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Archives pour 09/2013

Les Raboteries (salut les copeaux)

23/09/2013 Aucun commentaire

Je croise Olivier, menuisier de son état… Ah ben tiens il tombe bien, je lui fais remarquer que l’affiche des « Raboteries », dont il est l’un des maîtres d’oeuvre, comporte une malencontreuse coquille : il y est fait état de la meunuiserie, c’est du propre. Meunuisier tu dors, ton moulin ton moulin ? Olivier s’esclaffe : « Ah ! Super, parfait, tant mieux ! Comme ça, tout le monde saura qu’on n’est pas des intellectuels ! » Tu parles. Modeste, va. Intello incognito, lecteur refusant le coming-out. Justement ce jour-là Olivier porte sous le bras une pile de livres de plusieurs kilos, alors il repassera, le manuel illettré. Olivier est du genre à savoir construire une bibliothèque ET à lire chacun des volumes qu’on y range, mais il dissimule élégamment sa culture sous la sciure. Pourtant, une fois par an, il fait le ménage, pousse les outils au fond de la pièce, déplie des chaises, et transforme son atelier en salle de spectacle.

Après cinq années (qui l’eût dit ?) de Giètes, Christophe Sacchettini et moi-même réfléchissions à une autre proposition de happening littéraire et musical. Il y fallait l’occasion, le larron, le temps et l’endroit, l’idée. Tout est là, désormais.

Nous nous apprêtons à créer « Double tranchant et son double » qui, comme son nom l’indique, est inspiré du livre que j’ai commis l’an dernier avec Jean-Pierre Blanpain, Double tranchant, mais également d’un autre texte en vis à vis, en chien de faïence pour mieux dire.

Double tranchant se voulait éloge de la beauté du geste artisanal, et nous ne pouvions rêver meilleur écrin pour inaugurer ce spectacle qu’un authentique atelier. C’est ainsi que nous aurons la joie de nous produire à la menuiserie des Ruires (Eybens) lors du festival « Les raboteries » le samedi 5 octobre à 18h.

Le programme de ce festival est riche par ailleurs (matez un peu ça). Attention : si l’atelier présente l’avantage d’une acoustique remarquable, la jauge y est réduite, et il est pour ainsi dire obligatoire de réserver : 06 52 89 11 45.

Pour l’occasion, et pour l’excitation de l’expérience, Christophe et moi nous adjoignons un troisième larron, Norbert, muni de tout son appareillage électronique, parce qu’il ne faut pas croire, nous avons beau être artisans à l’ancienne, nous n’avons pas peur de jouer les équilibristes à la pointe de la technologie.

Distribution :

Fabrice Vigne : voix
Christophe Sacchettini : cornemuse, percussions, voix
Norbert Pignol : bidouillages sonores

PLUS ! Si tout se passe comme prévu une jeune fille mystère spechole guest star fera une brève intervention. (Non, il ne s’agit pas de Jessica Deboisat).

Défense et illustration de la maniaco-dépression

15/09/2013 Aucun commentaire

Et ainsi les idées s’associent (V).

Ce que j’ai, je n’en sais rien ! Et on n’en sait rien ! Le mot « névrose » exprimant à la fois un ensemble de phénomènes variés, et l’ignorance de messieurs les médecins.
Gustave Flaubert, lettre à Edma Roger des Genettes, 15 avril 1875

Un mot, s’il vous plaît. Un autre, puisque névrose est passé de mode.

* Un chapitre de Fables psychiatriques de Darryl Cunningham, bande dessinée au graphisme minimal mais au récit instructif et au témoignage in fine poignant, est consacré au trouble bipolaire. Voilà une expression trop en vogue, trop en suspension dans l’espace social, pour ne pas être un poil suspecte. J’espère puiser là des éléments circonstanciés me permettant d’accéder à une compréhension claire de ce phénomène psy-tarte-à-la-crème.

* J’ai placé le mot bipolaire dans la bouche d’un personnage de mon dernier roman, pour voir l’effet. En littérature, il vaut mieux éviter les clichés, mais on peut les utiliser comme matière première.

* On a (nous avons, vous avez, ils ont, la presse magazine aux abois multipliant désespérément les unes racoleuses a) tendance à qualifier de bipolaire tout comportement vaguement extravagant, inconvenant au sens propre (soit non convenable à l’aune des usages sociaux). Trop exalté ? Trop déprimé ? Bipolaire. Propos prononcés hors contexte ou au contraire silence gardé quand les circonstances exigent le bavardage ? Bipolaire. Sifflotement ? Tic nerveux ? Embrassade ou agression ? Eh, oh, il est pas bien celui-ci, embrasser ou agresser il y a des endroits pour ça. Va donc hé bipolaire. Bipolaire semble avoir remplacé fou dans la nosologie populaire, t’es fou ou quoi, ça veut tout dire, ça ne veut rien dire.

* La bande dessinée de Cunningham donne (p. 132) une définition précise de ce phénomène qui, lui, ne l’est pas : « Le trouble bipolaire, autrefois plus connu sous le nom de psychose maniaco-dépressive, est un trouble mental qui cause des sautes d’humeur inhabituelles. Un état de surexcitation succède à une profonde mélancolie. C’est une maladie complexe qui doit être envisagée comme un ensemble de troubles. Certains connaissent plus de phases dépressives que de phases maniaques, tandis que d’autres se trouvent plus souvent en phase haute. Certains individus évoluent d’un état à l’autre sur des cycles rapides. Pour beaucoup, il faut des semaines, ou des mois, pour passer d’une phase à l’autre. Ce spectre assez flou peut rendre le diagnostic difficile. » – euphémisme. S’en suit que nous sommes tous bipolaires en puissance, puisque chacun de nous a de bonnes chances de traverser un éclat de rire ET un coup de spleen entre le lever et le coucher, ou du moins entre le premier janvier et le 31 décembre.

* À quoi bon une notion aussi extensive, et d’où vient sa fortune ? Comment une maladie est-elle inventée (= mise à l’inventaire) ? Quels chemins emprunte un mot pour infuser notre lexique ? La réponse à ces questions étiologiques, comme à la plupart des autres je le crains les amis, est d’ordre économique. En farfouillant un peu dans les forums on dépote le pot aux roses, sous la forme d’un article de l’historien de la psychiatrie Mikkel Borch-Jacobsen, paru dans le magazine Sciences humainesDe la psychose maniacodépressive au trouble bipolaire. On y découvre, et tant pis si vous puent au nez les effluves de théories du complot, que « le trouble bipolaire, né officiellement en 1980, est un concept attrape-tout utilisé de façon opportuniste par l’industrie pharmaceutique ». On apprend sidéré que « l’extension-dilution de l’ex-psychose maniacodépressive a permis d’y annexer la dépression et d’autres troubles de l’humeur, et de créer ainsi un vaste marché pour des médicaments qui n’avaient initialement été autorisés que pour le traitement des seuls états maniaques. (…) L’argument de vente a été qu’une majorité de patients à qui l’on donnait jusque-là des antidépresseurs n’étaient pas, en fait, des dépressifs unipolaires, mais des bipolaires mal diagnostiqués. Il convenait donc de leur prescrire des médicaments « thymorégulateurs » ou « stabilisateurs de l’humeur » (mood stabilizers) indiqués pour le traitement des épisodes maniaques, tels que l’antiépileptique Depakote du laboratoire Abbott, ou l’antipsychotique « atypique » Zyprexa de Lilly – et ce, même si leur état maniaque n’était pas apparent… »

* Et c’est ainsi que l’archaïque maniaco-dépressif, qui représentait au siècle de la psychanalyse 1 ou 2% de la population, s’est réincarné au siècle du traitement chimique à tout crin, en bipolaire, couvrant jusqu’à 50% de la (pourtant) même population, y compris jeunes enfants et vieillards. Je me demande si cette obsession collective ne révèle pas, outre l’emprise du marché (chiffre d’affaire des médicaments antipsychotiques en 2012 : 18 milliards de dollars), un conformisme monopolaire, une terreur aseptisée où toute bizarrerie est malvenue, tout grain de folie est condamné, où nulle humeur bonne ou mauvaise n’est plus admise, où chacun doit se plier sans manifestation particulière à l’ordre dominant. Qui est, comme on a vu, celui du marché économique. Pas de vague, et consomme. Roule droit et furtif jusqu’au supermarché. Monopolaire comme dans « pensée unique », en fait. Alors vive les bipolaires, tripolaires, décapolaires, hectapolaires, multi-poly-polaires, feudetouboipolaires. Nous sommes tous plus ou moins bipolaires est sans aucun doute une phrase simplificatrice – le binaire, zéro un, c’est juste bon pour les machines.

* La bipolarité, yoyo des humeurs, ne date évidemment pas d’hier. Des siècles avant la maniaco-dépression même, des théologiens des IVe et Ve siècle semblent inventer le concept de bipolarité lorsqu’ils décrivent l’acédie,

« torpeur spirituelle » caractérisant ceux qui, par découragement, ne s’empressent plus à prier Dieu. Ce qui pour autant ne signifie pas simplement le développement d’un abattement léthargique, d’un état de paresse ou de passivité prostrée, teintée de tristesse ; le mal décrit comprend au contraire également, paradoxalement, des états de suractivité, d’agitation, de fébrilité physique et mentale. Ambiguïté du tableau donc, pleinement assumée, qui ne fait que fidèlement refléter, selon Évagre, les contradictions de l’acédie – entrelacement complexe de dynamiques contraires : « l’acédie est un mouvement simultané, de longue durée, de l’irascible et du concupiscible, le premier étant furieux de ce qui est à sa disposition, le dernier languissant après ce qui ne l’est pas. » (source Wikipedia ; merci à Catherine Page)

* Moi j’étais bien tranquille jusqu’à présent. Je ne demandais rien à personne. Je couvais gentiment, depuis des années et sans médication, ma maniaco-dépression old school, mes « cycles Kondratiev » comme l’un de mes amis de jeunesse appelaient plaisamment ses propres variations intimes. J’alternais de manière caractéristique exaltations démentielles (je vais écrire un chef d’œuvre ! vite, du papier, un stylo ! Je brûle de l’intérieur, je me fous à poil et je danse dans le salon !) et abattements abyssaux (Je ne sais pas écrire. Je ne suis bon à rien. Tout est foutu. Laissez-moi crever. Je vais plutôt jouer à Bejeweled jusqu’à devenir totalement débile pour avoir enfin la paix.) Je me croyais 1% et, de fait, aristocratique. Mais non, j’étais plus vulgairement partie prenante du 50% cœur de cible mal du siècle, démocratisation des maladies par la stratégie marketing.

* Mais pour terminer, un exemple. Or là, justement, ces jours-ci, c’est la rentrée. Pour la littérature, pour la jeunesse, pour la littérature jeunesse.

1) Maniaco-dépressif phase Au-dessus-des-nuages : je reçois la newsletter de Lecture et loisirs (salut à Amélie, Michèle, etc… Mes amitiés si vous lisez toujours ce blog) qui me présente le programme du prochain et formidable salon du livre de Troyes. C’est bien. Je suis heureux. J’ai eu la chance de participer deux fois à ce salon (pour mémoire et sans quitter le thème montagnes-russes-Kondratiev : en 2011, durant ma résidence, alors que je me trouvais anxieux et tendu par mon surmoi d’auteur-en-bocal ; puis en 2012, d’humeur plus simple, plus à la fête, tout à la joie du livre achevé) et je peux témoigner que Troyes est un beau salon, foisonnant, chaleureux. Tout ce qu’on fait, et on en fait, pour permettre la rencontre des enfants et des livres, ça vous parfume le cœur et l’avenir.

2) Maniaco-dépressif phase Plus-bas-que-six-pieds-sous-terre : le même jour, je reçois également la newsletter du CRILJ, revue de presse hebdomadaire. Curieusement, celle-ci contient un article vieux d’un an intitulé Pour les enfants avant 11 ans, la lecture n’est pas cool. Alors là, il est trop tard. Le lien est coupé. Ce n’est plus la peine d’insister, la littérature c’est mort. Le plaisir de lire est survivance de temps révolus. Je retourne à Bejeweled.

* Pour prendre du recul, et se dire que de toute façon tout a toujours été trop tard, on lira plutôt La mort du livre (1932). Et puis on continuera à lire et à écrire. Bipolaire mon cul.

Actualité du spam

02/09/2013 un commentaire

Reçu ça.

Regarding « fonddutiroir »Asia, Cn, Hk domain name and Internet Keyword

Dear Manager,

(If you are not the person who is in charge of this, please forward this to your CEO,Thanks)

This email is from China domain name registration center, which mainly deal with the domain name registration and dispute internationally in China and Asia.
We received an application from Huafeng Ltd on September 2, 2013. They want to register  » fonddutiroir  » as their Internet Keyword and  » fonddutiroir .asia « 、 » fonddutiroir .cn « 、 » fonddutiroir .com.cn  » 、 » fonddutiroir .hk « 、 » fonddutiroir .com.hk  » domain names etc.., they are in Asia, China, Hong Kong domain names. But after checking it, we find « fonddutiroir  » conflicts with your company. In order to deal with this matter better, so we send you email and confirm whether this company is your distributor or business partner in China or not?

Best Regards,

Jim
General Manager
Shanghai Office (Head Office)
3002, Nanhai Building, No. 854 Nandan Road,
Xuhui District, Shanghai 200070, China
Tel: +86 216191 8696
Mobile: +86 1870199 4951
Fax: +86 216191 8697
Web: www.ygregistry.com.cn

Je me tâte. Je n’ignore pas, en tant que manager responsable, que l’avenir économique doit se conquérir (avec les dents) en Chine (non parce que la France c’est pu possible franchement avec tous ces impôts et ces charges on nous asphyxie en France on n’aime pas les winners on préfère les whiners je veux pas me la péter mais la France c’est trop petit pour moi oh oh bien trop petit trop mesquin j’ai des ambitions). L’expansion de ma petite entreprise bénéficierait sans aucun doute de parts du marché asiatique, le site fonddutiroir.cn serait une excellente vitrine et je ne peux décemment pas laisser des businessmen opportunistes sans scrupule me manger la laine sur le dos. D’un autre côté, j’ai un petit doute. Et s’il s’agissait d’un spam ? Se foutrait-on de moi ? Ce serait salaud.

(Sinon, pour de vrai : lisez Une vie chinoise, de Li Kunwu et P. Ôtié, c’est excellent, on en sort on a compris ce qu’est la Chine.)

D’un autre 11 septembre

01/09/2013 Aucun commentaire

Et ainsi les idées s’associent (IV).

* New York, city that never sleeps, coeur de la planète, nerf de la guerre, capitale de la crise partout-partout, et en outre « centre des échanges du monde » si l’on tente de traduire approximativement la locution vernaculaire bien connue : World Trade Center. C’est ainsi que le dernier jour de mon séjour à New York City, je suis allé me recueillir sur le site des deux tours fantômes, devenu à la fois chantier pharaonique et mémorial intimidant, lieu de tabou et de représentation, terreur sacrée et matuvu-dans-mon-joli-cercueil, comme un tombeau qui serait aussi un mall, sur cinq hectares. On peut, en payant un supplément, bénéficier d’une visite guidée du musée par un rescapé du 11 septembre garanti authentique. Puis on pénètre dans le monument à ciel ouvert.

* Par la grâce d’une anagramme simple et radicale, les tours sont devenues des trous. Idée de l’architecte : l’emplacement exact des deux tours est aujourd’hui occupé par deux gigantesques gouffres carrés, où l’eau cascade vers l’abîme. Sur les parapets des deux bassins courent les noms gravés des 2977 victimes des attentats du 11 septembre. Les lettres composant les noms sont profondes, on y peut déposer une fleur, la tige tient. Un peu en retrait, on trouve des bornes interactives qui permettent, en entrant un nom précis, de retrouver une brève biographie, une photo, et l’endroit exact où ce nom a été gravé sur la litanie de bronze. Je vois, de loin, de dos, une personne sangloter devant la borne.

* Ma fille me demande : « Et les noms des terroristes, ils y sont aussi ? » Elle me pose cette excellente question innocemment, sans intention de provoquer, mais bon sang, elle a raison. Leurs noms pourraient, ils devraient figurer. Ils sont morts aussi, ce même jour, victimes de la même folie, ils ne sont plus rien eux non plus. Un mort est un mort. 2977 morts ne sont plus que des noms, et des sanglots. Je cherche sur le parapet, j’ose à peine le toucher. Je lis des noms de toutes origines, c’est le principe américain, le principe new yorkais, y compris des noms arabes, mais je ne crois pas que ce soit ceux des terroristes, non, c’est impossible. Je ne sais pas quoi répondre à ma fille.

* Nous sommes tous américains, comme avait titré le patron d’un journal ce jour-là. Tous solidaires du traumatisme, alors ? Tous connectés en direct, conscients, témoins en deuil, les cendres chez soi tombent de l’écran, dans notre gueule les avions ? Peut-être, pour des raisons de suprématie US sur la globalisation des médias. Mais aussi pour une autre raison. Plutôt que tous américains, nous sommes en quelque sorte tous des « Américains », je veux dire des immigrés ou descendants d’immigrés (moi, c’est seulement deux générations au-dessus de ma tête), puisque le génie propre de cette grande nation est de se construire avec les étrangers débarqués du monde entier. Il en est peut-être du corps social comme de l’organisme physiologique : les plus costauds sont les métis. Ce n’est pas de la gnognote, la proclamation gravée en bronze sur le socle de la Statue de la liberté, il faut la lire, Vieux Monde, donne-moi tes pauvres, tes exténués, qui en rangs pressés aspirent à vivre libres, le rebut de tes rivages surpeuplés, envoie-les moi, les déshérités (poème The New Colossus écrit par Emma Lazarus)

* Comme dans toutes les bonnes familles, j’ai moi aussi un oncle d’Amérique, branche mythique de l’arbre généalogique. Un dénommé Victorin Battail, ou peut-être Amblard, oncle de ma grand-mère qui, d’après les souvenirs de celle-ci, serait partie à la fin du XIXe siècle tenter sa chance en Amérique. Pour y faire quoi, pauvre diable ? Ici, il gardait les chèvres et il creusait la mine, deux talents certes exploitables dans le nouveau monde. Je crois qu’il est pourtant revenu au village à la fin de sa vie, il n’avait pas fait fortune là-bas, tant pis, on a l’oncle d’Amérique qu’on peut… Ça ne m’empêche pas d’être « Américain », ni de rêver que Victorin a peut-être essaimé sur place, laissant une descendance, des miens cousins, des vivants, des morts… J’ai eu une pensée pour lui en apercevant, au large, Ellis Island. Et une autre pour Perec aussi bien sûr.

* Tous américains ? Voire. Je me souviens d’un film collectif, intitulé 11’9″01 September 11, pour lequel un producteur visité par une l’idée géniale et le concept-qui-tue, invita une brochette de cinéastes réputés à tourner chacun un court-métrage de 11 minutes et 9 secondes (11’9 ») consacré aux attentats. Ken Loach se distingua en mangeant effrontément la consigne, traitant autre chose que le sujet imposé. Pour lui, la vigilance exigeait de ne pas laisser la date « 11 septembre » se faire confisquer, dans la mémoire collective mondiale, en tant que martyre des USA, légitimation de la politique du Département d’État américain à venir, pour le meilleur et pour le pire. Il a donc choisi de consacrer son film au 11 septembre 1973, autre jour funeste de violences politiques, mais où le brave mais sévère Oncle Sam n’a pas le beau rôle. Ce jour-là, le gouvernement du président du Chili Salvador Allende était renversé par le coup d’état du général Pinochet, dictateur durant les 27 années suivantes. La CIA était peut-être complice, ce n’est pas prouvé, sans aucun doute complaisante : une dictature militaire est un meilleur voisin qu’une démocratie qui porte à sa tête des communistes. Bilan : environ 3000 exécutions (tiens, score comparable – un mort est un mort), 38000 torturés, entre 250 000 et un million expulsés ou exilés.

* 40 ans plus tard, le Musée de la Résistance de Grenoble présente une exposition temporaire sur l’accueil des exiliados, ces réfugiés chiliens accueillis en France, notamment dans notre bonne vieille Villeneuve de Grenoble qui à peine sortie de terre  offrait à point nommé tout le confort urbain moderne à des malheureux déracinés. Ce volet de l’exposition résonne incidemment d’autres considérations politiques, amères : on se souvient soudain que ce fameux quartier de la Villeneuve, vilipendé depuis qu’un certain discours y fut prononcé, synonyme aujourd’hui de détresse dans le ghetto, d’explosion sociale, de stigmatisation, de chacun-pour-soi-misère-pour-tous, avait été inventé pour atteindre l’exact contraire, l’utopie d’un accueil, d’une convivialité, la joie d’un mode de vie nouveau à inventer ensemble… On écoute, attendri et triste, le témoignage d’un réfugié chilien : « Un appart grand comme un stade de foot, rien que pour nous ! Des chaînes de montagnes par toutes les fenêtres, trois Cordillères au lieu d’une ! Et en plus, une bouteille de Champagne dans le frigo ! Ah ça, ils savaient recevoir… Nous étions au paradis. » Souvenons-nous aussi de cela. Nous avons, nous aussi, été capables d’offrir un paradis pour les pauvres, les déshérités, les exténués, fuyant leurs rivages pour vivre libres...

* Quant à moi, j’apporterai ma modeste mais vibrante contribution à ces salutaires exercices de mémoire en prêtant ma voix à Salvador Allende. J’aurai l’honneur de lire le dernier discours du Président, prononcé à la radio nationale quelques instants avant sa mort, lors d’une soirée intitulée Chili : 1973-2013, un voyage en septembre, le samedi 28 septembre 2013 à 20h30, au Petit Théâtre, 4 rue Pierre Duclot à Grenoble, soirée au cours de laquelle on entendra en outre La Maison Bleue du Chili de Fernand Garnier, texte dit par Romano Garnier, des Bandos d’Efraín Barquero, des poèmes d’Arinda Ojeda Aravena…

* Nous sommes tous chiliens, aussi.