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« Grand soldat » = oxymore

07/02/2023 Aucun commentaire

Les nominations aux Oscars 2023 viennent de tomber. À l’Ouest, rien de nouveau d’Edward Berger est en lice pour 9 récompenses ; Top Gun: Maverick pour 6, et Avatar La voie de l’eau pour 4. Tous trois concourent pour le prix du meilleur film. Trois films de guerre, d’une manière ou d’une autre, documentée ou fictive. Le film de guerre se porte bien. Sans doute parce que la guerre se porte bien.

Depuis que le cinéma existe, il n’y a toujours eu que deux sortes de films de guerre : les films de propagande et les films pacifistes (distinction applicable également aux romans de guerre, depuis que la littérature existe). Les films de propagande mettent en scène des héros, des grands soldats qui mènent une guerre juste, noble, et qui généralement gagnent à la fin ; les films pacifistes mettent en scène des soldats ni grands ni petits, de simples humains paumés dans une guerre violente, sale, moche, absurde, et souvent ils meurent à la fin. D’un côté le divertissement droit dans ses rangers et fleur au fusil, de l’autre le pamphlet ou le reportage, la tragédie et les charniers. Il va de soi que les films de la seconde catégorie sont plus réalistes que ceux de la première.

On rangera évidemment À l’Ouest, rien de nouveau dans la catégorie des films de guerre pacifistes qui plongent son spectateur dans la boue et le sang, l’écoeurent et l’indignent et lui donnent envie de fuir l’uniforme ; Top Gun et Avatar entrent dans la catégorie des films de guerre de propagande qui fouettent les nerfs, s’adressent aux sensations, présentent la guerre comme un trépident manège de foire, et donnent envie de s’enrôler dans le bureau de recrutement le plus proche.

Il convient de souligner que la Première Guerre Mondiale est la plus propice à inspirer des films de la catégorie pacifiste, dénués de tout esprit nationaliste va-t-en-guerre, et ce immédiatement après l’armistice, dès 1919 avec J’accuse d’Abel Gance (puis la liste est longue : La Grande illusion de Renoir, Les sentiers de la gloire de Kubrick, Johnny s’en va-t-en guerre de Trumbo, La vie et rien d’autre de Tavernier…) et qu’elle est assez peu susceptible d’engendrer des fictions de propagande vantant la noblesse des armes. Pour une raison simple : cette Première, bien mal surnommée Der des Ders, est indéniablement et de quelque côté qu’on la prenne, sale, moche, absurde, débile, et il y est fort malcommode de distinguer gentils et méchants. Idem les romans qui, pour partie, ont inspiré les films : À l’Ouest, rien de nouveau (Erich Maria Remarque, 1929), Les Croix de bois (Dorgelès, 1919), ou Voyage au bout de la nuit (Céline, 1932) (1) sont des romans sur la Première Guerre Mondiale écrits par ceux qui l’ont vécue ; qu’ils soient français ou allemands n’a pas tellement d’importance, puisque les tranchées étaient à peu près les mêmes des deux côtés du front et ces oeuvres, éminemment antimilitaristes, sont absolument dénuées de patriotisme ou d’héroïsation de ses protagonistes.

La Seconde Guerre Mondiale, a contrario, fait émerger beaucoup plus naturellement le camp des gentils et celui des méchants, héros et vilains pour parler comme un film Marvel, et si l’on s’en tient à la dichotomie ci-dessus, a engendré infiniment plus de films de propagande que de films pacifistes : Le Jour le plus long (1962) pour ne prendre qu’un exemple entre mille, montre les gentils alliés triompher des méchants nazis et doit, malgré qu’on en a, être rangé parmi les films de propagande où les héros gagnent à la fin. Ceci est d’autant plus difficile à écrire pour moi que, comme tout le monde (à l’exception de quelques dangereux extrémistes infréquentables) je suis convaincu que les alliés sont gentils et les nazis méchants et, mes deux grands-pères ayant été, chacun à sa manière, engagés dans la Résistance, je me suis toujours senti du bon côté. Ce n’est pas une raison pour rejeter la distinction, toujours opérante même dans le cas d’une guerre que je juge personnellement juste, entre les films pacifistes (où la guerre est une horreur) et les films de propagande (où la guerre est une épreuve désirable, qui sera remportée par les gentils grâce à une justice providentielle et le sens de l’Histoire).

Les guerres se poursuivent, et le cinéma guerrier aussi : je songe qu’en ce moment même, ou très bientôt, la Russie et l’Ukraine produisent et produiront leurs propagandes… Et plus tard, peut-être, leurs pacifismes.

Mais revenons à ce À l’Ouest, rien de nouveau, troisième adaptation cinématographique du roman de Remarque, et toute première produite par des Allemands, en langue allemande. Son réalisateur, Edward Berger, n’a pas manqué de rappeler que les Allemands n’ont pas le même rapport à la guerre que les citoyens des autres nations : en 1945 ils ont intégré la honte et la haine de soi nationales, qui les ont sans doute rendus, tels des individus violents reconditionnés de force par quelque « méthode Ludovico » , incapables de se compromettre dans la catégorie du film de propagande, où la guerre est héroïsée et sexy. C’était bien à eux de réaliser cette nouvelle version du film pacifiste, comme un retour à la maison, ou un mythe fondateur de nouveau raconté. Mission accomplie, à merveille. À l’Ouest, rien de nouveau version 2022 est un tour de force toujours nécessaire et toujours dérisoire.

Deux réflexions subsidiaires :

– On peut toujours dire du mal de l’Union européenne, ouais, ouais, on peut en dire du mal puisqu’elle a bien des défauts et qu’elle fait parfois de la merde (exemple récent : elle se laisse facilement impressionner et corrompre par les pétrodollars qatariens). N’empêche que si elle est née, c’est suite aux deux suicides européens (1914-1918 : 17 millions de morts ; 1939-1945 : 20 millions de morts), et qu’elle tente depuis d’accomplir une mission pacifiste, elle tente d’empêcher l’Europe de se suicider en prenant de cours les nationalismes débilitants et les hécatombes (faut-il rappeler l’imparable slogan de François Mitterrand, Le nationalisme c’est la guerre ?). Merci à l’Union européenne, entité transnationale. Elle est aussi peu glamour qu’un film de guerre pacifiste face à un Top Gun ou un Avatar. On ne lui décernera pas d’Oscar. Mais la candidature de l’Ukraine à l’Union européenne fait sens.

– On peut toujours dire du mal de Netflix, ouais, ouais, on peut en dire du mal puisqu’il a bien des défauts et qu’il fait parfois de la merde. N’empêche que c’est Netflix qui a donné (a rendu) à un Allemand, et en quelque sorte à l’Allemagne, pays où l’industrie cinématographique est en ruine, les moyens de réaliser ce film allemand et anti-nationaliste, utile peut-être au monde entier. Merci à Netflix, entité transnationale.


(1) – « – Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat… 
– Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. »
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit