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Archives pour 02/2017

Siluetas

25/02/2017 Aucun commentaire

Un peu de joie bon Dieu ! Un peu de grâce et de beauté.

Et pour ça voyager, parce que la beauté est de l’autre côté, sûrement. La terre tourne, je tourne sur elle en sens inverse, roule en tchoutchou, invétérée passion des trains qui me ballottent, des gares aussi, je voyage toujours en 2017 avec une petite nuance supplémentaire de mélancolie comme si déjà je ne voyageais plus, je voyagerai autant que les frontières seront ouvertes. Ce jour-là je descends du wagon à Barcelone, et je tombe au beau milieu de ça, point nommé qui me rappelle que les frontières ne sont pas ouvertes pour tout le monde.

Ville extraordinaire Barcelone, inépuisable, j’y suis pour la troisième fois et n’ai encore rien vu. C’est vivre qu’il y faudrait plutôt que tourister. Pour cette fois j’enchaîne deux visites à l’intérieur de deux chefs-d’oeuvres de Gaudi, le Palais Guell et la Casa Batlló, bâtis à dix ans d’intervalle, deux variations sur un même thème. Le thème : un industriel millionnaire et mécène confie à Gaudi un budget illimité et une consigne, « fabrique-moi une maison unique, que je puisse me la péter dans le quartier ». Cent ans plus tard ils sont morts et se la pètent encore, en couleurs.

Dès la rue on ne sait plus quoi faire de ses yeux, on avance en berlue, on hésite à regarder jusqu’au toit tant tout déborde, on commence prudemment par le bas… Mais le trottoir lui-même est beau… Le porche a un grain… Portes, ferronneries, faïences, balcons… Chaque hall plus grand plus haut plus baroque que le précédent… Et les escaliers, oh la la les escaliers, ils bougent tout seul, on grimpe malgré soi, jusqu’où nous mènent, suspense… Je traverse vertical, étage après l’autre, ces deux rêves d’artiste qui auraient pris forme organique, nous sommes à l’intérieur des boyaux de la tête à Gaudi et c’est la beauté en personne. Je me sens tellement hissé qu’une évidence me foudroie, comme elle m’a déjà quelquefois foudroyé, notamment dans certaines villes italiennes : je suis sûr, certain, persuadé jusqu’à la naïveté, que vivre dans la beauté fait de nous de meilleures personnes. Comme je suis chevillé démocrate et que je considère que tout le monde un par un ferait bien de devenir une meilleure personne, je milite pour que chacun accède à la beauté. Mais après je ronchonne qu’il y a trop de touristes à Barcelone. Faudrait savoir.

Gaudi totalitaire, mégalomane, ne se reconnaissait qu’un seul maître, la nature, il faut être fou d’orgueil en plus de génial pour prononcer de tels mots, on dirait du Victor Hugo. Il est l’archétype du démiurge tout-puissant qui plie le monde à sa poésie. Arpenter sa vision fait grand bien, on en oublie un instant les tout-puissants-totalitaires-mégalos dénués ceux-là de poésie, qui se croient démiurges, qui construisent des tours à leur nom, des murs aux frontières et des arsenaux nucléaires.

Je grimpe encore un étage, fasciné par les jeux de lumière, du puit jusqu’aux carreaux, Gaudi a inventé même le soleil, je suis étourdi par la marque du maestro partout, chaque boiserie, chaque couleur, chaque angle (mais il n’y a que des courbes), chaque pièce de mobilier, chaque poignée de porte ou de fenêtre, chaque inscription (la typographie des numéros d’appartements est signée, tout, tout)… Je recouvre brusquement mes esprits sur le palier, bousculé par une autochtone peu amène, car à cet étage c’est chez elle, privé c’est marqué sur la porte, elle me jette un bref regard rancuneux, claque sa porte et boucle à double. Elle est chez elle. Ah, bon. Au temps pour ma naïveté. Le coup de la meilleure personne dans la beauté est sans garantie.

Alors je m’élève encore, en colimaçon. Une dernière porte et sauf à m’envoler je ne m’élèverai pas plus haut, me voici sur le toit. Je plisse les yeux tant le décor est blanc. La terrasse aussi est mise en scène, l’air libre matière première du bâtisseur, vise un peu les cheminées, pas deux pareilles et pourtant l’harmonie. Vise les mouettes au-dessus… Oh, et… Arrière-plan derrière mouettes et cheminées… Hein ? Vise le panache noir au-dessus des toits de la Rambla ! Pas prévu dans la visite ! La moitié du ciel est bouchée de fumée, moitié noire et qui enfle, un gros nuage ancré qui se déplace, placide menace au gré du vent ! Où est sa source ? Où a pris le feu ? C’est quoi qu’a pété ? Barcelone brûle ? J’entends des sirènes dans les rues alentour, l’incendie vient de l’est, du port à tous les coups. Le quartier sera sûrement bouclé d’une minute à l’autre. Je suis sûr que c’est un attentat, c’est arrivé, et même ça devait arriver je me dis comme un con, cul-de-sac de pensée, comme si je l’attendais.

Je redescends rapide mais mesuré, quatre étages de marches, je regarde surtout mes chaussures à présent. Bizarrement le personnel ne me fait pas d’ennuis, comme si de rien, je ressors dans la rue aussi libre que devant, nul ne fait attention à moi, je n’entends plus les sirènes, pas de pompiers, pas de flics. Personne ne réalise ce qui se passe et c’est d’autant plus inquiétant. Je ne vois plus la fumée, les toits cachent le bas du ciel.

Quelques heures plus tard, je déniche un accès à Internet, je tapote tout en nerfs Barcelone actualités pour savoir combien de morts, combien de pâtés de maisons en miettes, qui a revendiqué, à quelle heure le couvre-feu, l’état d’urgence sur l’Europe. Et là, rien du tout. Aucune trace. J’aurai rêvé cet attentat ? Expulsé de l’hallucination de Gaudi je me serai réveillé dans mon propre cauchemar de travers ? Ou alors je suis fou. Tout dans la tête. Comprends pas. Je l’ai pourtant vue la fumée. Je persiste et tapote, Barcelone actualités. Rien de rien. Si, bien sûr, ça. Les migrants qui espèrent devenir de meilleures personnes dans la beauté sans que les autochtones leur claquent au nez la porte ornée du mot Privé. Et la terre de tourner.

Croissance de quoi ? Du bonheur ?

16/02/2017 Aucun commentaire

Deux jeunes gens discutent politique dans une voiture. « Tu sais comment finissent les civilisations ? C’est quand tout devient con en accéléré. « Croissance », « croissance »… Croissance de quoi ? Du bonheur ? Le bonheur par le crédit, alors ? La carte de crédit ? Ou le bonheur de se balader à la campagne et de se jeter dans une rivière ? » Et là-dessus, démonstration par l’absurde : des images documentaires d’un camion benne déversant dans une rivière de flasques et immondes monceaux de boues rouges, avec ce commentaire : « Pendant des années, 2000 tonnes par jour d’acide sulfurique, titane, cadmium, jetées dans la Méditerranée. »

Ces paroles et images pamphlétaires proviennent-elle d’un tract-pétition écolo-décroissant-alter-zadiste composé la semaine dernière et illico retwitté 10000 fois ? Pas du tout. On les trouve à la 28e minute d’un film sorti en 1977, Le Diable probablement…, de Robert Bresson, cinéaste peu susceptible d’être confondu avec un hippie gaucho.

Film rageur et morbide. Film la-fête-est-finie. Film démoralisant (interdit aux mineurs à sa sortie, car susceptible d’inciter les adolescents au suicide ! Pas suicide romantique mis à la mode par les Souffrances du jeune Werther, mais suicide de pur dégoût). Film qui recompte sur ses doigts les espèces animales disparues, le trafic aérien, la dose de radiation tolérable pour le corps humain après l’explosion de la Bombe, les progrès de l’armement (« On annonce un chef-d’oeuvre,  un missile thermo-nucléaire qui tuera à lui tout seul 20 millions d’hommes, de femmes, d’enfants »), et les révoltes mal orientées de la jeunesse, vaguement tentée par le terrorisme, par la drogue ou par le suicide (« Mais si mon but était l’argent et le profit, je serais respecté par tout le monde »). Film sur la post-vérité et les faits alternatifs à la Trump (« Ce qui est magnifique, c’est que pour rassurer les gens il suffit de nier l’évidence. Mais quelle évidence ? On est en plein surnaturel, rien n’est visible »). Film sur le désespoir, sur le nihilisme, sur la trahison des clercs, sur la consommation comme seule métaphysique, sur l’angoisse engendrée par le matérialisme décervelé et la destruction de l’environnement. Film sur les fins dernières de la mécanisation, sur la dépossession et l’aliénation : « Quelque chose nous pousse contre ce que nous sommes. Il faut marcher, marcher. Qui est-ce donc qui s’amuse à tourner l’humanité en dérision ? Oui, qui est-ce qui nous manœuvre en douce ? Le diable, probablement. »

(Et à Monsieur Tofsac qui m’objecte que Bresson est pénible par ses présupposés sulpiciens, et suspect par sa façon d’attribuer le mal du Monde au Diable en personne, je réponds que son « diable » ne me dérange pas du tout, puisque je prends ce personnage mythologique pour une métaphore, ainsi que le Satan Trismégiste de Baudelaire, ou, généralement, Dieu lui-même.)

Film de 1977 et de 2017, Le Diable probablement a très bien vieilli – même le jeu effroyablement faux des modèles bressonniens, acteurs ayant interdiction de jouer, n’a pas pris une ride, puisqu’il était hors du temps d’emblée. Il s’adresse à nous, intact dans son urgence. Hypothèse : il était visionnaire, en avance sur son temps. Autre hypothèse : rien, strictement rien, n’a changé depuis 40 ans, ni les recettes des politiques au pouvoir, ni le consumérisme de masse, ni les ravages méthodiques contre les écosystèmes, ni les affres ni les apories. Tout y était, tout y est : voyez le cynisme des uns, le millénarisme des autres, la confusion de tous, l’avidité et l’idéalisme, le danger pressant, le sentiment d’impuissance et la part-du-colibri, l’annihilation de la nature qui est un suicide puisque nous participons de la nature… Perspective rassurante, presque : si rien n’a changé en 40 ans, ni la catastrophe ni le catastrophisme, ni les boues rouges ni l’indignation, ni le dogme croissance comme seule transcendance, l’on pourrait se rasséréner, presque, en se disant, bah, rien n’aura changé non plus dans 40 ans. Presque.

Au moins une chose aura changé en 40 ans : nous bénéficions de la meilleure invention du XXIe siècle, Youtube. On trouve dans le tube plein de films complets, y’a qu’à se pencher et cueillir. Le Diable probablement est là. On ignore s’il y restera, on ignore si c’est légal, mais enfin il est là.

En 2017 je vote François Villon

01/02/2017 un commentaire

L’actualité est un chien galeux qui nous refile ses tics. Et on se gratte. En ces temps empestés, le bâtard malpropre eut du moins le mérite de nous remettre en tête une jolie chanson de Ricet Barrier :

Pénélope
C’est une sainte
Mais si elle feinte
C’est une…

Scandale financier, concussion, népotisme, argent public dilapidé, mauvaise foi éhontée. Le favori tombe, le châtelain exemplaire et sourcilleux, lui pourtant futur Président de la République garanti sur fausse facture par le clébard qui pue. Dehors. Au suivant. On peut être émoustillé par le vrai suspense de ces élections à rebondissement, où les têtes d’affiche font la culbute, mais on ne peut pas se réjouir de la chute minable du prochain-Président-de-la-République, parce que la République aussi en est décrédibilisée, et la démocratie fragilisée. L’idée fait son chemin, petit à petit, que la démocratie n’est pas éternelle, qu’elle a fait son temps, qu’elle pourrait bien, Cahuzac après Cahuzac (Cahuzac étant un terme générique désignant aussi bien les pourris de droite), un de ces quatre matins s’écrouler, vermoulue.

Je n’avais guère envie, moi, de voter pour ce triste sire au second tour, sous prétexte que le clebs fétide m’assurait qu’il serait l’idéal moindre mal. Ce que je retiens contre cet ex-futur-Préz de la Rép pour qui finalement je n’aurai pas à voter, c’est qu’il tenait, raccord avec l’époque, des propos chelous qui n’incitaient pas à le considérer comme la solution la moins pire.

Pas digéré ceci : « Je suis gaulliste et chrétien. Jamais je ne prendrai une décision qui soit contraire à la dignité humaine » , qu’il professait le zigue, au temps récent où on lui tendait des micros. Énormité qu’on a oubliée parce qu’elle a fait la une il y a déjà 15 jours, une éternité, le chien miteux est oublieux, la mémoire nuit au lustre de l’immédiat.

Je suis chrétien, donc, champion de la dignité humaine. Outre l’aberration logique (on ne perçoit pas trop le rapport cause-effet, l’Histoire n’enseignant pas que la dignité humaine fût le souci majeur de quelques fameux chrétiens à poigne, de Simon de Montfort au général Franco, des Magdalena Sisters au curé d’Uruffe, de Torquemada à Donald Trump)… Outre le ridicule mortel d’une telle assertion à présent que le gus s’est fait poisser comme un vil aigrefin (en guise de chrétien, il fait désormais figure de marchand du temple âpre au gain, voire de traître à trente deniers)… Outre tout cela, on pressent dans ces mots le gigantesque péril politique. Hors du périmètre de la la chrétienté, que croit-il qu’on trouve ? L’indignité humaine ? Musulman, par exemple ? Mais justement chez les musulmans, ça se porte superbien pareil, l’assimilation de sa foi à la dignité d’être humain, et la revendication identitaire. On entend des propos comme : En tant que musulman je suis respectueux, honnête, persévérant, solidaire, généreux… Même discrimination, même pensée binaire, le vrai le faux, le bien le mal, l’humain l’inhumain, le vrai croyant l’hérétique. Nous sommes mal barrés, tous, là, dès que nous nous considérons plus humain que l’humain d’en face sous prétexte qu’il vénère d’autres idoles.

La résurgence de l’affirmation d’une identité musulmane en France est observable depuis 30 ans tout rond  (1987 : Gilles Kepel publie Les banlieues de l’Islam), et présente aujourd’hui une dérive sectaire et théocratique. Faire machine arrière dans les têtes et les tiéquars demanderait un boulot de fou et énormément d’argent. Quelle politique en a les moyens ? Ou même la volonté ? La laïcité a un besoin urgent d’être refondée et réaffirmée, elle se trouve attaquée au contraire, dénigrée à coups de suffixes qui la ringardisent (« laïcards »)… et voilà qu’en guise de programme elle est piétinée par feu-le-président-qui-vient avec ses leçons de dignité humaine. Le retour du religieux dans nos vies et dans la dialectique de nos dites élites est une sévère régression. Ou peut-être seulement une parenthèse qui se referme.

Postulons, juste le temps de la démonstration, qu’une société humaine sans quelque croyance collective qui fournit au peuple un langage commun, est inconcevable. Une foi est un ciment. Jusqu’aux Lumières, ces croyances étaient évidemment dans nos contrées de nature religieuse. Durant les XIXe et XXe siècles, tandis que les dogmes et rites chrétiens accusaient un net recul, les adhésions collectives s’étaient reportées sur d’autres formes de récits et de mythes : on croyait en la science, la démocratie, l’éducation, le peuple, l’émancipation, le progrès, l’avenir, ou la culture. Le retour en force des fois antiques (je me souviens d’un autre livre de Kepel titré façon sequel de film d’action La revanche de Dieu) signe-t-elle le trépas des fois modernes, qui n’auront été qu’un intermède ?

Opium du peuple, tarte à la crème. La formule célébrissime de Marx a fait ses preuves. Pourtant je lui préfère une autre périphrase désignant la religion (ou la misère religieuse), extraite du même texte : l’esprit d’une époque sans esprit.

Pour toutes ces raisons, voici ma consigne de vote pour 2017 : aux prochaines élections, je vote utile, François Villon dès le premier tour. Attention à ne pas confondre les initiales. FV, facile à retenir, comme votre serviteur.

Villon aussi détourna un peu d’argent (quoiqu’artisanalement, à la main), et lui aussi invoquait le Bon Dieu à tout bout de champ, Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! Quand il rédige en 1461, sans doute en prison, dans l’attente de sa pendaison, son Testament, le poète voyou prend soin de s’en remettre à Dieu, seul témoin des différences de salut entre les riches et les pauvres, parce qu’au fond c’est la seule discrimination qui vaille. Pour les riches, pour leurs femmes, leurs enfants, pour leurs attachés parlementaires vrais et fictifs, tout baigne, que comprendraient-il à son poignant et leste memento mori. C’est pour les misérables ses frères, c’est pour toi et moi que Villon veut écrire :

Aux grands maîtres, que Dieu accorde de faire le bien, de vivre en paix et en repos : en eux rien n’est à corriger et il est bon de n’en rien dire. Ils ne manquent de rien, car ils ont assez de vin et de pitance. Mais aux pauvres qui n’ont pas de quoi, comme moi, que Dieu donne la patience ! (Testament, XXXIV)

Puis, plus loin, s’inspirant de la parabole du riche brûlant en enfer et du mendiant Lazare bienheureux au ciel :

Si on me disait : « Qu’est-ce qui vous fait avancer si hardiment cette parole, à vous qui n’êtes pas maître en théologie ? Il y a là de votre part présomption folle ! » C’est la parabole de Jésus touchant le Riche enseveli dans les flammes, et non dans une couche molle, et du Lépreux au-dessus de lui. (Testament, LXXXII)

Il est plus difficile pour un chameau, etc.