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Transcuration

08/10/2018 Aucun commentaire

Je perds encore mon temps sur Internet. Va savoir comment, à la suite de je ne sais quel virage tordu et déjà oublié de sérendipité, je me retrouve en train d’éplucher consciencieusement la page Wikipedia consacrée à la Transcuration alors que franchement j’ai autre chose à foutre mais bon la Transcuration c’est comme tout, c’est un peu intéressant et ce qui est un peu intéressant attire l’oeil et détourne du travail et toute diversion est bonne à prendre, enfin bonne je me comprends, alors je lis.

En haut de la colonne de droite apparaît en guise d’illustration la photographie de deux perceuses disposées à plat, tête-bêche, sur fond blanc. Légende : « Exemple d’outils traditionnels associés à une Transcuration ».

Le corps de l’article, après un sommaire tout en liens bleus permettant d’accéder facilement à la section désirée, détaille l’histoire de la Transcuration à travers les siècles, ses origines, ses variantes locales, ainsi que ses usages déviants et polémiques en neurobiologie et en acupuncture.

Je saute quelques paragraphes pour atteindre La Transcuration aujourd’hui. J’apprends que :

La Transcuration est un procédé rhétorique impliquant, dans le but de marquer l’auditoire, l’expression métaphorique d’une violence corporelle telle que la mutilation, la destruction d’un organe ou le prélèvement de chair. Exemples classiques de transcurations : « Son départ m’a brisé le coeur », « Mon voisin me casse les pieds », « Ta musique me fait saigner les oreilles », « La nouvelle m’a troué le cul » (vulgaire) ou bien « C’est à se faire péter la caisse ».

J’écarquille les yeux, je répète à voix haute, « C’est à se faire péter la caisse », eh attends, je connais cette phrase, je crois que je l’ai écrite quelque part, laisse-moi réfléchir.

Le temps de réfléchir, je me réveille.

Aussitôt je sors du lit, j’allume l’ordinateur, je chauffe la wifi et me précipite sur Wikipedia pour finir de lire cette page, c’est trop bête je me suis interrompu à quelques lignes de la fin, j’en étais aux exemples. Hélas quelle incroyable déconvenue m’attend. La page Transcuration est introuvable sur Wikipedia ! Elle était encore là il y a un instant ! Elle vient peut-être d’être supprimée à la suite d’un litige ? Je ne trouve même pas son historique. J’hésite à la re-créer sur le champ. J’ai tous les éléments en tête. Ah, non, il me manque l’illustration, les deux perceuses. Mais j’ai une solution : je crois me souvenir que le webmaster (masqué) du Fond du tiroir possède deux perceuses… Je lui donne sans tarder les instructions d’après mon souvenir, qu’il n’omette pas la disposition tête-bêche ni le fond blanc, et par retour de mail, car il est vif, il me livre la photo ci-dessus.

Mon devoir semble me dicter de créer cette page, tant il est évident que la Transcuration existe, et que l’on pourrait dire d’elle ce que le docteur Faustroll disait de la ‘pataphysique : le besoin d’un tel concept se fait généralement sentir. Pourtant, un scrupule m’étreint. Je crains et regrette par avance que, comme souvent, Wikipedia ne brise les enthousiasmes en objectant sèchement :

Cet article ne cite pas suffisamment ses sources. Si vous disposez d’ouvrages ou d’articles de référence ou si vous connaissez des sites web de qualité traitant du thème abordé ici, merci de compléter l’article en donnant les références utiles à sa vérifiabilité et en les liant à la section « Notes et références »

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles

02/10/2018 2 commentaires

En mars et avril dernier, le Fond du Tiroir gambergeait tout haut et publiait deux articles (pour mémoire : « Justice sommaire et réseau wifi, ou : La nouvelle loi du far-west », puis « L’Indien qui pleure ») où il posait publiquement une turlipinante question de méthode et d’éthique : « Comment, lorsque l’on n’est pas amérindien, représenter un Amérindien ? ».

Oui, pardon de parler de moi à la 3e personne, le Fond du Tiroir en fait c’est moi. C’est moi tout seul qui suis présentement obnubilé par les Amérindiens, moi qui suis en train d’écrire un gros roman où ils tiennent un rôle majeur, moi qui ai créé un profil Facebook au nom de l’un de ses personnages emplumés, qui dévore tout ce qui me tombe sous la main à propos de leur culture, et qui me laisse pousser les cheveux en saluant le Soleil, notre père à tous.

Mais en ai-je le droit ? Suis-je un usurpateur ? (Sur Facebook, c’est évident – mais dans un roman, domaine plus ambigu du mentir vrai ?) Depuis le printemps dernier et mes deux articles initiaux, cette question que je croyais toute personnelle a défrayé la chronique dans le monde du théâtre. Un mauvais procès a été intenté, via les réseaux dits sociaux, contre Robert Lepage, accusé d’appropriation culturelle sous prétexte que son nouveau spectacle, monté au Théâtre du Soleil, Kanata, prétendait aborder les oppressions subies par les peuples autochtones du Canada sans mettre en scène aucun comédien amérindien. Lepage s’est fait traiter de spoliateur, de raciste, de profiteur, hallali numérique habituel.

Le spectacle a d’abord été annulé face aux pressions (et au désistement financier de l’un des coproducteurs qui a pris peur), puis re-programmé avec un léger changement de titre, et sera joué à la Cartoucherie du 15 décembre 2018 au 17 février 2019.

Remarquons que Lepage est un dangereux récidiviste (ou bien que le modèle multiculturel canadien est propice à cette hystérie-là) puisqu’à peine quelques semaines plus tôt le festival de jazz de Montréal a annulé son spectacle SLĀV consacré aux chants d’esclaves afro-américains au prétexte que la plupart des chanteurs n’étaient pas noirs. Or ces chants de nègres sont à l’origine de quasiment toute, oui mesdames et messieurs, toute la musique populaire que nous écoutons et que nous jouons nuit et jour, alors là pour le coup on peut en parler de l’appropriation culturelle. Aussi, osons un anachronisme juste pour voir jusqu’où pousser le sens du ridicule : dénonçons le scandaleux opportunisme, le racisme et le colonialisme culturel d’un Alan Lomax (1915-2002), infatigable collecteur blanc de musique noir grâce à qui le blues et ses enfants ont pu devenir des sujets d’études et de connaissances, ou bien, chez nous, d’une Marguerite Yourcenar, odieuse femme blanche (belge, en plus !) qui s’est permise cyniquement de présenter, traduire et compiler des textes de Negro Spirituals comme s’il s’agissait de poèmes issus de sa communauté (Fleuve profond, sombre rivière, 1963).

Ce serait absurde, au XXe siècle. Mais nous vivons en 2018, à une époque où les rassemblements racisés et non mixtes prolifèrent, où les querelles identitaires encombrent les forums et les écrans davantage que les querelles esthétiques, et j’aurais dû me douter que le débat était brûlant et sociétal, prompt à éclater en divers endroits sous divers oripeaux… De quelle légitimité peut-on se prévaloir lorsqu’on se pique de parler d’un groupe, voire au nom de ce groupe, auquel on n’appartient pas ?

Chacun n’existe et ne s’exprime qu’en tant que membre de quelque communauté, ou dans le cas contraire est invité à fermer sa gueule. Par exemple, Detroit, film puissant de Kathryn Bigelow reconstituant des émeutes raciales en 1967, a scandalisé certains de ses détracteurs non parce qu’il révélait une très choquante réalité, mais parce qu’en tant que bourgeoise blanche Bigelow n’était pas censée se mêler de documenter des injustices infligées à des Afro-Américains. Bigelow n’était donc autorisée qu’à raconter des histoires de bourgeoise blanche ? La polémique a pris des proportions grotesques qui funestement occultaient le vrai scandale exposé par le film.

Le réflexe politiquement correct, autrefois petite chose risible, niaise et lénifiante, a muté en une génération pour devenir ce monstre clivant, agressif, sectaire, castrateur et communautariste : dis-moi où tu te trouves sur la carte des Balkans avant de commencer à parler, car chacun ici n’est autorisé qu’à exprimer les intérêts de son groupe d’origine. Tu es toute ta tribu, ta tribu est tout toi. RPZ, comme disent les rappeurs.

Désormais le soupçon est partout : un Blanc ne peut plus raconter l’histoire d’un Noir, un homme l’histoire d’une femme, un jeune l’histoire d’un vieux, un bien portant l’histoire d’un malade, un roux l’histoire d’un blond, un Juif l’histoire d’un Palestinien, un hétéro l’histoire d’un homo, un anorexique l’histoire d’un obèse, un vivant l’histoire d’un mort, un Capulet l’histoire d’un Montaigu, un O’Timmins l’histoire d’un O’Hara… Bref, le plus sage est de ne plus raconter d’histoires du tout, sauf si celle-ci est dûment labélisée en tant que revendication ou arme de guerre. Fusillons l’imagination, il restera toujours la propagande – et le manichéisme.

On lira avec grand profit l’interview d’Ariane Mnouchkine sur l’affaire Kanata. Pour les pressés qui ne cliqueront pas, voici un extrait-clef :

Il ne peut y avoir appropriation de ce qui n’est pas et n’a jamais été une propriété physique ou intellectuelle. Or les cultures ne sont les propriétés de personne (…) Les histoires des groupes, des hordes, des clans, des tribus, des ethnies, des peuples, des nations enfin, ne peuvent être brevetées, comme le prétendent certains, car elles appartiennent toutes à la grande histoire de l’humanité. C’est cette grande histoire qui est le territoire des artistes. Les cultures, toutes les cultures, sont nos sources et, d’une certaine manière, elles sont toutes sacrées.