Sol Invictus

Vu L’Étranger de François Ozon.
Si dans mon paysage mental Albert Camus est un phare, Ozon est un clignotant.
Une lumière alternative : un coup oui un coup non.
Son appétit continu de créer du cinéma, un film par an, me rappelle Claude Chabrol, en quelque sorte son alter-ego du XXe siècle : Chabrol tournait sans cesse, alignant les films insignifiants ou médiocres, mais une fois de temps en temps signait un chef d’oeuvre qui pour quelques années remettait les pendules à l’heure (La Cérémonie en 1995).
Ozon me fait le même effet. Entre deux films majeurs et nécessaires (Grâce à Dieu en 2018, cet Étranger en 2025), que de films seulement honnêtes (c’est déjà pas mal) voire vaguement malhonnêtes, ou franchement débiles (Mon crime en 2023) !
Son Étranger est un cas d’école pour l’adaptation littéraire à l’écran. On y peut voir se succéder une suite de pertinentes et intelligentes décisions de la part du metteur en scène :
– sur le casting (tous les comédiens excellent, Benjamin Voisin en tête),
– sur les dialogues (économie de la voix off : seules deux scènes clefs citent littéralement le monologue du roman, la scène de l’assassinat et la toute dernière page… Lorsqu’on évoque le roman de Camus, on cite traditionnellement sa percutante première phrase, ici absente, alors que sa toute dernière est largement aussi magistrale : « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il ne me restait qu’à souhaiter qu’il y ait, le jour de mon exécution, beaucoup de spectateurs et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » ),
– sur la mise à jour « idéologique » de Camus (Ozon prend en compte non seulement le roman originel mais aussi Meursault contre-enquête de Kamel Daoud pour éclairer ce qui était un angle mort chez Camus, le colonialisme),
– sur la reconstitution (avec ouverture sur des simili-actualités d’époque),
– sur la musique (The Cure dans le générique de fin, mais oui, forcément, maintenant que tu me le dis ça coule de source, Staring at the sea, sharing at the sun, I’m the stranger),
– sur la fidélité au texte tout autant que sur l’infidélité (la scène onirique où Meursault voit sa mère lui raconter une exécution capitale qui rendit malade son père provient, si je ne m’abuse, non de l’Étranger mais du Premier homme),
– et enfin, et surtout, sur la lumière.
L’Étranger est un roman dont la lumière constitue à la fois la matière, le contexte et le sujet, puisqu’on se souvient que Meursault, à l’heure d’expliquer son geste, accuse le soleil. C’est dire s’il ne fallait pas louper la lumière à l’image. Ouf, elle est resplendissante, aveuglante, évidente, lancinante, si nette qu’elle en est louche, si contrastée qu’on comprend qu’il y a de quoi perdre la boule : le noir-et-blanc est sublime.
À ce stade me vient une pensée pour l’une des séries les plus marquantes que j’ai vues ces dernières années : Ripley de Steven Zaillian (2024), qui témoignait d’un noir-et-blanc similaire, tout aussi somptueux, violent et collant à son histoire. J’ai même cru que les deux oeuvres avaient le même chef op (j’ai vérifié : pas du tout – alors je cite ces deux orfèvres, Robert Elswit pour Ripley, Manuel Dacosse pour L’Étranger).
Les deux oeuvres rejoignent en tout cas un même imaginaire, via une série de points communs que jusqu’à présent je n’avais jamais identifiés, tant leurs origines appartiennent à des littératures (apparemment) distantes. Le Meursault d’Albert Camus (1942) et le Ripley de Patricia Highsmith (1955) sont deux mythes littéraires. Deux monstres par défaut, deux jeunes hommes fort difficiles à cerner dans les livres (le cinéma court le risque de s’y casser les dents, car les montrer n’y suffit pas), deux blocs d’abîme pratiquement vides dans lesquels on peut projeter nos diverses terreurs, deux taiseux séduisants capables d’être brillants lorsque finalement ils se mettent à parler (mais alors ils deviennent antipathiques et effrayants), deux assassins mystérieux à la personnalité opaque, et en outre deux méditerranéens baignés de soleil (comment s’appelait l’une des plus célèbres adaptations cinématographiques de Ripley ? Ben voyons : Plein soleil, René Clément, 1960).
Un dernier mot : j’ai lu ou entendu quelques critiques du film qui en profitaient pour égratigner le roman de Camus, le qualifiant de daté, dépassé ou ringard. Je suis indigné, et consterné que, 80 ans plus tard, domine encore et toujours la position sartrienne qui tenait Camus pour un auteur médiocre (puisque pas assez politisé) juste bon à réviser son bac. Au contraire, je me demande si L’Étranger n’est pas, aujourd’hui, plus actuel que jamais : il présente un homme coupé de ses émotions, de ses affects, de ses motivations, de ses liens au monde. Combien de milliers, de millions de jeunes gens dans ce cas en 2025 ? Les étrangers sont légion. Et ceux-là, impossible de les raccompagner à la frontière.
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