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Justice sommaire et réseau wifi (ou : La nouvelle loi du far-west)

20/03/2018 3 commentaires

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Autant l’avouer franchement : je suis degauche.

Je suis degauche depuis en gros toujours, par mon héritage puis par mon éducation, en vertu de quelques principes éthiques et politiques fondamentaux (par exemple, je crois utile de favoriser davantage l’éducation que l’héritage).

Mais cela ne m’empêche pas, tout au contraire, d’écouter ce qu’ont à me dire certaines personnes intelligentes quoique classées plus ou moins abusivement dans le camp des réactionnaires, tels Houellebecq ou Onfray. Or ces deux-là dénoncent la ruine de la pensée degauche en pointant ce phénomène curieux : l’absence d’idées neuves (qui s’explique historiquement par la conversion du PS à l’économie de marché dans les années 80 – dès lors, la messe était dite et il devenait un peu plus problématique d’énoncer une idée degauche) est compensée par les leçons de morale. Cette gauche de chevaliers blancs, moralisatrice et déboussolée, porte sinon un nom, du moins un sobriquet : le « camp du bien » (dès 1991 Philippe Muray parlait de L’Empire du bien). Si l’on observe en éthologue les mœurs de ce camp-là, on voit tous les jours des individus degauche et de fort bonne volonté enfourcher le premier cheval de bataille qui passe et qui permet de certifier qu’on est du côté des gentils, pas de celui des méchants, et puis hue cocotte.

Cette moraline binaire qui évoque une jolie chanson de Didier Super mène à des excès d’une violence d’autant plus aberrante que la pensée politique d’aujourd’hui, pour des raisons techniques, excède rarement les 140 signes.

Exemple : tout de suite le reportage de notre envoyé spécial auto-missionné.

J’ai infiltré récemment la réunion d’un club informel de personnes militant pour l’égalité hommes-femmes dans le milieu culturel, cause évidemment légitime, estimable et nécessaire. La fibre degauche y était un pré-requis implicite, même si on ne m’a pas demandé mes papiers à l’entrée de la salle de réunion.

Deux bibliothécaires, un homme une femme la parité tout va bien, présentaient ce jour-là leur travail de sensibilisation des marmots à l’égalité entre les filles et les garçons. Je hochais la tête, de concert avec tout le public, unanime et degauche, approuvant leur noble besogne de détricotage des idées reçues. Sauf qu’à un moment donné, ça a déraillé genre méchamment.

Verbatim : « Pour la médiation sur ce thème, nous utilisons souvent les ouvrages publiés par les éditions Talents Hauts, maison qui a justement été créée en 2005 sur cette ligne éditoriale, créer des livres dont le propos même réfute les clichés et discriminations sexistes. Malheureusement, nous avons constaté que malgré cette ligne intéressante, les textes ou les illustrations des livres chez Talents Hauts laissent souvent à désirer. Ce qui nous conduit à faire des choix. Au moment de lire certains livres, nous changeons certaines phrases et nous omettons certaines illustrations. Par exemple, dans ce livre-ci, Le meilleur cowboy de l’ouest, au pitch irréprochable (une petite fille déguisée en garçon gagne le concours du meilleur cowboy), une page nous a indignés et nous l’avons supprimée sans hésiter. On y voit l’héroïne de l’histoire confrontée à un chef indien avec des plumes. Cette représentation honteuse est un stéréotype racial manifeste qu’il serait contre-productif et même irresponsable de montrer à des enfants. Nous en concluons qu’il est très difficile de se fixer comme objectif éditorial la lutte contre une discrimination sans sombrer dans une autre discrimination, c’est à nous de rester vigilants. »

J’étais abasourdi par ce charabia confusionniste et intersectionniste. Je me suis retourné pour vérifier, mais non, le public continuait de hocher unanimement la tête, le problème venait donc de moi.

Si je comprends bien (je comprends peut-être mal puisque le problème vient de moi) : sous couvert de chasse aux clichés stigmatisants, vive l’ignorance ! éradiquons un fait historique (les Indiens portaient des coiffes de plumes) et tout ce qu’il comportait de sens, de symboles, de valeurs, d’honneur, de grandeur (ces plumes étaient d’aigle ! le gars qui avait approché l’aigle pour lui arracher suffisamment de plumes pour s’en faire une coiffe imposait le respect ! Une coiffe de plumes d’aigle est un dresscode autrement plus admirable qu’une quelconque cravate dans un quelconque conseil d’administration)… Refuser aux Indiens la représentation de leur coiffe de plumes est mille fois plus insultant que la dessiner. La négliger c’est croire qu’elle est négligeable, qu’elle n’est qu’un artefact de mode, un accessoire de surface, du pur pittoresque, il me semble que c’est alimenter un cliché bien plus que le dissiper.

Et la question du beau, alors ? L’esthétique ? La jubilation de la splendeur ? Trouver belle une coiffe de plumes d’aigles ne serait qu’un vil réflexe stigmatisant-discriminant-caricaturant, tel un néocolon s’appropriant la culture des autres pour l’exposer au musée du quai Branly, peut-être ? Baudelaire sans aucun doute se rendait coupable par anticipation de stigmatisation-discrimination-caricature, lorsqu’il écrivait (Notes nouvelles sur Edgar Poe) : « Quelle lacune oserons-nous lui reprocher [à l’Indien] ? Il a le prêtre, il a le sorcier et le médecin. Que dis-je ? Il a le dandy, suprême incarnation de l’idée du beau transportée dans la vie matérielle, celui qui dicte la forme et règle les manières. Ses vêtements, ses parures, ses armes, son calumet, témoignent d’une faculté inventive qui nous a depuis longtemps désertés. » Mais peut-être conviendrait-il d’arracher de nombreuses pages de Baudelaire, si nocives à la jeunesse.

Qu’aurait-on alors le droit de montrer aux enfants pour les édifier si jamais nous prenait la fantaisie de situer une histoire dans un contexte de western ? Voici ce qui, au sein de ce cénacle, fut suggéré sans rire dans la suite de la conversation (si jamais les éditeurs de Talents hauts lisent le Fond du Tiroir, qu’ils prennent des notes) : on sera mieux avisé de montrer aux enfants un Indien non conforme aux images de vieux westerns hollywoodiens, par exemple un Indien d’aujourd’hui, portant des jeans et un MP3 dans les oreilles. Ah, bon. On n’a donc pas droit à l’Histoire. Vive l’amnésie, sœur jumelle de l’ignorance, seule protection fiable contre les mauvaises pensées.

Pour résumer : les cowboys ont génocidé les indiens il y a 150 ans ? Ouh, c’est mal. À la suite d’une série d’équations mentales sans la moindre logique sinon idéologique, on arrive à ce corolaire débilitant : représenter un indien portant sa coiffe de plumes dans un livre pour enfants se déroulant au far west, ouh, c’est mal. Ouh, je ne veux pas être complice de cela, moi qui fais le bien (car je suis degauche je le rappelle, j’habite le camp du bien) par conséquent j’arrache la page de ce livre immonde, et grâce à moi le droit des Amérindiens ainsi que la lutte contre les inégalités progressent sensiblement.

Une fois les portes de sécurité séparant la libre création pour la jeunesse (on commence par la jeunesse, les enfants sont tellement fragiles, on se penchera dès demain sur la création pour adultes) et la bien-pensance-politiquement-correcte allégrement défoncées et réduites en petit bois, nulle raison de s’arrêter en si bon chemin. Le robinet à niaiseries coule à flots : puisque le chef indien du dessin se trouve, en outre, fort corpulent, a émergé dans le « débat » qui a suivi un autre et gigantesque motif d’indignation et fut lâché le mot grossophobie, mot fort intéressant qui ne saurait être forgé ailleurs que dans le camp du bien, là où l’on court à l’échalote et à la défense du plus discriminé.

Ces bibliothécaires très bien intentionnés réalisent-ils qu’ils pratiquent sans états d’âme une censure dogmatique mais degauche, ni plus ni moins débile et détestable que toute censure dogmatique dedroite, comme celles qui ont émaillé l’histoire récente de la littérature jeunesse (je pense bien sûr à la furie Belghoul qui invente un droit de retrait dans les écoles parce que l’ABCD de l’égalité lui pue au nez, ou bien à l’affaire Tous à poil ! avec ce jour-là Jean-François Copé dans le rôle d’Anastasie) ? Si l’on commence à découper dans les livres tout ce qui ne semble pas conforme à une ligne de pensée, si on charcute et traficote tel passage de tel livre jugé contre-révolutionnaire et ennemi du peuple, on tombe dans le travers stalinien de falsification des archives, des images, des œuvres, du réel lui-même, afin de faire ressembler le réel à l’idée que nous nous en faisons dans l’entre-nous de la cellule. Staline lui-même était vachement degauche, d’ailleurs.

Mais il y a pire.

Il y a les réseaux sociaux.

Les réseaux sociaux ont une puissance de frappe autrement menaçante qu’un couple de bibliothécaires. Le bûcher pour autodafé s’allume plus vite quand l’étincelle est numérique. Signons une pétition pour exprimer notre existence politique, c’est facile, clic, le pays tout entier s’indigne (est-ce vraiment cela qu’il voulait dire, Stéphane Hessel ?).

Autre affaire récente : le livre On a chopé la puberté.

Une cabale ahurissante (relayée, ou plutôt attisée, ici) s’est abattu contre cet ouvrage visant à parler de façon décontractée et sympa des règles, des seins, du maquillage, des hormones et de ce genre de choses à des jeunes filles pré-ados. Résultat : près de 150 000 personnes ont cliqué haro sur une pétition en ligne pour faire interdire cet ouvrage scandaleux.

On est en droit de dédaigner cette littérature sympa. On pourrait la moquer. On pourrait juste s’en branler. Mais ces 150 000 braves gens (beaucoup doivent être degauche et donc connaître biologiquement ce qu’est un livre qui mérite d’exister) voulaient davantage, voulaient sa peau, et ont eu gain de cause. L’ouvrage ne sera plus commercialisé et la collection dans laquelle il a paru, Les Pipelettes, est abandonnée.

L’illustratrice en a pris ombrage (tu m’étonnes) et, amère, a decidé de tout plaquer, ce qu’elle raconte dans un texte que je recommande de lire in extenso. Dans ce message d’adieu, triste et lucide, une phrase particulièrement consternante est très représentative de 2018 : « 148.249 personnes mobilisées contre un livre publié à 5000 exemplaires : donc des gens qui n’ont pas lu ce livre avant de le critiquer accusent l’éditeur de ne pas avoir lu ce livre avant de le publier, et estiment devoir empêcher les autres de le lire. »

Son texte se termine par le relai d’une amusante pétition pour interdire les pétitions lancée par Vincent Cuvelier. Je viens de la signer. Car oui figure-toi, sans vouloir me vanter, je suis degauche et je sais très bien où se situe le mal : le mal, c’est les pétitions pour censurer les livres.

Que faire une fois les bras tombés ? Citer l’imparable précepte de Wilde, « Dire d’un livre qu’il est moral ou immoral n’a pas de sens. Un livre est bien ou mal écrit – c’est tout » ? Ce ne sera pas suffisant. Le mal est plus vaste que ce que je peux en voir depuis ma province.

Le mal, c’est l’esprit de ce temps, c’est l’intolérance bien-pensante, c’est le coup-de-sang dans son fauteuil induit par Facebook et Tweeter, c’est la censure 2.0, l’oeillère à visage progressiste. On en trouve des exemples à tous les coins de rue. Je peux en citer deux de mémoire pour élargir le sujet.

Primo les abrutis finis du syndicat Sud-Solidaire qui entendent faire interdire les lectures publiques du livre de Charb pourtant capital pour faire avancer le débat, Lettre ouverte aux escrocs de l’islamophobie qui font le lit du racisme sans l’avoir lu évidemment mais les solidaires se sentent peut-être interpelés par le titre, seulement parce que Charb (qui est mort assassiné pour cette raison même) met en garde contre les compromissions avec l’islam radical. Selon Sud-Solidaire qui sait de quoi il parle puisque degauche, l’islamophobie c’est du racisme et le racisme, eh ben c’est mal, pilonnons Charb.

Ou secundo Bertrand Cantat, ah, oui, parlons de Bertrand Cantat, autre épouvantail de l’inconscient social, la haine de Cantat est l’archétype de la confusion qui règne et qui légitime l’appel au lynchage. Voilà un homme qui a tué sa femme il y a 15 ans. Ouh, sur ce coup-là on ne peut pas se tromper, tuer sa femme c’est mal. (Je suis degauche, je suis féministe, Je suis Marie Trintignant.) Cet abject repris de justice a le culot de prétendre exercer à nouveau son métier après ses années de prison et de retraite ? De partir en tournée librement sans même porter sur lui un passeport jaune ? Il faudra qu’il passe sur mon corps d’homme degauche, taïaut, je vais aller manifester devant la salle de concert où il doit jouer ce soir, on va voir ce qu’on va voir ! Si je l’empêche de chanter, je fais clairement avancer la cause des femmes battues !

Cette poubelle qu’est le site d’infos d’Orange clamait il y a quelques jours en guise de une : « Nadine Trintignant appelle Bertrand Cantat  à cesser sa carrière. » Ouais, ouais, c’est ça et à se suicider aussi ? Ce serait plus simple pour tout le monde.

Je crois qu’il ne doit rester en France qu’une poignée d’archéo-cocos et moi-même pour pester sur ce sujet : « Ah si seulement France Telecom n’avait pas été privatisé, spoliant le peuple français comme à chaque privatisation, Orange n’aurait jamais, dans son fil d’actualité, atteint de telles bassesses poujadistes pipolistes sex drugs rock’n’roll et justice expéditive ! » Je suis degauche mais crois-moi ce n’est pas facile tous les jours.