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Archives pour 12/2019

La femme dans l’espace

29/12/2019 2 commentaires

1929 : Fritz Lang sort son dernier film muet, La Femme sur la lune, qui est aussi le premier film de science-fiction où la science se veut aussi importante que la fiction, où les fusées sont techniquement crédibles et d’ailleurs apparentées aux V2 (à côté, Métropolis est une fable de pure imagination). Surtout, c’est le premier film où dès le titre, la Femme, fantasme étrange, est associée à la conquête de l’espace, ce truc de geeks testostéronés aux poitrails larges et plats.

2019 : 90 ans plus tard sortent quasi-simultanément deux films qui eussent pu porter un titre similaire, La Femme dans l’espace, deux films qui interrogent l’identité féminine propulsée dans le firmament, où la Femme rêve sa place au ciel, lestée pourtant de toute sa charge mentale et familiale.

D’un côté, Star Wars IX : l’ascension de Skywalker de J.J. Abrams, blockbuster décérébré qui réussit le prodige d’être à la fois sénile (rabâchage gâteux de motifs démotivés) et infantile (satisfaction immédiate de pulsions immatures sans conséquence ni sanction), où la Femme est incarnée vaille que vaille par Daisy Ridley ; de l’autre, Proxima d’Alice Winocour, bouleversante épopée humaine, modeste et miraculeuse, où la Femme est incarnée, avec beauté, courage, émotion, force et poésie (ouais tout ça ! Rien de moins ! Je suis amoureux et à toutes fins utiles je rappelle que si le cinéma ne rend pas amoureux il ne sert à rien) par Eva Green.

La Guerre des étoiles est une pierre angulaire de mon imaginaire depuis 1977, ses mentions dans Reconnaissances de dettes en attestent, et cela me fait sans doute prendre un peu plus à cœur qu’il ne le mérite le naufrage de son dernier chapitre, qui correspond tellement mieux à la définition de film de super-héros donnée par Scorsese (« ce n’est pas du cinéma, c’est un tour de manège dans un parc d’attraction ») que de nombreux films de super-héros. Les péripéties tonitruantes s’y perpétuent sans importance ni la moindre sensation de danger puisque les personnages qui meurent ressuscitent dès la scène suivante. L’effacement de la mémoire de C-3PO, un des seuls personnages présents au long des neuf volets, y apparaît comme une note d’intention, voire une métonymie, ou la métaphore d’un éternel recommencement amnésique.

Un peu de droïdes, un peu d’hyperespace, un peu de peluches Chewie et Ewoks, un peu de Palpatine, un peu de Lando Calrissian, un peu de I’ve got a bad feeling about this, un peu de Wilhelm scream, un peu de Han Solo (scène particulièrement ridicule)… Et pour terminer, lorsqu’enfin pour la neuvième fois le camp du bien l’emporte, cinq bonnes minutes d’auto-célébration où chaque personnage embrasse tous les autres. Certains plans tiennent du pur remake rituel sans queue ni tête, sans autre fonction que de faire plaisir (le concept porte un nom : fan service) mais comme je suis un ingrat j’en sors seulement écœuré. Ah ça bien sûr c’est « bien filmé » puisque les lasers ne sont pas flous, et bien monté, comme une bande-annonce de deux heures. D’ailleurs l’impression qui surnage en moi est celle d’un film épuisant parce que répondant à une logique technique de bande-annonce : les enchaînements entre les chocs visuels et les clins d’œil dominent le déroulé, mais l’histoire n’a aucune importance, il suffira que le public ait l’impression qu’il y en a une.

Enfin, le sexe du personnage principal n’y a pas plus de signification et n’y est pas moins décoratif que tout le reste. Pourtant, l’introduction du personnage de Rey dans l’épisode VII, quatre ans plus tôt, était une stimulante et rafraîchissante innovation, une irruption de la modernité dans une galaxie lointaine il y a fort-fort longtemps : enfin UNE jedie parmi ces messieurs. Mais tout ça pour dire quoi en fin de parcours ? Oh, rien de spécial, en fait. Toujours au chapitre du gâchis de la montée en puissance des femmes, à quoi bon enrôler une actrice aussi subtile et ambigüe que Keri Russell si c’est pour ne jamais voir ses expressions, dissimulées sous son casque de Power Ranger ?

Au contraire, la féminité de l’astronaute incarnée par Eva Green dans Proxima , film de science-fiction au plein sens du terme (fiction scientifique – l’autre film discuté ici appartenant à un tout autre genre, celui du nanar à trois milliards) est une donnée fondamentale du récit. Là, dès les premières images et jusqu’au magnifique générique de fin documentaire, le sentiment de danger est donné à ressentir, à partager au spectateur. Danger de partir, danger de notre fragilité dans l’espace, danger d’être une femme, danger de mourir, danger de l’inconnu, danger de la confrontation, danger de ne pas être à la hauteur. Et par-dessus tout danger de la perte de ceux que l’on aime – états d’âmes qu’on croira féminins seulement si l’on ignore que « féminin » signifie, en gros, la moitié d’ « humain » .

Les questions que pose ce film étaient déjà là (je veux dire, dans ma tête) il y a plus de dix ans. L’un des plus vieux articles de ce blog, intitulé Écrire d’une main, allaiter de l’autre, discutait l’alternative antédiluvienne (et d’ailleurs patriarcale) : accomplir une œuvre ou faire un enfant. Pour ma part, héroïque comme une cosmonaute et même comme une femme, je revendiquais déjà les deux, de front.

Comme un indien

17/12/2019 3 commentaires
Le Lièvre d’Albrecht Dürer, musée Albertina, Vienne

« Mon sang de peau rouge (vous savez que je descends d’un Natchez ou d’un Iroquois) se met à bouillonner dès que je me trouve au grand air, dans un pays inconnu.« 

Gustave Flaubert, lettre à Madame Jules Bandeau, 28 novembre 1861

Fini, ouais. J’ai enfin achevé le roman que je mâchonne depuis quatre années, roman pseudo-indien intitulé Ainsi parlait Nanabozo. Ce qui signifie bien sûr que je n’ai plus qu’à le recommencer du début pour vérifier qu’il tient la route.

Pour l’heure je suis sûr qu’il tient fermement la route. Je suis convaincu que c’est le meilleur roman que j’ai jamais écrit, et même si je ne suis pas dupe de l’illusion d’optique, le manque de recul entraînant une variante du proverbe bien connu C’est le dernier qui a parlé qui a raison (en le relisant la semaine prochaine il est tout-à-fait possible que je m’aperçoive que ce roman c’est de la merde), en attendant la redescente je me permets de jouir quelques minutes de l’ivresse du travail accompli et de la certitude que j’ai fait tout ce que je pouvais. C’est mon roman le plus ambitieux, le plus touffu, le plus ramifié, le plus pertinent, le plus dispersé et pourtant le plus tenu, et en tout état de cause le plus long, de très loin. 650 000 signes, soit le double de mon standard habituel. (Juste pour que j’évite de trop la ramener, Guerre et paix c’est trois millions et demi de signes, OK ?)

Durant quatre années discontinues, j’ai sculpté le même bloc, persuadé qu’il y avait quelque chose dedans. J’ai beaucoup turbiné, beaucoup ri, et beaucoup pleuré sur mes personnages. Et les larmes versées en fin de parcours en 2019 avaient le même goût, je l’ai immédiatement reconnu, que celles de la funeste année 2015.

Reste à convaincre un éditeur. Puisque le Fond du tiroir n’en est plus un, mais seulement un espace de parole en ligne où j’abreuve de mes bavardages quelques amis complaisants, il me faut recommencer à prospecter, et négocier. Un éditeur me répondra peut-être : « 650 000 signes ? Mais c’est deux fois trop long ! » Que ferai-je alors ?

Bref le processus est loin d’être terminé. Mais comme j’ai très envie de partager le machin sans attendre un an de plus et de recueillir des avis, je fais ici une proposition aux clairsemés et clairvoyants lecteurs de ce blog. Sous le sceau de la plus extrême confidentialité, je peux donner à lire ce manuscrit à deux ou trois cobayes, à charge pour eux de m’en faire un compte-rendu critique. Écrivez-moi. Je suis sûr que si vous êtes arrivé jusque là, vous avez déjà mon adresse.

Garmonbozia

06/12/2019 Aucun commentaire
Innocence sacrifiée sur fond bleu, figure A
Innocence sacrifiée sur fond bleu, figure B

Le 16 octobre 1984, alors que nous étions devant la télévision, le petit Grégory Villemin, 4 ans, était retrouvé mort, ficelé et visage couvert. Au beau milieu d’un décor froid, brumeux et sinistre, obstrué par d’infinies forêts de sapins, son corps dérivait lentement comme un bois flotté à la surface de la rivière. Même si l’entourage de l’enfant a été maintes fois soupçonné du meurtre, les sordides secrets de famille n’ont pas été élucidés, l’assassin n’a jamais été retrouvé, et depuis 35 ans l’affaire baigne dans une bouillie immonde faite de terreur, de chagrin et de douleur.

Sept ans après Grégory pourtant, alors que nous étions devant la télévision, la jeune Laura Palmer, 17 ans, était retrouvée morte, ficelée et visage couvert. Au beau milieu d’un décor froid, brumeux et sinistre, obstrué par d’infinies forêts de sapins, son corps dérivait lentement comme un bois flotté à la surface de la rivière. L’entourage de l’adolescente a été maintes fois soupçonné du meurtre, et les sordides secrets de famille ont fini par être partiellement élucidés grâce à la clairvoyance de l’agent Cooper qui arriva sur les lieux fort d’un regard neuf, conscient que cette affaire ressemblait à une autre, survenue quelques années plus tôt, et qu’il suffisait de recouper les indices. Ainsi l’assassin de Laura fut identifié par Cooper. C’était un nommé Bob, esprit maléfique échappé d’une dimension occulte où la nourriture favorite des démons est le Garmonbozia, bouillie immonde faite de la terreur, du chagrin et de la douleur des êtres humains.

Pour autant, l’affaire Laura Palmer n’était pas classée. Bob n’existant pas sur le plan matériel, il devait pour s’incarner prendre possession d’un hôte humain. Dès lors, s’exclamer Eurêka Bob a fait le coup ne pouvait marquer la résolution du meurtre et ne faisait que déplacer l’énigme : on ne savait toujours pas qui, parmi les proches de la jeune fille, avait eu le bras armé par Bob (bon, en fait si, on a fini par le découvrir un peu plus tard, mais je ne vais pas tout spoïler, non plus). Dire C’est Bob ne vaut guère mieux que ne rien dire du tout. Car cela revient ni plus ni moins à dire lorsqu’un grand malheur advient Il faut que le Diable y soit, ou C’est le Bon Dieu, C’est la vie, C’est le Destin, C’est la faute à la Malchance, C’est pas moi c’est Satan qui m’a fait faire des trucs… cela revient en somme à invoquer n’importe quelle force métaphysique et métaphorique manipulant en secret les humains et leurs pulsions mauvaises.

Voilà pourquoi je puis affirmer, sans la moindre ambiguïté et cependant sans prendre un risque exagéré : « C’est Bob qui a tué le petit Grégory le 16 octobre 1984, et dans la Loge Noire, derrière le rideau rouge, on se régale encore du Garmonbozia excrété en abondance par toute la famille Villemin et par la population française » . Par cette affirmation je serai toujours moins toxique que Marguerite Duras lorsqu’elle se mêlait de donner son avis, et accusait frivolement la mère, Christine Villemin, du sublime assassinat de son garçon.

La géniale série Twin Peaks de David Lynch, longue variation rêvée, à la fois loufoque et sordide, sur le film noir et donc sur l’essence du mal, est la mère de presque toutes les séries (du moins, les bonnes) qui ont déferlé sur nous au XXIe siècle. Elle a fait son retour inespéré en 2017 pour une saison 3 qui n’expliquait rien du tout, encore heureux, et renchérissait dans l’angoisse poétique. L’ahurissant épisode 8, le plus beau peut-être, révélait (?) comment Bob était libéré à la surface de la terre le 16 juillet 1945 lors de l’explosion de la toute première bombe atomique, dite Gadget, sur le site d’Alamogordo, Nouveau Mexique, explosion réussie qui conduisit le physicien nucléaire Kenneth Bainbridge à prononcer cette phrase historique, « Now we are all sons of bitches » (Maintenant nous sommes tous des fils de pute), mais cette information n’est pas une réponse, c’est une question.

La même année 2017 (hasard ? Je ne crois pas, suggèrerais-je finement, avec un sourire entendu et en enroulant mystérieusement mon index autour de mon menton) l’affaire Grégory faisait elle aussi son grand retour, pour une énième saison, une énième mise en examen (sans suite) d’un membre de la famille et, coup de théâtre, le suicide de ce juge Lambert qui fit beaucoup pour embrouiller l’affaire au lieu de la démêler.

En 2019 enfin, l’affaire Grégory trouvait non pas sa conclusion mais son accomplissement en devenant à son tour une série télé, et l’une des plus palpitantes qu’on ait vues depuis Twin Peaks : Grégory, série documentaire en 5 épisodes réalisée par Gilles Marchand, qui fut le scénariste de Harry un ami qui vous veut du bien et le cinéaste de Dans la forêt, deux fictions remarquables où déjà planait l’ombre de Bob.

Je pensais que cette série allait m’intéresser, mais non, bien au contraire, elle m’a passionné. Flashback : j’ai vécu l’affaire de 1984 avec la même sidération, le même écœurement et la même curiosité louche que toute la France, en baignant dans les médias de l’époque, télé radio journaux, j’étais lycéen et je lisais en ricanant Zéro, journal bête et méchant. Mais un aspect m’avait totalement échappé, et cet aspect m’est révélé par cette magistrale série : si, trois mois après la mort du marmot, toute la meute (presse, justice, police – toutes trois incarnées par des hommes, ainsi que le public) s’est retournée contre la mère, Christine Villemin, en l’accusant d’infanticide sans le moindre début de mobile invoqué, c’est par l’effet d’un sexisme particulièrement retors. Tous ces messieurs ont estimé, impatientés par le piétinement de l’enquête, que désigner la mère comme coupable donnerait une super histoire ! Et pourquoi ? Ben parce que c’est une femme. Les femmes sont ainsi, vous savez, elles sont méchantes, elles sont folles, elles sont sorcières, elles font un pacte avec Bob et couchent avec lui dans des positions bizarres lors du sabbat dans des lieux de débauche au fond de la forêt et parfois même sur la frontière canadienne. Une chasse aux sorcières, c’est exactement cela qui s’est passé, et la mentalité anti-féministe en filigrane dans cette affaire vient de me saisir 35 ans après les faits, d’autant plus que j’en ai été complice moi-même, vaguement et passivement, puisque moi aussi je trouvais que c’était une sacrée bonne histoire, cette mère qui tue son enfant, un retournement de sens formidable, c’était tragique, c’était Médée, c’était « forcément sublime » comme écrivait la Duras qui aurait mieux fait de la fermer et n’aura réussi à prouver ce jour-là qu’une chose : les femmes, même les brillantes artistes, sont parfois les complices de l’anti-féminisme rampant.

Et maintenant la dernière couche, repliée sur elle-même.

Alan Moore racontait dans Dance of the Gull-Catchers comment il avait pris conscience, après cinq ans consacrés à son livre sur Jack l’Éventreur From Hell, qu’il n’était qu’un chasseur de mouettes parmi des milliers d’autres, c’est-à-dire un détective amateur se piquant à son tour de résoudre enfin l’affaire jamais classée de l’Éventreur (1888) et ne faisant qu’ajouter à la pile sa compilation, sa théorie, une version de plus, une histoire, un sursaut d’excitation à cette inextinguible folie collective, cette passion pour un crime atroce. De la même façon, la série documentaire sur l’affaire Grégory ne fait pas seulement rendre compte d’une folie collective qui agite l’opinion française depuis 35 ans ; elle en est partie prenante, et joue son rôle de brise sur les braises.

C’est ainsi que depuis sa diffusion, les internautes enquêtent, perquisitionnent, recoupent, échafaudent, accusent et dénoncent (dénoncent, surtout, parce que c’est la chose la plus facile à faire en ligne et Internet comme on sait est un tribunal populaire), bref à la faveur de la série qui ranime leur curiosité, ils se montent à nouveau le bourrichon par centaines sur l’Affaire. Et que constate-t-on ? Que nombreux et virulents sont les tenants de la culpabilité de Christine Villemin. Alors même qu’aucun mobile crédible n’est formulable et que son innocence a été matériellement démontrée. Pourquoi alors est-elle la coupable rêvée ? Parce que. C’est une femme, voilà tout (voir plus haut).