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Torquemada 2000

24/04/2017 Aucun commentaire

Les Présidentielles et puis quoi encore, la catastrophe est en cours sans moi, le prochain enfariné crève l’écran, énième victoire des Chicago boys et des éléments de langage, triomphe du petit-parler.

Fi du petit-parler ! Pouah ! Place au grand-parler, littérature s’il vous plaît, des histoires, l’Histoire. L’Histoire se répète dit-on, d’abord comme tragédie, ensuite comme farce.

Puisque dans les deux cas le monde est une scène, on peut se prémunir en lisant le livret. Quitte à lire du théâtre, autant le faire en grand, c’est pourquoi aujourd’hui je lis Victor Hugo : son train d’alexandrin nous est baume aux oreilles et nous cajole l’âme ainsi qu’une berceuse, cht cht cht tout va bien, ne crains point mon enfant, tu sais en t’endormant que la Langue Française veille sur ton sommeil, elle inspire, elle expire, elle était là hier et sera là demain.

En nos temps de moyen-âge ultramoderne et d’intégrisme planétaire, que lire pour extraire quelque éclaircissement sur la folie religieuse ? Torquemada, bien sûr, pièce écrite par Hugo en 1869, publiée 13 ans plus tard, jamais jouée du vivant de l’auteur. Je m’y plonge et vous raconte.

Le véritable Torquemada (1420-1498) est un personnage fascinant. Monstre romantique, romanesque, pour tout dire hugolien, il partage sans doute plusieurs traits de caractère avec son contemporain fictif l’archidiacre de Notre-Dame, Claude Frollo (1446-1482) : la sévérité de l’érudit, l’ascétisme de l’intellectuel, la brutalité de l’idéaliste, la haine de soi du dévot, la paranoïa du fanatique, le tourment de l’assassin.

Quant à l’œuvre qu’il lègue au peuple de la terre (oui bon les alexandrins ça commence à bien faire), en gros Torquemada est à l’Inquisition Espagnole ce que J. Edgar Hoover est au FBI, sigle qui, remarquons-le en passant, signifie à quelque chose près Federal Bureau of Inquisition. Sous son magistère 100 000 enquêtes furent instruites, quelques dizaines de milliers d’emprisonnement ou de tortures, traditionnelles ou ingénieuses, furent perpétrés, au bas mot 2000 condamnations au bûcher furent exécutées, et peut-être 200 000 personnes fuirent leur pays – le drame des migrants n’étant pas une invention médiatique de la semaine dernière.

Intégriste avant l’heure (comme pour les braves il n’est point d’heure qui vaille), Torquemada se révèle, ainsi que d’autres éminences ibériques de l’époque, Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix, un chrétien d’autant plus zélé qu’il appartient à une famille de convertis, ces populations nommées en Espagne « nouveaux chrétiens », juifs (marranes) ou musulmans (morisques) à la génération précédente. Torquemada fit la guerre aux musulmans, persécuta les juifs, tourmenta les chrétiens qui ne l’étaient pas suffisamment, dont plusieurs papes et quelques rois.

Hugo ne fait pas de son histoire une tragédie, mais un drame où, surprise, Torquemada n’a pas le plus mauvais rôle. Pourrait s’appliquer à lui cet extrait des Misérables (tome 1, livre 8, chapitre 3) :

Javert, effroyable, n’avait rien d’ignoble. La probité, la sincérité, la candeur, la conviction, l’idée du devoir, sont des choses qui, en se trompant, peuvent devenir hideuses, mais qui, même hideuses, restent grandes ; leur majesté, propre à la conscience humaine, persiste dans l’horreur. Ce sont des vertus qui ont un vice, l’erreur. L’impitoyable joie honnête d’un fanatique en pleine atrocité conserve on ne sait quel rayonnement lugubrement vénérable.

Hugo a de l’empathie pour l’exalté. Le premier monologue de Torquemada déroule sur près de 150 vers sa louche obsession pour la pureté, qui passe par la flamme du bûcher (étymologie : ), qui détruit les corps pour sauver les âmes :

L’enfer d’une heure annule un bûcher éternel.
Le péché brûle avec le vil haillon charnel,
Et l’âme sort, splendide et pure, de la flamme,
Car l’eau lave le corps, mais le feu lave l’âme.
Le corps est fange, et l’âme est lumière; et le feu
Qui suit le char céleste et se tord sur l’essieu,
Seul blanchit l’âme, étant de même espèce qu’elle.
Je te sacrifierai le corps, âme immortelle !

Et la tirade, démente, s’achève littéralement sur l’enseignement primordial du Christ, à savoir l’amour du genre humain :

Je sèmerai les feux, les brandons, les clartés,
Les braises, et partout, au-dessus des cités,
Je ferai flamboyer l’autodafé suprême,
Joyeux, vivant, céleste ! – O genre humain, je t’aime !

Totalement maboul… Bien sûr,  ce que je suis venu chercher ici, ce sont des anachronismes. En quoi Torquemada, qui se radicalise, qui dévoie textes et doctrines, peut-il me renseigner sur les djihadistes de 2017 ? Leur passion commune est la mort. À l’évêque qui le menace et l’avertit, qui l’enjoint de ne pas aller trop loin,

Mourir, c’est horrible.

Torquemada rétorque seulement :

C’est beau.

Car la mort pour ce fou est pureté suprême.

Torquemada était, donc, un dingue sincère, un idéaliste. Je veux bien croire qu’il y en a, parmi les djihadistes égorgeurs. Dans un second temps seulement intervient la politique, c’est-à-dire l’instrumentalisation. Moins que le portrait d’un monstre pour galerie des horreurs, la pièce d’Hugo est un drame du pouvoir, un drame politique. Là entrent en scène les rouages de l’Eglise, les évêques, le pape Sixte IV (dépeint comme un débauché impie : Et le monde est pour moi le fruit à dévorer/ Mort je veux t’oublier ! Dieu je veux t’ignorer ! clame-t-il à la toute fin de la première partie) et surtout les Grands d’Espagne, avec en tête le mauvais rôle de réserve : Ferdinand le Catholique (sic), roi de Castille, d’Aragon, de Naples, de Navarre, etc., dont Hugo fait un affreux autocrate manipulateur, cynique, brutal, et athée (sic), qui saisit dans Torquemada l’illuminé, et dans son Tribunal du Saint-Office de l’Inquisition, une bonne opportunité d’asseoir sa domination. En outre Ferdinand lorgne sur un curieux Trône de fer, attribut et siège de la souveraineté où sont agglomérées et fondues d’anciennes épées, ce qui ne peut que rappeler au lecteur d’aujourd’hui une icône contemporaine.

Autrefois comme aujourd’hui, l’instrumentalisation de la religion consiste à blinder le pouvoir temporel (celui du roi) en le plaçant sous l’autorité de la religion, opération magique, qui rend ce pouvoir incontestable (ou alors blasphème bûcher fatwa). Car on peut toujours contredire un souverain (même si c’est risqué), puisqu’il est là, mais comment contredire Dieu ? Entre Torquemada le fou de Dieu et Ferdinand despote sans Dieu, lequel réussira à manipuler l’autre avant la fin de la pièce ?

Et aujourd’hui, alors ?