli rater mon arrêt.

Ils embauchent n’importe qui

15/09/2022 Aucun commentaire

Cette nuit j’ai fait ma rentrée scolaire.

Car j’avais cette fois décidé pour de bon de changer de métier, et puisque l’Éducation Nationale recrute des vacataires, j’étais embauché au pied levé en tant que prof de français en collège. Je recevais mon affectation pour le jour même, c’était à Annemasse, je me disais ah au moins je connais bien Annemasse, avec la résidence de Mustradem et tout, si ça se trouve ce sera un collège où je suis déjà allé. Mais arrivé sur place je ne reconnaissais rien, même le paysage avait changé, les montagnes avaient l’air dix fois plus hautes et plus raides et plus proches, c’était beau mais un peu écrasant. Je passais la grille blanche du collège, la cour était absolument déserte, je commençais à craindre de m’être trompé d’endroit ou de jour. Mais je finissais par trouver la salle des profs où mes nouveaux collègues me dévisageaient en faisant la moue et en me lançant des moqueries (« Si c’est ça le sang neuf ah ah », « Ah ben il était temps, vous le savez que la rentrée c’était le mois dernier ? Vous avez eu une panne de réveil ? » etc.). Enfin un pion avait pitié de moi et m’emmenait rejoindre ma classe, en me prévenant : « Bon, désolé, mais on est à court de salles, pour le moment vous donnerez votre cours dehors, tant qu’il n’y a pas d’orage ça ira, ça va bien se passer, vous verrez », je répondais juste « Ah, bon » et je jetais un œil au ciel, qu’on voyait à peine tellement les montagnes étaient à pic et proches presque à toucher, comme des murs géants au fond du jardin, le ciel était gris et menaçant mais enfin il tiendrait bien encore une heure ou deux, je réfléchissais surtout à ce que j’allais leur faire faire à ces enfants pour ce premier cours, je me rappelais soudain que j’avais oublié de demander si c’était une 6e ou une 3e, merde, merde, attends, mais je commence par quoi en fait ? J’ai rien répété, quel con ! Qu’est-ce que j’aurais en stock pour leur donner un cours de mémoire, au bluff ? Une fable de La Fontaine ? Ah oui une fable de La Fontaine c’est parfait en 6e comme en 3e ça marche toujours, sauf que sur le moment, en déambulant dans ces couloirs sans lumière j’étais incapable de me souvenir d’une seule fable de La Fontaine. Enfin le couloir débouchait sur une arrière-cour, en pente, envahie par les mauvaises herbes et les ronces, où des tables avaient été grossièrement disposées en carré. Le pion m’a planté là en disant “Ils vont arriver” et j’ai attendu en essayant de me fouiller la cervelle pour retrouver une fable de La Fontaine, au moins une, ça faisait comment déjà « le Lapin et le Renard » ? Elle existe celle-là ? Bon à la limite je l’inventerai, de toute façon ils n’y verront que du feu. Mes élèves sont arrivés au compte-goutte et sans un regard pour moi se sont assis autour de la table, ils fumaient. Ils étaient bien plus vieux que ce que je pensais, tous barbus, bodybuildés et tatoués, tiens mais pourquoi il n’y a que des garçons d’ailleurs ? Ce n’était ni des 6e ni des 3e, ils avaient tous plus de 20 ou 25 ans. Allons bon, ils avaient redoublé combien de fois, ceux-là ? Ils en avaient peut-être ras-le-bol des fables de La Fontaine. Je commençais à leur parler, à leur dire bonjour je m’appelle etc., mais ils n’écoutaient pas du tout, ils continuaient de fumer et de blaguer entre eux. Soudain, coup de théâtre, le CPE a surgi derrière moi pour les engueuler et les rappeler à l’ordre : « S’il vous plait ! Il a fait l’effort de venir, écoutez-le ! Ou au moins faites semblant, c’est une question de savoir-vivre ! » Et je l’ai reconnu : ça alors, cette barbiche, cette cravate, ces lunettes… c’était le CPE du lycée Vaugelas dans les années 80 ! Il n’était donc pas mort ? Ou à la retraite, au moins ? Comment il s’appelait, déjà ? Perrin ! Oui c’est ça, monsieur Perrin, c’est dingue tout de même que je retrouve son nom plus facilement qu’une fable de La Fontaine ! On s’encombre la mémoire avec de ces trucs ! Ou alors c’est son fils, qui lui ressemble à mort, oui, c’est l’explication la plus logique, son fils a suivi le même chemin. Qu’est-ce que je fais, je lui dis “Bonjour monsieur Perrin”, pour voir ? « Merci monsieur Perrin, et comment va votre papa, sinon » ? En tout cas je me disais si le CPE est obligé d’intervenir au bout de cinq minutes du premier cours l’année va être longue, et cela m’a angoissé tellement que je me suis réveillé avec le dos bloqué.

Mange ta soupe

08/09/2022 Aucun commentaire
Cavanna et Choron expliquent en pédagogues le couple franco-allemand

Elizabeth II était sympathique à tout le monde, même à moi, parce qu’elle appartenait au monde des people et non à celui du pouvoir. Plus précisément aux people de téléréalité plutôt qu’aux artistes de cinéma ou de chanson : elle n’a jamais rien foutu de sa vie, on l’a juste regardée vivre. Même les plus grands politiques, même Churchill, ont été salis par le pouvoir (ne disons rien des plus petits comme Boris Johnson) ; elle est restée immaculée, se contentant d’incarner.

En vérité, elle m’est très sympathique depuis qu’à l’âge de onze ans, Le saviez-vous ? de Cavanna a changé ma vie. Dans ce livre suprêmement instructif, livre universel susceptible de remplacer tous les autres livres, j’ai appris que Lorsque Big Ben sonne les coups de 19h tout citoyen britannique a le droit de rentrer dans Buckingham Palace pour regarder la reine manger sa soupe. Je m’étais dit, dans mon lit, levant le nez de l’ouvrage, Wah, l’Angleterre est une démocratie même s’il y a une reine, alors ? Non seulement l’une et l’autre ne sont pas incompatibles mais en plus la reine constitue un spectacle démocratique ? Cavanna m’avait tout bien expliqué comme il faut.

Elle m’était sympathique enfin parce qu’elle était née en 1926, comme Fidel Castro et Maximilien Bertram. Et voilà qu’ils sont morts tous les trois. « Vient pas vieux qui veut. »

Et puis Higelin :

C’est bon pour le teint

05/09/2022 un commentaire

Jeunesse de France !
En ce jour de rentrée des classes, je n’ignore pas que vous avez pris des mauvaises habitudes pendant deux mois de canicule et de farniente, ne le niez pas, je ne vous ai pas quittés des yeux. Mais nous allons tâcher de vous remettre le cœur à l’ouvrage, de rehausser le niveau et de redevenir un peu sérieux (finie, la bamboche).
Ouvrez votre cahier à gros carreaux, inscrivez votre nom et la date du jour en haut de la page, et veuillez prendre bonne note que Mme Mazille Marie, MM. Sacchettini Christophe et Vigne Fabrice, ont consacré cette première journée studieuse de la saison à répéter un ciné-concert à base de Jean Rollin et d’Alain Robbe-Grillet, de zombies et de femmes nues. Que leur exemple vous délivre une saine émulation et une méditation personnelle sur la place que vous trouverez prochainement dans la société et dans la nation.
Vous noterez scrupuleusement dans votre cahier de texte que la première (en vérité pas tout à fait mais, en tout état de cause, et Dieu merci, la dernière) dudit ciné-concert intitulé Le miroir qui revient aura lieu le mardi 18 octobre 2022.
On ne peut pas, pour de sordides raisons de droits, détailler ici les œuvres citées, mais on a au moins le droit de dire que le spectacle contient en son beau milieu une chanson inédite de Marie Mazille, Interdit aux moins de 18 berges. Pour savoir avec quoi Marie fait rimer berges, il faudra être là.

Marie MAZILLE – chant, nyckelharpa, accordéon, mots
Fabrice VIGNE – récitant, trombone
Christophe SACCHETTINI – flûtes, scie musicale, psaltérion, percussions, et cerveau de l’affaire

Pour jeudi prochain vous rédigerez une composition sur le sujet suivant :
Mme Elisabeth Borne, première ministre, a déclaré :

« Le travail, c’est ce qui donne un sens à sa vie (…) C’est la promesse de l’émancipation, c’est ce qui permet aux talents de se distinguer et à l’effort d’être récompensé. »

Vous critiquerez cette proposition en vous saisissant de votre expérience personnelle ainsi que de celles de Mme Mazille et de MM. Sacchettini et Vigne. Par dérogation, la citation de Guy Debord, « Ne travaillez jamais » , sera tolérée, mais c’est bien parce que l’année ne fait que commencer.
Rompez.

Winnetou, indien allemand

26/08/2022 Aucun commentaire
Das Buch zum Film

Le romancier populaire allemand Karl May (1842-1912), célébrissime chez lui et inconnu en France, a écrit, sans avoir jamais mis les pieds au Far-West, maints westerns qui mettaient en scène le chef apache fictif Winnetou, incarné au cinéma dans les années 60 par Pierre Brice, ainsi que son frère de sang, le trappeur blanc Old-Shatterhand.

A l’occasion de la sortie en salle outre-Rhin d’une nouvelle adaptation cinématographique de ce personnage, Der junge Häuptling Winnetou (« Le jeune chef Winnetou ») réalisée par Mike Marzuk, la maison d’édition Ravensberger a jugé bon de publier deux albums inspirés des romans de May… Puis, une semaine plus tard, a jugé tout aussi bon de les retirer de la vente, en raison de « nombreux retours négatifs ». Pourquoi ces westerns sont-ils aujourd’hui inadmissibles ? Serait-ce parce qu’Adolf Hitler en était friand et exigeait, dit-on, que tout son état-major les ait lus ?
(Pour éviter les simplismes ajoutons qu’Hitler n’était pas le seul admirateur de Karl May : l’adoraient aussi Albert Einstein, Franz Kafka, Hermann Hesse, Fritz Lang, Albert Schweitzer…)

Pas du tout ! Les raisons de la censure sont à chercher ailleurs. Le patron de Ravensburger, Clemens Maier, a expliqué qu’ils véhiculaient « un imaginaire romancé et plein de clichés », sans rapport avec la véritable histoire de « l’oppression des peuples indigènes ». Il a ajouté que « [s]on intention n’a jamais été de blesser qui que ce soit », et que sa maison se voulait « très attentive à la question de la diversité et de l’appropriation culturelle ». (source : lemonde.fr, 25 août 2022)

Depuis, la polémique « woke » bat son plein entre ceux qui orientent leur farouche indignation vers feu Karl May, estimant que notre époque ne peut plus tolérer une représentation folklorique, kitsch et rétrograde d’un peuple génocidé ; et ceux qui l’orientent plutôt vers la censure d’un pan entier de culture populaire faite d’aventures imaginaires, de grands espaces, de souffle épique, et, mais oui, d’une certaine valorisation des Indiens, fût-elle folklorique (car Winnetou est un brave, un grand héros attirant l’empathie de ses lecteurs, et un personnage tragique dont la mort fit pleurer d’innombrables cœurs tendres, peut-être même Einstein et Hitler eux-mêmes).

Nous discutons du sexe des anges (ah oui tiens au fait parlons-en, faut-il dire il ? elle ? iel ?) alors que l’apocalypse est au fond de l’agenda. L’époque est délicieusement idiote. Mais on ne pourra pas dire qu’on ne l’a pas vue venir. Rediffusion au Fond du Tiroir :
En 2018, alors que, plongé dans le travail sur Ainsi parlait Nanabozo, j’étais particulièrement sensible à ces questions que débattaient mes personnages, je m’étais offusqué (car j’étais jeune et candide, il y a 4 ans) que des bibliothécaires et autres acteurs culturels puissent, convaincus de faire le bien, censurer des livres représentant des Indiens sous couvert de lutte contre les discriminations. Je ne le savais pas mais ce n’était que l’avant-garde.

Allocher la vedette

21/08/2022 Aucun commentaire
Muhlenbergias capillaris (dite aussi Muhly à poils longs, Muhlenbergie capillaire herbe, Muhly rose, Herbe à cheveux rose…)

Hier j’ai marié ma fille. Ce qui fait qu’exceptionnellement j’étais habillé. Je portais des chaussures neuves, j’avais mal aux pieds, et de plus j’ai beaucoup dansé, beaucoup marché, ce qui n’aide pas.

Cette nuit j’avais les mollets courbatus, des ampoules aux talons et sur la plante, mais j’étais de bonne humeur, la noce avait été joyeuse, alors je continuais de marcher, en boitillant mais le cœur léger. J’enchaînais les kilomètres sur la route toute la nuit, et enfin au petit jour j’arrivais à destination : place des Capucins, à La Mure.

Je devais me rendre ici parce que j’avais été embauché pour exécuter une tâche, hélas j’avais tant marché que je ne me souvenais plus de laquelle. Je faisais le tour de la place et je voyais différents orchestres s’installer, aux coins des rues ou dans des bistros, mince, c’était un festival ? J’étais censé jouer de la musique ? Je n’avais pas pris mon instrument ! Heureusement, non, je n’était pas là pour ça : j’étais attendu pour du jardinage, je devais m’occuper des jardinières et plates-bandes municipales, travail d’intérêt général. Une dame entre deux âges, portant une ample robe bleue des années 70 et un chapeau de paille, assise sur un tabouret, se lève à ma vue et m’interpelle : Ah, te voilà ! Allez, on s’y met ! Ce matin il faut allocher la vedette avant qu’il ne soit trop tard, et il est plus que temps, la saison est très avancée !

Allocher la vedette ? Je n’ai aucune idée de ce dont elle parle, mais je fais mine, j’opine du chef, je me dis qu’il suffit de la regarder faire et de l’imiter. Je lui emboîte le pas vers un immense parterre recouvert d’une graminée à très hautes tiges, aux longues fleurs bleues et mauves. La vedette, je présume ?

La dame me fait une vague conversation, elle me tutoie mais comme je ne parviens pas à me souvenir si nous nous connaissons suffisamment pour partager notre vie privée, je n’aborde pas le mariage de la veille et ma longue marche de la nuit. Je me contente d’observer ses gestes sur l’un des plans de fleurs, et de le reproduire sur un autre plan, à l’autre bout du parterre.

Elle empoigne chaque tige et l’agite, au besoin en faisant remonter son poing par à-coups jusqu’au sommet, afin de faire retomber au sol tous les pétales éparpillés, pistils et pollens. D’accord… j’ai compris… Allocher la vedette signifie procéder à la dissémination des pollens à la surface de la terre, afin de préparer la prochaine génération, la prochaine germination, contribuer au cycle naturel.

Une fois que je maîtrise bien le geste, après cinq ou six tiges de vedettes que j’ai correctement allochées, je tente une plaisanterie : Okay, j’ai compris pourquoi elle s’appelle la vedette, cette plante ! En fait, ce qu’on est en train de faire, c’est, ni plus ni moins, la branler. Seule une vedette peut convoquer du petit personnel, des petites mains, pour se faire branler, au lieu de se débrouiller toute seule. Ah ah ah !

La dame ne rit pas du tout. Elle me regarde interloquée, sans que je réussisse à interpréter son regard, soit choqué, soit illuminé par cette révélation comme si, d’elle-même, elle n’avait jamais réfléchi à son geste traditionnel. Je suis soudain mal à l’aise, aussi je me réveille.

Je me lève avec mes courbatures aux mollets et je consulte au plus vite un dictionnaire, puis un autre, en ligne. Rien à faire, le verbe allocher est introuvable, zut de zut. Je poursuis mes recherches, et je finis par trouver, dans un improbable Anglo-Norman Dictionnary. La forme allocher, avec un ou deux l, est, au même titre que eslocer, eslochier, eslicher, esluisser, esluissier elocher, ellocher, elloschier, une variante formelle du verbe Eslocher qui signifie to loosen, shake loose. Soit agiter pour desserrer, détendre pour libérer. Branler, en somme. Je suis épaté, mon inconscient n’a pas inventé ce mot, il le connaissait, il est plus savant que moi.

Cortège nuptial hors de l’ordre courant

20/08/2022 2 commentaires
(Je ne vais tout de même publier ici une photo des jeunes mariés, on n’est pas chez Voici. Sachez seulement qu’ils étaient mignons comme des chamignons. En lieu et place, je publie une photo exclusive de leur chamignon, qui ostensiblement se moque bien des mariages et de toutes les autres turpitudes humaines.)

Ce n’est pas tous les jours que l’on marie sa fille. Toutefois, aujourd’hui, oui. J’ai marié ma fille. Ou plutôt je n’ai rien fait du tout, elle n’a guère besoin de moi mais m’a fait le plaisir de m’inviter dans son lointain pays pour son mariage. Je me suis soigneusement endimanché, tout de même pas jusqu’à la cravate mais du moins étais-je un peu propre, comme disait ma grand-mère. Et je me suis fendu d’un discours, juste avant le banquet. Cette brillante ex-jeune fille étant d’un milieu et d’une génération cosmopolite et globe-trotteuse, les invités attablés parlaient français, arabe, allemand et d’autres idiomes encore plus pittoresques. Afin de me faire comprendre par le plus grand nombre, il m’a fallu m’exprimer en globish. J’ai fait le brouillon quelques fois dans ma tête, puis j’ai improvisé.

« Hello ladies and gentlemen. I’m the bride’s proud father. I won’t tell you secrets about her, I keep the secrets for myself, and for her [un grondement de déception et d’indignation parcourt l’assemblée]. Instead, I will tell you a few things I know about marriage. Don’t worry, it won’t be long, as I know nothing about marriage.
Dear A., dear A., my dear children,
As you know, I don’t care at all for marriage. (I don’t even believe in it.) But I care for (and believe in) you, and I care for (and believe in) rituals, so a special ritual just for you is a good enough reason for me to be happy today. Besides, I’m convinced it’s perfectly fine for children to have different experiences than their parents’.
On the other hand, as you also know, I am a sentimental guy, and I care very much for and deeply believe in… [une seconde de suspension pour ménager mon effet] love. Marriage and love are not the same thing, they may even be quite opposite. One can live without marriage (I am the living proof). But one cannot live without love (I am the living proof again).
So, dear A., dear A., my dear children, on this day of your wedding, what I wish you is old-fashioned love.
This means I wish you to care for each other. To cherish each other. To stand for each other. To talk to each other and (oh oh, this is a little bit more tricky) to listen to each other. To understand each other. When understanding is too difficult, at least (oh oh, more and more tricky !) to trust each other. To forgive each other.
I wish you to discover together and each other, to learn together and from each other, to explore together and each other. To be free with each other and from each other.
I wish you to laugh together, and also, from time to time, to laugh at each other (in my opinion that is very healthy, for it washes away whatever is not important). If necessary, I wish you to cry with each other, but try to not cry from each other (in my opinion that is very unhealthy).
And I wish you to eat, and drink, and play, and danse together… Dear A., dear A., my dear children, you may want, you may need to call all of this marriage. Anyway I know it’s called… [encore une seconde de suspension au risque de lasser mon auditoire avec mes effets fastoches] love.
I won’t go further on this virtually endless list because you already love each other, so your knowledge on this matters is as relevent as mine. I may however add just one last little thing, as I am a boring old fart. Eventually I wish you to live together, and that means I wish you to get old together. I am old enough to know that live and get old are exactly the same thing. Only dead people, dead loves, dead marriages, don’t get old. A love getting old is a love kept alive. [Et à ce moment-là du discours, discrètement mais en vérifiant que tout le monde me regarde, j’envoie un baiser à la mère de la mariée.]
Cheers ! Et maintenant mesdames-messieurs, basta le globish ! Sorry pour les non-french-speaking convives, je vais passer au français pour vous chanter une petite chanson. Car je m’étais engagé à chanter, je vais le faire, il faut toujours tenir ses engagements, surtout dans un mariage. Je vais vous chanter une chanson de mon chanteur préféré, qui n’a jamais eu d’enfants, donc qui n’a pas eu la chance d’être invité à la noce de ses enfants. En revanche, il a eu le privilège plus rare d’être invité à la noce de ses parents, qui se sont mariés sur le tard, après longtemps d’amour, longtemps de fiançailles. Il en a fait une chanson. Voici La Marche nuptiale de Georges Brassens. »

L’histoire commence le 26 avril 1937 (Dossier M, 1)

16/08/2022 Aucun commentaire

Le pays basque espagnol est à mon goût. Le pays basque en général, mais pour l’heure je me trouve dans le pays basque espagnol. Fier et libre (Gora Euskadi Askatuta, d’ailleurs), limpide et cependant malcommode à comprendre. Seuls les Basques parlent le basque. Je reviens de Guernica.

Encore moins qu’à Hiroshima, Tu n’as rien vu à Guernica puisqu’il n’y a rien à voir à Guernica. Vraiment rien. La toile de Picasso, qui donne à voir, n’est pas là mais à Madrid. Les traces sur place sont indiscernables. La ville de Guernica rasée par les bombes a été reconstruite, pimpante station balnéaire où les fantômes ne sont visibles que si on les cherche. On sait que certaines choses ont eu lieu autrefois, mais le moment présent reste muet, comme l’est au fond tout pèlerinage. Pèleriner à Compostelle, à La Mecque, à Guernica, à Grand-Pré, à Wounded Knee, ou bien, si l’on préfère sa mythologie personnelle à celles qu’il faut partager, pèleriner sur son lieu de naissance ou d’enfance, ne rend pas forcément bavard, y compris quand on est convaincu qu’il nous était nécessaire et vital de faire le voyage. On se la ferme, on ne trouve pas les mots, on ne les cherche même pas, on guette les fantômes, on opine, on médite. J’ai médité à Guernica, où j’estimais nécessaire et vital de me rendre un jour.

Pour ne rien arranger, à propos de raser, le Musée de la paix aménagé ici est plutôt rasoir, et rasoir en basque. Au long des interminables premières salles, traduction en main, on apprend que la guerre c’est mal mais qu’en revanche la paix c’est vachement bien… jusqu’à ce qu’au dernier étage on entre dans le vif du sujet et on découvre les témoignages des rescapés du 26 avril 1937, et là oui, des mots sont posés qu’on ne peut esquiver et qui convoquent les fantômes. Enfin l’incarnation, pour sentir ce que c’est, la mort, ce que c’est le réel et l’Histoire, ce que c’est la violence fasciste, ce que c’est Guernica.

Je suis en train de lire Le Dossier M de Grégoire Bouillier. Oui, je m’y suis mis, finalement. Après plusieurs tentatives et autant de faux départs, cinq ou dix pages à la fois pour tester la température, j’avais renoncé, reporté, intimidé par les milliers de pages devant moi. Mais ça y est, cette fois c’est la bonne, c’est parti, le livre est dans ma poche, donc partout avec moi, même à Guernica. C’est une croisière : la traversée est longue, très-très longue, mais pas difficile, confortable une fois qu’on s’est accommodé du tangage et du roulis, il suffit de se laisser porter. Quel plaisir, quel luxe de plus en plus rare, lire des heures durant un livre sans être tout à fait sûr de l’endroit où il nous mène. Tout est affaire de flux, de flow, de confiance et d’acceptation des digressions. Ce livre immense parle de tout et de rien sans jamais perdre de vue ce qu’il a à dire, d’où son tissu de digressions à l’infini. En matière de digressions, Ainsi parlait Nanabozo est un petit joueur, une aimable gnognotte, face au Dossier M. J’éprouve ce que l’on éprouve parfois dans la littérature, je me sens en fraternité. Notamment durant tout le développement intitulé Notes dans le métro (ou comment je suis devenu moi-même sans m’en apercevoir) que l’on peut lire en ligne en cliquant ici : je me permets de conseiller ce dossier-à-l’intérieur-du-dossier à quiconque aurait lu et apprécié mes Reconnaissances de dettes, la démarche d’auto-archéologie y est similaire, l’effet de fraternité aussi, peut-être.

Or page 108 de l’édition dans ma poche (livre 1, « rouge » , Le Monde), au petit bonheur de l’une de ses 1001 digressions, Bouillier trouve les mots que je ne cherchais plus à propos de ce qui s’est passé à Guernica. Je vous les recopie, en vous précisant qu’ils ne déflorent absolument rien ni du Dossier M ni de ses 1000 autres digressions, et qu’ils ne sont ici que pour documenter mon propre pèlerinage en pays basque espagnol.

Ma situation n’est cependant pas la pire qui soit : en ce moment même, les bombes sont en train d’anéantir les villes de Homs et Alep, là, tout de suite, maintenant, tandis que j’écris. Hier c’était Fallujah, Grozny, Srebrenica, Sarajevo, Murambi, Hiroshima, Tokyo, Dresde, Varsovie, Milan, Saint-Lô, Hambourg, Shanghai, Everytown et cetera – et je n’écris pas et cetera à la légère. En aucune façon. Je fais tenir toute l’histoire moderne des hommes dans cet et cetera. À qui le tour maintenant ? Quelle ville demain ? Quelles populations civiles puisque ce sont elles qui sont en première ligne désormais. Naguère, les armées se donnaient rendez-vous sur un champ de bataille pour en découdre et décider du vainqueur. Mais depuis le 26 avril 1937 et Guernica, première ville de l’histoire ne présentant aucun intérêt militaire à avoir été systématiquement et délibérément bombardée depuis le ciel, de façon quasi divine, par la Légion Condor qu’Hitler avait aimablement prêtée à Franco, les temps ont changé, au tragique détriment des gens (dont je fais partie) ; lors de la guerre d’Espagne, il s’est passé quelque chose de terrible et d’inédit, quelque chose d’immonde et d’innommable, qui n’a plus cessé de se perpétuer et de s’amplifier et d’ensanglanter l’air jusqu’à Homs et Alep aujourd’hui. Qui est devenu le modèle de tous ceux qui ne jurent que par « un État, une Église, un Chef ou un Parti » et, au cri de « Vive la mort », se disent prêts à « massacrer la moitié de leur peuple s’il le faut ». Qui est devenu la honte du monde laissant se perpétrer des massacres sans lever le petit doigt. Guernica n’est pas seulement une toile de Picasso.

On n’a plus le droit de faire ça

14/08/2022 Aucun commentaire
A une dizaine de kilomètres de chez moi : Incendie de forêt, Isère, 11 août 2022, photo Le Dauphiné Libéré/Karine Valentin

Cette nuit, je me trouvais dans un local surchauffé où un courant d’air soigneusement aménagé entre la porte d’entrée et la porte de sortie ne faisait hélas que brasser de l’air brûlant et augmenter encore la température. La salle, vaste mais toute en longueur, avait été grossièrement agencée en tant que centre d’accueil d’urgence et j’étais présent comme bénévole, rappelé pendant mes congés, afin d’assurer quelques services de premier secours auprès des réfugiés. Comme je me tenais debout derrière une banque, en nage, une scanette en main pour lire des codes-barres, il est possible que j’ai été tout bonnement mobilisé d’office pour faire ce que je sais faire, pour enregistrer des livres sur les comptes-lecteurs des malheureux réfugiés, et je m’appliquais à cette tâche, rassuré que la médiathèque soit enfin présentée comme un service essentiel. Or nous étions à quelques minutes de la fermeture de cette médiathèque de fortune, non loin du grand incendie.

Soudain, au moment même où nous prions les dernières personnes présentes de gagner la sortie, une femme entre en trombe, tête baissée. C’est une jeune maman, brune, yeux noirs, mince, accompagnée de sa fillette qui est une sorte de version réduite d’elle-même, trottinant pour rester collée. Elle fonce sur moi mais ne me regarde pas, ses yeux sont pointés vers le sol. Elle me dit : « Pardon mais je suis pressée. »

Elle a l’air de faire la gueule. Je le regrette. Je le prends même personnellement. La vie des réfugiés (elle semble davantage être en vacances qu’en détresse, mais je lui fais crédit) est bien difficile, je comprends qu’elle me fasse la gueule, mais je tiens absolument à la dérider, à la détendre, j’en fais une sorte de mission, un défi, alors je cherche à toute vitesse dans ma tête une répartie qui pourrait la faire sourire.

« Ah, bon, vous vêtes preffée ? Mes plus plates excuses monsieur le Préfet ! Je ne vous avais pas reconnu Monsieur le Préfet ! A vos ordres Monsieur le Préfet ! » Et je redresse torse et menton, je fais claquer mes talons (mes sandales) en plaçant ma paume droite perpendiculaire à ma tempe pour la saluer règlementairement.

Je ne suis pas mécontent de ma blague. Je me retiens de pouffer. Hélas, elle lève enfin sur moi ses yeux très noirs et très beaux, qu’elle fronce pour me foudroyer. Elle est en colère. Elle me dit, calme et excédée, dents serrées : « On n’a plus le droit de faire ça, vous ne le savez pas ? On n’a plus le droit de faire ce genre de blague. » Sa fillette me lance exactement le même regard noir, le même jugement miniature.

Je tombe des nues. Elle est décidément pénible cette époque woke où on n’a même plus le droit de se moquer des préfets, minorité susceptible ! Moi qui justement étais en train de mijoter dans ma tête le récit de cette anecdote pour en faire mon prochain article de blog ou mon prochain post Facebook, peut-être même l’inauguration d’une série consacrée à mes meilleures blagues, qui commencerait par « Vous vêtes preffée ah ah ah » okay, je vais revoir mes plans, je ne peux pas publier ça.

D’ailleurs je me réveille.