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Archives pour 07/05/2025

Le dinosaure du diable

07/05/2025 Aucun commentaire

Jack Kirby est l’un de mes artistes préférés. Archive : je lui rendais hommage ici, appelant à comparaître Blaise Pascal, Kubrick, Terrence Malick, Baudelaire, Freud et Frank Zappa, car il faut ce qu’il faut.

Kirby est un tel créateur de mondes, d’images et d’imaginaires, qu’inlassablement je suis curieux de la moindre de ses œuvres, sûr et certain que même la plus mineure, la plus contrainte, la plus oubliée, la plus anecdotique recèlera une étincelle qui allumera mon œil. Je ne suis jamais déçu.

C’est ainsi que je viens, et avec quelle joie, de mettre la main sur un lot d’une extrême bizarrerie : Devil Dinosaur, la toute dernière contribution de Kirby à l’univers Marvel (en 1978) – sachant que la toute première était Captain America (en 1940).
Kirby, juste avant, donc, de claquer la lourde, et cette fois définitivement, d’une compagnie qui l’aura pressé comme un citron durant quatre décennies sans jamais lui reconnaître aucun droit mais en lui décernant le titre honorifique et gratuit de King, n’est pas corporate pour un sou : il ne nourrit plus la moindre appétence ni pour les super-héros de la maison ni pour l’univers partagé Marvel (ce gimmick reconduit à l’identique sur écran depuis que Marvel est aussi un studio de cinéma), et cherche au contraire une niche où on lui foutra la paix, où il pourra poursuivre ses obsessions narratives et graphiques sans se faire envahir par un Spider-Man ou un Hulk au détour d’une page. C’est ainsi qu’il se (et nous) retrouve en pleine préhistoire. Mais quelle préhistoire.

Devil Dinosaur est une histoire délicieuse, impossible, saugrenue, orageuse, pop, un peu débile, un peu kitsch, mais merveilleuse, pleine de bruit, de fureur, de points d’exclamation et de Kirby krackles. L’histoire de l’amitié entre un T-Rex rouge nommé Devil, et un jeune mammifère hominidé, poilu comme un singe mais malin comme un homme, nommé Moonboy.
Les deux compères caracolent à travers les âges farouches, l’un à califourchon sur l’autre, échappant à d’innombrables dangers parmi lesquels : des ptérodactyles, des tricératops, des volcans, des tremblements de terre, des fourmis de 18 mètres (sans chapeau sur la tête), des hordes d’humain primitifs, cruels et superstitieux, des envahisseurs extra-terrestres et leurs robots tueurs… À peu près aussi stupéfiant, et scientifiquement suspect, que si l’on mixait la première séquence de 2OOI: A space Odyssey, où un proto-humain invente l’humanité en même temps que l’outil, avec Godzilla.

Rappelons qu’entre la disparition du dernier dinosaure et l’apparition du premier hominien se sont écoulés environ soixante millions d’années – mais, bah, rappelons aussi qu’un précédent existe, Rahan, lui aussi, croisait de temps en temps un dinosaure survivant et résiliant, peu importe la chronologie, que sont soixante millions d’année du moment qu’on raconte une bonne histoire. Or on reconnaît une bonne histoire à ce qu’elle parle de nous.

Et, oui, Devil Dinosaur parle de nous, donne à lire un mythe fondateur qui rêve et métaphorise ce que nous sommes, ce que nous devenons en tant qu’espèce. Je prélève une page de l’épisode 6 et je prétends qu’il s’agit, sous nos yeux, ni plus ni moins de l’invention du patriarcat allié à la religion. Une brute épaisse s’approprie une femelle farouche, et explique tout en la violant que c’est parce que les esprits l’ont conduite jusqu’à lui et qu’elle n’a qu’à bien se tenir, elle n’a pas intérêt à blasphémer contre les esprits :

Traduction de mon cru :

– Si tu ne peux pas respecter ce que je suis, alors tu apprendras que je suis plus dangereuse que les monstres que nous affrontons !
– Dans ce cas tu mérites que moi, Main-de-Pierre, te donne une bonne leçon ! Viens ici !
– Voilà une femelle pleine de volonté.
– Pas touche, espèce de serpent des marais ! Sache que dans ma tribu, les femelles ne sont pas des possessions !
– Ta tribu a été exterminée ! Personne ne m’empêchera de te revendiquer pour mienne ! Ne comprends-tu donc pas ? Tu me plais ! Je te veux ! Ce sont les esprits qui nous ont réunis ! Oserais-tu les défier ?
– Les esprits t’ont peut-être parlé, mais pas à moi ! Lâche-moi !
– Fais comme elle te demande, Main-de-Pierre ! Si tu la forces à rester près de toi, tu attireras sur nous de bien sombres jours !
– La ferme, vieillard !

Saynète formidable, non ? Dire qu’à l’heure même où j’écris ceci, et comme une apogée de l’histoire débutée chez les hommes-singes hirsutes, un conclave de 133 vieux messieurs visités par les esprits est en train, au Vatican, de choisir celui qui les guidera, afin de continuer à statuer sur ce que sont les femmes et ce qu’il convient d’en faire, guettons la fumée blanche.

Et ce n’est pas tout ! Dans le même lot de vieux comics, plus exactement dans le numéro suivant Devil Dinosaur #7, je débusque un éditorial de Stan Lee tout aussi édifiant.
En 1978, Stan Lee, ex co-auteur et meilleur ennemi de Jack Kirby, n’écrivait quasiment plus de scénarios de bandes dessinées mais seulement des éditos, une chronique intitulée Stan’s soapbox insérée dans tous les fascicules Marvel, laïus autosatisfait où il faisait ce qu’il savait faire le mieux : le mariole, le vantard, le représentant de commerce qui parle de la pluie, du beau temps et de lui-même, et d’ailleurs tu tombes bien, il en a une bonne à te raconter. Sauf que pour une fois, le sujet était sérieux :

Traduction de mon cru :

Vu de ma fenêtre, le sectarisme [bigotry en VO] est l’une des diverses taches qui souillent le blason humain et devront être grattées et éradiquées si un jour nous voulons nous prétendre réellement civilisés.
Le sectarisme prend d’innombrables formes et déguisements, mais là où on le reconnaît le plus aisément c’est dans sa forme de généralisation malveillante et décervelée. Par exemple, quand vous entendez un abruti proférer « Tous les Italiens sont comme ci » ou bien « Tous les Allemands sont comme ça », ou bien « Les femmes sont toujours ceci-cela », ou bien « Tous les Noirs, ou les catholiques, ou les juifs, ou les peaux-rouges, liste non exhaustive, sont comme je te dis ! »
Eh, bien, les tarés qui s’expriment ainsi, toujours avec une intention de rabaissement, de dénigrement, ne s’en rendent sans doute même pas compte, mais ils sont ni plus ni moins des sectaires [bigots en VO]. N’importe qui doté d’un QI légèrement supérieur à celui du crétin sait fort bien que toute catégorie d’humains est forcément hétérogène. Elle comprend des bonnes personnes, des mauvaises personnes, et l’infinité des nuances entre les deux – et vous trouverez de tels spécimens parmi toutes les races, religions, formes, tailles, et sexes. Vous avez envie de détester quelqu’un ? Je vous en prie. It’s a free country. Mais faites-le parce que lui ou elle vous en a donné de sérieuses raisons, et non à cause d’une couleur de peau, une religion, un arbre généalogique, la forme de ses orteils, ou tout autre prétexte débile, confus et bas du front !

Conclusion et CQFD.

Cette planche et cet édito sont indéniablement datés. Ils ont sans doute perdu, non leur actualité, mais leur légitimité, leur intelligibilité, ringardisés qu’ils sont par le zeitgeist et par les libéro-fascistes au pouvoir en 2025, dans leur propre pays et ailleurs. Peut-être seraient-ils fired, ou canceled.
Mais réciproquement, que penserait Jack Kirby, qui en 1944 avait dû interrompre sa carrière de dessinateur pour combattre l’armée nazie en Normandie, du salut nazi d’un vice-président officieux et non élu ?
Dans les années 60 et 70, Kirby, Stan Lee et les autres, incarnaient et dispensaient via les comics Marvel un humanisme pour les masses sous enveloppe imaginaire et vivement colorée, une ouverture d’esprit archéo-woke expliquée aux enfants, un soft power tolérant et progressiste…
Leurs dessins et leurs textes constituent le témoignage exotique d’une époque où les USA méritaient parfois l’admiration. Et qui aujourd’hui peuvent être relus en tant que contraire absolu, et dans l’idéal comme antidote, de la monstruosité Trmumpsk, ce bigot tenant d’un obscurantisme plus proche d’un Main-de-Pierre attrapant sa femelle par la chatte que d’un brave dinosaure, cette force sombre et destructrice qui mène ces jours-ci, avec sa cravate aussi rouge qu’un T-Rex du diable, son pays et le monde au bord du chaos.