La femme dans l’espace

1929 : Fritz Lang sort son dernier film muet, La Femme sur la lune, qui est aussi le premier film de science-fiction où la science se veut aussi importante que la fiction, où les fusées sont techniquement crédibles et d’ailleurs apparentées aux V2 (à côté, Métropolis est une fable de pure imagination). C’est, dit-on, ce film qui pour des raisons de suspense cinématographique, a inventé le principe du compte à rebours de dix à zéro, repris ensuite lors des vrais lancements de fusée. Surtout, c’est le premier film où dès le titre, la Femme, fantasme étrange, est associée à la conquête de l’espace, ce truc de geeks testostéronés aux poitrails larges et plats.
2019 : 90 ans plus tard sortent quasi-simultanément deux films qui eussent pu porter un titre similaire, La Femme dans l’espace, deux films qui interrogent l’identité féminine propulsée dans le firmament, où la Femme rêve sa place au ciel, lestée pourtant de toute sa charge mentale et familiale.
D’un côté, Star Wars IX : l’ascension de Skywalker de J.J. Abrams, blockbuster décérébré qui réussit le prodige d’être à la fois sénile (rabâchage gâteux de motifs démotivés) et infantile (satisfaction immédiate de pulsions immatures sans conséquence ni sanction), où la Femme est incarnée vaille que vaille par Daisy Ridley ; de l’autre, Proxima d’Alice Winocour, bouleversante épopée humaine, modeste et miraculeuse, où la Femme est incarnée, avec beauté, courage, émotion, force et poésie (ouais tout ça ! Rien de moins ! Je suis amoureux et à toutes fins utiles je rappelle que si le cinéma ne rend pas amoureux il ne sert à rien) par Eva Green.
La Guerre des étoiles est une pierre angulaire de mon imaginaire depuis 1977, ses mentions dans Reconnaissances de dettes en attestent, et cela me fait sans doute prendre un peu plus à cœur qu’il ne le mérite le naufrage de son dernier chapitre, qui correspond tellement mieux à la définition de film de super-héros donnée par Scorsese (« ce n’est pas du cinéma, c’est un tour de manège dans un parc d’attraction ») que de nombreux films de super-héros.
Les péripéties tonitruantes s’y perpétuent sans importance ni la moindre sensation de danger puisque les personnages qui meurent ressuscitent dès la scène suivante. L’effacement de la mémoire de C-3PO, un des seuls personnages présents au long des neuf volets, y apparaît comme une note d’intention, voire une métonymie, ou la métaphore d’un éternel recommencement amnésique.
Autre ratage représentatif du même registre mémoire morte… Bâton dans les roues du croiseur interstellaire : une des actrices vedettes est morte, Carrie Fisher. Ce sont des choses qui arrivent. Faute rédhibitoire : ne pas l’avoir remplacée, et se contenter de chutes de tournage des films précédents où elle apparaissait afin que le personnage et l’actrice soient coûte que coûte présents. C’est une hérésie. Star Wars est un conte, on le sait dès la première image de chaque épisode : A long time ago in a Galaxy far, far away, tournure qui signifie Il était une fois…

Rien de plus beau, rien de plus noble, rien de plus utile qu’un conte qui assume sa nature et sa fonction de conte. Or dans un conte, l’histoire prime sur celui qui la raconte. Le personnage aurait donc dû primer sur l’actrice. Il aurait été magnifique que le personnage de Leia (ainsi que tous les autres, d’ailleurs) trouve dans ce dernier film un destin, une résolution, un sens, tout simplement une histoire dignes d’un conte, plutôt qu’on nous refourgue mécaniquement et post-mortem le sourire malin de la princesse Leia.
Mais dans ce film rien n’est écrit, tous les signes sont simplement amassés tels des doudous dans une chambre d’enfants. Un peu de sourire malin de la princesse Leia, un peu de droïdes, un peu d’hyperespace, un peu de peluches Chewie et Ewoks, un peu de Palpatine, un peu de Lando Calrissian, un peu de I’ve got a bad feeling about this, un peu de Wilhelm scream, un peu de Han Solo (scène particulièrement ridicule)… Et pour terminer, lorsqu’enfin pour la neuvième fois le camp du bien l’emporte, cinq bonnes minutes d’auto-célébration où chaque personnage présent sans être écrit embrasse tous les autres. Certains plans tiennent du pur remake rituel sans queue ni tête d’une scène vue dans l’un des huit premiers, sans autre fonction que de faire plaisir (le concept porte un nom : fan service) mais comme je suis un ingrat j’en sors seulement écœuré. Ah ça bien sûr c’est « bien filmé » puisque les lasers ne sont pas flous, et bien monté, comme une bande-annonce de deux heures. D’ailleurs l’impression qui surnage en moi est celle d’un film épuisant parce que répondant à une logique technique de bande-annonce : les enchaînements entre les chocs visuels et les clins d’œil dominent le déroulé, mais l’histoire n’a aucune importance, il suffira que le public ait l’impression qu’il y en a une.
Enfin, pour revenir au sujet initial, le sexe du personnage principal n’y a pas plus de signification et n’y est pas moins décoratif que tout le reste. Pourtant, l’introduction du personnage de Rey dans l’épisode VII, quatre ans plus tôt, était une stimulante et rafraîchissante innovation, une irruption de la modernité dans une galaxie lointaine il y a fort-fort longtemps (les contes ont le droit d’être modernisés et ils ne font jamais autre chose) : enfin UNE jedie parmi ces messieurs. Mais tout ça pour dire quoi en fin de parcours ? Oh, rien de spécial, en fait.
Toujours au chapitre du gâchis de la montée en puissance des femmes, à quoi bon enrôler une actrice aussi subtile et ambigüe que Keri Russell si c’est pour ne jamais voir ses expressions, dissimulées sous son casque de Power Ranger ?
Au contraire, la féminité de l’astronaute incarnée par Eva Green dans Proxima , film de science-fiction au plein sens du terme (fiction scientifique – l’autre film discuté ici appartenant à un tout autre genre, celui du nanar à trois milliards) est une donnée fondamentale du récit. Là, dès les premières images et jusqu’au magnifique générique de fin documentaire, le sentiment de danger est donné à ressentir, à partager au spectateur. Danger de partir, danger de notre fragilité dans l’espace, danger d’être une femme, danger de mourir, danger de l’inconnu, danger de la confrontation, danger de ne pas être à la hauteur. Et par-dessus tout danger de la perte de ceux que l’on aime – états d’âmes qu’on croira féminins seulement si l’on ignore que « féminin » signifie, en gros, la moitié d’ « humain » . Réflexions belles, nobles et utiles comme un conte, un vrai.
Les questions que pose ce film étaient déjà là (je veux dire, dans ma tête) il y a plus de dix ans. L’un des plus vieux articles de ce blog, intitulé Écrire d’une main, allaiter de l’autre, discutait l’alternative antédiluvienne (et d’ailleurs patriarcale) : accomplir une œuvre ou faire un enfant. Pour ma part, héroïque comme une cosmonaute et même comme une femme, je revendiquais déjà les deux, de front.
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