Romero mort et vivant
Lundi 17 juillet 2017 : George A. Romero devient un mort-vivant pour l’éternité. En hommage le Fond du tiroir rediffuse sa liste de films de supermarchés, ébauchée en 2011, étoffée en 2015, retouchée souvent, mais au sommet de laquelle trônera toujours le chef-d’œuvre de Romero.
(À lire en écoutant Lost in the supermarket des Clash si l’on est d’humeur anxieuse, et Funk the mall de Chris Grey & the BlueSpand si l’on est d’humeur badine. Ou le contraire.)
Me voici de retour dans les supermarchés, jusqu’aux tripes, jusqu’au cou, jusqu’au coup du sort, je les hante puis ils me hantent.
La grande surface est un fascinant non-lieu (selon l’acception de Marc Augé), c’est-à-dire un endroit où l’on ne fait que passer, un endroit sans début ni fin, qui appartient à tous et à personne, et qui se reproduit à l’identique dans le monde entier, créant une vie sociale à la fois minimale et universelle. Par conséquent, un idéal décor de cinéma, qui peut angoisser (le fantasme de s’y perdre), pousser à la méditation métaphysique (« Je ne suis qu’un jouet », Toy Story 2) ou donner envie de redescendre sur terre parmi ses prochains et faire l’amour (l’extraordinaire dernière réplique de la dernière scène du dernier film de Kubrick, Eyes Wide Shut). Je me demande quel est le meilleur film de grande surface que j’ai vu ?
* Hors-jeu : écartons d’emblée un faux ami, une enseigne trompeuse, le film intitulé Supermarché, ou Supermarkt en VO, du cinéaste underground allemand Roland Klick (1974). Cette chronique cracra des errances d’un zonard à Hambourg, petite frappe qui deviendra grand criminel, ne montre jamais ledit supermarché mais uniquement, et encore très brièvement, sa porte de sortie dans un parking souterrain durant une scène de braquage. Que le mot soit néanmoins choisi pour titre révèle peut-être que le supermarché est une idée avant d’être un lieu, un horizon conceptuel, une métaphore de l’époque, des aspirations, ou de la société tout entière ? Passons, et remontons aux sources.
* Incunables : il semble que le pionnier soit Zigoto gardien de grand magasin de Jean Durand (1912), avec Lucien Bataille dans le rôle-titre, suivi de près par Au ravissement des dames d’Alfred Machin (1913) qui paraît-il dénonce l’exploitation des petites mains d’un grand magasin où sévit la tuberculose. J’avoue que je n’ai vu ni l’un ni l’autre… C’est Chaplin qui, parce qu’il avait tout compris en incluant un grand magasin dans sa vision des Temps modernes (1936), reste dans nos mémoires grâce à la scène en patins à roulettes – trop féérique pour mon goût.
* Cinq ans plus tard, les Marx au grand magasin (Charles Reisner, 1941) dénote le même émerveillement face au grouillement joyeux et nouveau du général store, mais je cherche quelque chose de plus terre-à-terre.
* Le terre à terre arrive peu après, pour le meilleur et pour le pire : le supermarché devient le rendez-vous du couple de tueurs comploteurs d’Assurance sur la mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944), mais ce n’est qu’un décor faussement neutre, une façade, une couverture, le signe que le supermarché est entré dans la banalité du mode de vie. Voyons dans les films plus récents…
* Scènes de ménage dans un centre commercial (Paul Mazursky, 1991) ? Bof, sitcom peu intéressant, avec un Woody Allen qui pour une fois n’écrit pas ses dialogues.
* Mi-temps, le court de Mathias Gokalp (2001) ? Trop court, justement, dommage (mais on y peut voir un plan fixe sensationnel sur une nuque, un personnage n’a peut-être jamais été filmé de dos avec autant de justesse).
* Cashback (Sean Ellis, version court métrage 2004 / version long métrage 2006) ? Ah, oui, très joli film, mais peut-être trop joli pour être honnête, amourette à la poésie un chouïa simplette.
* Odete (João Pedro Rodrigues, 2005) ? Autre histoire d’amour, mais autrement plus âpre et originale, puisqu’elle naît entre un barman gay endeuillé et une patineuse de supermarché. Trop originale, peut-être, pour qui chercherait à s’identifier.
* Riens du tout (Cédric Klapisch, 1992) ? Trop gentil.
* Le Grand bazar (Claude Zidi, 1972) ? Trop ringard.
* Les Chinois à Paris (Jean Yanne, 1974) ? Trop… heu… Trop.
* Bad Santa (Terry Zwigoff, 2003) ? Trop ricaneur.
* Une valse dans les allées (In den Gängen, Thomas Stuber, 2018) ? Trop allemand.
* Certains films de Luc Moullet, Toujours plus (1994) ou Génèse d’un repas (1978) ? Oui, pour leur indéniable valeur documentaire, mais dans ce registre L’île aux fleurs (Jorge Furtado, 1992) est encore meilleur, indépassable, quand bien même le supermarché n’y est qu’un des éléments du puzzle. Le documentaire pourtant n’est pas ce qui m’intéresse, je cherche une mise en scène de ce que je ressens, je cherche du cauchemar.
* Le joli mai (Chris Marker, 1962) ? Encore un documentaire. Cette fabuleuse somme sur ce qu’était la modernité au printemps contenait évidemment une scène de supermarché. On y voit, ironie markerienne, un consommateur pousser son caddie qui contient Propos sur le bonheur d’Alain en livre de poche. Mais cette scène, parmi de nombreuses autres, fut retranchée du montage final. Heureusement, on la trouve recyclée dans le court métrage Jouer à Paris de Catherine Varlin (montage Marker), assortie du commentaire suivant, au plus-que-parfait de science-fiction (La Jetée date de la même année) : « Les spécialistes des études de marché avaient établi de manière sûre qu’aucun vendeur ne pouvait faire acheter autant de choses inutiles à un client que le client lui-même. Pour aboutir à ce résultat, il suffit d’amener ledit client au contact de l’abondance, de le hisser jusqu’au palier de l’envie » .
* Inside job (Nicolas Winding Refn, 2003) ? Pas mal pour un cauchemar, on s’approche, on chauffe, anxiogène et obsessionnel, mais le centre commercial n’est en jeu que dans les premières minutes du film, un simple paysage utilisé pour ses propres caractéristiques.
* Avant que de tout perdre (Xavier Legrand, 2012) ? Idem, court-métrage exceptionnel de maestria, avec un travelling final le long des caisses d’un supermarché, débordant de tension, de suspense, de violence latente, mais où le centre commercial n’est que le décor de l’angoisse, pas son objet.
* Le grand soir (Delépine/Kervern, 2012) ? Bordel punk à chien, sympathique et étonnamment tendre, mais un peu court politiquement, en dépit de son titre. Juste avant sa sortie, j’ai entendu dans une interview Delepine expliquer qu’il avait débuté l’écriture et le tournage persuadé qu’il ferait un film contre les supermarchés et le consumérisme qui l’accompagne… mais que finalement, une fois le tournage installé, l’équipe s’y trouvait bien dans ce supermarché, c’était climatisé, confortable, paisible, sûr, il comprenait que des gens s’y ruent, pour rien, pour y être, et il avait modifié les dialogues dans ce sens. Je tends à trouver cette ambiguïté (syndrome de Stockholm ?) plus bizarre et plus intéressante que le film lui-même.
* Holy motors (Leos Carax, 2012) ? Hors concours. Je ne cite ce film unique, cette hallucinante splendeur, cette poésie cinématographique pure, que pour boucler la boucle : la scène de la Samaritaine désaffectée, avec son couple d’amoureux qui n’achètera rien mais qui déambule dans de grands escaliers et sur des mezzanines art déco jonchées de mannequins brisées… Cette scène, j’ignore si quiconque à part moi l’a remarqué, est le fantôme de celle par quoi tout à commencé, les noctambules à roulette des Temps modernes de Chaplin sus-cités. Mais… hors concours.
* The mist (Frank Daramont, 2007) ? Grand-guignolade pas très inspirée, tout comme l’Armée des morts (Zack Snyder, 2004), ces deux-là inférieurs à leur modèle.
* Leur modèle… J’y arrive enfin. Oui, décidément, le sale chef d’œuvre en la matière, la palme d’or incontestable du « film de supermarché » est Zombie (George A. Romero, 1978), qui par métonymie fait du Monroeville Mall une société de consommation en résumé, modèle détruit. L’hélicoptère des héros se pose sur le toit du centre commercial (on va être bien, ici, il y a tout ce dont on a besoin)… Hélas, par un puits de lumière ils aperçoivent devant les vitrines le dandinement absurde et menaçant des zombies. Dialogue :
– What are they doing, why did they come here ?
– Some kind of instinct. Memory of what they used to do. This was an important place in their lives.
– They’re after the place. They don’t know why, they… just remember. They remember they just wanted to be in here.
– But what the hell are they ?
– They are us, that’s all.
La grande surface, derrière l’apparence pacifiée de son rapport marchand équitable, sous sa musique d’ambiance, son air climatisé, ses vigiles, sa fluidité des hommes comme des marchandises, ses simulacres festifs perpétuels, est un lieu de suprême violence sociale. Chaque mort-vivant pour lui-même et son Caddie ! Il s’agit de bouffer, il s’agit de survie, un retour à l’archaïque au cœur de la modernité, c’est tout cela que Romero révèle dans Zombie.
* Pourtant les images réelles sont pires que du Romero, bien pires. Les photos de centres commerciaux abandonnés ont des airs de fin du monde… Et les images de l’incendie du supermarché d’Ycua Bolanos que l’on trouve sur Internet sont l’horreur elle-même, l’horreur absolue. Pas un film d’horreur, mais une horreur filmée. L’homme n’est pas un loup pour l’homme, le loup étant un animal trop noble, l’homme est un zombie pour l’homme.
Addenda
* Bonus pop 2014 : La caissière du super d’Arthur H.
* Bonus politique 2015 : Discount de Louis-Julien Petit.
* Bonus 2016 : pour quelque raison, le rôle de vigile de supermarché est devenu furieusement tendance dans le cinéma français, Reda Kateb dans Qui vive, Vincent Lindon dans La loi du marché, Olivier Gourmet dans Jamais de la vie…
* Bonus 2017 : le Blow up spécial supermarchés.
* Bonus 2018 : re-la Samaritaine dans Nocturama de Bonello – oh quel film ! Et quelle utilisation de la grande surface ! Peut-être LE film de supermarché que j’attendais depuis que j’ai commencé à compiler cet article, alors je ferais mieux de cesser ici ces mises à jour annuelles. Sauf que non, il en arrive encore.
* Bonus 2019 : encore une histoire de braquage et de vigile, qui devient un genre cinématographique à part entière : Walter de Varante Soudjian.
* Bonus 2020 : Saul Goodman, l’avocat véreux, cherche à disparaître. Il devient Gene Takovic, manager d’une échoppe de brioche industrielle franchisée, invisible dans une galerie commerciale quelconque.
* Bonus 2021 : archive de Cinéma, Cinémas (1990) ! Patrick Modiano déambule dans un supermarché et y voit le fantôme d’une salle de cinéma.
Rien à rajouter, ou alors il faudrait que je me creuse les méninges et il fait trop chaud. Si : parfois certains films ne passent pas le cap de la maturité (la tienne, je veux dire) ; il est parfois difficile de les revoir pour vérifier qu’ils étaient dignes de tout ce que tu y a mis à l’époque où aller au cinéma était absolument vital pour ta construction, ton assemblage interne. Certains de ces films essentiels ont fait leur job, tu n’en as plus besoin, ils sont soigneusement rangés sous la 3e couche de poussière au fond de ta cave intime, et les déranger ne remue plus que de la naphtaline. J’ai revu « Zombie » l’an dernier avec un peu d’appréhension, 33 ans (l’âge de la maturité ?? de la mort symbolique supposée de nos folies, oui) après sa première vision dans le feu de mes 16 ans. J’ai repris la même claque. Je me suis retrouvé hagard devant une telle science pour nous mettre le nez dans nos hantises sociétales sans voyeurisme, sans cynisme, sur le fil du rasoir de la beauté et de l’horreur. Parce que je suis persuadé que Romero (sans forcément avoir été le contestataire qu’on veut à toutes forces faire de lui) était un sacré humaniste…En fait, j’ai ressenti la même chose cette année devant « Grave » de Julia Ducournau. Peut-être la gifle de la poésie, tout simplement. Si l’on veut que la poésie vous mette à la fois le cerveau, le coeur et les tripes à l’air, à un moment il y faut juste…du cerveau, du coeur et de la tripe à l’air.
PS : pour le coup c’est un vrai monument de nihilisme à l’américaine (aux antipodes des films précités), mais je ne partage pas tout à fait ton avis sur « The mist ». La fin certes est horrible mais le film entier la contient, l’amène, la prépare. Une leçon de cynisme qui va encore plus loin que la nouvelle…
Coucou, c’est encore moi. Je ne crois pas avoir vu dans ta liste le merveilleux, le magnifique « Futur est femme » de Marco Ferreri. Trois personnages se font, se défont, se frôlent et se cherchent autrement, coupés d’un monde qui n’a plus de sens. Et toujours ce leitmotiv « ferrerien » : l’homme a besoin de la femme pour l’aider à mourir et le faire renaître, toujours.